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Ce livre constitue la version remaniée de la thèse de doctorat de l’auteur, soutenue à l’Université Laval en 1989. Comme son titre l’indique, il traite d’un sujet cerné avec précision, c’est-à-dire l’histoire de l’alphabétisation au Québec, distincte de l’histoire de l’enseignement ou de l’éducation ; il s’agit d’un créneau spécifique de l’histoire socioculturelle du Québec, qui examine le passage d’une société où prédomine la culture orale à celle où prévaut l’écrit.

Cette étude, largement statistique, a été réalisée au moyen d’un patient dépouillement des registres paroissiaux de mariages dans la vallée du Saint-Laurent, sur une période qui s’étend de 1660 jusqu’à l’aube du xxe siècle.

À priori, l’objet de la recherche paraît simple parce qu’il est bien situé dans le temps et dans l’espace. Mais au fil de la démonstration, il projette de multiples ramifications nécessaires à l’approfondissement et aux nuances qu’il implique. Ainsi, l’auteur ne se contente pas de mesurer le degré d’alphabétisation des Québécois, toutes catégories confondues ; il y incorpore des notions fondamentales comme la somme des connaissances que les premiers immigrants apportent avec eux, le rôle de l’école comme instrument d’alphabétisation dans la société québécoise, le mandat que se donne l’Église et celui qu’assume l’État par la promulgation de différentes lois scolaires au xixe siècle.

Ce portrait serait toutefois incomplet sans une observation minutieuse et comparative de la population elle-même. En effet, des critères tels que la répartition selon le lieu, le sexe, la classe sociale, l’appartenance linguistique et la religion comptent parmi les éléments d’analyse les plus importants qui permettent à l’auteur d’éviter la généralisation et d’affiner ses conclusions.

Le manque d’instruction des Canadiens français, souligné maintes fois et souvent de manière cruelle par les élites coloniales, françaises aussi bien qu’anglaises, ne serait-il qu’une idée reçue, un préjugé entraînant la pitié des uns ou le mépris des autres ? C’est vers la résolution de ce questionnement — que l’auteur qualifie de « modeste » — que nous entraîne Michel Verrette, c’est-à-dire à « prendre la mesure statistique du phénomène de développement de l’alphabétisation au Québec » (p. 12).

Mais comment prendre cette mesure autrement qu’en scrutant la signature de nos ancêtres, cette trace d’alphabétisation déposée ça et là au fil de la documentation ? Le terrain est glissant, car le débat animé qui règne encore sur la validité de la signature comme indicateur d’alphabétisation ne fait toujours pas l’unanimité dans la communauté historienne. Le choix du critère commande de plus une sérieuse critique de sources de la part de l’auteur. Quel type de document signé s’avère le plus pertinent ? Le recensement est d’abord écarté, car le chef de famille doit y préciser oralement au recenseur le nombre de personnes de sa maisonnée sachant lire et écrire. Le testament, quant à lui, voile un large pan de la réalité puisqu’il est utilisé par une majorité d’hommes, vivant en milieu urbain et appartenant à des classes sociales supérieures. L’auteur choisit finalement les actes de mariages. Comme toutes les autres sources documentaires, ces actes comportent des lacunes mais possèdent en revanche des avantages non négligeables. Si, comme le souligne Michel Verrette, on peut supputer que certains époux s’efforcent de signer parce qu’ils sont en public ou, au contraire, omettent de le faire pour ne pas offusquer le conjoint illettré, l’atout majeur des registres paroissiaux de mariage réside dans le fait que les Archives possèdent des séries presque complètes de ces documents, qui offrent par conséquent un meilleur échantillonnage de la population adulte.

D’autres arguments en faveur de la validité de la signature au contrat de mariage sont invoqués par l’auteur. D’une part, la signature montre un degré d’alphabétisation certain parce que dans l’ordre des savoirs transmis depuis les débuts de l’éducation, la priorité est d’abord accordée à la lecture, dans un but essentiellement religieux, puis, à l’écriture, qui complète le cycle de l’alphabétisation. D’autre part, puisque l’histoire n’est jamais « autre chose qu’une tentative intelligente de reconstitution du passé à partir des traces qu’il nous a laissées afin d’essayer de mieux en rendre compte et surtout de mieux le comprendre » (p. 49), la meilleure de ces traces demeure la signature.

L’intérêt et la richesse de l’ouvrage de Michel Verrette proviennent de l’enquête sérieuse qu’il mène, où tous les aspects sont envisagés, où tous les résultats sont nuancés, où toutes les avenues explorées s’appuient sur une solide historiographie. L’observation du phénomène d’alphabétisation sur une longue période et sa comparaison avec d’autres pays occidentaux apportent de surcroît une vision éclairante sur l’évolution culturelle des Québécois, tout en requestionnant les préjugés tenaces quant à leur « retard » en éducation.

En définitive, l’étude, livrée dans un style limpide, renferme tous les atouts d’un ouvrage de référence historique complet et récent, fort utile aux étudiants, aux chercheurs et aux curieux. Le travail formel de l’éditeur Septentrion demeure soigné, ce qui ajoute le plaisir à la découverte.