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Les ouvrages traitant de l’industrie des outils manuels ne sont pas légion. Ceux qui traitent de l’histoire de la taillanderie (la fabrication des outils) sont encore plus rares. Certes, les monographies portant sur les métiers ne manquent guère, mais elles parlent rarement des outils. Les études d’histoire des techniques (l’Histoire générale des techniques de Maurice Daumas, l’Histoire des techniques de Bertrand Gille, etc.) réservent parfois quelques pages à l’histoire des outils manuels — voire à leur fabrication. Et les livres portant sur l’histoire des inventions (L’antique histoire de quelques inventions modernes de Jean de Kerdéland, par exemple) oublient souvent de parler des outils — et en particulier des outils manuels. En général, on peut dire que les informations relatives à l’histoire des outils manuels sont parcellaires, incomplètes et souvent dépourvues d’intérêt.

L’ouvrage de Robert Tremblay comble cette lacune. Il apporte notamment une définition claire de l’outil manuel. Les sciences sociales nous ont habitués à désigner par « outil » une gamme d’instruments scientifiques ou purement intellectuels très divers (télescopes, ordinateurs, sondages, bibliographies, banques de données, formules mathématiques, etc.) souvent très récents, qui impliquent un savoir abstrait et l’existence d’un environnement socioculturel particulier. Ces « outils » ne sont pas ceux qui font l’objet de cette étude. Soucieux de la nécessité d’établir une rigoureuse classification des artefacts (indispensable dans un contexte muséal), l’ouvrage publié par le Musée des sciences et de la technologie du Canada ne traite que des outils de travail utilisés dans la production secondaire des biens de consommation et des biens d’équipement, actionnés par la seule force physique humaine. Les outils miniers ou agricoles ainsi que la plupart des machines-outils, qui ne répondent pas à cette définition, en sont exclus, au même titre que les instruments scientifiques ou intellectuels mentionnés plus haut. D’un autre côté, cet ouvrage de quatre chapitres ne s’intéresse qu’aux outils produits après 1820, alors que la taillanderie subit une mutation importante — notamment au Canada. Il évite ainsi — comme le dit l’auteur dans son introduction — le télescopage possible avec des évaluations historiques à venir ou déjà entreprises par le Musée.

Les deux premiers chapitres sont consacrés à une généalogie des outils manuels ; les deux derniers ramènent l’étude aux dimensions du contexte canadien.

L’auteur décrit d’abord brièvement l’évolution des outils manuels au cours des siècles. Quoique très court (3,5 pages) ce chapitre a le mérite de piquer la curiosité et de stimuler l’intérêt du lecteur. Le deuxième chapitre analyse les changements importants survenus dans la fabrication des outils depuis le xviie siècle jusqu’à aujourd’hui, notamment sous l’influence de la révolution industrielle, passant de la production artisanale à la production industrielle, des entreprises régionales aux compagnies pancanadiennes.

En ramenant son étude aux dimensions du contexte canadien, l’auteur examine d’abord l’état de l’historiographie canadienne (anglophone et francophone), non sans souligner l’importance de l’histoire sociale du travail à la recherche relative à l’histoire des outils manuels. Il suggère ici de nouvelles pistes de recherches dont pourront profiter les futurs chercheurs.

Le chapitre final, très bien documenté, propose une classification des manufacturiers canadiens d’outils et de matrices entre 1820 et 1960. Ce n’est pas là un simple répertoire, mais une analyse des positions prises par les producteurs canadiens face aux importations britanniques au xixe siècle, à l’entrée massive de capitaux étrangers dans la taillanderie canadienne au xxe siècle et à la concurrence des entreprises étrangères en ce domaine.

Beaucoup plus qu’une chronique de la fabrication des outils manuels, ce livre lève le voile sur une partie méconnue de l’histoire des techniques — en particulier au Canada. Mais au-delà de ce précieux apport, l’ouvrage de Robert Tremblay contribue également au progrès de divers secteurs du savoir. Le simple fait de rappeler l’antiquité des outils manuels suscite une réflexion sur la condition humaine et la nécessité où l’être humain s’est toujours trouvé de prolonger sa force musculaire par un outil afin de concrétiser ses desseins. En regardant les changements survenus dans la taillanderie depuis plusieurs siècles, il montre combien le développement du Canada — cet immense pays aux conditions climatiques extrêmes — dépend essentiellement de sa technologie. En analysant l’état de l’historiographie sur la question et en puisant dans des sources inédites de documentation, cet ouvrage s’impose à tout chercheur : il devient lui-même un indispensable « outil » de recherche ! En soulignant les difficultés éprouvées par la taillanderie canadienne au cours des deux derniers siècles, il nourrit la réflexion actuelle sur les effets du libre-échange et de l’emprise des multinationales. Ce n’est pas mal pour un volume de 105 pages !

Ceux et celles qui s’intéressent à l’histoire industrielle du Canada trouveront en cette étude un point de vue intéressant et original, une documentation abondante et de nombreuses illustrations. Ils ne regretteront qu’une chose : que cet ouvrage soit si court ! Un sujet aussi riche aurait en effet mérité un traitement beaucoup plus étendu. Il faut alors songer que l’auteur a certainement dû respecter des balises budgétaires qui lui étaient imposées par le musée éditeur — une situation qui n’est malheureusement pas rare dans nos musées. Ce seul constat ouvre à lui seul la voie aux chercheurs qui trouveront, justement dans cet ouvrage, les pistes susceptibles d’alimenter les connaissances en ce secteur encore mal connu de l’histoire des techniques au Canada. Il faut alors remercier Robert Tremblay d’avoir ainsi fait oeuvre de pionnier en la matière.