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Avec cet essai dense et touffu, l’auteur nous propose avec audace d’interpréter des oeuvres d’art au moyen de clés géographiques; l’ouverture en présente deux, fondamentales, à savoir le carrefour et la bifurcation qui sont à la fois des constructions de l’espace, des « clés d’univers », des productions sociales et des allégories de l’échange.

Dans la première partie de l’ouvrage, ces deux outils conceptuels sont précisés : le carrefour est situé à la croisée de chemins; il peut devenir un rond-point, lieu de convergence, de décor ou de théâtre ou diverger vers l’infini. La bifurcation est un embranchement avec deux voies distinctes, offrant un choix et le risque qui l’accompagne. Suit un voyage dans l’art figuratif occidental dont nous extrayons quelques exemples : une photographie (1945) du « Quai du port » de Doisneau, image hautement symbolique d’une bifurcation centrée sur un café, « le bon coin », coincé entre l’ouverture vers le quai et la perspective de la rue ouvrière; une « allée de Middelharnis », peinture (1689) de Hobbema qui montre une vue bien ordonnée d’un paysage hollandais « surcomposé » avec des fragments de pays; de Van der Heyden, un autre paysage (circa 1700), pont, carrefour, barque et voyageurs, dont le sens symbolique de passage vers un autre monde est bien connu… On voit que les concepts-ponts choisis par l’auteur éclairent à la fois la géographie et des représentations de toutes époques. Cependant, les interprétations s’éloignent fréquemment de la géographie; c’est un jeu inépuisable et passionnant que d’associer le miroir de la nature avec le reflet de notre vie, mais le risque est grand de dévier du sujet du livre, risque qui augmente avec les chapitres suivants intitulés « tentative d’épuisement d’une figure » et « principe d’orbialisation ».

L’image du carrefour est maintenue et prolongée vers les profondeurs sous-jacentes, espace intérieur auquel renvoient le marais et le songe, ou la convergence d’un espace clos. La négation de la figure du carrefour est utilisée pour rendre compte du « parc aux aveugles » (1978) d’Antonio Segui, où des aveugles déambulent dans des bandes parallèles qui traduisent l’impossibilité de l’échange entre eux. Le damier et le labyrinthe sont également invoqués pour conserver les figures de l’échange, ce qui oblige l’auteur à bien des contorsions. L’échange par diffusion (dont parle brièvement l’auteur sous le nom de « clinamen »), pour ne citer que cette forme, permettrait de dépasser le « non-carrefour » et de cheminer dans beaucoup de tableaux par le jeu des coulisses, des contrastes et des passages, reflets de « frontières » étanches ou perméables, ouvertes ou fermées. Ce n’est qu’un exemple d’une extension possible au système de l’auteur. Et d’ailleurs, on voit parfois mal la différence entre le carrefour géographique et la « géométrie secrète des peintres » qui font appel à toutes les formes, les dimensions spatiales, leur dynamisme et les symboles qui y sont associés. Mondrian, cité abondamment par l’auteur, a obtenu ses croisements par une abstraction de la verticale du moulin et de l’arbre sur l’horizon. Son refus de tout naturalisme, même si des tableaux s’appellent « Place de la Concorde, New York City » mais aussi « Fox Trot » n’autorise pas à dire qu’il est nécessaire, pour le comprendre, de connaître le plan classique des villes américaines.

Dans la dernière partie, sur le principe d’orbialisation, on lit « qu’il est possible de considérer le carrefour de la place Navone comme une figure géographique conçue en trois dimensions dont l’une des voies serait ascensionnelle ». Pourquoi pas, en effet, mais ce placage géographique n’ajoute rien à d’autres interprétations. Et, plus loin, c’est le cercle qui symbolise la puissance de Rome, géométrie tout autant que géographie. Et le corps de l’homme devient, à la Renaissance italienne, une expression métaphorique de la figure du carrefour, une « géosynthèse allégorique » où géographie se confond avec cosmologie et iconologie chrétienne!

Le but de l’ouvrage est bien cerné dans le « final ». Reconnaître qu’il existe des « systèmes combinatoires de figures géographiques dans l’art occidental » … et qu’ils « doivent être analysés en considérant à la fois les variations spatio-temporelles et les transformations sociétales » est une musique classique mais pleine de bon sens. Cependant, l’auteur semble avoir négligé cette sagesse dans ses propres pages, débordant sans cesse de son propos, inventant inutilement de nouveaux sens aux mots empruntés à la musique ou à la linguistique : « nous définissons … nous employons le terme dans le sens de …, avec une certaine pédanterie qui égare plus qu’il n’éclaire le lecteur dans ses hétérotope, esthésie, métalyse, syntagme, eidetique, morphonymes … ».

En bref, cet essai est une exploration intéressante, pertinente, qui foisonne en tous les sens, mais qui s’égare parfois à force de tout ramener à deux figures de l’échange. Les figures essentielles ont pu changer avec les époques. La géographie et l’art cheminent grosso modo au même rythme et parfois s’écartent violemment; c’est pourquoi l’utilisation de deux seules clés oblige l’auteur à trop de distorsions.