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Lorsque la Commission européenne a adopté en janvier 2001 son deuxième « rapport sur la cohésion économique et sociale » de l’Union, elle l’a conçu, de façon délibérée et significative, comme la suite logique des « rapports périodiques sur la situation et l’évolution des régions », publiés régulièrement depuis le début des années 1980 et dont la série se trouve ainsi close. Cette substitution souligne implicitement que la cohésion sociale est avant tout considérée par les institutions européennes comme étroitement associée à la cohérence territoriale, question devenue d’autant plus aiguë que se profile l’élargissement de l’Union à plus d’une dizaine de nouveaux pays et que va donc se poser en termes inédits la question de la convergence des économies régionales ou nationales.

Le rapprochement des trois termes « cohésion », « cohérence » et « convergence » mériterait évidemment d’être explicité. En tout état de cause et à quelque niveau que l’on se situe – de l’échelon international à celui des sociétés locales –, la cohésion sociale est le plus souvent étudiée dans son contexte territorial. Et elle se pose également comme un effet des rapports de pouvoir et du jeu des forces sociales et politiques : elle renvoie en effet d’emblée à des questions qui ont trait aux processus de normalisation et de légitimation, à la transformation du lien civique et des modalités d’exercice de la démocratie, à la construction d’une communauté d’appartenance et d’une identité collective.

Le territorial comme enjeu central

L’intérêt désormais porté à l’émergence de nouveaux rapports entre le local (ou le régional) et le mondial et à l’établissement de nouvelles relations inter-territoriales ou inter-gouvernementales (diverses formes de régionalisation à l’échelle continentale, échanges internationaux des régions, réseaux de villes, gouvernements d’agglomération…) signale une certaine territorialisation des systèmes d’action.

Cette reconfiguration ne se traduit pas de façon homogène dans l’ensemble de la société; au contraire, elle donne lieu à la formation d’archipels et représente en cela l’une des formes majeures que prend le développement inégal au sein même des sociétés occidentales.

Les contributions au présent numéro des Cahiers consacrées à la participation des femmes aux luttes urbaines dans la région métropolitaine de Québec (Anne-Marie Séguin), aux enclaves résidentielles – gated communities – (Catherine Trudelle) et à la politique internationale de la ville de Québec (Nicolas Racine) montrent clairement que le territoire est devenu un enjeu central. Il ne constitue d’ailleurs pas un simple support matériel – neutre et interchangeable – des rapports sociaux, mais au contraire la cible de stratégies antagoniques. Le territoire n’est pas un simple forum où se nouerait un débat, mais bien une arène où se développent des luttes entre groupes sociaux porteurs d’intérêts et de représentations divergentes. Les actions qui s’y engagent ont pour objectif premier sa propre transformation ou son instrumentalisation. Le territorial, c’est avant tout du social en contexte, au sein duquel se déroulent des mises en intrigue : ici, en raison de la forte intrication entre luttes urbaines et luttes féministes; là, sous la forme de la privatisation d’une partie de l’espace public par volonté de distinction sociale, de discrimination spatiale et, au sens propre du terme, de mise à distance; ailleurs, en vue de constituer un réseau d’acteurs institutionnels subordonné à un renforcement de la présence régionale sur la scène internationale.

Dans chacun de ces dispositifs d’action, le fondement territorial s’avère fondamental et structurant. Il permet de rendre compte de la tension qui s’instaure entre cohésion et exclusion sociales, entre stratégie d’alliance et rapports conflictuels. On ne court guère le risque de se tromper à poser comme hypothèse première celle d’une forte différenciation à la fois des systèmes de représentations spatiales et identitaires et des ressources mobilisables par les acteurs et les institutions en présence : les femmes en lutte se définissent comme un groupe social doté de ses propres valeurs; les enjeux d’ordre sécuritaire ou financier, socialement circonscrits, qui sont à l’origine de la création des enclaves résidentielles conjuguent ségrégation spatiale et rupture du lien civique par voie de « désolidarisation »; les intérêts spécifiques des représentants politiques et économiques de la région Chaudière-Appalaches font obstacle à leur alignement sur la vision de la para-diplomatie portée par la métropole voisine.

Cohésion sociale et territoire

S’il fallait dégager les mots clés susceptibles de s’inscrire dans une définition de la cohésion sociale, certains des termes suivants pourraient être retenus pour constituer un fond commun : sentiment d’appartenance, participation, reconnaissance des normes collectives et des procédures institutionnalisées, identification, inclusion, régulation, confiance, solidarité, raisons communes, valeurs partagées…

On peut remarquer, à la suite de Jane Jenson (2000), que la cohésion sociale fonde ainsi des analyses qui s’intéressent plus aux processus et aux frontières entre l’intérieur et l’extérieur qu’aux fins ultimes. L’auteure note également que si l’on commence à se ré-intéresser à la cohésion sociale, c’est probablement parce que celle-ci perd de son évidence et de son emprise et, dès lors, prend valeur de (quasi-) concept critique.

Intégration sociale et intégration spatiale sont en forte interrelation : coproduire un territoire en forme de patrimoine commun c’est, par définition, faire société : « L’organisation cohérente de l’espace, si elle ne suffit pas à forger une collectivité intégrée, favorise néanmoins la formation de liens d’interdépendance; inversement, l’existence de tels liens facilite l’émergence d’un consensus relatif à l’utilisation de l’espace et rend plus probable la cohérence de l’ordre spatial » (Loschak, 1978 : 186). Ces liens sont donc une résultante – nécessairement contingente – d’interactions. Dans leur formation, les institutions territoriales ne jouent pas un rôle mineur. On peut ainsi estimer que les politiques de décentralisation, qui agissent ipso facto comme un facteur de segmentation territoriale, ont une incidence sur les conditions de la régulation des rapports sociaux : elles contribuent en effet à renforcer l’autorité des acteurs politiques locaux au sein de territoires dotés de pouvoirs décisionnels accrus et donc en mesure de piloter des dispositifs aptes à développer l’intégration sociale. En cela, la décentralisation est une façon d’être de l’État : elle est un mode d’ordonnancement de la société et de réaménagement des rapports entre le système politique et la société politique.

De façon analogue, dans leur sphère d’intervention, les associations – fût-ce à leur corps défendant – fonctionnent comme l’un des partenaires de la puissance publique, sinon comme l’un de ses bras séculiers : l’action revendicative des associations représente, dans son processus et dans ses résultats, l’un des vecteurs de la régulation des rapports sociaux. À l’instar de la décentralisation, l’engagement des associations transforme les modalités de l’action publique et les conditions de la production négociée et territorialisée de l’intérêt général. Il est en effet incontestable que les mobilisations associatives ont réellement constitué, en de multiples occasions, un facteur de « mutation de l’esprit du lieu », singulièrement sur le terrain de la défense du cadre de vie et d’émergence d’enjeux politiques proprement locaux. Le lieu de vie est de plus en plus perçu comme un bien commun local, propre à une communauté qui entend en conséquence se prévaloir de son droit de regard et de parole. C’est en ce sens qu’a pu être affirmé un lien de cause à effet entre émancipation des femmes et humanisation des villes, entre luttes féministes et évolution des structures urbaines vers des formes moins exclusives. La participation des citoyens aux associations et aux organisations communautaires constitue de la sorte un excellent indicateur de la cohésion des sociétés contemporaines.

On perçoit in fine l’utilité du concept analytique de gouvernance, si l’on entend par là des formes nouvelles et plus complexes de gestion territoriale où se trouvent atténuées les frontières entre le public et le privé, entre le système politique et la société civile. Ces formes font intervenir des réseaux d’acteurs dotés d’une relative autonomie et qui rechignent à s’en remettre à l’autorité politique centrale. La recherche de compromis ainsi que de nouvelles conditions de socialisation peuvent également permettre l’éventuel passage tendanciel d’une conscience de « classe » à une conscience de « place ».