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Les classes moyennes et supérieures choisissent de plus en plus souvent de vivre dans des quartiers résidentiels fermés[2] (gated communities, en anglais) non seulement aux États-Unis, mais aussi en Amérique latine et dans d’autres régions du monde (Baires, à paraître; Blakely and Snyder, 1997a, 1997b; Carballo, 1998; Caldeira, 1996; Coy et Pöhler, 2002; Lazar, 1999; Pirez, 2002; Robert, 1999; Soza Maltéz 2001; Szajnberg, 2000; Torres, 1999). On observe même, mais de manière exceptionnelle, des quartiers de couches moyennes très modestes qui prennent la forme de quartiers résidentiels fermés. Aux États-Unis seulement, en 1997, selon les estimations de Blakely et Snyder (1997a : 7), le nombre de gated communities se chiffrait à 20 000 pour un total de 3 millions de logements. Ces mêmes auteurs signalaient qu’une enquête récente menée en Californie du Sud auprès d’acheteurs de maison révélait que 54 % d’entre eux désiraient une maison située dans l’un de ces quartiers. Ces données témoignent de l’engouement que le phénomène suscite en sol étasunien.

Dans les pays d’Amérique latine, de telles estimations sont souvent inexistantes et cela, pour plusieurs raisons. D’une part, il existe dans plusieurs villes des quartiers résidentiels fermés qui ne font pas l’objet d’une forme juridique aux contours bien définis et répertoriée par l’État, ce qui rend très difficile toute entreprise de dénombrement. D’autre part, comme dans de nombreux pays de cette région du monde, les autorités locales ne sont pas préoccupées (ou elles le sont depuis peu), par l’émergence et la prolifération de quartiers résidentiels fermés; elles n’ont pas tenté de mesurer l’étendue du phénomène sur leur territoire. Il existe toutefois de rares estimations pour certaines villes. Ainsi, Pirez (2002) estime qu’à Buenos Aires, les quartiers fermés actuels pourraient abriter une population d’un demi-million de personnes. Baires (à paraître) estime qu’environ 8 % des logements construits et financés par une institution bancaire entre 1987 et 2000 dans la région métropolitaine de San Salvador étaient situés dans un quartier fermé. Ces logements seraient habités par environ 60 000 personnes, soit 4 % de la population de l’agglomération. Elle ajoute toutefois que cette donnée ne reflète pas l’ampleur du phénomène, car de nombreux ensembles résidentiels ont été fermés par les habitants ou les constructeurs sans dispositions juridiques particulières et sans enregistrement auprès des autorités concernées.

L’objectif de ce texte n’est donc pas de rendre compte de résultats de relevés de terrain systématiques pour décrire l’étendue du phénomène ou encore pour étudier de façon détaillée toutes les formes prises par les « quartiers résidentiels fermés » en Amérique latine, mais plutôt de soulever les enjeux politiques et de signaler les effets pervers que pourrait engendrer la prolifération de cette forme résidentielle dans cette région du monde.

Nous débuterons par une clarification de ce que nous entendons par « quartier résidentiel fermé ». Ensuite, les principales caractéristiques de ce type de quartier en Amérique latine seront présentées à partir des écrits sur les villes de cette région du monde ou d’observations de terrain réalisées par l’auteure dans la ville de Puebla (Mexique). Dans la suite du texte, une analyse géopolitique des quartiers résidentiels fermés en contexte latino-américain sera développée à partir de certains outils conceptuels afin de répondre à la question suivante : les quartiers résidentiels fermés menacent-ils de façon particulière la cohésion sociale des villes latino-américaines?

Définition et caractéristiques des quartiers résidentiels fermés

Même si notre réflexion se concentre sur l’Amérique latine, nous retiendrons la définition d’un quartier résidentiel fermé formulée par Blakely and Snyder (1997a, 1997b) pour le contexte étasunien. Cette définition a d’ailleurs été reprise par de nombreux chercheurs travaillant sur des villes de pays en développement. Selon Blakely et Snyder, une gated community possède les caractéristiques suivantes :

  1. l’espace public (ou ce qui est normalement un espace public) y est privatisé;

  2. elle est délimitée par une grille, un mur ou une autre barrière physique et

  3. son accès est limité aux seuls résidants (et aux personnes autorisées par eux).

Blakely et Snyder (1997a) excluent les tours de condominiums dans leur définition. De leur côté, la plupart des auteurs qui s’intéressent aux quartiers résidentiels fermés[3] en Amérique latine les incluent (Baires, à paraître; Coy et Pöhler, 2002; Pirez, 2002).

Blakely et Snyder (1997a; 1997b) proposent également une typologie des gated communities[4] pour le contexte étasunien. Celle-ci mérite d’être présentée ici car elle correspond assez bien à la réalité latino-américaine, et les auteurs dont les travaux portent sur cette région du monde y font souvent référence. Ils distinguent les gated communities :

  1. de sécurité : ces quartiers résidentiels fermés offrent très peu d’équipements communs. Ils se limitent le plus souvent à offrir un environnement protégé par une grille ou un mur et une barrière qui en autorise ou en défend l’accès.

  2. de style de vie : une grille ou un mur entoure le quartier et assure l’usage exclusif d’équipements, le plus souvent de loisirs : ce type de quartier attire des résidants à la recherche de services et d’infrastructures particuliers.

  3. de prestige : type normalement réservé à l’élite. Ces quartiers fermés sont habituellement très bien situés dans l’espace urbain (sur les rives d’un grand lac, de la mer, vue imprenable sur un paysage spectaculaire). Ce type attire des résidants pour lesquels le lieu de résidence est un moyen de distinction qui sert à construire un capital symbolique.

En Amérique latine, les dispositifs de sécurité sont généralement plus imposants qu’aux États-Unis (Coy et Pöhler, 2002)[5]. Il est courant que l’accès aux quartiers résidentiels fermés soit contrôlé par un portail où sont postés des gardiens armés (Baires, à paraître; Pirez, 2002; Coy et Pöhler, 2002). Quant à la dimension symbolique, Coy et Pöhler (2002) décrivent nombre de quartiers résidentiels fermés de Buenos Aires, Sao Paulo et Rio de Janeiro comme des mondes artificiels faits de centres commerciaux, d’habitations et de « ghettos de loisirs » qui représentent pour les ménages plus nantis des lieux de consommation et de construction d’une image. Ils signalent également des cas de quartiers fermés localisés sur des sites profitant d’un paysage spectaculaire, facteur décisif de leur développement.

Concernant leur localisation dans l’espace urbain, les quartiers résidentiels fermés latino-américains sont situés plus souvent à la périphérie des grandes métropoles (Baires, à paraître; 1998; Caldeira 1996; Torres, 1999), mais on en retrouve aussi dans le tissu urbain plus ancien et plus dense. Au plan de la richesse de leurs habitants, Carballo (1998) et Baires (à paraître) constatent qu’ils logent plusieurs segments de la population urbaine, mais surtout les couches supérieures et moyennes supérieures. On observe toutefois, mais de manière beaucoup moins courante, des quartiers résidentiels fermés destinés à des couches plus modestes.

Dans le cas de Buenos Aires, des auteurs (Torres, 1999; Robert,1999; Coy et Pöhler, 2002) distinguent deux grands types d’enclave résidentielle : le club de campo (traduction espagnole de country club) et le barrio cerrado[6] (qui signifie en français quartier fermé). Le premier se retrouve à la périphérie du territoire urbain dans un espace non urbanisé où le sol disponible et peu coûteux permet d’aménager différents équipements sportifs assez gourmands en termes de superficie, tels qu’un terrain de golf, des courts de tennis, voire un centre d’équitation. La propriété est administrée par un Consejo Directivo bien encadré par la loi sur les clubs sportifs privés. Cette forme peut être assimilée au type « style de vie », bien que certains clubes de campo puissent conférer du prestige à leurs résidants. Dans certains cas, il s’agit d’anciens complexes de résidences secondaires qui ont été transformées en résidences principales. La seconde forme (barrio cerrado) est celle, plus courante, du quartier résidentiel fermé situé dans des zones urbaines souvent de faible densité et qui abrite, dans des maisons de bon standing[7], des ménages des couches moyennes supérieures et des couches supérieures. Les équipements collectifs peuvent être ici relativement limités (rues, systèmes d’aqueducs et d’égouts, dispositif de surveillance) ou plus nombreux (équipements de loisir, infrastructures de pointe de communication – Internet –, voire écoles privées et universités privées dans de très rares cas, etc.) (Pirez, 2002). Ces formes pourraient être assimilées respectivement aux types « zone de sécurité » et « style de vie ». Dans les deux cas, les accès sont le plus souvent contrôlés par des gardiens armés dans des postes de surveillance. Il existe aussi un autre genre de quartiers résidentiels fermés, notamment à Buenos Aires et à San Salvador, parfois situés dans les quartiers centraux denses des métropoles, qui prennent la forme de tours d’habitations détenues en co-propriété incluant un éventail de services privés plus ou moins étendu (Coy et Pöhler, 2002; Baires, à paraître)[8]. À Buenos Aires, Prévôt Schapira (2002) ajoute que ces complexes résidentiels fermés « en hauteur » sont parfois localisés à proximité de grands centres de consommation et de loisirs nouvellement aménagés dans les quartiers centraux. Enfin, il est aussi intéressant de noter que, dans quelques grandes métropoles sud-américaines, il existe des quartiers résidentiels fermés « intégrés » qui regroupent en périphérie non seulement des résidences et des lieux de loisirs, mais aussi des commerces et des lieux d’emplois. Coy et Pöhler (2002) les assimilent à la forme edge-city.

On trouve, à quelques variantes près, dans les villes de Puebla[9] et de San Salvador (Baires, à paraître), des quartiers fermés de types « zone de sécurité » et « style de vie », le second étant nettement moins fréquent. Par exemple, dans la périphérie urbaine de Puebla, on observe un ensemble résidentiel fermé regroupant différents types d’habitat (appartements dans des immeubles de quelques étages et des maisons unifamiliales) et comptant notamment comme équipement un club de golf en plus d’un poste de garde avec gardiens armés. Cet ensemble est situé à proximité d’une nouvelle voie autoroutière et d’un centre commercial de « prestige » donnant accès à des boutiques de grandes chaînes internationales. Cette forme pourrait être classée dans la catégorie « style de vie » et elle est destinée aux ménages ayant des revenus supérieurs. Prévôt Schapira (2002) a noté l’émergence d’un modèle d’habitat similaire à Buenos Aires qu’elle qualifie d’américain, en raison de la présence d’un centre commercial et d’une desserte autoroutière dans le voisinage immédiat. Souvent plus intégrés dans le tissu urbanisé, au sein de zones d’urbanisation moins récentes, on observe aussi à Puebla des ensembles résidentiels fermés qui regroupent des maisons de bon standing avec poste de surveillance et gardiens, mais sans autre forme d’équipements communs (à l’exception parfois de tout petits parcs pour les jeunes enfants). Dans ces derniers cas, on peut classer ces enclaves dans le type « zone de sécurité » tel que le définissent Blakely et Snyder (1997a). Les quartiers fermés multifonctionnels rappelant les edge-cities sont encore absents du paysage de Puebla et de San Salvador (Baires, à paraître).

Photo 1

Quartier fermé destiné aux ménages des couches moyennes. Puebla, Mexique, 2002

Quartier fermé destiné aux ménages des couches moyennes. Puebla, Mexique, 2002
Source : Marie Lessard, professeure, Institut d’urbanisme, Université de Montréal

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Photo 2

Entrée d’un quartier fermé destiné aux ménages des couches supérieures. Puebla, Mexique, 2002.

Entrée d’un quartier fermé destiné aux ménages des couches supérieures. Puebla, Mexique, 2002.
Source : Marie Lessard, professeure, Institut d’urbanisme, Université de Montréal

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Au plan de la taille des quartiers résidentiels fermés, il y a ici encore un grand éventail de situations qui varient en fonction des réalités locales et de la définition retenue par les différents auteurs. Par exemple, dans leur étude de Puebla, Milian Avila et Guénet (à paraître) incluent dans les quartiers fermés (qu’ils nomment vecindarios cerrados, en français voisinages fermés), de tout petits ensembles résidentiels comptant une dizaine de maisons, voire moins, et partageant seulement un mur commun, une barrière et parfois une rue d’accès, qu’il y ait ou non propriété commune de certains éléments. D’autres quartiers fermés peuvent comporter plusieurs centaines de résidences et des équipements communs reconnus comme tels juridiquement[10]. Des observations de terrain ont montré qu’à Puebla, les quartiers fermés de petite taille sont souvent protégés des intrus par une seule barrière, alors que plusieurs quartiers fermés plus vastes qui abritent des ménages plus nantis disposent d’un dispositif plus imposant : portail et gardiens armés.

En Amérique latine, dans de nombreuses villes dont certaines sont peu sécuritaires (meurtres, enlèvements d’habitants des couches moyennes et surtout supérieures, vols fréquents, etc.)[11], on observe la création de « calles cerradas » (ou rues fermées) un peu partout à l’intérieur des agglomérations et dans des quartiers de tous les niveaux de richesse. Les habitants d’un même voisinage s’organisent pour contrôler les voies d’accès à leur secteur en y posant des barrières munies de cadenas dont la clé est reproduite et distribuée aux habitants par une association de résidants sans reconnaissance juridique. Ce phénomène de « fermeture » peut concerner non seulement des rues, mais aussi des ensembles résidentiels existants dont certains sont fort anciens et situés dans les quartiers centraux des agglomérations (Coy et Pöhler, 2002). Ces « formes spontanées de fermeture » sont parfois reconnues par la municipalité qui délivre alors, a posteriori, un permis de fermeture de voies publiques ou encore elles sont tolérées sans aucune forme de contrôle des autorités, selon les villes et les pays. Dans certains cas, comme à San Salvador (Baires, 2003), il arrive même que les résidants se cotisent afin de payer le salaire d’un garde armé pour protéger leurs rues ou leurs ensembles résidentiels qu’ils ferment. Selon la définition stricte, ces communautés ne peuvent être désignées par l’expression « gated community », car il n’y a pas, au sens juridique, de réelle privatisation de l’espace public (et des infrastructures urbaines) qui demeure la propriété de la ville alors que, dans les faits, il n’est plus accessible en raison de la barrière. On assiste alors à une privatisation defacto. Des auteurs latino-américains (comme Milian Avila et Guénet, à paraître) les incluent toutefois dans leur définition de quartiers résidentiels fermés, se distinguant de la sorte de la définition plus stricte de Blakely et Snyder (1997a).

Les facteurs contribuant à la diffusion de cette forme résidentielle

Pour de nombreux auteurs latino-américains, la recherche d’un environnement sécuritaire est le principal facteur expliquant la forte demande pour les quartiers résidentiels fermés[12] (Szajnberg, 2000; Romero, 1997 cité dans Coy et Pöhler, 2002 : 363). Cette quête de sécurité n’est pas sans fondement si l’on tient compte des données sur la criminalité et sur la sécurité des piétons dans plusieurs villes. Cette violence apparaît indissociable des disparités sociales croissantes que l’on a observées dans nombre de grandes métropoles de l’Amérique latine durant les années 1980 et 1990 (Coy et Pöhler, 2002) et de l’effritement de la classe moyenne (Robert, 1999). De plus, l’implantation de nombreux quartiers résidentiels fermés en marge des grandes métropoles, dans des secteurs souvent occupés par de l’habitat spontané abritant les ménages les plus pauvres, fait naître des contrastes sociaux extrêmement marqués (Arizaga 2000; Pirez, 2002) susceptibles d’engendrer de la violence et de la criminalité (Torres, 1999). Selon Coy et Pöhler (2002), l’installation en périphérie de quartiers fermés vient rompre avec la vocation traditionnelle des espaces périphériques comme espaces de marginalisation. Au-delà de ces contrastes, il faut toutefois signaler que ces deux milieux sociaux ne sont pas toujours des univers étanches, car une bonne partie des travailleurs des quartiers fermés peuvent être recrutés dans les zones pauvres avoisinantes : domestiques, jardiniers, personnel d’entretien, etc.

Pour plusieurs auteurs, l’insécurité est amplifiée par les campagnes des constructeurs immobiliers qui font la promotion des quartiers résidentiels fermés et en profitent alors pour capter, lors de la vente de chaque propriété une sorte de « rente de sécurité » ou d’« enfermement ». Ceci contribue à construire une image encore plus négative des grandes agglomérations. Selon Caldeira (1996), les progrès de la criminalité et de la peur depuis le milieu des années 1980 ont servi à légitimer le modèle de ségrégation résidentielle qu’est le quartier fermé que l’auteure qualifie d’enclave fortifiée. À Buenos Aires, Arizaga (2000) signale le rôle de conditions objectives de criminalité qui ont donné naissance à un climat de paranoïa généralisée qui a divisé la ville et sa banlieue en zones ouvertes et dangereuses et en zones fermées et sécuritaires. Elle va jusqu’à évoquer l’existence d’une ville duale aux yeux des habitants, la ciudad mala (la ville « mauvaise ») et la ciudadnoble (la ville « noble »).

Par ailleurs, plusieurs auteurs, bien que reconnaissant l’importance de l’insécurité, font valoir d’autres facteurs d’ordre culturel comme le désir d’une certaine distinction sociale de la part des ménages des couches moyennes et supérieures optant pour une forme résidentielle fortement prisée aux États-Unis et que de nombreux latino-Américains ont pu observer lors de visites chez des parents installés en Californie, en Floride ou ailleurs. Il est intéressant de mentionner les surnoms donnés à certains quartiers résidentiels fermés : Orlando Carioca ou Miami Brasileira dans la région de Rio Janeiro au Brésil (Coy et Pöhler, 2002 : 360). D’autres auteurs y voient une rupture culturelle avec la culture urbaine traditionnelle latino-américaine qui valorisait les espaces publics très animés du centre (squares, cafés, rues, équipements culturels) comme lieux de convivialité (Coy et Pöhler, 2002; Prévôt Schapira, 2002). Cette culture urbaine ferait place à une culture valorisant l’espace « naturel » (rural) privé et peu animé en marge de la ville. Szajnberg (2001) écrit pour Buenos Aires que les slogans de commercialisation des quartiers résidentiels fermés exaltent les valeurs comme la sécurité, la qualité de l’environnement et l’exclusivité auprès de jeunes ménages de professionnels de revenu moyen-élevé. Ainsi, comme idéal de l’environnement résidentiel urbain, le modèle suburbain de très faible densité cher aux Nord-Américains supplanterait le modèle latino-américain valorisant la centralité et l’animation culturelle (au sens strict).

Par ailleurs, dans plusieurs pays, le peu de confiance que les couches moyennes et supérieures ont en la capacité de l’État de répondre à leurs demandes quant aux infrastructures et services urbains et en sa capacité d’assurer la sécurité des citoyens, et la méfiance vis-à-vis des forces de l’ordre sont aussi en cause dans la prolifération des quartiers résidentiels fermés où la sécurité et les services sont assurés sur une base communautaire privée (Pirez, 2002). Cette attitude les conduirait à opter pour une production privée de la ville. Pour Robert (1999), la construction d’infrastructures de transport comme les autoroutes et la diffusion de l’automobile ont aussi contribué à l’éclosion des quartiers résidentiels fermés à la périphérie des villes. D’ailleurs, Pirez (2002) a signalé l’importance de la proximité des grands axes routiers rapides comme facteur de localisation des quartiers fermés en périphérie de Buenos Aires.

Le retrait général de l’État de la production résidentielle ou encore la cession de terrains publics à l’entreprise privée pour la construction résidentielle a permis l’entrée en scène de nombreux promoteurs privés (Szajnberg, 2001) qui se sont tournés vers ce modèle résidentiel. Enfin, de nouvelles lois sont venues encadrer et protéger cette nouvelle forme de propriété comme c’est le cas, par exemple, en Argentine (Torres, 1999; Szajnberg, 2001).

Dans la suite du texte, nous nous attacherons aux conséquences que pourrait entraîner la prolifération de cette nouvelle forme résidentielle dans les grandes métropoles et, notamment, dans les pays latino-américains. Nous nous intéresserons plus particulièrement à l’effet qu’elle pourrait avoir sur la cohésion sociale. Selon l’analyse que nous développons, il s’agit d’une forme hautement ségrégative qui ne peut que conduire à une forte érosion de la cohésion sociale. Avant d’aller plus loin, il importe ici de définir ce que nous entendons par cohésion sociale.

La notion de cohésion sociale

Pour Kearns et Forrest (2000 : 996), la notion de cohésion sociale est floue. Pour Bernard (1999), elle n’est qu’un quasi-concept. Il n’en reste pas moins que plusieurs auteurs ont tenté d’en définir les contours et que le terme est extrêmement présent dans les écrits d’organisations tant internationales que nationales (Union européenne, Banque mondiale, Programme des Nations Unies pour les établissements humains, etc.). Selon Kearns et Forrest (2000 : 996), une société cohésive « tient ensemble », toutes ses composantes contribuent au projet collectif ou au bien-être de cette société. Les dimensions constitutives de la cohésion sociale seraient : des valeurs et une culture civique communes; le sentiment de partager une même identité; un sens d’appartenance à la même communauté, au même territoire; un sentiment de confiance entre les individus et à l’égard des institutions; et enfin, et non la moindre, une réduction des inégalités (Jenson, 1998; Kearns et Forrest, 2000; Noll, 2002).

Plus loin dans leur texte, Kearns et Forrest (2000 : 998-999) écrivent que l’intérêt récent porté à la question de la cohésion sociale est indissociable de la question de la solidarité sociale. Ils citent ensuite différents écrits ou positions prises par l’Union européenne sur la question de la cohésion sociale. On y préconise un développement harmonieux de la société et de ses groupes constitutifs par l’atteinte de standards économiques, sociaux et environnementaux communs, cela étant rendu possible par une redistribution solidaire des ressources financières et des possibilités entre groupes sociaux. On fait appel, dans ces écrits, à la solidarité active entre les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, ceux qui ont un emploi et ceux qui n’en ont pas, entre les générations…

Veenstra (2001), reprenant une idée de Wilkinson (1996), écrit que la cohésion sociale exige que les citoyens participent à la vie sociale afin de viser des objectifs sociaux communs qui sont le contraire d‘un abandon aux valeurs marchandes. Selon Noll (2002 : 55), le concept de cohésion sociale renvoie à deux objectifs de développement sociétal : 1) la réduction des disparités, des inégalités, des fragmentations et des clivages, et 2) le renforcement des relations, des liens et des engagements au sein de la communauté.

Les quartiers résidentiels fermés comme forme de ségrégation

Pour étayer notre argumentation et répondre à notre question, à savoir si les quartiers résidentiels fermés constituent une menace à la cohésion sociale, il nous semble utile de revenir sur la notion de ségrégation. Selon Dansereau (1992), la notion de ségrégation peut être définie de trois manières qui ne sont pas mutuellement exclusives. La ségrégation peut être définie d’une façon descriptive, elle renvoie alors à la concentration, dans l’espace urbain, de ménages appartenant à des catégories sociales spécifiques fondées sur la race, l’ethnie, la classe sociale ou le revenu. Cette définition est fort courante dans les études sur la ségrégation. En raison de leur relative homogénéité, les quartiers résidentiels fermés peuvent être vus comme des espaces ségrégés sur la base de la catégorie sociale ou du niveau de richesse. La ségrégation peut aussi être définie comme un accès inégal à des équipements et services collectifs. On parlera dans ce cas-ci de ségrégation spatiale. Il est utile ici de rappeler la recherche devenue classique, effectuée dans la région parisienne, qui a montré que les secteurs abritant les populations les plus pauvres étaient souvent privés de certains équipements collectifs fournis par les différents paliers de l’État (Pinçon-Charlot et al., 1986; Preteceille, 1992). Les quartiers résidentiels fermés, dans la mesure où ils permettent à leurs seuls résidants d’avoir accès à un bon niveau d’équipements sportifs ou scolaires, ou tout simplement à un environnement urbain sécuritaire avec un service de gardes à l’entrée, peuvent aussi être considérés comme des espaces de ségrégation spatiale. Enfin, il y a la ségrégation définie comme une stratégie de mise à distance de certaines catégories sociales. La ségrégation est ici conceptualisée comme une action prise par les membres d’un groupe pour exclure d’autres individus de leur espace, sur la base d’une différence sociale (race, ethnicité, couches sociales, etc.). Dans cette définition, il y a clairement place pour l’action sociale (agency, au sens que lui donne Giddens, 1987). Des acteurs sociaux développent des stratégies dans le but conscient de s’isoler d’autres catégories sociales (Preteceille, 1997). Ainsi, les quartiers résidentiels fermés peuvent être vus comme un moyen d’exclure les plus pauvres et plus généralement tous ceux qui n’appartiennent pas à la même communauté résidentielle et que le discours sur l’insécurité présente comme potentiellement dangereux (des délinquants, des voleurs, des assassins, etc.). À la lumière de ces trois définitions, les quartiers résidentiels fermés sont donc des espaces ségrégatifs. La ségrégation sociale n’est toutefois pas un phénomène nouveau dans les métropoles latino-américaines. Pour Caldeira (1996), les quartiers fermés de Sao Paulo ne sont qu’un nouveau modèle de ségrégation.

Mais certains auteurs comme Nelson (1989, 1999) argumentent que cet aspect ségrégatif est précisément le prix à payer pour reconstituer un sens de la communauté de quartier. Les quartiers résidentiels fermés seraient donc, de ce point de vue du moins, un facteur de cohésion sociale. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui reprennent le discours sur la communauté : promoteurs, officiels publics et résidants parlent de communauté : du sentiment de communauté, de communauté « amicale », du fait d’avoir des voisins qui leur ressemblent dans leur voisinage où ils se sentent vraiment chez eux (Blakely et Snyder, 1997a : 29).

Les quartiers résidentiels fermés, de vraies communautés?

Dans un article intitulé « Pro-choice living arrangements », publié dans la revue américaine de grande diffusion Forbes, Robert H. Nelson (1999)[13] écrit, au sujet des residential neighbourhood associations et des gated communities :

Editorialists of all stripes complain that sense of community is lost from American life. The old ties of ethnicity, religion, politics and other sources of affinity no longer bind and enrich us. The sense of place associated with hometowns and neighbourhoods is gone, replaced by TV/Internet culture empty of self-discipline or commitment to other people. Private communities can help fill this void. To do so, they will have to be given greater legal powers to control their social environments and to insist that residents conform […] It is time to give community associations discretion, within reason, to choose members.

Selon Nelson (1999), la ségrégation se trouve donc légitimée dans les quartiers résidentiels fermés en raison de la capacité de ces derniers de permettre la constitution des liens communautaires, la « re-création » de communautés.

Dans une étude réalisée pour la U.S. Advisory Commission on Intergovernmental Relations, ce même Nelson (1989 : 50), qui a rédigé un des chapitres, écrit :

Privatization has the consequence, as noted above, of segregating the population according to income, social status, social values, and other personal characteristics that define the character of a neighbourhood. From one standpoint, this segregation is an asset in terms of enhancing the sense of neighbourhood identity and community [c’est nous qui soulignons]. From another perspective, however, privatization may be seen as a detriment, because the broader sense of metropolitan and national community may be eroded…

Dans cette dernière citation Nelson, qui reprend l’argument du renforcement de l’esprit communautaire au sein des quartiers fermés, se montre plus critique en évoquant cette fois l’autre versant des quartiers résidentiels fermés comme pratique de rupture sociale, de sécession. Cette vision d’une double fonction des quartiers résidentiels fermés comme facteur de cohésion, vu de l’intérieur, et comme facteur d’érosion de la cohésion, vu de l’extérieur, rejoint l’idée qu’ont développée Kearns et Forrest (2000). Ceux-ci ont montré que ce qui peut être un élément de cohésion sociale à une échelle peut devenir un élément de division sociale à une autre échelle. Les quartiers résidentiels fermés, qui ne sont toutefois pas évoqués dans le texte de ces auteurs, offrent un exemple éloquent de ce phénomène.

Mais l’argument voulant que les quartiers résidentiels fermés contribuent à la cohésion sociale à l’échelle des quartiers en créant un sentiment de communauté mérite aussi d’être examiné de plus près. Nous avons signalé plus haut que les quartiers résidentiels fermés peuvent être présentés comme une forme résidentielle permettant de reconstituer l’esprit de communauté ou de voisinage, une sociabilité de quartier. Du dedans, elle pourrait donc être vue comme un lieu de production de cohésion sociale. Par exemple, elle nécessite souvent un engagement civique important à l’interne mais, fait-on remarquer à l’instar de Kearns et Forrest (2000), ce dernier a un coût : il réduit l’engagement civique en dehors des quartiers résidentiels fermés (Lang et Danielsen, 1997). Ceci rejoint les observations de Coy et Pöhler (2002) qui signalent que, dans les grandes métropoles sud-américaines, l’auto-administration de leurs ensembles résidentiels fermés donne aux habitants un sentiment d’autonomie et un sens de la communauté dans l’homogénéité sociale, même si l’auto-ségrégation peut parfois conduire à un sentiment d’emprisonnement dans un monde idéal.

Mais quand on tient compte du contenu extrêmement détaillé et contraignant des conventions qui régissent la vie interne de ces quartiers, du moins aux États-Unis, on ne peut que conclure que leurs habitants ne s’en remettent pas aux mécanismes usuels propres aux communautés que sont le contrôle social, la négociation et le compromis, ou encore à l’existence de valeurs communes pour « régir » le comment vivre ensemble et décider de ce qui est acceptable, voire attendu dans les comportements quotidiens[14]. Dans son analyse sur Buenos Aires, Pirez (2002) fait aussi état de normes comportementales contraignantes et de règles concernant les modes d’habiter qui sont imposées aux acheteurs et qui opèrent comme une forme de politique d’admission. Aux États-Unis, dans certains quartiers résidentiels fermés, on vous dicte quelles couleurs sont acceptables pour votre porte, vos rideaux, quelle taille maximale peut avoir votre chien, on vous désigne une liste restreinte d’arbres ou de fleurs permis. On vous interdit, par exemple, d’étendre des vêtements dehors, de stationner un camion dans votre entrée, etc. (Blakely et Snyder, 1997a : 21-23). Quand les conventions ne sont pas respectées intégralement par tous les résidants, il n’est pas rare que des propriétaires mécontents poursuivent leur association devant les tribunaux pour ne pas avoir fait respecter le règlement. Nous sommes loin des mécanismes de contrôle social observés dans les quartiers bien intégrés. D’ailleurs, Blakely et Snyder (1997a) ne sont pas dupes. Un des sous-titres de leur ouvrage se lit comme suit : « Governing by legal contact, not social contact ». McKenzie (1998b), de son côté, va jusqu’à parler d’un processus de marchandisation (commodification en anglais) de la communauté! On peut donc conclure que même sur le plan de la cohésion sociale interne en tant que communauté résidentielle, les quartiers fermés présentent un bilan mitigé ou qui suscite de nombreuses interrogations (Lang et Danielsen, 1997), en contexte étasunien à tout le moins. Revenons maintenant au thème de la cohésion sociale qui ne se limite pas au seul aspect de la communauté. Une autre dimension centrale est celle de la réduction des inégalités sociales, de l’existence d’une réelle solidarité sociale entre les différents groupes sociaux composant une société.

Les quartiers résidentiels fermés, un refus de la solidarité sociale?

La prolifération des quartiers résidentiels fermés, notamment en Amérique latine, conduira-t-elle à une plus grande dualisation des grandes agglomérations, c’est-à-dire à de meilleures conditions de vie pour les plus nantis qui peuvent profiter d’une bonne qualité de vie urbaine par le biais de la privatisation de leur quartier et à de moins bonnes conditions de vie pour les ménages pauvres? À notre avis, le danger est réel. À moyen et long termes, quel pourrait être leur impact sur le creusement des inégalités sociales?

Aux fins de la discussion, tournons-nous vers une notion qui est un peu moins connue et qui a trouvé un écho chez les sociologues québécois durant les années 1980, celle de « solidarité étatique »[15] (Hamel et al., 1988). Cette notion fait référence à la solidarité non pas entre membres d’une même famille étendue ou entre amis ou voisins, mais à la solidarité basée sur l’appartenance à une même société. Le degré de solidarité dépend des modalités acceptées par les membres d’une même société concernant le partage de la richesse produite socialement, de sa redistribution. Cette dernière peut prendre la forme de paiement de transferts monétaires aux plus pauvres, mais elle peut aussi être réalisée à travers l’offre de services et d’équipements collectifs nombreux et de bonne qualité, gratuitement ou à faible coût. Ceci nous ramène aux travaux de Pinçon-Charlot (et al., 1986) sur la ségrégation spatiale. La solidarité étatique peut exister à tous les paliers de l’État, depuis l’échelon municipal jusqu’aux plus centraux.

Harvey (1981) a souligné la nécessité, même dans les sociétés capitalistes, de socialiser certaines dépenses sociales pour assurer le reproduction de la force de travail ou, plus généralement, la reproduction des êtres humains (l’éducation de base, les services de santé de base, l’eau potable, le système de collecte des eaux usées et des déchets domestiques, les équipements de loisirs pour les enfants). Ces dépenses sociales sont nécessaires et ne peuvent être négligées, même si elles paraissent coûteuses aux plus nantis et couvrent les besoins des moins nantis. Elles sont le plus souvent à la charge des différents gouvernements qui lèvent des impôts pour les financer. L’histoire urbaine étasunienne, caractérisée par un degré élevé de fragmentation municipale, révèle l’une des stratégies qu’utilisent les ménages des couches supérieures et moyennes supérieures pour éviter de supporter le fardeau fiscal rendant possible cette solidarité étatique à l’échelle des municipalités ou encore des comtés (Ashton, 1978). Historiquement, les ménages plus nantis ont opté pour une stratégie de concentration résidentielle dans certaines municipalités ou comtés, empêchant les plus pauvres de venir s’y installer. Ainsi, ils s’arrangent précisément pour éviter la redistribution de la richesse sociale par le biais de l’État local (municipalités ou comtés).

Bon nombre de travaux sur les gated communities étasuniennes analysent le processus sous l’angle de la privatisation des gouvernements locaux, mais ils s’attachent peu aux effets directs et pervers de leur prolifération (il faut mentionner quelques exceptions, dont les travaux de McKenzie (1994). Posons la question suivante : la collectivisation par l’intermédiaire de l’État (ou la solidarité étatique) est-elle menacée et n’est-elle pas susceptible d’être remplacée partiellement par cette autre forme de socialisation (ou « communautarisation ») des équipements et services urbains que sont les quartiers résidentiels fermés? Macpherson (1978 : 5) définit la propriété communautaire comme la garantie donnée à chaque individu appartenant à la communauté de ne pas être exclu de l’usage ou du bénéfice de quelque chose. La question suivante découle de cette définition. Qu’est-ce qui est en jeu dans la prolifération des quartiers résidentiels fermés en Amérique latine? La solidarité communautaire (celle entre membres d’un même quartier résidentiel fermé) ne risque-t-elle pas de se substituer à la solidarité étatique et, ainsi, de ne profiter qu’à certaines couches sociales (celles qui résident dans les quartiers fermés) et d’empêcher la redistribution de la richesse sociale? Donzelot (1999 : 106) écrit à propos des communautés fermées (gated communities) :

La recherche de « l’entre-soi » dans un espace protégé entraîne une désolidarisation à l’égard de la population des zones défavorisées […] Pourquoi se considérer des devoirs envers une partie de la société que l’on ne voit pas et que, d’ailleurs on ne veut plus voir? La diminution de la solidarité envers la population des zones défavorisées constitue la conséquence logique de la prise de distance à son égard.

Pour bien mettre en lumière la portée de ce qui est en jeu, il faut mentionner deux caractéristiques de l’urbanisation latino-américaine, du moins au Mexique et en Amérique centrale. Les gouvernements locaux ont, pour le moment, un très faible niveau de ressources qui leur sont propres (par exemple provenant de la taxe foncière) et les équipements collectifs sont donc encore souvent très élémentaires malgré des besoins pressants. Par ailleurs, les agglomérations sont en général peu fragmentées administrativement. Il est donc difficile pour les riches de reproduire ici les stratégies utilisées par les couches moyennes et supérieures étasuniennes.

Le scénario urbain suivant n’est-il pas en train de se produire? Dans des pays en développement comme plusieurs pays latino-américains, les ménages des couches moyennes supérieures et des couches supérieures choisiraient de plus en plus de vivre dans des quartiers résidentiels fermés, plus particulièrement ceux qui appartiennent aux types « prestige » et « style de vie », et opteraient ainsi pour la solidarité communautaire privée plutôt que la solidarité étatique. Ainsi, ce ne sont pas tous les membres de la société locale qui bénéficieront des équipements et services urbains, mais seulement les ménages qui peuvent être membres du quartier en question; en d’autres mots, seulement ceux qui peuvent assumer les charges et les coûts résidentiels exigés pourront habiter dans un quartier résidentiel fermé. La socialisation de certains services et équipements empruntera la voie de la solidarité communautaire privée plutôt que celle de la solidarité étatique car, dans ce dernier cas, il faudrait payer pour répondre aux besoins de tous les habitants et, dans un contexte de faible fragmentation municipale, cela voudrait dire payer pour beaucoup de ménages pauvres. Ceci signifierait donc, pour les couches plus nanties, voir s’élever sensiblement leur fardeau fiscal sans pour autant accéder à de meilleurs services. Dans des pays où l’État est encore peu développé, l’enjeu monétaire est de taille. La substitution de la solidarité étatique par la solidarité communautaire paraît le calcul économique le plus intéressant à court et moyen termes pour les couches sociales plus nanties.

Les quartiers résidentiels fermés ne pourront qu’exacerber les inégalités de ressources et de conditions de vie. Si les couches sociales les plus nanties d’une société peuvent avoir accès à des services et à des équipements communs de bonne qualité par le biais de leur appartenance à un quartier résidentiel fermé, pourquoi paieraient-ils pour tous par l’intermédiaire de la taxation? En conséquence, la solidarité communautaire des quartiers résidentiels fermés est une réelle menace à la solidarité étatique. Les couches sociales plus nanties pourraient avoir pour stratégie de s’opposer à la provision de tout service ou équipement collectif coûteux, parce qu’elles ne voudront pas payer pour l’ensemble des résidants. Si elles jugent ce service ou cet équipement nécessaire, elles s’en doteront dans leur quartier résidentiel fermé et ne voudront pas payer deux fois. Torres (1999), pour le cas de Buenos Aires, documente précisément cette stratégie de résidants des quartiers résidentiels fermés qui s’opposent au paiement d’impôts destiné à couvrir les coûts de services de base comme l’eau potable, les égouts et la police, faisant valoir qu’ils paient déjà, par leurs charges de propriétaires, pour leurs propres services et infrastructures. Dilger (1993) et McKenzie (1998a : 59-60) ont signalé, pour les États-Unis, les efforts que déploient les associations de propriétaires afin d’éviter ce qu’elles qualifient de double taxation. Les résidants des quartiers résidentiels fermés considèrent qu’ils se trouvent à payer deux fois pour les mêmes services : une première fois pour les services publics par le biais de la taxation et une deuxième fois pour des services couverts par leurs charges de propriétaires dans un quartier résidentiel fermé. Aux États-Unis, jusqu’ici, leur opposition a porté fruit. Par exemple, la législature du New Jersey, malgré l’opposition de la New Jersey State League of Municipalities, a ordonné à toutes les villes soit d’offrir les mêmes services aux résidants des Common Interest Development (dont les quartiers résidentiels fermés) que ceux qu’elles offrent aux autres résidants, soit de leur rembourser le coût de ces services. On peut mentionner d’autres exemples, comme les programmes de rabais de taxes en vigueur à Houston, à Kansas City, et dans le comté de Montgomery, au Maryland (Blakely et Snyder, 1997a : 24). Cette liste est loin d’être exhaustive et de nombreuses causes sont en attente de jugement un peu partout aux États-Unis.

Dans son analyse des quartiers résidentiels fermés à Buenos Aires, Arizaga (2000 : 26) soutient que la prolifération des quartiers résidentiels fermés signifie la fin de l’idée d’un avenir pour tous et qu’elle impose une culture de la privatisation plutôt qu’un esprit de solidarité étatique ou collective. Coy et Pöhler (2002 : 365) situent également le développement des quartiers résidentiels fermés à Buenos Aires dans un contexte de néo-libéralisme, de privatisation et de dérégulation. Le déploiement des quartiers fermés se réalise dans un contexte de coupures des dépenses dans les domaines des infrastructures sociales et du logement public, coupures qui affectent plus particulièrement les segments les plus pauvres de la population. Cette baisse des dépenses publiques est compensée par une augmentation de la contribution du capital privé au développement de Buenos Aires et d’autres métropoles latino-américaines, contribuant ainsi à l’approfondissement de la fragmentation sociale et à l’intensification du potentiel de conflits sociaux. Selon Coy et Pöhler (2002 : 368) qui utilisent la métaphore de l’île de richesse dans un océan de pauvreté (périphérie urbaine) pour désigner les quartiers fermés des grandes métropoles sud-américaines, c’est précisément la capacité de s’isoler, de faire sécession, pour reprendre le terme de Donzelot (1999), qui expliquerait l’absence d’amélioration des infrastructures sociales locales pour toute la population de la zone. Selon Pirez (2002), faisant référence à Buenos Aires, la fragmentation des services normalement publics s’inscrit dans une orientation de marché excluant certaines catégories de la population.

Si le seul moyen de socialiser les équipements demeurait leur collectivisation, l’accès universel se trouverait assuré, mais la prolifération des quartiers résidentiels fermés ouvre la porte à une autre stratégie, celle de la « communautarisation des services et équipements ». Les plus pauvres risquent d’être laissés à eux-mêmes, sans services ni équipements acceptables. Bien sûr, si les quartiers résidentiels fermés restent surtout de type « zone de sécurité » avec peu d’équipement, ce scénario peut sembler excessif. Mais dans le cas d’une réelle prolifération de quartiers résidentiels fermés de haut niveau d’équipement, les effets de cette forme résidentielle en émergence pourraient être assez importants, d’autant plus que l’on assiste à un mouvement de décentralisation dans plusieurs pays. Les travaux latino-américains sur les gated communities ont porté surtout sur les grandes métropoles sud-américaines, plus particulièrement sur Buenos Aires, et dans une moindre mesure sur Sao Paulo et Rio de Janeiro. Qu’en est-il de la situation dans des villes plus petites comme Puebla et San Salvador?

À Puebla[16] et à San Salvador (et dans leurs banlieues), les quartiers résidentiels fermés sont en croissance mais nous avons signalé qu’ils appartiennent le plus souvent au type « zone de sécurité ». La communautarisation semble donc pour le moment peu menaçante pour la solidarité étatique. Dans ces deux villes, le principal facteur expliquant la prolifération des quartiers résidentiels fermés est le désir de vivre dans un environnement résidentiel sécuritaire, c’est-à-dire à l’abri de la criminalité, de la délinquance, mais aussi d’une circulation automobile intensive et dangereuse[17], particulièrement dans San Salvador où les enlèvements et les crimes contre la personne sont fréquents. Globalement, parce que la plupart des quartiers résidentiels fermés sont de type « zone de sécurité », la communautarisation des équipements et des services n’est pas très avancée dans ces deux villes. Aussi, en 2002, est-il peu probable que l’existence des quelques quartiers résidentiels fermés fasse obstacle au déploiement d’une solidarité étatique, si une volonté réelle se manifestait. Mais qu’arrivera-t-il dans l’avenir? Les quartiers résidentiels fermés disposant d’un bon niveau d’équipements et de services gagneront-ils, avec le temps, la faveur des ménages des couches moyennes et supérieures de ces deux villes, nuisant ainsi au développement de services et d’équipements publics urbains dans l’ensemble de leur territoire?

Conclusion

La discussion sur les dimensions constitutives de la cohésion sociale et l’analyse que nous avons développée des quartiers fermés nous conduisent à conclure que cette forme résidentielle, dans sa forme plus achevée (avec de nombreux services et infrastructures communs), constitue une réelle menace à la cohésion sociale sur plusieurs plans. Nous avons vu que les quartiers fermés participent d’une volonté de non-appartenance à la société urbaine tout entière, d’une volonté de sécession territoriale de la part de leurs habitants. Ils sont aussi la manifestation d’un sentiment de méfiance à l’égard, non seulement des habitants de l’aire métropolitaine, mais aussi des institutions locales. Enfin, en favorisant un accès inégal aux ressources urbaines (infrastructures et services urbains) par le biais de leur communau-tarisation, ils ne participent pas à la réduction des inégalités et à la redistribution solidaire de la richesse sociale.

La prolifération actuelle et à venir des quartiers résidentiels fermés dans le contexte de sociétés urbaines où les infrastructures et les services sont encore peu développés (dans certains cas, loin d’être développés), en permettant le déploiement d’une solidarité communautaire qui se substitue à une solidarité étatique, ne pourra que provoquer l’accroissement des inégalités sociales, dans des villes déjà fortement fragmentées, en privant les ménages pauvres de l’accès à de nombreux services et équipements urbains. Cette forme résidentielle ségrégative constitue donc une menace à la cohésion sociale des sociétés urbaines latino-américaines. L’analyse que nous avons menée, pour le contexte latino-américain du moins, donne raison à Donzelot (1999 : 102) qui écrit :

La force de la ville, jusqu’à présent du moins, était […] de nous imposer l’épreuve de l’autre, dans le conflit comme dans la solidarité. Les communautés fermées (gated communities, selon l’appellation américaine devenue célèbre) révèlent une ville qui n’oppose plus la moindre résistance au refus de l’autre, à la peur qu’il inspire. Nous pouvons faire société tout seul, en nous appariant avec les seules catégories d’individus qui nous conviennent.

Si l’on considère que la cohésion sociale exige la diminution des inégalités et qu’elle nécessite une solidarité active entre les riches et les pauvres, force est de constater que les quartiers résidentiels fermés sont des formes ségrégatives qui menacent la cohésion sociale. Dans son analyse de Buenos Aires, Carballo (1998) insiste sur le fait que le modèle de l’État néo-libéral est à la base de la prolifération des quartiers résidentiels fermés. Ce modèle, selon cette auteure, ne peut qu’induire des différences sociales grandissantes et consolider la fragmentation de l’espace urbain à l’oeuvre dans cette métropole.

La question de la prolifération des quartiers résidentiels fermés devient de plus en plus préoccupante dans un contexte de décentralisation croissante vers les collectivités locales de responsabilité sociale dans les pays en développement, tendance d’ailleurs encouragée par la Banque mondiale. La probable mise en place d’un système de taxation municipale à San Salvador et la possible augmentation rapide des taux de taxation locale à Puebla soulèveront sûrement la question : qui paiera pour quoi et pour qui? Ainsi, même dans des métropoles de taille plus modeste que les grandes métropoles sud-américaines, la « communautarisation » pourrait devenir une stratégie fort attrayante pour les couches plus nanties qui voudront se doter de services de bonne qualité sans avoir à payer pour les plus pauvres.

Des recherches empiriques devront être menées afin de documenter avec précision l’évolution et la prolifération de cette forme résidentielle, ainsi que les stratégies que déploient les résidants plus nantis pour éviter d’assumer le fardeau fiscal qui permettrait l’offre d’un niveau acceptable d’infrastructures et de services publics accessibles à tous. Des travaux devraient porter notamment sur le Mexique et les pays d’Amérique centrale qui ont fait l’objet de peu de recherches jusqu’ici.

Pour terminer, mentionnons que jusqu’à récemment, la Banque mondiale semblait peu préoccupée par la multiplication des quartiers résidentiels fermés. Ce thème ne figure pas dans la liste des problèmes urbains identifiés par cet organisme international qui joue pourtant un rôle non négligeable dans l’orientation de nombreuses interventions urbaines dans les pays en développement.