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Lorsqu’au tournant du XVIIe siècle se met en place, non sans conflits ni résistances, un « Nouveau Parnasse » voué aux Muses galantes, c’est à la représentation spatiale que les contemporains confient notamment le soin d’en présenter les contours inédits. Ces terrae incognitae au statut controversé — royaume légitime ou territoires usurpés ? — font l’objet, dans la décennie 1650-1660, d’une série de descriptions allégoriques recourant massivement au modèle cartographique qui organise également, dans le même temps, la réflexion morale et spirituelle ou le discours satirique[1]. Appropriation audacieuse d’un espace alors ouvert à toutes les innovations, dont les frontières sont à imaginer, les places-fortes à distribuer, souci d’en donner à voir le détail pour permettre au lecteur-viator ignorant de se repérer, affirmation polémique de royautés concurrentes, plus ou moins limitrophes, les fonctionnalités de cette topographie sont diverses : elles méritent d’être prises au sérieux. Comme l’a fait remarquer Louis Van Delft, la dimension spéculative le cède entièrement aux enjeux pragmatiques, soumettant l’écriture cartographique et son déchiffrement à des « impératifs tactiques[2] ». Sçavoir la carte, telle est bien l’expression proverbiale consignée par Furetière, qui désigne ce savoir, source d’opérations stratégiques par où trouver « le moyen de parvenir ». La glose du lexicographe est connue :

Sçavoir la carte, se dit non seulement au propre, de ceux qui sçavent la Géographie, mais plus souvent au figuré, de ceux qui connoissent les intrigues d’une Cour, le train des affaires d’un Estat, les destours d’une maison, les connoissances, les habitudes, les secrets d’une famille, d’un quartier.

Il faut souligner tout l’intérêt de cette définition, dont nos exemples confirmeront la validité : on retiendra ainsi l’accent mis sur la dimension politique qui préside à cette figuration du groupe en réseau, qu’il soit public ou privé, et sur la connaissance de ces arcanes (« intrigues », « détours », « habitudes », « secrets ») dont la maîtrise est gage de pouvoir. Il n’est pas indifférent pour notre propos que cette  « phrase » ait été considérée alors comme l’origine d’un engouement pour l’allégorie cartographique. Sorel l’affirmait dès les années 1660, en évoquant dans sa Bibliotheque françoise les cartographies morales :

C’est une façon de parler assez ordinaire entre nous de dire, Nous sçavons bien la Carte de ce pays-là, pour faire entendre que nous sçavons bien comment on se gouverne en quelque lieu, ou dans quelque affaire : De là on s’est avisé de faire une Carte de l’Amour & de quelques autres passions […][3].

Comment en effet (se) gouverne-t-on au royaume littéraire de Galanterie, dans quelles frontières et derrière quelles autorités ? À quelles menaces venues des territoires adjacents — ou intérieurs — faut-il faire face, et pour quel objectif ? Telles sont les questions implicitement posées par nos géographes : nous nous proposons d’arpenter sous leur conduite les terres galantes qu’ils nous décrivent, en esquissant une nécessaire réflexion sur la fonctionnalité de ces figurations[4].

1. Des topographies concurrentes

Avant d’être en mesure de désigner une catégorie littéraire particulière, voire un mode de classement bibliographique d’ouvrages jusque-là impossibles à situer, la galanterie comme phénomène social, comme modalité de la relation entre les sexes, aura suscité un certain nombre de descriptions figurées. Jean-Michel Pelous a dessiné sa propre géographie des terres galantes[5] : il n’entre pas ici dans notre propos de revenir sur ses analyses, qui engagent un plus large débat sur le problématique statut de la préciosité[6]. De la même manière, nous ne nous attarderons pas sur l’extension large de la notion de galanterie, préférant dans le cadre de cette étude lui réserver l’acception littéraire que les contemporains lui concèdent dès les années 1650. Pourtant, trois cartes gravées — souvent citées ou reproduites mais rarement analysées — méritent de retenir l’attention : du nouvel espace social et moral, elles offrent en effet des représentations à la fois apparentées et concurrentes. En s’efforçant de repérer les frontières et la géographie naturelle du terrain (lacs, fleuves, plaines, forêts, monts et vallées…), de situer les provinces, villes capitales et citadelles, elles proposent un « état des lieux »  dont la superposition rend visibles les conflits frontaliers.

La Carte du Royaume de Coquetterie (fig. 1) peut être datée d’après l’ouvrage de l’abbé d’Aubignac dont elle s’inspire[7], et que peut-être elle devait illustrer : c’est donc dans les années 1654 qu’elle fut gravée selon toutes les apparences. Ce royaume, comme on le voit, est une île vers laquelle on embarque par gros temps, mais que l’on peut quitter sous la conduite du Capitaine Repentir, pour se réfugier alors, de retour au continent, dans la Chapelle de St Retour. Le point de vue est ici celui du moraliste, observateur chagrin des moeurs de ses contemporains, mais soucieux, en leur livrant la carte de leur propre voyage aveuglé, de les tirer de l’Abîme du Désespoir où ils s’enfoncent. Aucune terre limitrophe ne borne ce royaume tout entier voué aux plaisirs fallacieux de l’amour.

Il n’en va pas de même des deux autres cartes, pour lesquelles nous ne disposons d’aucun indice externe de datation. Tout invite cependant à les croire gravées pendant la même décade : elles procèdent de la vogue qui suivit la publication de la Carte de Tendre et témoignent de la puissante offensive anti-précieuse de ces années. La première en effet (fig. 2) porte pour titre Carte de l’Empire des Precieuses ; elle appartient à une série de quatre cartes, constituant Les quatre parties de l’Empire du Monde de la Lune (fig. 3), dont le graveur anonyme propose une topographie cohérente : l’Empired’Amour, « le plus fleurissant Estat du Monde » est situé au nord de celui des Précieuses, qu’il touche au sud par Galanterie, à l’est par Coquetterie. Au sud-ouest se trouve l’Empire de Bacchus et de tous les bons Garçons ; enfin, le graveur a dessiné la Carte de Communication de l’Amour avec Bachus. C’est donc dans le cadre plus général d’une topographie des plaisirs du temps que prend place le séditieux empire des Précieuses, associant refus de l’amour et excessive galanterie des manières :

L’Empire des Prétieuses est divisé en cinq parties sçavoir, Pretieuse, Beauparler, Affectation, Galanterie, et Coquetterie, où les habitans sont de belle stature, Courtois, Aymable[s], Gallants, & curieux d[’]apprendre, qui recherchent les beaux mots affectent à bien parler, & rendent les dire si mignards que pour exprimer un mot ils en disent 5. et 6. L[a] Celebre Academie s’ocupe à corriger plus de cent mots par jour[,] a estre tout à la Galanterie et surtout à la Coquetterie. Une Princesse nommée Prude gouverne cet Empire, qui y establit la Pompe la Majesté l’Arrogance la Grandeur la Vanité le mespris des autres, l’Inconstance la Perfidie l’Ingratitude & la lecture des Romans & Commedies, on y recherche fort la Joye l’Embonpoint par la bonne Chere la promenade & le doux repos du Lit o[ù] le trop de plaisir avec autant de pensée les rend quelquefois malades tant que l’on veut[8].

Galanterie et Coquetterie ne sont plus que des provinces soumises à ce scandaleux règne féminin du « monde de la lune » où se reconnaît le lieu commun du mundus inversus : la satire vise manifestement, comme ailleurs dans le discours anti-précieux, l’extension illégitime de ce pouvoir à la langue, rendue « mignarde » et affadie par cette émasculation[9], ainsi qu’aux belles-lettres réduites à la « lecture des Romans & Commedies ».

Partiellement émancipé de cette tutelle féminine, rendu à sa vocation (im)morale, le Royaume de Galanterie fait encore l’objet d’une troisième carte (fig. 4) qui se donne pour une « Description universelle ». Cette « Géographie galande », pour reprendre l’intitulé du bandeau principal, énumère les quatre provinces attendues du royaume, désormais situé à l’intérieur d’un plus vaste espace :

Le Royaume de la Galanterie est situé entre les Monts de despence & la mer d’imprudence dans le[s]quel[s] on fait grand traffic d’affeteries, de cajo[le]ries, & minauderies. Les marchands sont gens bien faits emplumés & enfarinés. La Capitalle ville est Coquetterie o[ù l’]on fait grand debit de decoupeures faites à la langue, brodées de jalousie, & d’envie ; pour arriver dans cette ville on laisse le destroit de Vertu à gauche, pour passer au cap de Complaisance, qui conduit au port d’Amitié, o[ù l’]on traficque d’oeillades, de poulets, de sousris, de boucquets, & d’yeux doux ; de là on passe par Assemblée, par Connaissance, et par Conference qui sont petits villages sur nostre ville capitalle. Ce Royaume est divisé en quatre provinces qui sont l’Opulence, le Jeu, la Bonne chère, & l’Amour.

Cette fois, Coquetterie n’est plus qu’une ville — certes, la capitale —, de même que le symbolique isolement du Royaume de Coquetterie est supplanté par des frontières ouvertes imaginées sur le modèle de l’allégorie morale : à l’ouest le Canal du Vice ouvre sur la Mer de Perdition, à l’est on s’enfonce dans le Sable d’Inconstance ou le Sable d’Impertinence, tandis qu’au sud se jettent dans la Mer d’Imprudence le fleuve Hasard qui arrose la Province du Jeu, ou le fleuve Train, venu de la Province d’Opulence. Du Royaume de Galanterie enfin, s’il faut condamner les excès, on ne sort pas pour se convertir : au pire c’est le naufrage assuré (« il se pert », à l’est de la carte), au mieux l’on embarque pour faire voile dans la Mer d’Imprudence sans espoir de rédemption. C’est en observateur avisé plus qu’en directeur de conscience que se place ainsi l’inventeur de cette Géographie galante.

L’entreprise cartographique, dans ces trois versions convoquées, fait apparaître la divergence des points de vue adoptés : si la carte lève les lieux  — topoï — de la satire, si en repérant elle prétend assigner son objet à résidence, elle en dit long encore sur l’endroit « d’où l’on parle ». De ce trop rapide survol, nous retiendrons surtout la difficile localisation du Royaume de Galanterie : cette instabilité foncière de l’espace galant, tributaire dans nos exemples de projets satiriques concurrents, tient évidemment à l’amplitude sémantique de la notion, qui engage tout un « procès de civilisation ». À ce compte, le terme de galanterie, de surcroît allégorisé comme ici, renvoie moins à un ensemble de significations déterminées qu’il ne sert à organiser l’espace des conduites sociales, proposant et fixant les nouveaux modèles de comportement.

2. Inventaires et repérages

Catégorie labile, ou mieux poreuse, la galanterie peut ainsi être appréhendée comme un lieu problématique, à l’articulation de la vie sociale et de la littérature. Son exploration, à l’heure où elle tente de se doter d’une légitimité théorique —évidemment postérieure à sa divulgation effective —, passait nécessairement par un constant effort d’inventaire et de repérage. Ses géographes nous le prouvent, son territoire littéraire se découpe d’abord sur un plus large champ, celui des pratiques culturelles, si ce n’est de l’organisation même de l’espace social. Un exemple notamment nous servira de guide dans ce déchiffrement transversal du royaume de galanterie, substitut textuel de la figuration cartographique. Se plaçant explicitement dans la lignée de ce modèle allégorique, La carte de la Cour de Gabriel Guéret, publiée en 1663, se présente d’abord comme un itinéraire destiné à faciliter l’ascension sociale du solitaire Hydaspe, à qui l’ouvrage est adressé, et que l’auteur invite à goûter les joies de la paix civile retrouvée dans

ces lieux consacrez à la joye, d’où la Paix a chassé le trouble et la discorde, où la naissance heureuse d’un Dauphin promet une tranquillité solide, où le Monarque travaille au repos public aux despens de son repos particulier, où la piété de deux Reynes egalement vertueuses attire tous les jours de nouvelles benedictions, où l’union étroite de tous les Princes produit des réjouïssances continuelles. […]

Vous me direz peut estre que je vous appelle à des lieux bien éloignez, je l’avouë Hydaspe, et c’est aussi pour cela que je vous en ay tracé une Carte où vous trouverez la route que vous devez suivre, et que pour ne laisser aucune difficulté qui vous puisse embarrasser, je vous en envoye l’intelligence dans ce Discours[10].

Voyage initiatique sous la férule d’un maître expert, le parcours reproduit tout d’abord les étapes obligées de la formation du courtisan : parti de Noble Sang, condition minimale requise, après un bref séjour aux collèges de Latinité, Hydaspe obtiendra au Temple de Renommée, sis sur la Montagne de Curiosité, l’indispensable connaissance des rumeurs de la Ville (« les misteres des Ruelles ») et des bruits de la Cour (« les intrigues de la Cour »). Embarqués sur la Rivière de Connoissance, le voyageur et son guide parviendront successivement à la Province de Gentillesses, clairement associée à la galanterie[11], puis après plusieurs étapes, à l’Ile de Plaisirs où siège « une Cour galante où l’on peut faire bien des conquêtes », et dans laquelle Hydaspe est incité à mettre à profit les talents mondains acquis lors de son séjour à Petits Vers, Billets doux et Romans. Sans entrer dans le détail — complexe — de ce voyage, dont le terme attendu est l’admission à la Ville d’Employ, il convient de s’arrêter sur le procédé adopté par Guéret, qui ajoute à la pure topographie un véritable répertoire des principales personnalités politiques[12], mondaines et littéraires peuplant l’espace décrit : le cadastre se fait alors bottin mondain, dictionnaire à clé des hauts lieux de la sociabilité galante. L’allégorie cartographique se double en effet très vite d’une liste de noms propres — cryptés par le jeu transparent des clés, levées en marge du texte. À l’énumération s’associe la caractérisation, qui assigne à chacun sa place et son rôle : ainsi, la ville de Petits Vers compte au nombre de ses illustres habitants « l’adorable Uranie » (la comtesse de La Suze), « l’aimable Pomone » (Mlle Desjardins), « le Tendre Hylas, et l’Enjoüé Tircis » (les abbés Testu et de Montreuil), ainsi que « le Solitaire Damon » (M. Du Pelletier) ; à Billets doux règne « l’Ingenieux Vallere » (Voiture), tandis que, dans le « Quartier de Tendre », « le plus frequenté de tous », se regroupent : « ces Messieurs des Pieces Choisies, c’est à dire ces gens du beau Monde, ces personnes de la belle volée, ces ames des belles Conversations, et ces Intendans des Ruelles[13] », autour de « l’Ingenieux Clidamant, qui par la delicatesse de ses Billets, et la politesse de ses Lettres, fait voir qu’il y avoit encore un petit canton dans le Païs de Galanterie que l’on ne connoissoit pas ». La Cour galante est elle aussi détaillée, sous la conduite de son « Chef », Monsieur, duc d’Orléans : « le beau Licidas en est le Chef […], c’est celuy que l’on appelle par tout, le poly, le galand, l’agreable, et le magnifique Licidas[14] », tandis que Madame est « la divine Madonte » ; à leurs côtés, au hasard de la lecture, nous croiserons Pymante (le duc de Guise), « l’adorable Lucie » (la comtesse de Soissons), « le fameux Chrysante » (le duc de La Rochefoucauld), Chrysolite (la duchesse de Châtillon), Parthenice (la duchesse de Sully), « la charmante Julie » (Julie d’Angennes, marquise de Rambouillet), « la genereuse Cephise » (la comtesse de Fiesque), « l’aimable Angelique » (la marquise de Grignan), etc. Dûment inventorié, précisément arpenté, l’espace mondain est ordonné dans le texte au nom des communes valeurs galantes, mais selon une hiérarchie préexistante que l’ouvrage ne fait que reproduire et accréditer.

De la carte à l’annuaire, le passage est aisé, et l’on pourrait citer de nombreux ouvrages où l’entreprise de repérage de l’espace galant recourt aux diverses modalités de la liste. Soumise au détournement qui la constitue, précisément, comme « ouvrage de galanterie[15] », celle-ci vise à « publier » ingénieusement le monde galant, dans sa double identité : comme ensemble social d’une part, lorsqu’elle fournit les répertoires actualisés de la Ville et de la Cour, comme instance littéraire d’autre part, en envisageant cette société mondaine du point de vue de son rôle dans la production, l’évaluation et la circulation des « livres galants ».

C’est ainsi que l’on peut lire, parmi plusieurs exemples, aussi bien Le grand almanach d’Amour, issu du groupe Scudéry, que l’énumération poétique des « Mémorables » au chant III de l’Athys de Segrais, Le grand dictionnaire des précieuses de Somaize ou encore la fiction allégorique due à Donneau de Visé, cet étrange Amour échapé qui combine, au centre d’un cadre mythologique, le genre traditionnel du recueil de nouvelles à l’entreprise plus moderne de la « revue galante », au moyen d’une galerie de portraits détachables. On ne sera pas autrement surpris de voir réapparaître, dans la Préface de ce dernier ouvrage, le modèle cartographique convoqué par l’expression consacrée :

je diray d’abord à ceux qui n’aimeront pas les portraits de presque tous les gens de merite de France qu’ils trouveront en beaucoup d’endroits, qu’ils n’ont qu’à les traitter comme plusieurs font les conversations des Romans, c’est-à-dire à passer par dessus, puisque j’ay exprés fait en sorte qu’ils fussent détachez d’un grand nombre d’Histoires qui pourront divertir ceux qui ne demandent que cela. Si je n’estois asseuré que tous les Lecteurs n’en useront pas de mesme, je ne les y aurois pas mis ; mais bien loin qu’ils déplaisent generalement, quelques gens croyant que j’estois assez dans le monde pour en sçavoir bien la carte, m’ont sollicité plusieurs fois de faire ce que j’ay enfin entrepris […]. Ainsi les estrangers, sans beaucoup de peines, pourront avoir la carte de la Cour, les gens de la Cour celle des Villes, et les Provinciaux celle de la Cour […][16].

Cet état des lieux reproduit lui aussi l’ordre hiérarchisé de la société galante — la Cour, la Ville —, ses réseaux constitués — clientélisme ou relations amicales. Les terres galantes, on le voit, se caractérisent par cette étroite subordination à l’organisation sociale. En retour, celle-ci leur confère éclat et légitimité : alliance fragile et périlleuse, signe de l’ambivalence du modèle galant pris entre l’invention d’une nouvelle économie littéraire, radicalement moderne, et l’acceptation monnayée de cette hétéronomie.

3. Guerres civiles

Loin d’être neutre, l’opération d’arpentage du Royaume de Galanterie conduit ainsi à une mise en ordre, dont la visée régulatrice participe du procès d’institution de cette catégorie encore en mal de légitimation. Le recours à l’allégorie cartographique, plus ou moins fidèle, est la forme la plus visible de cette volonté d’organiser l’espace ou d’en contester les frontières.

Pour lui assurer une dignité littéraire, il convenait aussi d’en publier les autorités, d’en déterminer les modèles génériques et stylistiques. Lorsque Gabriel Guéret — toujours lui — entreprend en 1669, dans sa Promenade de Saint-Cloud[17], la revue critique des auteurs qu’il reprendra amplifiée et durcie deux ans plus tard dans sa Guerre des auteurs, c’est une nouvelle fois la locution proverbiale qui surgit de la bouche de Philante, l’un des interlocuteurs du dialogue : «  Vous ne parlez point, dit-il à l’un de ses amis, comme un homme qui devroit sçavoir la carte des auteurs[18]. »

Ce pays-là, en effet, traversé de violentes polémiques, de retentissantes querelles, est depuis toujours l’enjeu de revendications d’hégémonies rivales. Investi au tournant du siècle par les tenants du goût nouveau qui en déstabilisent l’ancienne configuration, il devient à la fin des années 1650 le théâtre d’une longue série de guerres civiles, dont la Querelle des Anciens et des Modernes n’est que le plus célèbre épisode. Une fois encore, l’adoption de représentations spatiales permet aux contemporains de donner à voir le paysage idéal qu’ils entendent construire ou défendre ; mais c’est alors sous les espèces du « champ clos », celui du combat réglé, que se présente l’espace littéraire :

Champ. […] en termes de Guerre, signifie le lieu où l’on donne quelque bataille, ou combat. […] On appelloit autrefois champ clos, ou camp clos, l’espace fermé de barrières, où les Chevaliers faisoient des joustes & tournois, ou des combats à outrance. Le champ est demeuré à un tel Chevalier. (Dictionnaire universel de Furetière)

Alain Viala a montré comment ces fictions allégoriques avaient permis de constituer l’imaginaire du « premier champ littéraire[19] » à travers la représentation topographique. Prolongeant l’analyse, on peut retenir au moins deux figurations exemplaires de cet espace conflictuel, où la montée du « parti galant » déclenche d’inévitables conflits. La première est celle du Royaume d’Éloquence dont Furetière et Sorel se disputèrent en 1658-1659 la véritable connaissance, et partant la plus fidèle relation des « derniers troubles » survenus. Dans la Nouvelle allégorique de Furetière[20], la « Sérénissime Princesse Rhétorique », en lutte contre le Capitaine Galimatias, s’est assurée l’appui du parti galant auquel elle a depuis longtemps concédé une place importante dans son empire : Galanterie, dame d’atours de la Reine, est en effet « une des plus favorites de la Cour et, quand la Reine vouloit se divertir et tenir son cercle, elle avoit toujours le premier tabouret et soutenoit la conversation[21] » ; sous la conduite des officiers Voiture et Sarasin, des troupes ont été levées « de la région des Vers Galands[22] », tandis que, derrière l’avant-garde, le gros des bataillons est divisé en quatre ensembles, parmi lesquels « on remarquoit à la gauche les lettres et les pièces de galanterie levées dans les païs héréditaires de la Reine[23] ».

La Nouvelle allégorique de Furetière semble donc consacrer la victoire du goût mondain : au Royaume d’Éloquence, la rhétorique nouvelle appelée à régner est celle du bel usage et du bien dire, doublement cautionnée par l’Académie et les ruelles. Mais ce récit est-il le compte rendu autorisé des récents conflits, si tant est d’ailleurs — et la chose est loin d’être acquise — que Furetière lui-même n’y joue pas un rôle de narrateur ambigu, voire ironique ?

La réplique de Sorel, parue un an jour pour jour après la Nouvelle allégorique, propose des faits une tout autre version, traçant du même coup des frontières concurrentes dans cette topographie symbolique. La Relation veritable de ce qui s’est passé au Royaume de Sophie[24] se présente ainsi comme la contre-attaque des doctes, dont Sorel se prétend le porte-parole. Il ne s’agit plus de défendre le fallacieux Royaume d’Éloquence, mais le légitime empire de Sophie — traduisons avec Sorel la « Sapience », « Sagesse philosophique ou […] Science generale » :

L’Art de bien dire est fort agreable & fort charmant, mais il est besoin d’empescher que les Esprits vulgaires ne s’y attachent trop, & ne veüillent plus reconnoistre autre que luy pour leur Maistre. Avec l’occasion de se divertir on en doit chercher une plus sérieuse & plus utile[25].

C’est un récit radicalement différent de cette guerre civile que nous livre Sorel — seule « relation » véridique, si l’on en croit le titre. Rhétorique, vassale de Sophie, est entrée en rébellion contre sa suzeraine. De surcroît cette princesse séditieuse ne peut nullement prétendre incarner l’éloquence. Commentant mot à mot le texte de Furetière, Sorel relève les alliances contre nature de Rhétorique avec Galanterie, déplorant du même coup que les bonnes lettres soient tombées en quenouille :

On n’oublia pas apres de remarquer que l’Eloquence estoit placée dans de certains Reduits appellez Alcoves ; ce qui montroit que cette Eloquence qu’on vantoit, n’estoit qu’une Eloquence vaine & fardée, puis qu’elle demeuroit en ces lieux-là, qui n’estoient que pour des Femmes oisives, nourries parmy les somptuositez & les delices du Monde, plustost que de se trouver chez les Homme sçavans & laborieux ; Que la Galanterie estoit aussi estimée la Dame d’atour de cette Reyne, & sa Favorite ; & que comme pour ses principales forces elle n’avoit que des oeuvres Lyriques, des Sonnets, des Epigrammes, des Madrigaux, des Poëmes Dramatiques & Epiques, des Idylles, des Satyres, & des Vers Galans, quand il avoit esté besoin de combattre, elle avoit fait commencer l’escarmouche par quelques Billets doux & Complimens[26].

On découvrira d’ailleurs, peu après la victoire de Sophie, que cette prétendue princesse est en réalité une usurpatrice. Les provinces reconquises du royaume de Sophie seront alors redistribuées entre la vraie tenante du titre, la « Rhetorique Philosophique et Scientifique » à qui confier les « Discours serieux », et sa rivale dégradée, une « Rhetorique du Siecle » ou « Rhetorique à la Mode[27] » au règne futile, celui des « Discours faits à plaisir » — lettres, fables, romans, poésies ou billets galants.

Autre scène, mêmes conflits : le mont Parnasse, haut lieu de l’inspiration littéraire, est enfin le théâtre d’une guerre civile qui met aux prises le traditionnel « party serieux » des doctes et un « party Galand » dont les forces montantes mettent en péril l’ancienne hégémonie du Parnasse[28]. C’est à Sorel encore que l’on doit cette fiction allégorique, dont l’intitulé résume sans ambiguïtés l’argument : Le nouveau Parnasse, ou Les muses galantes paraît en 1663 dans les Oeuvres diverses de l’auteur[29]. Le texte s’ouvre sur la menace d’une sédition imminente :

Apres quelques querelles de peu d’importance arrivées dans l’ancien Parnasse, sa tranquillité fut un jour entierement troublée ; Les instrumens de Musique qui n’avoient jamais esté employez qu’aux divertissemens de la paix, excitoient alors aux fureurs d’une Guerre Civile. […]

Le desordre venoit de ce qu’entre les Peuples qui devoient leur foy & hommage à ce venerable lieu, il y en avoit qui y vouloient obtenir un ra dng plus avantageux que les autres, & un pouvoir plus signalé. Le grand Apollon qui depuis long-temps a esté estimé leur Roy & leur Dieu, apprenoit avec regret qu’on tenoit sa Royauté pour usurpée, & sa Deïté fabuleuse, & que par une trahison insigne, ceux d’entre ses Sujets qui participoient à ses plus exquises faveurs, avoient laschement conspiré contre son Estat[30].

En dépit des réticences de Sorel, qui ne pouvait accepter cet ordre nouveau sans réserves, le parti galant sort vainqueur du conflit, emportant les suffrages d’Apollon et des Muses. Pourtant, un compromis semble encore possible ; le texte s’achève ainsi par un panégyrique enthousiaste de ce « Nouveau Parnasse, sçavant & Galand », alliance rêvée de l’esthétique mondaine et de l’érudition — ou, plus vraisemblablement, concession résignée au goût du siècle :

Il fut permis aux Philosophes & aux Orateurs d’estre Galands, aussi bien qu’aux Poëtes. La barbarie & la rudesse, furent laissées aux Habitans de l’ancien Parnasse, qui avoit esté autrefois assez poly […] : Toute la politesse & tout l’agrément furent reservez pour nos Muses Galantes, pour leurs bonnes Amies, & pour leurs Adorateurs, qui composerent un nouveau Parnasse, sçavant & Galand, lequel subsiste encore aujourd’huy à la gloire de ceux qui l’ont fondé.

De là viennent tant de beaux Romans, tant d’ingenieuses Allegories, & tant de Poësies si charmantes, qui sont l’entretien des meilleurs Esprits de nostre Siecle. Il y a de la gloire non seulement à les imiter, mais à estre capable de les entendre & d’en gouster les douceurs ; D’une autre part les Livres de la vraye Science & de la bonne Philosophie, & les Histoires les plus regulieres, ne sortans pas de la main des Pedans Fieffez, mais des Hommes Galands & polis, on y trouve tout ce qui peut satisfaire les plus honnestes Gens de la Terre[31].

Décliné sous ces différentes formes — des territoires socio-politiques aux lieux mythologiques —, l’espace littéraire ne se réduit nullement à une simple formule métaphorique dans ces années 1650-1660. La représentation allégorique qui donne à lire les combats réglés du « premier champ littéraire » en organise efficacement les clivages, découpant les frontières des provinces convoitées, identifiant les forces en présence, désignant enfin avec acuité les enjeux majeurs de la nouvelle configuration qui se dessine alors.

Pour mettre en scène la conflictuelle émergence de cette littérature moderne à laquelle le Royaume de Galanterie prétend s’identifier, la figuration spatiale constituait ainsi un puissant outil critique — au double sens de commentaire expert d’un « état des lieux » en pleine mutation, et d’opérateur actif dans cette crise des belles-lettres. Aux aventuriers géographes, pionniers dans cette entreprise, elle offrait le bénéfice d’une situation de pouvoir symbolique, masquée derrière l’apparente neutralité de l’observateur : car s’il faut en effet savoir la carte pour la dessiner, autant dire que l’on maîtrise le terrain. Ces positions ambiguës jouant de l’inévitable confusion entre le dedans et le dehors d’un espace désormais commun — quoique inégalement investi — se traduisent dans les textes par le statut parfois indécidable de l’ironie allégorique. Quant au lecteur-herméneute, destinataire de ces fictions, s’il est déjà du monde, il saura en apprécier la projection cartographique, sourire aux allusions et savourer les distorsions volontairement infligées au modèle. Qu’il soit complice de la sédition galante ou rallié au parti de la résistance, sa place est elle aussi inévitablement laissée en creux dans la carte. Si à l’inverse, il a tout à apprendre de son guide, ce savoir fraîchement acquis lui donnera alors à moindres frais l’illusion d’avoir pénétré les arcanes de ce nouveau pouvoir dont la carte lui livre la géographie. Pareille connaissance est appelée à une immédiate valorisation pratique : place à prendre à son tour au Royaume de Galanterie, pour en assumer les valeurs ou s’y ménager un lieu d’opposition.

De cette opération d’institution littéraire, la représentation cartographique aura donc fourni un dispositif essentiel. L’espace que nous déchiffrons à notre tour, s’il nous apparaît sous la forme stabilisée de la carte, n’en fut pas moins le site de mouvements antagonistes, de projets de conquête rivaux, de mises en ordre concurrentes. Ses descriptions, partiellement analysées ici, participent de cette stratégie d’occupation du terrain nécessaire à l’établissement du Royaume de Galanterie. En révéler la secrète dynamique n’interdit nullement de reconnaître à ces fictions géographiques leur fonction d’archive mémorable, conservatoire symbolique fixant pour la postérité les images fugaces de territoires littéraires aux limites encore indécises.