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À Fleur de peau. Corps, odeurs, parfums est un livre qui s’ouvre sur le corps et éveille nos sens endormis. Il est une dédicace faite à l’odorant tégument, un éloge de ce nez si souvent dénigré, oublié, et pourtant si rusé. Au fil de ses lignes émoustillantes, les mots deviennent odeurs et l’on goûte alors à une variation de mets olfactifs, redécouvrant le nez et ses volatils paysages.

Longtemps, l’odorat ne reçut que mépris ; prétextant un sens empreint de vulgarité et de bestialité, les hommes lui refusaient toute noblesse : celui qui sentait était tel l’animal qui flairait (Annick Le Guérer). En outre, les hommes rejetaient ce nez indocile qui leur échappait : mettre les odeurs en paroles était souvent vaine tentative d’un langage impuissant devant l’indicible odorant. Face à la dérobade des mots, certains firent alors taire ce sens ingrat. Néanmoins, après le règne du silence olfactif décrit par Corbin, la société contemporaine signe le retour d’une ambiance odorante : aux odeurs trop charnelles du corps se substituent de plus décentes senteurs artificielles, tandis que l’environnement lui-même est réodorisé.

La perception des odeurs dépasse souvent l’esthétique pure pour devenir jugement moral : rien ne sent beau, tout sent bon ou mauvais (Pascal Lardellier). L’arc-en-ciel odorant est une création culturelle qui s’échelonne des meilleures aux pires odeurs : il y a partage du monde entre le bien et le mal olfactifs, clivage arbitraire qui fait de la fragrance un gage de vertu et de la puanteur un signe incontestable du vice. Comme si le bien et le mal s’incarnaient dans l’odeur et s’y révélaient. Le monde est toujours opposition du suave et du nauséabond : certaines professions (cuisinier, médecin légiste, pompier…) font d’ailleurs appel à la capacité discriminatoire du nez pour faire parler bonnes et mauvaises odeurs (Joël Candau).

Mais cette distinction entre le bien (odorant) et le mal (odorant) peut devenir base d’un racisme olfactif : le semblable est toujours en odeur de sainteté, l’autre ou l’étranger toujours puant. Le nez participe d’une hiérarchisation tant raciale que sociale : si l’odeur distingue le « blanc » qui pue-le-beurre du « nègre » à l’intolérable sillage décrit par les colonialistes, le « boche » infecté par la bromidrose fétide du « juif » empestant le foetor judaïcus (David Le Breton), le parfum contribue à différencier le patriciat de la plèbe ou le sanctuaire du lieu de débauche (Paul Rasse).

La découverte olfactive de l’autre prélude au sens de la relation : dès les prémices de la vie, l’enfant tisse avec sa mère un lien par cet invisible fil des odeurs (Danielle Malmberg). Plus tard, l’individu estimera, à vue de nez, s’il se sent bien avec celui qui lui fait face ou s’il l’a dans le nez. Il y a lecture olfactive de l’autre : l’aura odorante qui le baigne est son sceau unique, un condensé de son être. L’odeur est une préfiguration de l’inconnu : elle est un pont entre le social et l’intime, entre soi et l’autre (Serge Chaumier). L’odeur, attractive ou répulsive, suscite tantôt le désir tantôt le dégoût pour autrui, mais son réel impact sur les affinités reste mystérieux.

Puisque l’odeur brute est information incontrôlable et le parfum message maîtrisé, l’homme tend à manipuler l’organe nasal de ses contemporains en usant de trompe-le-nez. Les parfums sont des leurres olfactifs qui détournent l’odorat de sources odorantes trop parlantes ou rebutantes. Alors que le parfum « cosmétique » voile les aléas de l’atmosphère naturelle du corps et séduit les narines lorsque les phéromones humaines restent hypothétiques (Benoist Schaal), le parfum funéraire, quant à lui, prépare le défunt à l’autre monde tout en masquant la pire facette du cadavre : sa décomposition, tant charnelle qu’olfactive (Patrick Baudry). Quand le parfum s’empare de l’odeur, la culture reprend prise sur l’insolente nature.

Les publicitaires, conscients de l’enchanteresse odeur, mènent désormais le consommateur par le bout du nez : l’individu succombe au charme des envoûtantes senteurs qui le manipulent insidieusement. Les messages olfactifs subliminaux l’incitent et excitent son imaginaire et sa mémoire (Didier Courbet et Marie-Pierre Fourquet) : l’odeur génère des représentations et régénère des souvenirs et émotions qui influent sur l’agir de l’homme. Mais le parfum médiatisé, devenu forme imagée, séduit aussi bien le nez que sa forme olfactive originelle car l’image publicitaire – tangible représentante de la fragrance – comble l’indicible sensation du nez. Le parfum s’incarne si totalement dans cette image mystifiée que la sensation visuelle fait naître l’impression olfactive (Jean-Jacques Boutard) : le parfum se donne à voir avant même de s’être donné à sentir.

À Fleur de peau est un ouvrage imprégné d’odeurs, dont les lignes éveillent notre mémoire olfactive assoupie : il transporte le lecteur dans cette sphère des sens qui transforme chaque mot en senteurs. À travers les prismes de l’information et de la communication, de l’histoire, de la philosophie, de la sociologie, de l’éthologie et de la psychologie sensorielle, le nez réapparaît entouré de sa cour d’odeurs, puissantes et envoûtantes. À fleur de peau, corps, odeurs et parfums s’entremêlent pour tisser une trame olfactive unique, pour émettre ce langage odorant qui révèle l’être et le monde.