Corps de l’article

Catalogue d’une exposition tenue au Musée de la civilisation de Québec en 2002, ce livre est beaucoup plus qu’un guide d’exposition. C’est une fort belle et fort bonne étude ethnographique du country et du western, de leur place dans la culture américaine et de leur diffusion universelle. Mieux qu’une simple monographie, c’est l’étude d’un mythe et de son immense succès planétaire que nous proposent les auteurs, tous deux anthropologues. Ils posent en effet une question toute simple, mais de celles que se posent souvent les ethnologues à propos des phénomènes qu’ils observent, particulièrement les croyances religieuses ou les idéologies : comment a-t-on pu, et peut-on encore croire, à un mythe aussi faux? Ou comment une histoire faite surtout de misères, devient un mythe héroïque, puis une marchandise? Du chapeau Stetson aux scènes épiques du cinéma western en passant par le rodéo, très peu d’éléments de l’imaginaire Cow-boy trouvent leur origine dans la conquête de l’Ouest ; la plupart des éléments sont d’invention tardive, parfois récente, et de provenance fort éloignée parfois des plaines du Kansas et du Wyoming. De l’« Indien », invention d’une altérité à partir de divers éléments et surtout de beaucoup d’imagination, au récit des exploits de Jesse James, brute transformée en une sorte de Robin des Bois, tout semble faux en effet. L’écart entre le mythe et le réel est très grand.

Pour comprendre comment « un bon mythe peut être totalement inventé » et « demeurer en même temps parfaitement authentique » (p. 33), nos deux ethnologues ne vont pas tant explorer sa genèse que relever et analyser ses thèmes : les décors (la Frontière, Little House on the Prairie, la ville western), les personnages (le shérif, le bandit, le colon, les Indiens), les emblèmes (pistolet, cheval, chapeau, bottes) et les légendes (le Wild West Show de Buffalo Bill, les films de John Wayne). Le parcours est très intéressant, le texte est plein d’observations intelligentes, et non dépourvu d’humour. Le livre est également plaisant à feuilleter, il est important de le dire, en raison de l’abondante iconographie intelligemment choisie et reproduite avec soin ; les vignettes qui accompagnent les images, et dont on doit la rédaction à Anouk Gingras et Marie-Charlotte De Koninck, sont toujours intéressantes et instructives.

Le risque d’une telle démarche est de faire de l’objet une caricature, et malgré leur efforts pour éviter une telle simplification et un certain snobisme, nos auteurs finissent peut-être par donner de nombreux arguments à ceux qui identifient le country au kitsch absolu. Dans le chapitre consacré à la chanson, par exemple, l’on insiste de manière un peu trop appuyée sur la simplicité de la musique et des paroles : « Nous sommes loin de Lamartine lorsque l’on écoute Johnny Cash » (p. 187). C’est la quasi-totalité des accords et des refrains de toutes les musiques populaires, qu’il faudrait alors qualifier de simplistes.

Mais loin de s’en tenir à un jugement sur la fausseté du mythe, Arcand et Bouchard vont chercher à le comprendre, c’est-à-dire à y reconnaître une part d’eux-mêmes, un rêve que nous partageons tous un peu, de Paris à Tokyo. Le mythe, remarquent-ils, comporte deux versants, deux morales. La première est bien représentée par le cinéma western, c’est celle de l’homme solitaire et sans attache, endurant et courageux, silencieux et triste, l’incarnation de la liberté, qui entretient chez nous tous le désir de sortir de l’ordinaire et du quotidien, et l’espérance que le Bien peut réussir à vaincre le Mal. Le cow-boy solitaire est « promesse de libération » (p. 218). La seconde morale, dont la chanson country fournit la plus belle expression, est la recherche de la spontanéité et de la simplicité. Les petites gens reprennent ici leurs droits. On chante leur vie, leurs joies et leurs difficultés, plutôt que celles des princes et des célébrités.

Quand tout a été dit, il ne reste plus qu’un homme et une femme qui s’aiment, l’un et l’autre inquiets de perdre ce grand amour, parce que la vie autrement serait triste et que la vie mérite d’être belle. Point. Inutile d’en rajouter pour compliquer tout le reste, les amateurs de country fréquentent peu les officines de psychanalyse. C’est un peu ce que Camus disait du football : le plaisir profond de retrouver les joies faciles de l’enfance et de se retrouver, pour une fois, face à l’incontestable. Le country serait la Coupe du monde de la communication avec l’humanité entière.

(p. 191)

Cette morale, c’est le retour aux valeurs fondamentales, qui permettent aux hommes, fondamentalement bons, de vivre en paix.

Le country et le western expriment ainsi deux rêves contraires, et en un sens solidaires, celui de vivre heureux en société, dans des rapports simples et transparents, et celui de s’évader, de demeurer libre et indépendant ; un certain idéal de vie où les rapports sont faits de simplicité, de sincérité et de convivialité, et la conviction que chacun demeure toujours seul et solitaire ; deux représentations de ce que nous sommes, individualistes et durs, sociables et doux ; deux réponses à l’existence, que les hommes et les femmes caressent en silence, et entre lesquels sans doute ils ne se résignent pas à choisir.

S’il est faux, le mythe contient donc aussi une vérité. Entre la croyance et le savoir, comme le fait remarquer Jean Pouillon (1993), la différence ne passe pas nécessairement là où on le pense toujours. Détenir un savoir, c’est penser détenir la vérité. Celui qui croit en revanche admet la possibilité d’un démenti. On ne croit qu’à ce dont on doute. Si le western est bel et bien une illusion, et qui a encore un bel avenir devant lui, y croire n’est pas toujours affaire de dupe.