Corps de l’article

Anthropologue et praticien de médecine chinoise, Volker Scheid a exercé seize mois (1994-1999) dans des structures publiques et privées chinoises, principalement à Pékin. Son analyse de l’irréductible complexité du terrain de la médecine chinoise se veut une contribution au renouvellement de l’anthropologie médicale.

Il rappelle que l’anthropologie classique (Kant, Montesquieu), en privilégiant le sujet humain, vise exclusivement des constantes culturelles (pratiques, normes, traditions, cultures, systèmes) comme déterminant unique. En opposition à ce monisme réductionniste, la sociologie des sciences (Latour, Pickering) privilégie la compréhension des processus locaux de construction par une implication nécessaire du chercheur.

Abandonnant la première, s’inspirant de la seconde, et intégrant psychologie sociale et philosophie chinoise, Scheid propose une ethnographie d’intervention, à perspectives multiples, pour modéliser la pluralité du terrain de pratique de la médecine chinoise : les infrastructures humaines et non-humaines, hétérogènes et multiples, se combinent dans un processus de synthèse à des niveaux variables par émergence ou disparition, résistance ou accommodation, inclusion ou exclusion, reproduction ou production ; avec, comme attributs, localité, connec-tivité, action, topographie. Ainsi, dans ce modèle sans centre unique où l’importance d’une infrastructure n’implique pas sa domination absolue, le global (externe) et le local (interne) ne diffèrent plus en qualité, mais par degrés.

À partir d’études de cas, Scheid propose six perspectives d’analyse d’infrastructures constitutives de la médecine chinoise, et constituées par elle en retour, privilégiant les facteurs humains (chapitres 3 à 6) puis non humains (chapitres 7 à 8).

Quatre périodes se succèdent, façonnées par des impératifs d’État parfois contradictoires : nationalisme, maoïsme, scientifisation-modernisation-technologisation, économie de marché, héritage culturel. Du Guomindang à 1953, l’opposition radicale entre médecine chinoise et occidentale perdure. De 1953 à 1965, renversement brutal : l’intégration des deux médecines devient le principe de construction d’une nouvelle médecine nationale (politique, santé, éducation), avec cependant une orientation biomédicale. Cette entreprise continue pendant la Révolution Culturelle (1966-1976), mais dans une entreprise de déconstruction institutionnelle et d’oppression individuelle. Enfin, depuis 1977, la politique de Deng Xiaoping a permis l’établissement d’un système de santé pluriel (médecine chinoise, médecine occidentale, médecine mixte) où la médecine chinoise a trouvé une intégration institutionnelle assurée.

L’analyse des rapports des patients aux médecines chinoise et occidentale invalide le modèle réducteur du choix rationnel posant des acteurs dotés de croyances culturelles capables de sélectionner parmi différents systèmes médicaux coexistants. De manière plus complexe, les patients combinent diversement thérapeutes et thérapeutiques, dans les limites des contraintes structurelles ; mais leurs résistances (désirs, besoins, fierté) impliquent, à terme, une accommodation en retour des institutions. Ainsi, la synthèse émergente renouvelle l’opposition entre le global (domination nationale du système de santé) et le local (résistances individuelles).

Quant aux médecins, leurs prescriptions, véritables combinaisons de facteurs (corps du patient, théories classiques, biomédecine, technologie, conception du rapport médecine chinoise-biomédecine, rôle moral et social du médecin) aboutissent parfois à des créations nosologiques et thérapeutiques hybrides. Les théories et pratiques médicales individuelles émergent donc de processus locaux de synthèse (le médecin utilise les ressources disponibles qui le façonnent parallèlement), influençant inversement la systématisation étatique de la médecine chinoise.

Devenir médecin requiert le maniement de trois types de rapport : maître-disciple (traditionnel), enseignant-étudiant (instauration de l’État socialiste moderne), réseau social. Voilà une illustration topographique claire : l’idée d’une structure statique ne saurait remplacer la dynamique réelle du terrain issue des multiplicités spatio-temporelles.

Bianzheng Lunzhi (différentiation des syndromes et détermination du traitement) est considéré comme le pivot de la médecine chinoise depuis les années 1950 : instrument politique initial pour une nouvelle médecine nationale inspirée du matérialisme dialectique, les médecins chinois l’ont rapidement adopté pour la survie de leur tradition, mais ils le perçoivent aujourd’hui comme une menace à cause de ses diverses instrumentalisations, simplifications et systématisations.

Une étude individuelle (Dr Lun) de l’élaboration d’une nouvelle nosologie et acumoxa pour des troubles de parole après accidents vasculaires-cérébraux, complète l’analyse de l’émergence de savoirs et pratiques locaux à la croisée de luttes idéologiques, cliniques, historiques, institutionnelles, personnelles.

Aux vues de ces perspectives, deux voies de développement s’ouvrent à l’avenir de la médecine chinoise : la systématisation et la globalisation, ou bien la diversité des réseaux locaux. Or, en soulignant la pluralité locale constitutive de la médecine chinoise et l’apport déterminant de l’analyse avant l’intervention, l’anthropologie de Scheid défend clairement la nécessité de la seconde voie.