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Au Québec et ailleurs en Occident, l’éducation sexuelle retient actuellement l’attention de plusieurs chercheuses et chercheurs ainsi que de spécialistes et personnes-ressources préoccupés par le développement et la santé dite « sexuelle » des jeunes à l’adolescence. Cette préoccupation est vraisemblablement attribuable au fait que l’adolescence est marquée par l’arrivée de la capacité de reproduction, dont l’impact est particulièrement notable chez les filles. Est-ce là une manifestation des propos de certaines personnes qui observent que c’est « autour de l’idée du sexe que vont s’organiser presque tous les faits affectifs ou représentatifs relatifs à l’adolescence » (Galland 1991) ? Il serait possible de débattre longuement cette question, mais il demeure que des phénomènes comme la grossesse à l’adolescence, l’abus sexuel, la violence dans les fréquentations amoureuses des jeunes, les maladies transmissibles sexuellement (MTS), le syndrome d’immunodéficience acquise (sida) ou encore le développement d’une sexualité « saine et responsable », ont engendré depuis quelques années un nombre impressionnant de recherches et d’interventions.

Un constat majeur se dégage de l’examen de ce foisonnement de travaux et d’initiatives. L’éducation sexuelle est un phénomène marqué socialement, par le sexe (féminin) et par l’âge (jeune), notamment, et par une production scientifique et des efforts éducatifs susceptibles d’alimenter des représentations sociales qui renforcent ce marquage. La sexualité des femmes en général, et des jeunes femmes[1], en particulier, fait dans ce contexte l’objet d’un plus grand contrôle social.

Le présent article théorique tire ses origines d’une thèse de doctorat interdisciplinaire, en cours de réalisation, qui porte sur les représentations sociales[2] de l’éducation sexuelle au Québec (Boucher, à paraître), compte tenu de la réflexion entourant l’avenir de l’éducation sexuelle en milieu scolaire, dans le contexte de la réforme de l’éducation amorcée en 2000 (MEQ 1997). Cette dernière se caractérise par un réaménagement majeur du curriculum favorisant le retour à l’enseignement des matières qualifiées d’essentielles. Cela engendrera la transformation, voire la disparition du programme officiel d’éducation sexuelle au Québec (MEQ 1984, 1986), au profit d’activités pédagogiques ponctuelles en vue de l’acquisition de compétences liées à la santé, dont la nature et les responsables restent encore à déterminer (Arcand et autres 1998). Ce contexte d’incertitude n’est pas sans préoccuper des intervenantes et intervenants ainsi que des membres de groupes de pression qui s’intéressent à l’éducation sexuelle des jeunes. Certaines personnes diront qu’il s’agit là d’un retour en arrière. C’est alors que nous cherchions à mettre en relief les discours de femmes particulièrement visées par l’éducation sexuelle, que la question des rapports sociaux de sexe a tôt fait de se montrer saillante.

Nous voulons dans ce qui suit poser un regard critique féministe sur la recherche et l’intervention en matière d’éducation sexuelle[3]. Dans un premier temps, quelques considérations d’ordre conceptuel relativement à l’objet d’étude seront abordées, afin de le circonscrire et d’en envisager certaines conséquences pratiques. Suivra un tour d’horizon des recherches qui s’effectuent dans le domaine. Une réflexion sur des écueils généraux qui peuvent caractériser plusieurs interventions d’éducation sexuelle, dont celles qui existent au Québec, sera enfin présentée. Nous conclurons par l’énoncé de perspectives d’avenir sur les deux aspects étudiés.

L’éducation sexuelle : le poids des mots

Dans notre réflexion, nous optons pour une définition large de l’éducation sexuelle, entendue comme des interventions, formelles ou informelles, en vue soit, plus globalement, de la formation intégrale des personnes, soit, plus précisément, du développement de connaissances, d’habiletés ou d’attitudes, dans le domaine de la sexualité humaine, considérée sous ses multiples dimensions : affectives, cognitives, physiques, comportementales, sociales, morales et spirituelles (Gaudreau 1997). En fait, proposer une définition « scientifique », univoque et consensuelle du concept d’éducation sexuelle se révèle un exercice ardu, voire hasardeux, tant la valence affective du sujet est palpable à travers les propos de plusieurs auteures et auteurs. Chaque personne est susceptible d’y ajouter ses conceptions relativement aux modèles éducatifs et aux théories de l’apprentissage à privilégier, aux valeurs à prôner, aux problèmes à résoudre ou aux comportements à adopter ou à éviter. Ce fait se reflète d’ailleurs dans le choix des mots employés pour nommer l’éducation sexuelle qui, nous le rappelle Fernando Barragan (1997 : 23), ne sont pas neutres : « éducation à la vie familiale », « éducation à l’amour », « éducation affective sexuelle », « éducation de la sexualité », « éducation à l’érotisme », et la désormais consacrée « éducation à la santé sexuelle » sont autant de façons de désigner, de se représenter et, par extension, d’orienter l’éducation sexuelle.

La représentation de l’éducation sexuelle endossée par divers auteurs et auteures est non seulement perceptible au fil de la terminologie employée, mais aussi dans les buts qu’elle vise. À titre illustratif, Marie-Paule Desaulniers (1990 : 102) est d’avis qu’une fin de l’éducation sexuelle consiste à « permettre une intégration de l’affectivité et de la sexualité, d’apprendre à aimer », ce qui implique qu’amour et sexualité vont de pair. Dans la même veine, plusieurs programmes d’éducation sexuelle (Kirby et autres 1994) ont pour objet le développement d’une sexualité saine et responsable. Qu’entend-on par les termes « sain » et « responsable » ? Il ne s’agit pas de juger du bien-fondé de ces conceptions ; lier la sexualité à l’amour, au plaisir, à la santé ou à la responsabilité n’est pas nécessairement antinomique. Cependant, au-delà de l’approche scientifique préconisée pour définir l’éducation sexuelle, il y a des valeurs, des représentations qui se confrontent, et cela n’est pas sans répercussions sur les interventions d’éducation sexuelle qui, nous le verrons plus loin, touchent particulièrement les jeunes femmes. Ce constat prévaut en ce qui concerne les recherches récentes menées dans ce domaine.

La recherche en éducation sexuelle : un discours de l’appliqué et du fondamental

Les études réalisées dans le domaine de l’éducation sexuelle depuis les deux dernières décennies au Québec, mais aussi dans d’autres pays occidentaux, sont issues de plusieurs disciplines et présentent, tout comme ses définitions, des orientations scientifiques et philosophiques multiples. En effet, les sciences sociales, comme la psychologie, l’éducation, la sexologie, la sociologie, l’histoire et l’anthropologie, sont particulièrement représentées, de même que les disciplines biomédicales telles que la biologie humaine, la médecine et la santé communautaire/publique, sans compter d’autres champs d’étude comme la philosophie et les sciences religieuses.

Nous remarquons, à l’instar d’autres chercheuses (Nathanson 1991 ; Tabet 1985 ; Welsh, Rostosky et Kawaguchi 2000), que la recherche et l’intervention dans le domaine de l’éducation sexuelle concernent des populations bien précises, dites « à risque ». Michel Foucault (1976) observe à ce titre que les femmes, les jeunes et la fertilité sont, depuis le xixe siècle, des objets privilégiés des discours, des connaissances ainsi que de l’intervention en matière de sexualité. Une courte recherche dans les banques de données reconnues, comme Psycinfo, Sociofile, Sociological Abstracts ou ERIC, nous le confirme puisque l’adolescence et les femmes surtout, mais aussi les personnes issues de milieux socioéconomiquement défavorisés ou d’origines culturelles minoritaires, font particulièrement l’objet de recherches. Les hommes sont moins représentés, exception faite de ceux qui sont d’orientation homosexuelle, et ce, depuis la découverte du sida. Un axe de recherche périphérique se développe également du côté des personnes présentant un problème de santé physique ou mentale particulier. Enfin, quelques études portent sur les personnes âgées. Le sexe, l’âge, l’origine sociale et l’orientation sexuelle conditionneraient donc le développement et l’application des connaissances dans le domaine de l’éducation sexuelle. Autrement dit, l’éducation sexuelle est un phénomène marqué socialement, les jeunes femmes étant au coeur des discours scientifiques en la matière.

Les travaux recensés peuvent se regrouper en fonction des paramètres suivants : leur nature appliquée ou fondamentale et empirique ou non empirique[4]. La majorité d’entre eux sont de nature appliquée et empirique, plusieurs sont d’approche fondamentale et non empirique et, enfin, rares sont les recherches fondamentales de nature empirique. Par souci de synthèse, nous avons d’abord effectué un examen des recherches appliquées et empiriques, auquel s’est ajouté celui des travaux de nature fondamentale, qu’ils soient empiriques ou non.

La recherche appliquée empirique : la prévention des « problèmes sociaux » liés à la sexualité

Particulièrement florissante, la recherche appliquée empirique dans le domaine de l’éducation sexuelle est surtout le fait de chercheuses et de chercheurs des domaines de l’intervention sanitaire, psychosociale, sexologique et éducative, qui tentent de comprendre et de résoudre ce qu’il est convenu de désigner comme les « problèmes sociaux » liés à la sexualité, « problèmes » qui sont pour beaucoup dévolus aux jeunes femmes. La grossesse et la parentalité à l’adolescence (Coley et Chase-Lansdale 1998 ; Manseau 1997), en particulier, et les MTS chez les jeunes (Parent et Alary 2000) sont, depuis les années 80 et encore aujourd’hui, au palmarès des « problèmes » étudiés. La violence physique, psychologique et sexuelle dans les fréquentations amoureuses des adolescentes et des adolescents (Lavoie et autres 2001), l’exploitation et l’abus sexuels chez les jeunes (Hébert et autres 1999) ainsi que le sida (Otis 1996) se sont ajoutés au tableau. D’ailleurs, le sida est probablement le thème qui fait couler le plus d’encre dans les travaux récents.

Le paradigme de la prévention est au centre des recherches appliquées empiriques dans le domaine de l’éducation sexuelle, comme dans celui des autres « problèmes sociaux ». Mentionnons d’ores et déjà que ce paradigme comporte, d’un point de vue féministe, des limites importantes lorsqu’il s’agit d’appliquer les connaissances scientifiques ; ces limites seront discutées plus loin. Traçons en premier lieu un portrait des recherches réalisées dans ce courant, afin d’en mieux circonscrire les grandes caractéristiques. Un bref examen de ces dernières depuis les années 80 nous fait remarquer que les chercheuses et les chercheurs s’attardent d’abord à délimiter la prévalence et l’incidence des « problèmes sociaux » susmentionnés, ainsi qu’à en décrire les conséquences physiques, psychosociales et socioéconomiques. C’est le cas, par exemple, de la grossesse à l’adolescence, dont on suit régulièrement la progression (Rochon 1999) et qui se voit associée à des complications médicales, à un développement de l’identité personnelle compromis, à de l’isolement social, à la monoparentalité, au décrochage scolaire, à la dépendance économique, à la pauvreté et à la négligence parentale (Coley et Chase-Landsdale 1998). Des programmes de prévention secondaire et tertiaire[5] sont ensuite mis sur pied pour atténuer les conséquences néfastes de ces « problèmes sociaux » sur les jeunes mères et leurs enfants. Le programme québécois de soutien aux jeunes parents de milieu socioéconomiquement défavorisé, Naître égaux et grandir en santé, en est une illustration (Boyer et autres 1995).

Toutefois, l’éducation sexuelle s’inscrit davantage dans le champ de la prévention primaire, qui gagne en popularité chez les chercheuses et les chercheurs depuis les dernières années. Ainsi, plusieurs s’emploient à mettre en relief les comportements préventifs ou à risque des jeunes en matière de sexualité, ainsi que les facteurs de risque psychosociaux, familiaux, comportementaux, environnementaux ou autres des problèmes sociaux liés à la sexualité, afin d’intervenir directement sur ces facteurs, par l’entremise de programmes qui en éviteraient l’apparition. C’est le cas des études qui portent sur la violence physique, psychologique et sexuelle dans les relations amoureuses des jeunes, qui analysent les facteurs de risque associés au fait d’adopter ou de subir des comportements violents, tels que la consommation de pornographie, de drogues et d’alcool (Lavoie et autres 2001).

Issus d’un courant alternatif en faveur d’une approche plus positive des phénomènes sociaux, certaines études dans le domaine de l’éducation sexuelle empruntent la voie de la promotion de la santé. Cette dernière concerne l’accroissement du bien-être personnel et collectif, en matière de sexualité dans le cas qui nous intéresse, en agissant sur les facteurs de robustesse, sur les déterminants de la santé, plutôt que sur les facteurs de risque. Des études menées pour mettre en évidence ces déterminants ont proliféré dans le domaine de l’éducation sexuelle, notamment en ce qui concerne les pratiques sexuelles dites « sécuritaires » au regard du sida (Otis et autres 1991).

Ces travaux débouchent souvent sur des programmes éducatifs de prévention ou de promotion en matière de sexualité, donnés en majorité en milieu scolaire, à une population généralement adolescente. À titre d’illustration, citons les programmes de prévention des MTS/sida : PEP ou Programme express protection (Caron et autres 1997) ou de prévention de la grossesse à l’adolescence : SEXPRIMER pour une sexualitéresponsable (Bilodeau, Forget et Tétreault 1994). Ces programmes font de plus en plus l’objet d’études évaluatives qui mettent en relief leur effet sur le problème social à enrayer et leurs composantes d’efficacité (voir Franklin et autres 1997 ; Kirby et autres 1994 ; Kirby 1999 ; Visser et van Bilsen 1994). Bien qu’elles produisent des résultats intéressants, ces recherches demeurent, pour la majorité, fondamentalement inscrites dans un paradigme de résolution de problèmes sociaux, plutôt que de développement général du bien-être et de la santé sexuels vus au sens large.

Notre but ici n’est pas de remettre en cause la pertinence, la qualité et le bien-fondé de ces démarches, car ce serait en quelque sorte nier les difficultés que vivent plusieurs jeunes. Cependant, nous croyons, à l’instar de Fernand Dumont (1995), que les problèmes sociaux, aussi réels qu’ils peuvent être, sont néanmoins tributaires des représentations collectives que les divers acteurs sociaux, dont les chercheuses et les chercheurs, s’en font. Ils impliquent donc une certaine vision du réel ainsi que des jugements de valeur. Envisager qu’il en soit de même de la recherche dans le domaine de l’éducation sexuelle apparaît, à la lumière des constats effectués, raisonnable. En fait, cette abondante production scientifique (et les programmes éducatifs qu’elle engendre), remet peu en question, du moins de manière explicite, les fondements sociaux et culturels de ce qu’elle qualifie d’emblée de « problèmes sociaux » liés à la sexualité de certains groupes de personnes. Ce courant de recherche peut contribuer à alimenter, dans la pensée scientifique et populaire, des représentations sociales qui renforcent le marquage social de l’éducation sexuelle : dans le cas qui nous occupe, est renforcée l’idée que la sexualité des jeunes femmes pose problème et qu’elle se doit, par conséquent, d’être contrôlée. Il est vrai que la recherche sociale n’est pas complètement libre, en ce sens que nous assistons, depuis quelques années, à une nouvelle forme de production de la connaissance qui la veut pratique, capable justement de résoudre les grands problèmes de l’heure (Gibbons et autres 1994). Il reste néanmoins que peu de chercheuses et de chercheurs s’intéressent aux fondements sociaux et culturels, à la construction sociale donc, des « problèmes sociaux » liés à la sexualité, à celle des jeunes femmes notamment.

La recherche fondamentale empirique et non empirique : la construction sociale des « problèmes sociaux » liés à la sexualité

Beaucoup moins développée, la recherche fondamentale dans le domaine de l’éducation sexuelle est particulièrement le fait de chercheuses et de chercheurs des sciences sociologiques, anthropologiques, éducatives, psychosociologiques, historiques, religieuses et féministes, qui étudient la construction sociale des « problèmes sociaux » liés à la sexualité, c’est-à-dire leurs fondements sociaux, culturels ou historiques. Ces travaux mettent en relief les tenants et aboutissants des discours normatifs sur la sexualité en étayant, pour plusieurs d’entre eux, la thèse du contrôle social de la sexualité, celle des femmes en particulier. Ils portent notamment sur la grossesse à l’adolescence (Le Van 1997 ; Luker 1996) et sur la reproduction (Tabet 1985), sur la sexualité des femmes et des jeunes femmes (Lemieux et Mercier 1989 ; Lévesque 1989, 1995 ; Nathanson 1991) ou sur l’éducation sexuelle à l’adolescence (Beyer et autres 1996 ; Bouchard et Houle 1994 ; Desaulniers 1994 ; Desjardins 1990, 1995).

Des recherches sociologiques et anthropologiques, qui portent sur la « problématisation » du phénomène de la grossesse à l’adolescence et de la reproduction dans le champ social et scientifique, sont particulièrement éclairantes à ce propos. Par exemple, Charlotte Le Van (1997) remet en question la thèse voulant que le choix de procréer relève uniquement de la sphère intime en rappelant « que toute société sécrète des normes, au sujet du calendrier socialement approprié des événements critiques du cycle de vie » (Guilmot 1983 : 141). Le Van stipule que la généralisation des contraceptifs à usage féminin a entraîné une dissociation entre fécondité et sexualité, si bien que d’acte aléatoire et subi qu’elle était, la grossesse serait devenue un acte choisi, voire planifié. Or, en montrant que la formation d’une famille, les pratiques sexuelles et la reproduction sont, entre autres, soumises à des normes liées aux représentations de la femme et de l’enfant à une époque et dans une société données, la chercheuse fait ressortir le caractère social de la grossesse. En effet, les changements économiques, politiques et culturels opérés depuis la Révolution tranquille ont contribué à modifier la conception de la femme et de l’enfant. La scolarisation prolongée et l’entrée massive des femmes sur le marché du travail incitent un grand nombre d’entre elles à retarder leur projet de maternité. Parallèlement, l’enfant que l’on considérait autrefois comme une valeur économique et sociale, a maintenant le statut de gratification personnelle. Par conséquent, les femmes choisissent davantage le « moment propice » pour vivre une grossesse, s’assurant de pouvoir offrir à leurs enfants les meilleures conditions de vie, sans trop nuire à leur réalisation professionnelle. Ainsi, la modification de l’image sociale de la femme et de l’enfant, engendrée par les changements sociaux des dernières années, a pour conséquence l’augmentation de l’âge socialement acceptable pour vivre une grossesse, ce qui rend la grossesse à l’adolescence problématique.

Les recherches interdisciplinaires menées dans une perspective féministe se sont multipliées depuis les années 70. Ces dernières apportent un éclairage nouveau à la compréhension des « problèmes sociaux » liés à la sexualité, en documentant les rapports sociaux de sexe à l’oeuvre dans leur construction sociale. Dans une analyse classique, qui se base sur la théorie du patriarcat, entendu comme un système politique qui organise le rapport de domination et de subordination des femmes par les hommes (Millett 1971), l’anthropologue Paola Tabet (1985) étudie les relations existant entre les formes d’organisation socioéconomique, les rapports sociaux de sexe et les manipulations sociales de la sexualité. En comparant diverses sociétés, la chercheuse fait ressortir le caractère éminemment social de la reproduction humaine. Elle fournit à cet effet quelques propositions pouvant expliquer que la sexualité est souvent contrainte à se spécialiser dans la reproduction, malgré le fait que la biologie laisse une grande flexibilité à la sexualité (à celle des femmes en particulier). Selon elle, les sociétés patriarcales gèrent cette dissociation latente entre la sexualité et la reproduction. D’une part, cette dernière est approfondie et institutionnalisée en distinguant les cas où la reproduction est admise de ceux où la sexualité ne doit pas mener à la procréation. D’autre part, elle est retravaillée sous des formes multiples qui limitent les possibilités polymorphes de la sexualité et les canalisent vers l’hétérosexualité et la reproduction. Apparaissent dès lors deux formes majeures de dissociation entre sexualité et reproduction. D’abord, il s’opère une division entre catégories de femmes : il y a la putain, qui doit se conformer à l’hétérosexualité non reproductive, et la madone, qui doit se restreindre à une sexualité de reproduction. Une division entre catégories d’âge se manifesterait également : l’adolescence implique une actualisation de la sexualité hétérosexuelle mais la proscription de la reproduction, tandis que l’âge adulte implique également une sexualité hétérosexuelle mais de reproduction. Dans ce contexte, nulle place pour les lesbiennes.

Dans ses études des discours portant sur les femmes au Québec pendant la période de l’entre-deux-guerres, l’historienne Andrée Lévesque (1989, 1995) montre à cet effet que ce sont la maternité et la sexualité qui définissent la norme et la déviance chez ces dernières. La prostituée et la fille-mère apparaissent comme les archétypes de la déviance. Les femmes sont, à cette époque, considérées comme les gardiennes de la famille, de l’ordre social en quelque sorte, puisqu’en ces temps de tribulations sociales (pensons, par exemple, à la crise économique), c’est l’institution fondamentale de la société qui paraît en péril. On assiste donc à une sorte d’exaltation de la maternité dans le mariage, noble destinée de la femme, et à la dénonciation publique des femmes aux moeurs douteuses.

Constance Nathanson (1991) fait ce type de constats à la suite d’une analyse du contrôle social de la sexualité des adolescentes américaines. Elle met en évidence une représentation abondamment véhiculée de l’adolescente : celle d’une sexualité non orthodoxe ou d’une reproduction non contrôlée. L’effet combiné du sexe (féminin) et de l’âge (jeune) fait que la sexualité des adolescentes peut difficilement se représenter hors de la sphère de la déviance. Par exemple, bien que les adolescentes puissent en théorie avoir une vie sexuelle active, elles ont avantage à ne pas dévoiler leurs expériences au grand jour afin d’éviter le stigmate encore très présent de la prostituée (une jeune femme célibataire qui a plusieurs partenaires masculins, par opposition à une jeune femme engagée dans une relation amoureuse avec un seul partenaire masculin). Elles doivent en outre éviter une grossesse qui, non seulement dévoilerait cette activité sexuelle, mais aussi surviendrait trop tôt dans la vie, compte tenu de leur « développement ». La chercheuse résume de manière éloquente les préoccupations patriarcales de nos sociétés envers la grossesse à l’adolescence :

La grossesse rend le sexe visible […] La grossesse à l’adolescence est l’étiquette curieusement énigmatique adoptée par les Américains de la fin du xxe siècle pour signaler et attirer l’attention sur un problème vieux de quelques siècles : l’écart des jeunes femmes célibataires par rapport aux normes d’âge et de genre de l’activité sexuelle. Ces normes définissent la femme adolescente comme une enfant ; elles définissent la période entre la puberté et le mariage des adolescentes comme une période de non-sexualité au mieux et de sexualité non visible au pire ; et elles définissent le mariage légalement sanctionné entre des membres du sexe opposé comme le seul lieu approuvé pour l’activité sexuelle, la grossesse et la parentalité.

traduction libre, Nathanson 1991 : 4-5

La plus grande liberté sexuelle qui caractérise nos sociétés occidentales ne profite donc pas également aux jeunes femmes et aux jeunes hommes.

D’autres chercheuses s’intéressent aux contenus plus particuliers des programmes d’éducation sexuelle en vigueur. C’est le cas par exemple de Christine Beyer et ses collaboratrices (1996), qui se basent sur le concept du genre pour analyser le contenu textuel, thématique et illustratif d’une quinzaine de programmes d’éducation sexuelle américains publiés pendant la période 1985-1995. Elles concluent à des inégalités dans le traitement fait aux deux genres. Par exemple, elles observent que les femmes sont surreprésentées dans les illustrations ; que les thèmes qui traitent de la grossesse et de la santé sexuelle sont davantage dévolus aux femmes ; que le désir et l’initiation de l’activité sexuelle ainsi que l’exploitation sexuelle sont davantage attribués aux hommes ; et qu’un biais en faveur de l’hétérosexualité parcourt ces programmes, l’homosexualité étant davantage abordée en termes masculins, le cas échéant. Au Québec, peu d’études empiriques portent sur le programme officiel d’éducation sexuelle. Celles qui le font examinent notamment les stéréotypes qui y sont véhiculés (Bouchard et Houle 1994 ; Houle 1992). Un examen fouillé de son contenu révèle la présence de stéréotypes de sexe, d’âge et d’orientation sexuelle, ce que Pierrette Bouchard et Suzanne Houle (1994) qualifient de « sexisme », d’« âgisme » et d’« hétérosexisme ». Elles concluent en soulignant que ces biais seraient le reflet des « contradictions sociales et des oppositions qui ont présidé à la naissance de ce programme [d’éducation sexuelle] » (Bouchard et Houle 1994 : 85).

Quelques études réalisées selon une perspective fondamentale s’intéressent à certains fondements culturels ou idéologiques des interventions d’éducation sexuelle destinées aux jeunes. C’est le cas notamment de Barragan (1997), qui met en relief trois courants philosophiques d’intervention, à la suite d’une analyse de programmes d’éducation sexuelle en vigueur actuellement. Il s’agit d’abord du modèle traditionnel, caractérisé par la promotion de l’abstinence sexuelle avant le mariage, par la promotion de l’union hétérosexuelle et par la condamnation de l’homosexualité. Ce modèle est actuellement en vogue dans plusieurs États américains. Les campagnes du type Just say no [to sex] y sont d’ailleurs en recrudescence (Toops et Holmes 2002). Il y a ensuite le modèle libéral intégratif, centré sur la promotion du plaisir et des différentes orientations sexuelles. Ce modèle domine dans les pays scandinaves. Enfin, on note le modèle préventif, axé sur les mises en garde contre les dangers et les risques de la sexualité (notamment le sida et la grossesse) et la promotion de diverses façons d’y faire face (par exemple, par la contraception et la prophylaxie). Ce modèle règne actuellement au Québec.

En résumé, l’attention accordée dans ces deux grands champs de recherche à des populations dites « à risque » appuie la thèse voulant que l’éducation sexuelle soit un phénomène marqué socialement, par le sexe (féminin) et l’âge (jeune). Dans le cas des recherches appliquées, l’accent est mis sur les « problèmes sociaux » liés à la sexualité des jeunes femmes qu’il faut résoudre ou prévenir, ce qui peut alimenter des représentations et des interventions sociales renforçant ce marquage et le contrôle social qui lui est associé. Dans le cas des recherches fondamentales, cependant, les efforts consentis pour mettre en relief les tenants et aboutissants de la « problématisation » de leur sexualité peuvent, de par leur caractère critique et réflexif, contribuer à favoriser l’émergence de représentations et d’interventions sociales qui alimentent le changement plus que le contrôle social. Néanmoins, les interventions d’éducation sexuelle, dont la mise sur pied se justifie la plupart du temps par des raisons d’utilité sociale, peuvent difficilement échapper au contrôle social.

L’intervention en éducation sexuelle : certains écueils

Avant de présenter une réflexion sur certains écueils qui, d’un point de vue féministe, sont susceptibles d’apparaître dans plusieurs interventions d’éducation sexuelle, nous croyons pertinent de relater le contexte ayant entouré l’institutionnalisation de l’éducation sexuelle au Québec[6]. En effet, nous constatons que ce contexte se caractérise par un débat où diverses valeurs et représentations se sont confrontées, ce qui a donné sa couleur particulière au programme québécois.

De l’institutionnalisation de l’éducation sexuelle au Québec à sa remise en question

L’éducation sexuelle a obtenu le statut de pratique sociale institutionnalisée au Québec en 1986-1987, lors de l’implantation dans les écoles secondaires, du volet « Éducation à la sexualité » du programme obligatoire plus large de « formation personnelle et sociale » (FPS) (MEQ 1984, 1986). L’institutionnalisation de l’éducation sexuelle dans la province peut se comprendre à travers les transformations sociales et culturelles qui ont entouré la Révolution tranquille des années 60 (Bouchard et Houle 1994 ; Lévy et Dupras 1981). Parmi ces transformations, notons un processus de sécularisation de la société québécoise, qui se reflète par la laïcisation des institutions sociales, comme l’école, et par une distanciation progressive de la population par rapport aux valeurs religieuses, dont celles qui sont liées à la sexualité. On assiste à des revendications sociales porteuses « d’une volonté de savoir plus empirique et plus concrète » sur la sexualité (Lévy et Dupras 1981 : 7).

Une de ces revendications, portée par des groupes de femmes, concerne l’accès à des méthodes de planification des naissances (Dumont et autres 1992 ; Larouche 1991). Nombreuses sont celles qui réclament l’abolition de la loi interdisant la vente de contraceptifs ou la diffusion d’information sur la contraception, ce qui sera officiellement fait en 1969 (Dumont et autres 1992). En outre, la saga entourant le droit à l’avortement rallie plusieurs groupes de femmes dans les années 70. Le lent accès à la contraception efficace et, après un parcours semé d’embûches, à l’avortement permet aux femmes de disposer plus librement de leur corps et de dissocier la sexualité de la maternité. De façon concomitante, on assiste à la révolution ou libération sexuelle. La vie sexuelle peut désormais s’exprimer hors des liens sacrés du mariage, sans la crainte constante d’une grossesse. Cependant, comme le suggère Maryse Jaspard (1997 : 117) :

La libération sexuelle, incluse dans un ensemble de transformations de la société, notamment des rapports sociaux entre hommes et femmes, se conjugue différemment selon le sexe. Au cours des siècles, les hommes ont toujours bénéficié, de droit ou de fait, d’une relative liberté sexuelle ; cette liberté, les femmes la conquièrent au cours des années soixante-dix : avec la « libre disposition de leur corps », leur plaisir et leur désir peuvent s’exprimer, à l’égal de l’homme, hors de la procréation.

En somme, on assiste à une certaine confusion entre le mouvement d’émancipation des femmes et celui de la libération sexuelle (Dumont et autres 1992). Quoi qu’il en soit, il serait imprudent de croire, à la lumière de travaux présentés précédemment et de la situation actuelle de l’éducation sexuelle décrite plus loin, que la révolution sexuelle a entraîné la fin des contrôles sociaux sexuels pour les femmes.

Les années 60 se caractérisent aussi par l’émergence de la sexologie au Québec, à travers la formation de groupes de recherche sur la sexualité, qui rassemblent des professionnels de diverses disciplines comme la médecine, la psychiatrie, la psychologie, l’éducation, la criminologie et la théologie. La création, en 1968, de l’Université du Québec, née du désir de démocratiser et de moderniser l’institution universitaire, ouvrira la voie à l’institutionnalisation de la sexologie dans la province, par son introduction comme programme, en 1969, à l’Université du Québec à Montréal, fondée la même année (Dupras et Dionne 1989). Cet événement ne serait d’ailleurs pas sans lien avec l’institutionnalisation de l’éducation sexuelle au Québec. En effet, la sexologie a gagné sa place à l’université parce que « ses promoteurs étaient certains de l’implantation imminente de programmes d’éducation sexuelle dans les écoles primaires et secondaires du Québec, et qu’il importait alors de former ceux qui en deviendraient les spécialistes : les sexo-éducateurs » (Larouche 1991 : 88-89).

Or, l’institutionnalisation de l’éducation sexuelle au Québec ne s’est pas réalisée sans heurts. Elle a suscité un véritable débat public auquel ont participé plusieurs organismes et groupes sociaux aux valeurs et intérêts divergents (Larouche 1991 ; Pichette 1989). La modernisation du système scolaire au Québec, par la création du MEQ en 1964, aurait encouragé les milieux scolaires à prendre des initiatives en éducation sexuelle (Dupras et Dionne 1989). En outre, l’augmentation de l’activité sexuelle des jeunes, qui a donné lieu à des taux de grossesse et de MTS plus élevés, aurait motivé les responsables de la santé publique à intervenir. En 1972, le MEQ met donc sur pied un programme expérimental d’éducation sexuelle, qui a tôt fait de susciter le mécontentement de groupes de parents et de religieux (Houle 1992). Ces derniers sont réfractaires à la mise sur pied d’un programme explicite en sexualité, les uns jugeant que l’éducation sexuelle n’est pas une affaire scolaire mais familiale, les autres considérant son contenu contraire aux principes chrétiens (c’est-à-dire amour et procréation dans le mariage). Des parents reprochent en outre aux sexologues de prôner l’enseignement scientifique de la sexologie plutôt qu’une « véritable » éducation sexuelle. Ces contestations seront l’occasion d’une campagne de sensibilisation et d’un débat public sur l’éducation sexuelle, qui s’échelonnera sur une dizaine d’années, soit de 1975 à 1985 environ.

À la suite de ces pressions, le MEQ déposera deux autres versions du programme. Elles sont intégrées officiellement au programme plus large de FPS. Des sexologues et des groupes féministes expriment leur accord envers ces versions. Certains groupes de parents s’y opposent toujours, puisqu’ils considèrent comme absente la notion de morale. Deux autres versions sont donc présentées conformément aux demandes des groupes de parents catholiques (Houle 1992). Les associations laïques reprochent au MEQ d’avoir fait volte-face, en changeant certaines orientations du programme sous le poids du lobby des parents.

En somme, le programme d’éducation sexuelle actuel s’inscrit fondamentalement dans la continuité de la tradition religieuse québécoise, tout en intégrant certaines valeurs mises en avant par des sexologues ainsi que des chercheuses et des chercheurs des sciences humaines s’intéressant à la sexualité, par les groupes féministes ou par des groupes préoccupés par d’autres droits de la personne (par exemple, la liberté d’orientation sexuelle) (Desaulniers 1988). Autrement dit, les joutes de pouvoir entre divers groupes aux représentations divergentes ont contribué à donner ses orientations et ses contenus particuliers au programme officiel d’éducation sexuelle québécois, qui a été implanté obligatoirement à partir de 1986-1987. L’approche préconisée par ce dernier correspond, grosso modo, au modèle d’intervention libéral intégratif, pour reprendre la terminologie de Barragan (1997). Divers thèmes sont abordés : puberté, vécu amoureux et sexuel, plaisir, orientations sexuelles, stéréotypes sexuels et sexisme, grossesse à l’adolescence, MTS/sida, violence physique, sexuelle et psychologique (viol, harcèlement, abus). Les enseignantes et les enseignants de la FPS ainsi que de l’enseignement moral et religieux sont chargés d’offrir le programme. Des infirmières scolaires, des sexologues ou des membres de groupes de pression animent parfois des séances, mais ces personnes ne sont pas reconnues comme responsables officielles du programme.

Moins public cette fois, le débat actuel entourant l’avenir de l’éducation sexuelle institutionnelle dans le contexte de la réforme scolaire au Québec se déroule en coulisses entre divers membres de groupes et d’organismes des domaines éducatif et sanitaire, qui sont susceptibles d’afficher des représentations hétérogènes à l’égard de ce phénomène. Quel sort réservera-t-on à l’éducation sexuelle au Québec ? Il serait hasardeux de trop spéculer sur cette question. Néanmoins, nous avons constaté que l’éducation sexuelle est marquée socialement, par le sexe et par l’âge. Nous croyons fondamental, dans cette conjoncture de changement, et dans un contexte social plus large caractérisé par une montée de la droite et du conservatisme de même que par un ressac antiféministe, de jeter un regard critique féministe sur l’intervention en matière d’éducation sexuelle.

Les critiques féministes de l’éducation sexuelle : des corollaires du sexisme

Les commentaires critiques qui suivent constituent une réflexion générale sur quelques grands écueils qui, d’un point de vue féministe, peuvent caractériser plusieurs interventions d’éducation sexuelle, qu’elles prennent place au Québec ou ailleurs dans d’autres pays occidentaux. Nous les formulons dans le but de (re)prendre conscience des glissements subtils que peuvent prendre nos interventions, en ayant à l’esprit qu’elles peuvent contribuer à véhiculer et à alimenter des représentations qui favorisent le contrôle social sexuel. Il ne s’agit donc pas de faire une critique spécifique ou exhaustive du programme officiel d’éducation sexuelle québécois ou des nombreuses interventions destinées à des populations plus ciblées, qui ont récemment vu le jour, ici et ailleurs. Le contenu du programme québécois d’éducation sexuelle ainsi que les propos d’auteures relativement à certaines interventions ou de jeunes à l’égard de la sexualité sont parfois cités à seule fin d’illustrer ces écueils potentiels (voir Bouchard et Houle (1994), pour une critique détaillée du programme québécois).

Ces commentaires critiques ont comme prémisse une affirmation de Paola Tabet (1985 : 99), fondée sur le patriarcat, qui est toujours d’actualité : « dans la plupart des sociétés, les hommes et les femmes occupent des positions différentes dans les relations de pouvoir, ce qui rend extrêmement peu probable qu’une intervention sociale sur la sexualité soit neutre en ce qui concerne les rapports de sexe[7] ». En toile de fond de l’argumentaire, on trouvera la notion de sexisme latent, entendu comme une forme plus ou moins apparente, mais bien présente, de discrimination fondée sur le sexe qui, dans nos sociétés patriarcales, désavantage souvent les jeunes femmes[8]. Plus précisément, certains corollaires de ce sexisme seront successivement et brièvement abordés : l’essentialisme, le naturalisme, l’hétérosexisme et l’âgisme. Les limites du discours préventif, particulièrement en vogue au Québec et ailleurs en Amérique du Nord, seront ensuite présentées.

L’essentialisme : la sexualité, une affaire privée ou politique ?

Une critique fondamentale qu’il est possible d’adresser à plusieurs interventions d’éducation sexuelle est qu’elles véhiculent souvent une représentation essentialiste de la sexualité. Vraisemblablement issue de l’idée moderne du soi, cette vision présente la sexualité comme étant un attribut de la personnalité, une qualité intrinsèque que chacun et chacune possèdent, qui relève en majeure partie de la sphère individuelle, personnelle, privée (Hurtig et Pichevin 1995 ; Tiefer 2000). L’énoncé du but général du programme québécois d’éducation sexuelle illustre bien cet écueil : « l’acquisition d’une connaissance plus approfondie de soi comme être sexué, la formation d’une image favorable de son identité sexuelle, le développement d’attitudes sereines face aux changements d’ordre psychosexuel et l’intégration de valeurs permettant de vivre la sexualité dans une perspective d’enrichissement personnel » (MEQ 1984 : 101 ; l’italique est de nous). En effet, on vise dans le programme l’intégration personnelle des aspects physiques, affectifs et comportementaux de la sexualité, ses aspects sociaux et politiques plus larges étant peu abordés. Or, comme l’ont déjà démontré plusieurs chercheuses féministes (Guillaumin 1992 ; Millett 1971 ; Walby 1996), la sexualité est une affaire politique, et cela, même dans l’intimité de la chambre à coucher. En outre, alors que les premières versions de ce curriculum avaient pour objet une prise de conscience sociale et politique de phénomènes sociaux tels que le sexisme, la pornographie, le harcèlement sexuel ou le viol, la dernière, à la suite des pressions exercées par certains groupes, les aborde dans une perspective essentiellement préventive (Brochu 1985).

Une conception essentialiste et individualiste de l’éducation sexuelle, qui veut que ce soit « personnel à chacun, chacune », peut contribuer à occulter les rapports sociaux de sexe, les rapports de pouvoir donc, qui sont à l’oeuvre dans la sexualité. Cela favorise le maintien d’un statu quo qui dessert la plupart du temps les jeunes femmes et ne facilite pas les changements sociaux qui contribueraient à des rapports plus égalitaires entre les femmes et les hommes. Par exemple, une conception apolitique de la violence dans les relations amoureuses des jeunes, voulant que les jeunes hommes et les jeunes femmes soient autant victimes ou violents, est de plus en plus véhiculée dans le discours populaire et scientifique. Or, les contextes de production et les conséquences de cette violence ne sont pas les mêmes pour les jeunes hommes et les jeunes femmes (Lavoie 2000). Christian Molidor et Richard Tolman (1998) montrent à cet effet que ces dernières manifestent de la violence souvent en résistance à des comportements violents adoptés à leur endroit par des jeunes hommes et sont davantage affectées physiquement et psychologiquement par cette violence que leurs compagnons. Tout n’est donc pas égal par ailleurs.

Le naturalisme : le sexe biologique ou le sexe social ?

Le débat entre les adeptes du sexe biologique et celles et ceux du sexe social est loin d’être clos en ce qui concerne la sexualité. L’hégémonie de la position biologique serait attribuable, du moins en partie, à une forte tradition biomédicale dans la recherche et l’intervention en matière d’éducation sexuelle (Tiefer 2000). Le programme d’éducation sexuelle en vigueur au Québec n’échappe pas totalement à cette tendance. Comme le mentionne Francine Brochu (1985), alors que la première version du programme « insistait sur l’égalité entre les sexes et sur le fait qu’il n’y a guère de comportements sexués prédéterminés, la nouvelle version s’appuie plutôt sur une conception qui prétend que le sexe biologique conditionne l’identité sexuelle, les comportements, les rôles et les fonctions sociales » (Brochu 1985 : 7). Une illustration d’une conception naturaliste de la sexualité est également repérable dans les propos de Desaulniers (1994), qui avance une explication du plus grand intérêt des filles pour le programme en suggérant qu’il correspondrait à une approche dite « féminine » de la sexualité, c’est-à-dire « holistique, harmonieuse et sensuelle ». La résistance des garçons à s’y identifier aurait comme origine un « développement psycho-sexuel » les rendant plus « génitalisés » et centrés sur « l’action performante » que leurs compagnes (Desaulniers 1994 : 18). La croyance populaire répandue à savoir que les jeunes hommes auraient des pulsions sexuelles difficilement contrôlables abonde dans ce sens. Or, il est démontré depuis les années 60 que les femmes ont un potentiel biosexuel élevé et d’une grande flexibilité (White, Bondurant et Travis 2000).

Une éducation sexuelle qui insiste sur une bicatégorisation sexuelle basée sur une différence biologique somme toute assez ténue, risque de provoquer, comme l’ont déjà abondamment démontré plusieurs chercheuses (Daune-Richard et Devreux 1992 ; Delphy 1998 ; Guillaumin 1992), une polarisation de ces « deux sexes », résultant en un pôle dominant (le masculin) et un pôle dominé (le féminin). Le double standard sexuel, qui consiste à juger différemment un même comportement sexuel selon qu’il est attribuable à un homme ou une femme, constitue une illustration pertinente de cet écueil. Un exemple qui s’applique à la sexualité des jeunes, et qui se caractérise par son universalité et sa pérennité, est l’image du séduisant conquérant pour le jeune homme qui compte plusieurs partenaires sexuelles et de la « fille facile », séductrice ambitieuse et vindicative (l’archétype de la putain) (Reid et Bing 2000), pour la jeune femme qui présente le même comportement. Cette icône est omniprésente dans le discours des jeunes hommes et des jeunes femmes et est vigoureusement dénoncée par ces dernières (Bouchard, Saint-Amant et Tondreau 1996 ; Boucher 1999 ; Moore et Rosenthal 1993). Elle pave la voie à un traitement inégalitaire de l’activité sexuelle des jeunes femmes (et sert même parfois de justification à des actes de violence sexuelle commis envers elles[9]), qui peut avoir des répercussions considérables sur leur bien-être. Nous voyons là une manifestation d’une des six structures du système patriarcal proposées par Sylvia Walby (1996), celle des relations patriarcales impliquées dans la sexualité, c’est-à-dire la domination sexuelle des hommes. En d’autres termes, la liberté sexuelle qui caractérise supposément l’ensemble de notre société, s’accorde plus difficilement au féminin.

Des interventions d’éducation sexuelle qui abordent peu les fondements sociaux et culturels de ces représentations, en ne remettant pas suffisamment en question le stéréotype sexuel à assise naturaliste, très présent dans le discours populaire et chez les jeunes (Bouchard et St-Amant 1996), voulant que les hommes soient d’abord « sexuels » et les femmes d’abord « affectives » (donc moins justifiées d’être autant actives sexuellement que les hommes), peuvent contribuer à renforcer leur puissance et leurs effets délétères.

L’hétérosexisme : l’hétérosexualité comme institution

Selon plusieurs auteures (Dworkin 1987 ; Franklin et Stacey 1991 ; Jackson 1995 ; Lenskyj 1990 ; Rich 1980), l’hétérosexualité est une institution, elle « fait système ». Elle n’est donc pas uniquement une pratique sexuelle personnelle résultant d’un choix individuel : elle constitue le modèle dominant dans nos sociétés. Cette question renvoie à celle de l’hétérosexisme, considéré ici comme une forme de discrimination basée sur l’orientation sexuelle, qui contribue à faire de l’homosexualité et de la bisexualité des réalités jugées secondaires, voire inférieures (Franklin et Stacey 1991). L’hétérosexisme peut renforcer l’homophobie présente dans la société en général, mais aussi chez les jeunes, les jeunes hommes en particulier (Bouchard, St-Amant et Tondreau 1996).

Malgré le fait que plusieurs initiatives d’éducation sexuelle, dont le programme québécois d’éducation sexuelle, prônent le respect des différentes orientations sexuelles (exception faite des initiatives qui relèvent du courant traditionnel ; Barragan 1997), l’homosexualité et la bisexualité sont la plupart du temps présentées comme des cas « à part ». À titre d’exemple, certaines interventions intègrent un atelier éducatif sur l’orientation sexuelle, mais n’en traitent guère plus dans les autres ateliers. Cette tendance à la marginalisation est particulièrement évidente en ce qui concerne les lesbiennes. Partant du postulat selon lequel les systèmes d’oppression hétérosexiste et sexiste s’entrecroisent (Franklin et Stacey 1991), dans une société patriarcale qui définit l’hétérosexualité comme une expérience typiquement masculine dans laquelle les femmes sont considérées comme des objets et peu comme des sujets (Brown 2000), il n’est pas surprenant que les lesbiennes soient marginalisées, voire rendues invisibles. Pour Laura Brown (2000), l’invisibilité des lesbiennes reflète le fait que toutes les femmes sont sexuellement invisibles en l’absence d’un homme.

Lorsque le lesbianisme est abordé dans les interventions d’éducation sexuelle, il est important de faire preuve de vigilance à l’égard des manifestations patriarcales décelables dans le discours de certains à ce sujet. À titre illustratif, prenons le commentaire écrit d’un élève de premier cycle du secondaire, recueilli lors d’une enquête informelle, qui devait servir à l’élaboration d’une intervention d’éducation sexuelle : « J’haïs les gais parce qu’ils s’enculent et se sucent, les lesbiennes sont king ! » Non seulement il apparaît hautement judicieux, à la lecture de ce type de commentaire, d’inclure l’homophobie envers les jeunes gais au nombre des sujets discutés en matière d’éducation sexuelle, mais il faut également aborder les raisons qui rendent la vision de deux femmes ensemble si attrayante pour certains. La sexualité des femmes peut-elle vraiment, c’est-à-dire librement, « exister » en dehors de celle des hommes ? Nous en doutons et voyons dans ce type de propos une manifestation de l’appropriation de la sexualité des femmes par les hommes dans une société patriarcale où hétérosexisme et sexisme font bon ménage.

L’âgisme : « au-delà de la pensée magique[10] ! »

Des recherches qui portent sur les interventions d’éducation sexuelle (Bouchard et Houle 1994 ; Dufort, Guilbert et Saint-Laurent 2000) mettent en relief la présence d’âgisme. Celui-ci consiste en une forme de discrimination basée sur l’âge, les jeunes étant plus susceptibles d’être touchés, dans le cas présent. Dans une étude des représentations sociales de la grossesse à l’adolescence et de sa prévention, Francine Dufort et ses collaboratrices (2000) constatent que des personnes-ressources et des spécialistes considèrent plusieurs adolescentes et adolescents comme irresponsables, immatures, irrationnels ou affublés d’une pensée magique lorsqu’il est question de sexualité. Or, la même recherche met en lumière la présence d’une réflexion critique chez de nombreux jeunes des deux sexes consultés. Nous croyons, à l’instar de Nicki Thorogood (2000), que cette tendance à l’âgisme est redevable au caractère dominant d’une conception psychologique de l’adolescence, qui la définit comme une période de développement où l’être humain n’a ni un statut d’enfant ni un statut d’adulte, une période d’entre-deux marquée par l’avènement de la puberté, c’est-à-dire de la capacité de reproduction, mais où les jeunes sont traditionnellement jugés trop immatures psychologiquement pour procréer. Il n’est pas question de nier les difficultés qu’éprouvent beaucoup de jeunes à l’adolescence, mais l’âgisme risque de se révéler contre-productif lorsqu’il s’agit d’intervenir harmonieusement à leur égard.

La prévention : encore une responsabilité féminine ?

Au Québec, nous assistons depuis quelques années à une certaine évolution des modèles d’éducation sexuelle. Bien que le programme québécois d’éducation sexuelle relève davantage, dans sa conception, du modèle libéral intégratif, ses composantes préventives dominent dans son application. Rappelons que ce dernier met l’accent sur les risques de la sexualité et les moyens d’y faire face. Une évaluation de la mise en oeuvre de ce programme dans des écoles secondaires confirme cette tendance (Arcand, Venne et Tapia 1998). Elle révèle que sa composante cognitive est davantage abordée par les enseignantes et les enseignants que ses composantes affective ou sociale. De même, tous les thèmes ne sont pas systématiquement discutés en classe, la contraception et les MTS/sida obtenant la palme.

Comme le souligne Gaudreau (1997), les préoccupations d’intervention en matière d’éducation sexuelle sont passées, au cours des dernières années, de la sexualité en général à la santé sexuelle en particulier. L’Organisation mondiale de la santé (1975 : 6) définit la santé sexuelle comme « l’intégration des aspects somatiques, affectifs, intellectuels et sociaux de l’être sexué, réalisée selon des modalités épanouissantes qui valorisent la personnalité, la communication et l’amour[11] » en mettant l’accent, dans son opérationnalisation, sur ses aspects somatiques, notamment l’absence de maladies et de troubles qui interfèrent avec les fonctions sexuelles et reproductrices. Divers motifs qui relèvent de conflits de valeurs et de l’urgence sociale créée par les « problèmes sociaux » liés à la sexualité, dont la découverte du sida, peuvent expliquer la préséance actuelle du courant préventif de la santé sexuelle. Ce phénomène se reflète d’ailleurs dans la réforme québécoise de l’éducation qui prévoit le remplacement du programme actuel par des activités périodiques en vue de l’acquisition de compétences « essentielles » liées à la santé (Arcand et autres 1998).

Les personnes en faveur d’une approche plus globale et compréhensive de l’éducation sexuelle (Barragan 1997 ; Desaulniers 1990) se préoccupent de la représentation que le courant préventif est enclin à susciter dans la population, soit celle d’une « sexualité-problème ». Plusieurs jeunes remettent d’ailleurs en question cette approche, qu’ils et elles considèrent comme trop fortement axée sur les dangers de la sexualité (Boucher 1999 ; Dufort et autres 2000). Cette représentation plutôt sombre de la sexualité risque de heurter de front la représentation hédoniste et positive des jeunes et d’entraîner des résistances à adhérer aux messages qui leur sont transmis. Par ailleurs, à la lumière des constats effectués lors de l’examen des courants de recherche en éducation sexuelle, nous pensons, d’un point de vue féministe, que les interventions préventives peuvent contribuer à renforcer des représentations sociales négatives de la sexualité des jeunes femmes et, par extension, le contrôle social de leur sexualité.

Plus précisément, le modèle préventif de la santé sexuelle présente des limites quant à ses orientations de base et à ses contenus plus particuliers. De manière générale, il est limité par le fait qu’il préconise dans l’ensemble des changements d’attitudes et de comportements individuels et peu la compréhension des rapports sociaux de sexe qui opèrent dans la sexualité et qui pourraient mener à des changements sociaux, en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes (Amaro 1995, 2001). Le maintien du statu quo en matière de rapports sociaux de sexe étant favorisé, le contrôle social de la sexualité des jeunes femmes peut s’en trouver indirectement renforcée. Cette limite renvoie à l’essentialisme.

De manière plus précise, le fait de mettre l’accent sur la prévention de la grossesse et des MTS/sida peut aussi renforcer le contrôle social de la sexualité des jeunes femmes, puisque cela ne laisse guère d’occasion de discuter de questions plus taboues, souvent absentes ou évacuées des programmes, telles que le désir sexuel, la masturbation et l’homosexualité au féminin (Lenskyj 1990 ; Tolman et Szalacha 1999 ; Welsh, Rotosky et Kawaguchi 2000). À titre d’exemple, les campagnes de prévention du sida, toutes nécessaires qu’elles soient, ont pu contribuer à centrer l’attention sur la sexualité hétérosexuelle ou homosexuelle masculine, laissant de côté l’homosexualité féminine. D’ailleurs, fort peu d’initiatives de prévention du sida incluent explicitement les réalités des lesbiennes. Cela renvoie au croisement de l’hétérosexisme et du sexisme.

Dans le domaine de la prévention de la grossesse en particulier, les jeunes femmes forment une classe « à part ». Bien que l’éducation sexuelle s’adresse autant aux jeunes hommes, « le cas des filles et des femmes ne cesse pourtant d’être considéré d’une façon particulière en éducation sexuelle, en raison d’une tradition de contrôle social lié à leur rôle reproducteur potentiel » (Desaulniers 1994 : 15). Les jeunes femmes sont en effet particulièrement visées par la contraception et, par extension, la prophylaxie. L’accent est mis, dans le discours préventif, sur le développement d’habiletés sociales diverses d’affirmation de soi et de négociation favorisant le refus d’une relation sexuelle non protégée ou l’utilisation de méthodes contraceptives et prophylactiques. Or, comme le fait remarquer Hortensia Amaro (2001), ce type de modèle se base sur le concept de choix rationnel qui véhicule une conception individualiste du comportement, une conception apolitique donc, qui postule que les individus sont libres de faire des choix rationnels, en d’autre termes qui postule l’égalité entre les hommes et les femmes. Cependant, nous oublions souvent que, non seulement nous attribuons beaucoup de responsabilité aux jeunes femmes pour la prévention, mais aussi qu’elles ont moins de pouvoir pour le faire (Amaro 1995 ; Luker 1996). Étant donné la socialisation différenciée selon le sexe, ces dernières apprennent davantage à plaire, à écouter, à être conciliantes et beaucoup moins à présenter une position ferme en contexte de négociation. Les jeunes hommes, quant à eux, ont plus accès à un modèle d’argumentation persuasive. Par conséquent, les jeunes femmes rapportent souvent céder aux pressions plus ou moins manifestes de leurs partenaires masculins. Et cela, sans compter que le fait d’utiliser ou non un condom ne constitue pas le même comportement selon que l’on est une femme ou un homme (c’est sur le corps de l’homme qu’il est utilisé, donc il a préséance dans l’adoption ou non du comportement ; Amaro 1995).

Il semble, comme le remarque Desaulniers (1994), que « l’éducation sexuelle préventive se heurte continuellement aux stéréotypes sexuels dont celui du garçon conquérant et de la fille à conquérir à laquelle incombe la responsabilité de refuser la relation sexuelle ou, dans le cas de la prévention du SIDA, la relation sans protection » (Desaulniers 1994 : 17). Des jeunes femmes ayant participé à une étude portant sur les représentations de la grossesse à l’adolescence et de sa prévention (Boucher 1999) abondent dans le même sens et dénoncent le double discours que leur présente la société à l’égard de leur sexualité : d’une part, elles mentionnent faire face à une forme plus ou moins ouverte d’interdit sexuel (stigmate de la prostituée) et, d’autre part, paradoxalement, c’est à elles qu’incombent la plus grande responsabilité contraceptive et les conséquences de la sexualité active (par exemple, une grossesse à l’adolescence). Une participante résume ce double discours : « Faites la prévention, mais pas l’amour ! » Cette expression forte de sens n’est pas sans rappeler les analyses de Paola Tabet (1985) et de Constance Nathanson (1991). Le modèle préventif en matière d’éducation sexuelle présente donc des limites subtiles, mais importantes, en fait de promotion de rapports égalitaires entre les jeunes femmes et les jeunes hommes.

Des perspectives pour la recherche et pour l’intervention

L’éducation sexuelle, qu’en pensent les femmes ?

Divers constats ressortent de l’examen des travaux menés dans le domaine de l’éducation sexuelle depuis les années 80, au Québec et dans d’autres pays occidentaux. D’abord, les études appliquées empiriques, réalisées pour beaucoup dans les disciplines psychosociales et biomédicales, dominent largement les grands chantiers de recherche. La résolution de « problèmes sociaux » liés à la sexualité des jeunes anime particulièrement le travail des chercheuses et des chercheurs. La notion de problème social est au coeur du discours scientifique ou des représentations d’un grand nombre de chercheuses et de chercheurs à l’égard de l’éducation sexuelle. Dans le champ de la « construction sociale », les études de nature fondamentale qui portent précisément sur l’éducation sexuelle se font plutôt rares ; la sexualité des femmes et des jeunes femmes fait davantage l’objet d’analyses, souvent théoriques par ailleurs.

L’attention accordée dans ces deux grands champs de recherche à des populations dites « à risque » appuie la thèse voulant que l’éducation sexuelle soit un phénomène marqué socialement, par le sexe (féminin) et l’âge (jeune) notamment. L’accent mis dans la recherche sur la problématisation de la sexualité des jeunes femmes peut contribuer à alimenter des représentations renforçant le contrôle social de leur sexualité. Dans cette perspective et si l’on tient compte des écueils abordés, l’archétype ultime de la déviance ou de la résistance, selon l’école de pensée, serait, pour adapter l’expression de Laura Brown (2000), une adolescente lesbienne, enceinte et très active sexuellement. Une question demeure pour nous : l’éducation sexuelle serait-elle une affaire de (pour les) femmes ? Qu’en pensent les femmes ? C’est ce que nous tentons d’explorer dans une thèse en cours, qui porte sur les représentations sociales de l’éducation sexuelle au Québec, qui s’intéresse précisément aux points de vue de femmes, jeunes et moins jeunes, sur la question.

Une éducation sexuelle féministe, critique et émancipatrice

Pour conclure notre réflexion sur une note positive, nous suggérons une approche de l’éducation sexuelle qui, à la lumière des constats précédemment effectués, favoriserait l’établissement de rapports plus égalitaires entre les jeunes femmes et les jeunes hommes, en matière de sexualité. Les propos de Maria De Koninck (1999 : 127) au sujet de l’amélioration de la santé reproductive apparaissent en ce sens pertinents : une approche qui « sous-entend de s’attaquer aux sources de la pathologie, dont les rapports de pouvoir entre les sexes […], en débordant le champ de la planification des naissances ». Il s’agit plus exactement de recourir à un modèle d’éducation sexuelle « positif », du type libéral intégratif, semblable à celui qui est véhiculé dans le programme québécois d’éducation sexuelle, mais qui introduirait encore plus explicitement, comme l’a suggéré avant nous Marie Drolet (1996) au sujet des stéréotypes sexuels, la notion de rapports sociaux de sexe. Pour ce faire, une stratégie pédagogique d’éducation critique et émancipatrice (Freire 1970), fondée sur le développement de l’empowerment, c’est-à-dire du pouvoir d’agir et de réfléchir (Dufort et Le Bossé 2001 ; Zimmermann 2000) des jeunes femmes et des jeunes hommes, pourrait être envisagée. Une telle approche éducative correspond bien à la praxis féministe, qui implique une prise de conscience personnelle et collective des rapports sociaux de sexe (et des écueils précédemment discutés) et qui peut, en ce sens, servir de levier à des changements sociaux (et non seulement psychologiques et individuels), en faveur de relations plus égalitaires entre les jeunes femmes et les jeunes hommes. Dans un contexte social caractérisé par un changement du curriculum scolaire, mais aussi par une montée de la droite et du conservatisme avec les contrôles sociaux qu’ils supposent, nous croyons plus que jamais pertinent de redonner une couleur féministe aux interventions d’éducation sexuelle.