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Introduction

Si les bénéfices de l’investissement dans le capital humain sont clairement démontrés, le calcul précis des taux de rendement de certains types d’investissements, comme la formation informelle, demeure complexe. Or, toute tentative d’évaluation des effets de la formation sur les salaires passe par un examen approfondi des effets de sa composante informelle puisque celle-ci représente une part prépondérante de la formation totale dispensée en entreprise (Mincer, 1989). Pour cela, il est nécessaire de disposer de variables de formation qui ne soient pas affectées d’erreurs de mesure puisque ces dernières sont susceptibles de biaiser l’estimation des taux de rendement qui leur sont associés (Barron, Berger et Black, 1997; Loewenstein et Spletzer, 1999). Cependant, pour des raisons inhérentes à la nature même de ce type de formation, non seulement les quelques mesures directes de la formation informelle aujourd’hui disponibles sont très imparfaites (Barron et al., 1997), mais aussi, il semble peu probable qu’il puisse en être autrement à l’avenir.

En effet, les formations formelles sont assez simples à mesurer, puisque qu’elles sont clairement identifiables (Sicherman, 1990) : elles sont en général dispensées pour une durée déterminée par un formateur reconnu dans un lieu précis. Il n’en est pas de même des formations informelles, qui apparaissent indissociables de l’activité productive du salarié (Brown, 1991) :

« While there are difficulties in measuring formal training, what one would like to measure is relatively well-defined: an individual is either in a training program or not, formal training has an identifiable start and end, and one should in principle be able to determine either how many hours the worker spent or how many dollars the employer spent on any particular training.

In contrast, informal training is produced jointly with the primary output of the worker, and is therefore more elusive. Workers learn from watching other workers, may share easier ways to do the work either while working or during breaks, and are indirectly instructed whenever a supervisor constructively criticizes their work. Knowing whether informal training is happening in any given week is difficult to determine; one hopes that for most workers it never ends. »

Posé en ces termes, le problème semble insoluble. Pourtant, dans une démarche analogue à celle de Mincer (1974), une alternative consiste à mesurer l’impact sur les salaires de la formation informelle à partir des profils de gains individuels. C’est ce que nous nous proposons de faire dans cet article en utilisant un modèle d’apprentissage[1] qui identifie deux principales composantes de la formation en entreprise : le learning by watching et le learning by experience (Destré, Lévy-Garboua et Sollogoub, 2000). Tout en permettant de s’affranchir des erreurs de mesure propres aux enquêtes, cette façon de procéder facilite les possibilités de comparaison internationale puisque, conformément à la théorie du capital humain (Becker, 1964; Mincer, 1974), elle utilise une mesure homogène de la formation : la croissance des salaires avec l’ancienneté. La difficulté n’est plus alors de savoir comment améliorer et harmoniser les mesures de la formation informelle au niveau international, mais plutôt d’obtenir des données qui permettent l’estimation des taux de rendement à partir du modèle d’apprentissage mentionné plus haut.

La modélisation d’un processus d’apprentissage informel susceptible d’être soumis à l’épreuve des faits exige la disponibilité de données microéconomiques contenant des informations à la fois sur les individus, mais aussi sur les établissements au sein desquels évoluent ces derniers. Depuis la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix, un certain nombre d’enquêtes appariées sont apparues (Abowd et Kramarz, 1999). Parmi elles, figurent notamment l’enquête française de l’INSEE sur les coûts de la main-d’oeuvre et la structure des salaires en 1992 (ECMOSS 92) et deux enquêtes marocaine et tunisienne sur des secteurs manufacturiers particuliers : le textile-habillement et les IMMEE (Industries Méca­niques, Métallurgiques, Électriques et Électroniques)[2]. Notre étude aura donc pour objet l’examen des différences éventuelles par pays des rendements de la formation informelle dans ces deux secteurs.

Les enjeux sont multiples : d’abord, ces questions ne sont pas sans portée pour le développement du Maroc et de la Tunisie qui, chacun à un degré différent, ne peuvent négliger le rôle du capital humain dans leur stratégie de développement de long terme. Ces pays s’engagent en effet dans une logique de compé­­titivité avec la formation prochaine d’une zone de libre-échange avec l’Union européenne. L’amélioration du capital humain – par la formation dans l’entreprise notamment – constitue désormais un préalable à tout progrès en matière de productivité et de qualité des produits exportés, en particulier dans les industries manufacturières (textiles et IMMEE notamment). De plus, une comparaison, au niveau microéconomique, des effets de la formation informelle sur les gains dans quelques entreprises de ces pays avec ceux d’un pays industrialisé comme la France présente un intérêt manifeste. En effet, les différences de niveau de déve­loppement du capital humain[3] observées à un niveau macroéconomique pourraient se retrouver et avoir des répercussions sur la diffusion du capital humain et l’efficacité de la formation dans l’entreprise. Notons que, si des diffé­rences de rendement existent, nous pouvons analyser si elles sont dues à des divergences dans les possibilités d’apprentissage qu’offrent les entreprises de chacun des pays ou bien à des caractéristiques de leur main-d’oeuvre (niveau de capital humain des individus favorisant l’apprentissage par l’expérience). Le modèle permet en effet d’estimer les rythmes de diffusion du savoir dans l’entreprise ainsi que leur potentiel formateur par rapport au savoir des nouveaux entrants. Enfin, si les résultats empiriques s’avèrent probants, le modèle d’apprentissage utilisé ici apparaîtra comme un complément utile à la fonction de gains mincerienne pour mesurer les effets de la formation sur les salaires.

La prochaine section est consacrée à la présentation du modèle théorique. Dans la deuxième section, nous examinons les données individuelles recueillies au cours des enquêtes française, marocaine et tunisienne. Les méthodes d’estimation économétrique sont exposées à la troisième section. La quatrième section pré­sente et commente les résultats. La conclusion se trouve à la cinquième section.

1. Le modèle

Dans ce modèle, la formation s’effectue de façon informelle à la fois par learning by watching et par learning by experience. Les salariés apprennent sur le tas, non seulement en regardant faire ceux qui en savent plus qu’eux par un simple processus d’imitation, mais aussi, par eux-mêmes, suite à un processus d’essai-erreur. Conformément aux hypothèses faites par Lévy-Garboua (1994) et Destré, Lévy-Garboua et Sollogoub (2000), nous supposerons que le premier mécanisme d’apprentissage n’utilise pas le temps des enseignants mais uniquement celui des apprentis et que les gains de productivité résultant de l’apprentissage par l’expérience sont fortement corrélés au capital humain de l’individu.

1.1 Une fonction de gains[4]

Si l’on suppose que les taux de salaire sont égaux à la productivité marginale des individus dans un marché concurrentiel, les gains bruts représentent le capital humain de chaque salarié. Appelons ht le capital humain d’un individu quelconque à la fin de la période t et, Ht, le savoir de l’entreprise, incorporé au sein de celui qui en connaît le plus, le savoir étant supposé homogène. Si les effets combinés des deux processus d’apprentissage définis ci-dessus sont additifs, la formation reçue par chaque salarié au cours de la période t, après t – 1 années passées dans l’entreprise, s’exprime de la façon suivante :

g représente le rendement marginal net (net de la dépréciation du capital humain) du learning by experience (supposé constant) et n est un paramètre positif (réputé invariant dans le temps, pour simplifier) qui résume le rythme de diffusion du savoir des enseignants à leurs élèves.

Contrairement au cas du learning by watching seul (Lévy-Garboua, 1994), le savoir de l’entreprise croît avec l’ancienneté puisque l’individu qui en connaît le plus ne peut apprendre que par lui-même :

Par récurrence, on obtient, à partir de (1) et (2), la fonction de gains bruts suivante :

hmt représente la valeur prédite par une version linéaire en ancienneté d’une fonction de gains bruts mincerienne.

1.2 Les rendements de l’ancienneté

L’équation (3) permet immédiatement de calculer le taux de rendement marginal brut de l’ancienneté ou de la formation informelle, ∀ t ≥ 1 :

Si g est positif ou nul, le taux de rendement de l’ancienneté sera toujours positif ou nul, puisque le savoir de l’entreprise ne peut être inférieur au savoir d’un employé, mais il tend vers g quand l’ancienneté augmente, étant donné que le savoir individuel converge vers le savoir maximal auquel chacun se trouve exposé dans l’entreprise. Ce résultat confirme l’idée selon laquelle à mesure que le temps passé par un individu dans son entreprise augmente, l’acquisition de savoir liée aux autres diminue au profit de l’apprentissage par l’expérience.

En remplaçant ht-1 dans l’expression de Rt par sa valeur dérivée de (3), on obtient :

La possibilité conférée à chaque salarié d’apprendre de ses collègues a pour effet de rendre le taux de rendement marginal brut de l’ancienneté dépendant de la firme qui l’emploie. Plus précisément, ce dernier est une fonction croissante concave du savoir relatif de l’entreprise par rapport au travailleur au début de sa formation : equation: 007249are005n.jpg et equation: 007249are006n.jpg.

L’expression (4) indique également que le taux de rendement marginal brut de l’ancienneté est une fonction décroissante convexe : equation: 007249are007n.jpg et equation: 007249are008n.jpg. L’hypothèse d’une fonction de gains quadratique, prônée par Mincer et Jovanovic (1981), impliquait une relation linéaire.

2. Les données

2.1 Les données françaises

L’enquête française de l’INSEE sur le coût de la main-d’oeuvre et la structure des salaires en 1992 (ECMOSS 92) croise un échantillon de 150 000 salariés avec un échantillon de 16 000 établissements (voir Araï, Ballot et Skalli, 1996; Abowd, Kramarz, Margolis et Troske, 2000)[5].

Pour procéder aux estimations, nous avons dû construire un certain nombre de variables, parmi lesquelles : le nombre d’années d’études, l’expérience potentielle sur le marché du travail (âge – nombre d’années d’études – six), le gain horaire (rémunération brute totale + avantages en nature / nombre d’heures rémunérées dans l’année), le nombre moyen d’heures de formation rémunérées par salarié dans l’établissement au cours de l’exercice (nombre d’heures de formation rémunérées par catégorie sociale (cadre ou non-cadre) / effectif salarié sous contrat de la catégorie sociale considérée).

S’agissant de l’éducation, le nombre d’années d’études a été reconstitué pour chaque individu à partir du diplôme le plus élevé. Pour cela, nous avons calculé le nombre d’années d’études médian (moins sensible aux points aberrants que la moyenne dans le cas de petits échantillons) correspondant à chacun des diplômes, à l’aide d’un échantillon d’un peu plus de 8 000 salariés (réalisé conjointement à ECMOSS 92) pour lequel l’année de fin d’études est renseignée en plus du diplôme[6].

Afin de pouvoir effectuer des comparaisons avec les données tunisiennes et marocaines, nous n’avons conservé que les individus des établissements ayant au moins 10 salariés et appartenant aux secteurs textile et habillement, et construction mécanique électrique et électronique. Après élimination des observations pour lesquelles certaines variables avaient des valeurs manquantes ou aberrantes, l’échantillon français sur lequel porte l’étude s’élève à 10 591 individus.

2.2 Les données issues des enquêtes marocaine et tunisienne

L’objectif des enquêtes sur le terrain était de constituer un échantillon de données appariées recueillies grâce à un questionnaire adressé directement aux employés dans leur entreprise[7]. Les données sont donc à deux dimensions (employé/employeur) avec un nombre non cylindré d’observations. Elles offrent des informations très précises sur la carrière de chaque individu : à côté de caractéristiques individuelles (situation matrimoniale, nombre d’enfants à charge, provenance géographique) sont disponibles les salaires, l’ensemble des investissements éducatifs (années d’éducation primaire, secondaire, supérieure et tech­nique), la formation postscolaire (suivi d’une période d’apprentissage, stages préalables en rapport avec l’emploi, formation formelle dans l’entreprise), l’évolution professionnelle (équivalent en années de l’ensemble des expériences et d’une période éventuelle de chômage) et la situation dans l’emploi.

Les enquêtes ont chacune porté sur huit entreprises[8]. L’échantillon global d’employés marocains retenu est de 203 personnes, dont 50,2 % appartiennent au secteur des textiles et 49,8 % à celui des IMMEE[9]. L’échantillon tunisien, constitué en février 1999, est de 231 personnes, dont 54,1 % travaillant dans le secteur des textiles et 45,9 % dans celui des IMMEE.

2.3 Statistiques descriptives des échantillons[10]

Pour les données marocaines, le salaire mensuel moyen s’élève à 227,69 dollars US[11]. Les hommes ont un salaire moyen 1,5 fois supérieur à celui des femmes. On observe aussi une différence importante entre le salaire moyen du secteur des textiles et celui des IMMEE, ce dernier étant 1,3 fois plus élevé. Le niveau d’éducation des employés semble d’ailleurs jouer un rôle important pour expliquer cet écart : il est de 11,1 années pour les textiles et de près de 15 années pour les IMMEE.

Le salaire mensuel moyen déclaré des employés tunisiens est de 213,92 dollars US[12]. Des différences très importantes de salaires apparaissent aussi selon le sexe : le salaire mensuel moyen des hommes représente 1,7 fois le salaire féminin. Aux côtés des différences de dotations individuelles en capital humain selon le sexe, la proportion féminine de l’échantillon employée dans les textiles devrait aussi contribuer à l’explication de cet écart de rémunération, contrairement au cas marocain[13] : 94 % du sous-échantillon de femmes appartiennent à la branche de la confection, alors que les hommes de cette branche ne représentent que 14 % de l’ensemble des hommes. Le salaire mensuel moyen des individus appartenant au secteur des IMMEE est 1,6 fois plus élevé que celui de ceux travaillant dans les textiles. Comme pour le Maroc, des différences d’éducation devraient en partie expliquer cet écart sectoriel de salaire moyen : 13,7 années d’éducation en moyenne pour les individus des IMMEE contre 12,1 années pour ceux des textiles.

Pour les données françaises, le salaire mensuel moyen s’élève à 1 671 dollars US[14]. Les hommes ont un salaire moyen 1,4 fois supérieur à celui des femmes. Cet écart peut s’expliquer par la différence importante entre le salaire moyen du secteur des textiles et celui des IMMEE : ce dernier rémunère 1,4 fois plus ses employés. Or, 62 % du sous-échantillon des femmes sont occupées dans les textiles contre 38 % des hommes. À la différence des deux autres échantillons, le niveau d’éducation des employés n’explique pas le différentiel sectoriel de salaire moyen.

Quatorze pour cent et douze pour cent des employés marocains et tunisiens respectivement travaillent dans leur entreprise actuelle depuis trois ans ou moins et n’ont jamais travaillé auparavant. Ce type d’employés représente moins de 1 % de l’échantillon français. Les taux de l’ancienneté dans l’entreprise (rapport de l’ancienneté à l’expérience totale) sont comparables puisqu’ils atteignent respectivement 69 %, 64 % et 57 % de l’expérience totale. Si les proportions marocaine et tunisienne caractérisent une quantité importante de main-d’oeuvre jeune et sans expérience antérieure, il n’en est donc pas de même pour les employés français puisque ces derniers bénéficient de beaucoup plus d’expérience sur le marché du travail (expérience initiale hors de l’établissement (x) et ancienneté (t); voir le tableau 2 de l’annexe 2). La différence d’âge moyen devrait expliquer en partie ces disparités.

En résumé, si l’on compare les trois échantillons, on constate de fortes similitudes entre les caractéristiques des individus marocains et tunisiens alors que leurs homologues français se distinguent sur de nombreux points, excepté le nombre d’années d’étude et les taux de l’ancienneté (tableau 2 de l’annexe 2). Soulignons, d’abord, que la proportion d’individus travaillant dans les textiles est deux à trois fois plus importante dans les échantillons du Maghreb. De même, les femmes sont plus représentées dans les échantillons marocain et tunisien. Ces disparités dans la struc­ture des échantillons pourraient influer par la suite sur les résultats des estimations.

S’agissant de la variable d’éducation (s), les valeurs sont similaires lorsqu’on l’évalue à partir de l’âge de la fin de scolarité (auquel on a retranché six années). Le nombre moyen d’années d’éducation s’établit ainsi à près de 13 années pour les trois échantillons. Eu égard à l’importance du nombre moyen de redoublement (estimé de deux à trois années sur toute la scolarité au Maroc par Angrist et Lavy, 1997), la variable d’éducation est potentiellement surestimée dans les échantillons marocain et tunisien. En effet, si l’on observe plus finement l’éducation par cycle éducatif, on constate que 5,4 % des employés des entreprises marocaines n’ont aucun niveau scolaire – zéro année de scolarité – contre 0,8 % des Tunisiens; 16,7 % des premiers n’ont qu’un niveau de primaire (de une à cinq années d’éducation) contre 9,9 % des Tunisiens et 0,03 % des Français; 65,5 %, 71,8 % et 50,8 %, respectivement, n’ont qu’un niveau de secondaire (de six à douze années) alors que seulement 11,8 % et 17,3 % des employés marocains et tunisiens ont fréquenté l’enseignement supérieur (université ou école supérieure) contre plus de 49,2 % des employés français[15]. Ainsi, il apparaît que l’enseignement de base est moins élevé chez les Marocains. Les Tunisiens ont aussi davantage suivi l’enseignement supérieur alors que les proportions d’individus diplômés de l’enseignement technique ou professionnel sont semblables entre ces deux échantillons. D’une façon générale, ce sont les employés français qui sont les mieux éduqués.

3. Méthodes économétriques

Au lieu d’estimer la fonction de gains bruts sous la forme additive (3), nous préférons l’écrire sous la forme multiplicative pour tout individu i dans l’éta­blis­sement j (après mise en facteur de hmt) :

Après passage aux logarithmes et en remplaçant Hijt par (1 + g)tijHij0 et hmit par (1 + g)tijhi0 (voir section 1.1), on obtient :

La spécification (5) peut s’interpréter comme une généralisation d’une fonction de gains mincerienne linéaire en t pour tout n > 0. En effet, elle lui ajoute un terme qui ne dépend que du savoir relatif de l’entreprise par rapport à celui du nouvel entrant et de son ancienneté. En pratique, l’entreprise est remplacée par l’établissement qui est l’unité enquêtée, ce qui semble être un bon compromis empirique puisque les travailleurs sont évidemment plus exposés aux autres salariés du même établissement qu’à toute autre personne.

Le savoir de l’établissement Hij0 de même que le savoir individuel hi0 ne sont pas précisément observables. Nous approchons le savoir initial des travailleurs par une fonction de gains mincerienne quadratique en expérience initiale :

si et xi représentent respectivement les années d’éducation et d’expérience hors de l’établissement de l’individu i.

De plus, nous supposons que le savoir de l’établissement auquel l’individu i est exposé peut être approximé par une fonction de gains quadratique qui pourrait être attribuée à un individu fictif ayant Sij années d’éducation, Xij années d’expérience hors de l’établissement et Tij années d’ancienneté dans l’entreprise actuelle, tels que Sijsi, Xijxi, Tij ≥ 0 :

Sij, Xij et Tij représentent respectivement le maximum de S, X et T auquel i est exposé dans j. Ces caractéristiques ne sont pas disponibles dans nos données[16]. Cependant, nous observons ces variables pour un échantillon aléatoire d’individus d’un même établissement. Une façon pratique de retrouver les caractéristiques inconnues (éducation, expérience, ancienneté) de l’enseignant du travailleur i est de supposer que la valeur prise par chacune d’elle se situe entre le maximum observable du sous-échantillon de l’établissement j et celle de l’individu i. Si zij = (si, xi, tij) et Zij = (Sij, Xij, Tij) représentent les vecteurs de capital humain de l’individu i et de son enseignant dans l’établissement j et equation: 007249are011n.jpg est la valeur maximum observable de la caractéristique z dans le sous-échantillon de l’éta­blis­sement, nous pouvons écrire :

βz (paramètre à estimer) prend la valeur zéro si l’individu n’a pas de possibilité d’apprentissage par les autres et la valeur 1 si son enseignant le plus qualifié correspond effectivement au travailleur ayant le z le plus élevé du sous-échantillon de l’établissement.

En reportant (8) dans (7) et (6), (7) dans (5), nous obtenons une fonction de gains bruts non linéaire à laquelle nous pouvons ajouter un terme aléatoire uijt :

avec

ck représente un ensemble de variables de contrôle[17] et δk les coefficients associés à chacune de ces variables. La méthode d’estimation retenue est celle des moindres carrés non linéaires (MCNL) avec correction de l’hétéroscédasticité par l’estimateur de White.

En l’absence de dimension temporelle, l’hétérogénéité inobservée des indi­vidus ne peut être qu’imparfaitement prise en compte. En revanche, celle des établissements peut être traitée, du moins en théorie (Abowd, Kramarz, Margolis et Troske, 2000). L’inconvénient est que nous sommes en présence d’un modèle non linéaire. Une solution consiste à capturer l’hétérogénéité interentreprise par des effets fixes d’établissements. Ce procédé est utilisé dans les cas marocain et tunisien. Malheureusement, eu égard au nombre important d’établissements dans l’enquête française, cette technique n’a pu être retenue pour cet échantillon. Une partie de l’hétérogénéité interfirme a cependant été contrôlée grâce à l’introduction de caractéristiques d’établissements (voir note 17).

4. Résultats

4.1 Les fonctions de gains

Le tableau 3 de l’annexe 3 présente les résultats des différentes fonctions de gains pour chacun des pays considérés. Alors que les trois premières colonnes exposent les estimations obtenues à partir du modèle d’apprentissage (équation 9), les trois suivantes répertorient les résultats d’une fonction de gains mincerienne (quadratique en expérience initiale et en ancienneté). Les différents modèles expliquent de 67 à 78 % des variations de la variable dépendante (R2 ajusté). Le coefficient de détermination tunisien est très supérieur à ceux des modèles français et marocain puisqu’il explique environ 10 % des différentiels de gains en plus.

Alors que les coefficients de régression sont tous statistiquement significatifs au seuil de 1 % pour les données françaises (colonnes 1 et 4), il n’en est pas de même pour les données marocaines et tunisiennes (colonnes 2, 3, 5 et 6). Pour la Tunisie (colonnes 3 et 6), à l’exception du paramètre βs (non significatif), tous les coefficients de régression sont significativement différents de zéro au moins au seuil de 10 %. En revanche, pour le Maroc (colonnes 2 et 5), excepté les rendements de l’éducation (s) et de l’ancienneté (t) du modèle de Mincer, ceux de l’expé­rience hors-entreprise (x et x2) et celui de l’apprentissage par l’expérience (g), les autres coefficients et paramètres ne sont pas significativement différents de zéro au seuil de 10 %. Des différences dans la taille des échantillons pourraient expliquer les écarts de significativité. La base de données françaises est en effet très large par rapport aux échantillons marocain et tunisien. Pourtant, les résultats tunisiens attestent de coefficients et de paramètres significatifs (à l’exception de βs), alors qu’il n’en est pas de même pour le modèle marocain qui est estimé sur un échantillon de taille comparable.

Des disparités dans les rendements du capital humain (s et x) apparaissent également selon les modèles (tableau 4 de l’annexe 3). Les rendements de l’éducation obtenus avec le modèle d’apprentissage sont moins élevés que ceux que présente la fonction mincerienne : respectivement, pour la France, le Maroc et la Tunisie, les rendements de l’éducation s’élèvent à 5,2 % contre 5,5 %, 1,8 % contre 2,3 % et 5,2 % contre 5,7 %. Inversement, le modèle d’apprentissage relève les rendements de l’expérience hors-entreprise par rapport à ceux que fournit la forme quadratique (respectivement de 1,0 % contre 0,8 %, 2,7 % contre 2,3 % et 4,8 % contre 3,9 %). Le rendement de l’éducation marocain est plus faible que dans les deux autres cas. Cela peut s’expliquer si l’on observe la répartition des individus par cycle éducatif. Elle indique en effet que, pour un nombre moyen d’années d’études comparable entre les cas marocain et tunisien, les employés tunisiens ont cependant atteint un niveau d’éducation plus élevé (voir section 2.3). En revanche, les rendements de l’éducation des Tunisiens et des Français sont du même ordre de grandeur quel que soit le modèle utilisé.

Le modèle d’apprentissage permet d’estimer le rythme (n) de diffusion du savoir des établissements (tableau 5 de l’annexe 3). Si le taux marocain n’est pas significativement différent de zéro, les établissements français et tunisiens connaissent des taux s’élevant respectivement à 28,3 % (significatif à 1 %) et 56,9 % (significatif à 10 %). La diffusion du savoir des entreprises tunisiennes représente deux fois celle des entreprises françaises. L’équation (3) permet de donner une idée de la vitesse à laquelle se diffuse le savoir en calculant l’ancienneté nécessaire à un individu pour acquérir α % du savoir de son entreprise :

Le nombre moyen d’années nécessaires à un travailleur français, marocain et tunisien pour s’accaparer la moitié du savoir de son établissement (α = 50) s’élève respectivement à 2,92, 1,59 et 1,64 années (tableau 5 de l’annexe 3). On constate en outre que le potentiel formateur des entreprises tunisiennes (le savoir relatif moyen equation: 007249are014n.jpg) est presque une fois et demie plus élevé que celui des entreprises françaises (le savoir relatif moyen des établissements marocains n’étant pas significativement différent de un). Deux éléments permettent d’appréhender ce résultat : l’écart d’éducation avec le plus instruit (Sjsi) dans les établissements tunisiens est presque trois fois plus élevé (en moyenne) que dans les établissements français (tableau 2 de l’annexe 2) alors que le nombre d’années d’études est équivalent dans les deux cas étudiés. De plus, non seulement les employés tunisiens ont deux fois moins d’ancienneté que les employés français, mais aussi, le rapport entre T et t est presque une fois et demie plus élevé dans les établissements tunisiens. Ces statistiques justifient que les possibilités d’apprentissage par imitation soient bien plus importantes pour les employés tunisiens. Aussi, si les travailleurs tunisiens ont plus à apprendre que leurs homologues français, la durée nécessaire aux premiers pour acquérir 50 % du savoir de leur entreprise reste néanmoins plus faible que les seconds d’au moins une année.

4.2 Les rendements de l’ancienneté

Dans chacun des trois cas étudiés, les taux de rendement marginaux bruts de l’ancienneté (calculés au point moyen à partir de l’équation 4) sont positifs et significativement supérieurs (à l’exception du cas marocain où ils sont égaux) aux rendements de l’apprentissage par l’expérience (g) (tableaux 3 et 6 de l’annexe 3). La différence entre le rendement de l’ancienneté (Rt) et le rendement de l’apprentissage par l’expérience représente la part de la croissance des salaires avec l’ancienneté qui est imputable au processus d’imitation (tableau ci-après). Dans le cas marocain, cette dernière n’est pas significativement différente de zéro puisque le savoir des établissements n’est, en moyenne, pas significativement différent du savoir individuel. En effet, le tableau 5 de l’annexe 3 montre que, dans l’échantillon marocain, equation: 007249are015n.jpg n’est pas significativement différent de un au seuil de 10 %. Par conséquent, les salariés marocains ne peuvent apprendre que par eux-mêmes (voir section 1).

La part du rendement du learning by experience dans le rendement total varie à la fois selon les pays et la durée de l’ancienneté. En effet, elle représente 88,0 % du rendement total de l’ancienneté (calculé au point moyen) pour la France contre 50,5 % en Tunisie et 100 % au Maroc (pour les raisons précédemment invoquées). Par ailleurs, cette part est croissante avec l’ancienneté. Alors qu’à l’issue de la première année d’ancienneté, elle représente 29,4 % du rendement total en France et 8,1 % en Tunisie, elle s’élève respectivement à 54,5 % et 44,5 % à la fin de la cinquième année.

Décomposition du rendement marginal brut de l’ancienneté (Rt, en %)

Décomposition du rendement marginal brut de l’ancienneté (Rt, en %)

Note : Les rendements sont calculés au point moyen de l’ancienneté.

-> Voir la liste des tableaux

De façon générale, le rendement marginal brut d’une année d’ancienneté est plus élevé dans les deux pays du Maghreb qu’en France. Deux raisons principales peuvent expliquer ce résultat. La première concerne le rendement marginal du learning by experience qui est significativement plus élevé dans les cas marocain et tunisien que dans le cas français. La seconde renvoie au fait que le savoir relatif moyen (equation: 007249are016n.jpg) des établissements tunisiens est 1,4 fois plus élevé que celui des établissements français (tableau 5 de l’annexe 3) alors que, dans le même temps, la durée moyenne de l’ancienneté y est inférieure (tableau 2 de l’annexe 2). Or, comme nous l’avons vu dans la partie théorique, les rendements marginaux bruts de l’ancienneté sont d’autant plus élevés que equation: 007249are017n.jpg est grand et t faible, ceteris paribus.

Différents éléments peuvent être à l’origine des résultats. Le premier concerne la nature particulière des échantillons utilisés. Alors que le nombre d’établissements présents dans l’enquête française est représentatif, les données tunisiennes et marocaines ne concernent que des employés issus de quelques entreprises dont le choix n’a pas été seulement guidé par un souci de représentativité (voir annexe 1). L’absence d’apprentissage par imitation au Maroc ne pourrait alors refléter qu’une spécificité des entreprises enquêtées, à savoir qu’elles n’auraient rien à transmettre à leurs salariés. De plus, même si les secteurs étudiés sont identiques entre les pays, des différences dans l’utilisation de la technologie au sein des secteurs français, marocains et tunisiens (l’automatisation des tâches par exemple) pourraient influer sur les résultats obtenus. Il est en effet probable que l’intensité en travail est moins élevée dans les secteurs français, ce qui devrait diminuer les effets d’imitation entre les travailleurs (les gains liés à l’apprentissage par imitation sont en effet moins importants dans le cas français).

Un autre élément d’explication renvoie à l’organisation du travail dans les entreprises : l’environnement des employés participe aussi d’une façon décisive à l’intensification du learning by watching. Les conditions autorisant des effets d’imitation élevés ne seraient donc pas réunies dans les entreprises marocaines. En effet, des statistiques sur les caractéristiques des postes montrent que les employés tunisiens sont plus souvent attachés à des équipes de travail que les travailleurs marocains (36,8 % contre 15,7 %). En outre, un système de polyvalence des employés (une rotation sur différents postes) est apparu plus souvent dans les entreprises tunisiennes (62,5 % contre 37,5 % des entreprises marocaines). Les contacts entre les employés seraient par conséquent davantage stimulés dans les entreprises tunisiennes. De plus, le taux d’encadrement moyen – rapport des cadres à l’effectif de l’entreprise – est supérieur dans les entreprises tunisiennes (14,6 % contre 6,5 %). La présence d’encadrants (techniques par exemple) permet de stimuler le contact entre les employés les moins qualifiés et les plus qualifiés. Enfin, la présence importante de travailleurs temporaires dans les entreprises marocaines (Banque Mondiale, 1999) pourrait aussi expliquer que la diffusion du savoir n’y soit pas significative.

À côté des caractéristiques des entreprises, on peut aussi attribuer l’inexistence d’un apprentissage par imitation dans le cas marocain aux caractéristiques des individus. Selon les cycles éducatifs, ces derniers sont moins éduqués que les employés français et tunisiens[18]. Cependant, dans les secteurs que nous avons étudiés, il n’a pas été possible de vérifier le fait qu’un niveau d’éducation plus élevé entraîne systématiquement une accélération de l’apprentissage par l’imitation (résultats non présentés), alors même que les niveaux d’éducation des textiles et des IMMEE marocains et tunisiens connaissent des disparités importantes.

Le tableau 6 de l’annexe 3 et les graphiques de l’annexe 4 montrent enfin, qu’à l’exception du cas marocain, la fonction de gains de Mincer (quadratique en t) a tendance à sous estimer les rendements marginaux bruts de l’ancienneté pour les premières et les dernières années d’ancienneté. Ce résultat avait déjà été observé par Destré et al. (2000) ainsi que par Chennouf et al. (1997), Nordman (2000) et Destré (2002) à partir d’une forme simplifiée du modèle utilisé ici.

Conclusion

À partir d’un modèle d’apprentissage (Destré, Lévy-Garboua et Sollogoub, 2000) identifiant deux des principales composantes de la formation en entreprise, le learning by watching et le learning by experience, nous faisons apparaître, à l’aide de données appariées sur la France, la Tunisie et le Maroc, des effets contras­tés de la formation informelle sur les salaires. Bien que les rendements de l’ancienneté soient dans l’ensemble significativement plus élevés dans les deux pays du Maghreb, le learning by experience semble être, pour les employés marocains, la seule composante de ce type de formation à avoir un impact significatif sur les gains. Ce résultat tiendrait davantage à la forme de l’organisation du travail des entreprises qu’aux caractéristiques de la main-d’oeuvre marocaine.

La richesse du modèle présenté ici ne réside pas exclusivement dans la mesure des effets du learning by experience et du learning by watching, mais aussi, dans les estimations de la vitesse à laquelle se diffuse le savoir au sein de l’établissement et du potentiel formateur de ce dernier par rapport au savoir du travailleur entrant. Les résultats montrent que ce savoir relatif est presque une fois et demie plus élevé dans le cas tunisien que dans le cas français, et n’apparaît pas significatif pour les établissements marocains.

Enfin, la présente étude suggère qu’avec des données à deux dimensions (appariées), il est possible d’obtenir une mesure relativement robuste – et surtout comparable entre pays – des effets de la formation informelle sur les gains. Ce type de données apparaît dès lors comme une alternative aux mesures directes de la formation qui nécessitent généralement un effort coûteux et important d’homogénéisation des informations collectées entre pays.