Corps de l’article

Introduction

La montée du sida, particulièrement au sein de la population toxicomane, a favorisé l’émergence de l’approche de réduction des méfaits, laquelle repose sur deux principes : le pragmatisme et l’humanisme. Le postulat de base est à l’effet que l’usage des drogues est une réalité avec laquelle nous devons composer. Il convient donc d’aller à la rencontre des usagers là où ils se trouvent. L’intervention implique une hiérarchie d’objectifs, prioritaires et réalistes. La participation des usagers est favorisée de manière à soutenir une prise en charge collective (Brisson, 1997).

Au Québec, l’apparition de l’approche de réduction des méfaits au cours des années 80 est venue remettre sérieusement en question les traitements offerts aux personnes toxicomanes à cette époque, notamment dans le réseau des centres publics de réadaptation, des organismes publics accessibles gratuitement et financés entièrement par l’État. Dans ces derniers, les programmes d’intervention relevaient (et c’est encore le cas) principalement d’une approche psychosociale. Ils étaient dispensés par des professionnels des sciences humaines, des techniciens en éducation, du personnel nursing et très peu de médecins. Les traitements étaient jugés trop exigeants, non applicables à la réalité de la plupart des toxicomanes et, par le fait même, discriminatoires. Par leurs attitudes rigides, particulièrement en ce qui concerne l’exigence d’abstinence et l’imposition de modalités d’accès aux services qui avaient tendance à exclure les demandeurs moins motivés, les centres de réadaptation devenaient incapables de rejoindre et de retenir les toxicomanes, et, de ce fait, leur impact sur la propagation du sida était grandement diminuée. Cette remise en question venait principalement du milieu de la santé publique, très préoccupé par la montée du sida, de médecins qui, à Montréal, avaient commencé à offrir un traitement de substitution aux héroïnomanes et des groupes communautaires, aux prises avec des toxicomanes particulièrement démunis, le plus souvent aux prises avec des problèmes graves de santé mentale, des démêlés avec le système judiciaire et l’isolement social. Le monde du traitement était donc vu comme un obstacle à l’implantation d’une approche de réduction des méfaits dans le champ de la toxicomanie et à la lutte contre le sida entreprise par les directions de santé publique.

Quinze ans plus tard, un grand nombre de centres de réadaptation en toxicomanie du Québec ont adopté l’approche de réduction des méfaits comme une partie intégrante de leur philosophie d’intervention. Que s’est-il passé ? S’agit-il d’une simple récupération pour se mettre au goût du jour ou d’une véritable intégration ? Comment s’est faite cette intégration et à quel prix ? Comment l’approche de réduction des méfaits s’est-elle conjuguée à d’autres mouvements importants qui secouaient à la même époque le monde du traitement en toxicomanie pour le transformer sous la forme qu’on lui connaît aujourd’hui ?

Voilà autant de questions posées dans cet article et auxquelles nous tentons de répondre en nous appuyant sur l’expérience du Centre Dollard-Cormier, lui-même issu de la fusion, en 1997 de trois autres centres qui ont vécu les transformations du monde de la réadaptation au cours de cette période : Alternatives, Domrémy-Montréal et Préfontaine.

L’alliance entre réadaptation et réduction des méfaits : un paradoxe

L’approche de réduction des méfaits et la réadaptation des personnes toxicomanes ne vont pas nécessairement de pair : « La prévention se décline en trois niveaux : empêcher l’apparition de la maladie (la prévention tertiaire)[1] qui ressemble à s’y méprendre à la réduction des risques[2], ne vient qu’en troisième lieu. La réduction des risques néglige en général, ou subordonne à ses impératifs les deux premiers degrés de la prévention : empêcher l’apparition de la toxicomanie, en limiter la durée. » (Wieviorka, 1996). La tension entre les deux perspectives a été soulignée par plusieurs (Riley, 1993, Mino, citée dans Wieviorka, 1996).

L’application de l’approche de réduction des méfaits dans un contexte de réadaptation ne va donc pas de soi et constitue même, en quelque sorte, un paradoxe. En effet, les drogues et leur effet psychoactif, dans l’approche de réduction des méfaits ne sont pas au premier plan. Elles ne sont que le vecteur de méfaits qui, eux, doivent être évités. On doit citer en tout premier lieu le sida, une maladie mortelle dont la contagion devait être évitée à tout prix, fût-ce au prix de compromis concernant la lutte à la consommation des drogues illicites (Riley, 1993). Il en est de même des accidents de la route causés par la conduite avec facultés affaiblies : réduire les morts causées par l’alcool au volant apparaît comme plus important que la lutte à l’alcoolisme.

Dans le traitement de la toxicomanie, la perspective est différente, pour ne pas dire inversée : le phénomène de la dépendance est au premier plan. Le critère d’admission premier dans un centre de réadaptation en toxicomanie est l’existence d’un abus ou d’une dépendance à une substance psychoactive. La relation aux substances doit être devenue problématique et avoir créé la situation suivante : toute la vie du toxicomane est centrée autour de la consommation et de l’obtention de drogues ou d’alcool, au point de créer des conséquences néfastes sur l’ensemble de sa vie. La démarche de réadaptation vise à changer la relation aux drogues pour redonner à la personne toxicomane la possibilité de reprendre le pouvoir sur sa vie.

Comment, dès lors, non seulement concilier ces deux perspectives dans un même environnement, mais aussi les intégrer dans une stratégie d’intervention cohérente ? Selon certains (Negrete, 2001), il s’agit d’une tâche périlleuse qui pourrait conduire les intervenants en toxicomanie à perdre de vue le problème majeur de santé que représente la dépendance in se. Voilà pourtant le défi qu’a voulu relever le Centre Dollard-Cormier, ainsi que plusieurs autres centres de réadaptation en toxicomanie au Québec.

L’approche de réduction des méfaits : en continuité avec d’autres approches dans le domaine de l’intervention en toxicomanie

Bien que l’introduction du label « réduction des méfaits » au Québec et ailleurs dans le monde soit relativement récente, plusieurs des fondements sur lesquels elle s’appuie existaient déjà depuis plus longtemps et bien d’autres courants étaient déjà venu ébranler certaines idées reçues — souvent élevées au statut de dogmes -- dans le domaine du traitement en alcoolisme et en toxicomanie. L’introduction de ces idées suscitait des controverses passionnées. En effet, plusieurs études – issues notamment du champ de la psychologie expérimentale – remettaient en question les concepts de maladie et d’irréversibilité en matière d’alcoolisme, en démontrant qu’il est possible pour des alcooliques de revenir à une consommation modérée d’alcool (Polich, Armor et Braiker, 1980 ; Pattison, Sobell et Sobell, 1977). Ces études venaient remettre en question l’hégémonie de l’abstinence comme seul objectif possible dans l’intervention auprès des personnes alcooliques et toxicomanes. Elles étaient corroborées par l’expérience des intervenants des centres de réadaptation, qui avaient constaté que l’exigence de l’abstinence était souvent improductive parce que, d’une part, elle conduisait les usagers à mentir et que, d’autre part, certains parvenaient à revenir à une consommation non problématique de certaines substances.

De plus, la mise en évidence, dans les études étiologiques, du caractère multivarié de la toxicomanie avait favorisé l’émergence du concept d’appariement (Pattison, Sobell et Sobell, 1977 ; McLellan, 1981), en vertu duquel on propose des formes variées de traitement en fonction des besoins divers des usagers de substances. On avait pu également démontrer que plusieurs formes de traitement pouvaient être efficaces (Project MATCH Research Group, 1997 ; Sells et Simpson, 1980 ; Simpson, 1997 ; Polich, Armor et Braiker, 1980) et qu’il importait avant tout d’orienter les personnes qui demandaient de l’aide vers l’intervention qui leur convenait.

Aussi, un grand nombre d’auteurs, dans le domaine du traitement des conduites addictives (Rossi et Filstead, 1976 ; Miller, 1989 ; Prochaska et Di Clemente, 1982), avaient commencé à remettre en question la conception très statique de la motivation qui avait cours jusqu’alors et à proposer une vision dynamique de ce concept : la motivation est une force susceptible d’évoluer et sur laquelle on peut agir. Ses sources peuvent varier. Il est préférable de s’appuyer sur les motifs de départ de la personne qui veut changer, de lui proposer des choix, de favoriser une évolution de ses attitudes à l’égard du changement.

Enfin, la fréquentation de nos services par des personnes particulièrement frappées par des problèmes sociaux et de santé graves associés à leurs conduites addictives (itinérance, isolement social, maladies infectieuses, troubles mentaux graves, criminalité ) mettait de plus en plus en évidence l’impasse où pouvait mener une approche trop rigide à l’égard des personnes toxicomanes.

L’introduction de l’approche de réduction des méfaits a permis de sortir des querelles idéologiques qui paralysaient souvent les intervenants et les centres de réadaptation et de légitimer des pratiques et des constats qui jusque là avaient été réduits plus ou moins à la clandestinité.

L’implantation de l’approche de la réduction des méfaits au Centre Dollard-Cormier

Le Centre Dollard-Cormier a été créé en 1997 avec la mission d’offrir à l’ensemble de la population de la région de Montréal des services de réadaptation en toxicomanie. Son histoire remonte à l’adoption en 1992 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux par le gouvernement du Québec, qui est venue transformer en profondeur l’organisation des services dans cette province en imposant le regroupement ou la fusion de plusieurs d’entre eux. À Montréal, l’application de cette loi a amené le regroupement de trois centres de réadaptation en toxicomanie : Alternatives, Domrémy-Montréal et Préfontaine. Ces trois établissements étaient bien ancrés dans la région montréalaise depuis plusieurs années, ils avaient développé leur propre philosophie d’intervention et, en dépit de certains recoupements, avaient une clientèle et des services qui leur étaient propres. Alternatives se caractérisait par une clientèle plus jeune, consommatrice de drogues illicites, marginale. L’intervention y était faite sans formalisme et les bénévoles y occupaient une place importante. Domrémy-Montréal présentait un visage plus institutionnel et une approche plus professionnalisée. La clientèle y était plus âgée, consommatrice d’alcool autant que de drogues, davantage à l’image de l’ensemble de la population, bien que plus démunie. Le centre Préfontaine avait été créé pour soutenir le réseau des ressources d’hébergement pour les plus démunis par des services de réadaptation en alcoolisme et autres toxicomanies, principalement résidentiels. Ce centre s’inscrivait dans le mouvement caritatif à l’origine de ce réseau et sa clientèle était formée de personnes alcooliques itinérantes ou sans domicile fixe, hommes et femmes.

Regrouper ces trois établissements, différents par leur culture, leurs traditions, la formation de leurs employés et leurs clientèles, fut, et demeure encore dans une certaine mesure, un défi difficile. Il importait de réorganiser les services de façon à tirer profit de l’ensemble des expertises développées dans les trois centres tout en minimisant les recoupements et redondances. On devait également proposer des balises cliniques susceptibles de rallier l’ensemble des cliniciens et de permettre l’élaboration d’une identité professionnelle commune.

Pour répondre au défi représenté par la multiplicité des services offerts par les trois centres, le Centre Dollard-Cormier a mis en place une chaîne intégrée de services et programmes. On y trouve, d’une part, des services de base offerts à l’ensemble des personnes qui demandent de l’aide : accueil, évaluation et orientation, groupes offerts à tous en début de démarche ambulatoire, désintoxication, urgence psychosociale disponible tous les jours et 24/24 heures, services résidentiels permettant un retrait temporaire du milieu naturel ou un dépannage en situation de crise. Par ailleurs, un ensemble de programmes spécialisés est offert à tous ceux qui désirent s’engager dans une démarche de réadaptation. Ces programmes sont conçus de façon à répondre aux besoins particuliers d’un ensemble de gens regroupés soit en fonction de l’âge (jeunes, adultes, personnes âgées de plus de 55 ans), soit en fonction de problèmes concomitants (judiciarisation, troubles mentaux, itinérance). Les services sont principalement offerts sur le mode ambulatoire. Notons que le Centre n’offre aucun traitement de substitution à la méthadone, celui-ci étant confié à d’autres organismes : le CRAN (Centre de recherche et d’aide aux narcomanes), dont le rôle dans le développement de ce service à Montréal a été déterminant, et Relais-méthadone, qui offre un traitement à bas seuil. Il importe également de mentionner que les substances le plus souvent reconnues comme problématiques par les personnes qui entreprennent une démarche de réadaptation à Montréal sont l’alcool et la cocaïne, le plus souvent consommées en association avec d’autres drogues telles que le cannabis, les hallucinogènes, le PCP, les tranquillisants mineurs. L’héroïne représente un problème important mais moins répandu. Le Centre offre aussi maintenant, comme les autres centres de réadaptation du Québec, des services aux joueurs excessifs.

En ce qui concerne la philosophie d’intervention, l’approche de réduction des méfaits est rapidement apparue comme un élément rassembleur pour les intervenants des trois centres à l’origine du Centre Dollard-Cormier. Ce dernier en a fait un concept clé dans son plan d’organisation. Sur ce point, il y avait consensus. En adoptant cette orientation, les gestionnaires et les cliniciens du Centre étaient pleinement conscients du fait que l’approche de la réduction des méfaits, développée essentiellement dans le milieu de la santé publique, devait être adaptée au contexte de la réadaptation. Nous avons donc été amenés à définir les balises sur lesquelles devait s’appuyer notre compréhension de ce cadre de référence. Nous citons ici un extrait du plan d’organisation de 1997 qui permet de situer la compréhension que nous avions des enjeux reliés à cette adaptation :

Ainsi conçu, le paradigme de la réadaptation s’intéresse essentiellement à la relation de l’individu avec les substances psychoactives et aux facteurs qui l’ont amené à perdre sa liberté à l’égard de la consommation de ces substances, dans le but de l’aider à s’affranchir, au moins partiellement, de la dépendance qu’il a développée et à réduire les méfaits induits par la toxicomanie.

Dans son acception première, la réduction des méfaits s’intéresse peu à la relation de l’individu à la substance, comme on le fait généralement en réadaptation et ne cherche pas à la modifier. Elle propose d’abord aux usagers des mesures qui lui permettront de réduire l’impact des effets de la consommation (perspective pragmatique). […] Dans un contexte de réadaptation, la réduction des méfaits doit être interprétée ici comme un paradigme clinique. […] En effet, il faut bien voir qu’il s’applique dans un milieu de réadaptation, c’est-à-dire dans un environnement clinique dont on attend qu’il contribue significativement à l’émergence de changements durables chez la personne toxicomane. Cet énoncé doit d’ailleurs être lui-même nuancé, en tenant compte du fait qu’une proportion appréciable de la clientèle des centres de réadaptation, particulièrement en ce qui concerne les personnes itinérantes, présente des problèmes multiples et un profil d’inadaptation sévère et persistant. Pour ces personnes, les changements seront le plus souvent modestes et fragiles et la non-détérioration de la situation présente pourra même apparaître comme le seul objectif accessible.

Plan d’organisation du Centre Dollard-Cormier, 1997-2000

Malgré cet effort de clarification, les intervenants faisaient encore face à de nombreuses questions et à beaucoup d’ambiguïtés quant au sens des termes utilisés. Cependant, au-delà des mots et des débats autour des modalités d’application de l’approche de réduction des méfaits, il existait bel et bien pour la plupart d’entre nous une volonté réelle de participer à cet effort collectif de santé publique. En effet, il devenait impératif de fournir des services à cette clientèle qui trop souvent ne venait pas en consultation. Nous misions sur le fait que la réduction des méfaits, par son caractère souple à bas seuil d’exigences, augmenterait la participation des usagers à leur traitement. Cette nouvelle façon de faire nous permettait d’élargir notre modèle de réadaptation en assouplissant nos pratiques. Elle apparaissait particulièrement adaptée à la mission de l’établissement qui venait d’être créé et qui héritait d’une clientèle plus vaste et plus diversifiée. De plus, le ralliement de l’ensemble des intervenants autour de l’approche de réduction des méfaits devenait un facteur susceptible de contribuer significativement au développement d’une nouvelle identité au sein de cet établissement.

L’organisation des services et la réduction des méfaits

L’application de l’approche de réduction des méfaits s’est reflétée de diverses façons dans le développement de la chaîne de services mise en place au Centre Dollard-Cormier en 1997. Les mesures adoptées s’articulaient particulièrement autour de trois objectifs : augmenter l’accessibilité de nos services, diminuer nos exigences à l’égard de ceux qui demandaient notre aide et augmenter notre action dans la communauté en faveur des personnes toxicomanes.

Les principales mesures pour augmenter l’accessibilité à nos services ont consisté à multiplier les portes d’entrée pour permettre l’accès direct à plusieurs endroits et dans des services souvent requis en début de démarche ou en situation d’urgence, tels que la désintoxication et un hébergement de dépannage, les services aux jeunes, aux itinérants et aux personnes âgées. La création d’un service d’urgence psychosociale en toxicomanie, ouvert 24/24 heures sept jours semaine, mérite une mention spéciale. Nous faisons également du travail de proaction (reaching out) pour rejoindre les personnes qui ne s’adressent pas à nous directement pour une demande d’aide.

Nos exigences ont été maintenues au minimum tant en ce qui concerne les critères d’admission à nos services que les objectifs exprimés par les usagers dans leur demande d’aide. Les portes sont ouvertes quels que soient les problèmes associés : troubles mentaux, même graves ; risque de suicide ; histoire de délinquance ; itinérance. Il n’y a pas de limite préétablie en ce qui concerne la durée d’une intervention ni pour ce qui concerne la possibilité d’être réadmis au Centre à de multiples reprises.

Enfin, nous avons créé un service destiné à assurer notre présence et notre action dans la communauté. Cette action peut prendre plusieurs formes : action communautaire au sein de la collectivité pour augmenter sa capacité de se prendre en charge en regard des problèmes liés aux drogues (empowerment) et soutien aux organismes sous forme de consultation et de formation pour les aider à mieux composer avec les problèmes de toxicomanie auxquels ils ont à faire face.

Évaluation de la pertinence du choix de l’approche de réduction des méfaits par le Centre

Depuis 1997, deux exercices importants nous ont permis de réévaluer la pertinence du choix de l’approche de réduction des méfaits. D’abord, la Direction des services professionnels et de la recherche du Centre Dollard-Cormier a tenu en 2000 une journée de consultation sur l’impact de l’approche de réduction des méfaits au sein de l’établissement. Les responsables de chaque programme ou service ont déposé un rapport décrivant de quelle façon son application était possible tout en ciblant les forces et les limites (Lecavalier, M. 2000). En s’appuyant sur les commentaires recueillis, nous pouvons affirmer qu’une très grande majorité du personnel clinique adhère à cette approche. Peu de temps après, le Centre a entrepris un vaste processus de consultation, notamment auprès de son personnel, pour préparer l’adoption d’un nouveau plan d’organisation en 2002. Ces consultations ont permis de confirmer l’adhésion massive des intervenants à l’adoption de l’approche de réduction des méfaits dans la philosophie d’intervention du Centre et ce choix a été entériné par le conseil d’administration. L’exercice a également permis de faire un bilan concernant l’application de cette approche au Centre Dollard-Cormier : c’est le point que nous traiterons maintenant.

Il importe cependant de préciser, avant d’aborder ce point, que l’approche de réduction des méfaits, dans la conception du Centre Dollard-Cormier, traverse l’ensemble des programmes et des services offerts et s’applique à l’ensemble des clientèles qu’elle dessert. Elle est donc comme un élément qui vient teinter l’ensemble de nos interventions même si son application peut varier selon les situations, les individus et leur cheminement personnel. Dans ce sens, notre projet a été, et demeure, de définir une utilisation de la réduction des méfaits spécifique à la réadaptation et non simplement « d’importer » des pratiques développées dans le champ de la santé publique comme, à titre d’exemple, la distribution de seringues. C’est un surcroît de sens qui vient enrichir nos pratiques cliniques et il est intéressant de noter à cet égard que le Centre Dollard-Cormier a décidé d’intégrer l’approche de réduction des méfaits à sa philosophie d’intervention en dépit du fait qu’il n’offre pas lui-même le traitement de substitution à la méthadone, un des emblèmes de cette approche.

L’application de l’approche de réduction des méfaits en réadaptation : forces et faiblesses

Au delà de l’adhésion de l’organisation à l’approche de réduction des méfaits, son application concrète dans un contexte de réadaptation continue de susciter des questions et de soulever des débats. Ceux-ci, certainement au Centre Dollard-Cormier mais aussi ailleurs au Québec, se sont concentrées principalement autour deux questions : la façon d’intervenir sur la consommation de substances, d’une part, et, d’autre part, la conciliation du principe de « haute tolérance » (cette expression étant l’équivalent de « bas seuil d’exigence ») avec l’application d’un cadre thérapeutique approprié. C’est pourquoi nous avons choisi de traiter cette section en fonction de ces deux axes principaux.

Objectifs variés en regard de la consommation

L’une des principales conséquences de l’adhésion à l’approche de réduction des méfaits a été de ne pas imposer aux usagers du Centre un objectif unique, l’abstinence, mais d’accepter qu’ils choisissent des objectifs variés concernant la consommation de substances psychoactives. Cette orientation permet certainement d’accueillir sans discrimination toute personne aux prises avec une consommation problématique de substances, sans égard à ses buts concernant la gestion de cette consommation, mais elle suscite de nombreuses difficultés en ce qui concerne tant l’organisation des services que l’interprétation de la mission de réadaptation du Centre. Ces difficultés sont reliées à plusieurs variables : le niveau de dépendance des usagers ; les problèmes associés à la toxicomanie chez des clientèles particulières ; certaines modalités d’intervention et la conciliation de cette approche avec celle de certains de nos partenaires. Mais d’abord, comment les usagers eux-mêmes se situent-ils en regard de la consommation de substances ?

Objectifs des usagers

Dans le cadre de l’évaluation de la qualité des services du Centre Dollard-Cormier, deux sondages (Landry, Mercier, Caron, Beaucage 1997 ; CROP, 2000) ont été réalisés auprès de ses usagers. Au cours de ces exercices, on a porté une attention particulière à l’objectif de notre clientèle en regard de la consommation et des résultats perçus par les usagers eux-mêmes quant à l’atteinte de leur objectif. Dans les deux cas, on a utilisé le même questionnaire de manière à pouvoir comparer les résultats et environ 300 usagers ont été rejoints. Les données nous indiquent que lors du premier exercice (1997), environ 60 % des usagers disaient rechercher l’abstinence de tout produit alors que 40 % affirmaient poursuivre des objectifs différents (abstinence d’un seul produit, diminution de la consommation ou réduction des méfaits qui en découlent). En 2000, la proportion était inversée : 60 % des usagers affirmaient poursuivre des objectifs variés face à la consommation alors que 40 % visaient l’abstinence de tout produit. La diminution du nombre d’usagers visant l’abstinence peut être interprétée de plusieurs façons. La tolérance consentie face aux exigences en regard de la consommation pourrait avoir permis aux usagers d’exprimer sans censure leurs attentes à cet égard. Il est également possible que la clientèle en recherche d’abstinence se soit tournée vers des ressources davantage assimilées à cet objectif.

Une lecture plus raffinée de cette variable pour l’année 2000 nous indique que les objectifs le plus souvent poursuivis par le deuxième groupe (60 % de l’échantillonnage) se modulent ainsi : 27 % des usagers souhaitent le contrôle ou la diminution de leur consommation, 14 % veulent l’arrêt de certains produits, 6 % veulent réduire les conséquences négatives sans changement de leur consommation et 11 % n’ont pas répondu à cette question. Notons finalement que chez la clientèle du Programme jeunesse (21 ans et moins), l’abstinence demeure un objectif marginal.

Contrôle et diminution de la consommation en fonction du niveau de dépendance aux substances

Dans un contexte de réadaptation où une amélioration de la situation des usagers concernant leur liberté face à la dépendance est recherchée, comment arrive-t-on à composer avec leurs choix à cet égard ? Dans la pratique, certaines finalités demeurent plus complexes à gérer. Selon les cliniciens, le cannabis et ses dérivés se prêtent plus facilement à une réduction non problématique de la consommation. Cependant, il n’en est pas de même à des niveaux élevés de dépendance à ce produit ou dans le cas d’autres drogues telles que la cocaïne ou l’héroïne. Dans ces situations, le recours à l’approche de réduction des méfaits permettra au clinicien d’utiliser l’objectif exprimé par l’usager comme point de départ du plan d’intervention. Les outils développés selon les approches motivationnelles (Miller, 1989 ; Prochaska et DiClemente, 1992) et cognitive comportementale (Marlatt et Gordon, 1985 ; Annis et Davis, 1989) sont particulièrement appropriés dans ces situations. Cela illustre bien la fertilisation croisée qui s’est opérée entre ces approches et la réduction des méfaits. Par ailleurs, nous estimons que près de 75 % de nos usagers qui poursuivent une démarche d’abstinence consomment de nouveau moins d’un an après le traitement. Ces données correspondent à celles fournies par le projet MATCH (Project MATCH Commentaries, 1999), selon lesquelles la proportion d’usagers demeurés abstinents dans l’année suivant le traitement était d’environ 25 % pour les trois modalités de traitement (cognitif-comportemental, motivationnel et soutien à l’approche des douze étapes). Les résultats indiquent également chez les sujets, dans les trois modalités à l’étude, une diminution de la consommation d’alcool, une augmentation des jours d’abstinence et une baisse de la consommation journalière. Par conséquent, nos stratégies d’intervention doivent tenir compte de cette réalité : les usagers n’atteignent pas nécessairement leurs objectifs de départ en regard de leur consommation et ces derniers peuvent même être vus comme irréalistes à partir de notre expérience clinique et ce que l’état des connaissances nous révèle. Il n’en reste pas moins qu’il demeure approprié de respecter ces objectifs pour commencer l’intervention. Par ailleurs, il est important de proposer des activités précises qui permettent d’anticiper les situations d’échec en regard de ces objectifs et de développer des stratégies qui permettront de les utiliser pour faire progresser l’usager vers un mieux-être.

Indications cliniques en regard de clientèles particulières

Au delà des contraintes liées au phénomène même du développement de la dépendance aux drogues, certaines indications cliniques découlent de l’interaction des substances avec d’autres dimensions psychologiques ou sociales de nos usagers.

Ainsi, chez la clientèle qui présente un tableau de comorbidité (toxicomanie et santé mentale), l’abstinence apparaît encore à ce jour comme l’objectif à privilégier. En effet, les cliniciens observent que la pathologie et les « acting out » sont souvent exacerbés avec la prise de drogues. De plus, les psychotropes prescrits pour le traitement de la maladie mentale potentialisent l’effet des autres drogues, ce qui leur permet d’exercer la même action avec des moindres doses. Les troubles mentaux tels que la dépression et la schizophrénie ont aussi par eux-mêmes cet effet de potentialisation. Bien que toute consommation de substances soit contre-indiquée dans ces situations, l’usager pourra poursuivre sa démarche dans les services même s’il continue de consommer et le clinicien proposera des objectifs intermédiaires qui auront pour effet de conduire à une amélioration de son fonctionnement (Duhamel et Lallemand, 2001). Il sera très important pour le clinicien de bien connaître les interactions entre les troubles mentaux, la médication et la consommation de drogues, et d’en informer l’usager pour l’éclairer dans les choix qu’il fera à cet égard. Une autre voie, explorée à la clinique Cormier-Lafontaine[3], consiste à rechercher quels sont les médicaments (antipsychotiques et antidépresseurs) les moins nuisibles dans un contexte où la consommation de drogues se poursuit. Une recherche sur l’utilisation de la Quétiapine dans le traitement de la psychose (Roy, Potvin, Stip, Piomelli) est en cours et va dans ce sens.

Par ailleurs, plusieurs usagers n’ont aucune intention de réduire ou modifier leurs habitudes de consommation et leur seule demande est de réduire les dommages liés à leur consommation. Il s’agit souvent de personnes qui ont une très longue histoire de consommation et qui ont adopté le mode de vie de l’itinérance. Pour ces usagers, une modification de leur mode de consommer des substances sera recherchée. Bien entendu, dans la stratégie de lutte contre les maladies infectieuses, l’abandon de l’injection ou l’adoption de modes sécuritaires de s’injecter représentent les formes les plus connues de cette pratique. La substitution d’alcools frelatés par d’autres formes d’alcool dont la fabrication est réglementée en est une autre qui s’impose souvent. Un programme, Itinérance et sans domicile fixe, a développé plusieurs stratégies d’intervention à l’endroit de cette clientèle dans le but d’éviter que sa condition ne se détériore et de lui assurer un minimum de qualité de vie : travail de reaching out, distribution de seringues et condoms, suivi dans le milieu. La mise en place d’un service de fiducie, grâce auquel des usagers peuvent confier volontairement la gestion de leurs revenus (le plus souvent, leur chèque d’aide sociale) à un intervenant, apparaît à ce jour comme un levier particulièrement intéressant pour rejoindre cet objectif.

Conciliation des objectifs variés des usagers en regard de certaines modalités d’intervention

En ce qui concerne l’intervention en groupe, il devient difficile, sur le plan clinique, de réunir les personnes qui visent l’abstinence et celles qui souhaitent moduler leur consommation. Le discours des usagers qui s’écartent de l’abstinence est souvent perçu par ceux qui visent l’abstinence comme la manifestation d’une motivation moins « consistante ». Il peut en résulter, chez les tenants d’objectifs variés, une dévalorisation de leur choix. Par ailleurs, cette cohabitation peut conduire à une démobilisation chez les usagers dont l’objectif demeure l’abstinence : ils risquent de douter de la faisabilité et de la pertinence de leur choix pour se tourner vers des objectifs qui leur apparaissent plus accessibles. Les critiques formulées par les usagers et par plusieurs intervenants nous ont amenés, dans le nouveau plan d’organisation du Centre, à former deux groupes différents de travail sur la consommation : un qui réunit les usagers qui visent l’abstinence et un qui réunit ceux qui poursuivent des objectifs différents à cet égard. Dans toutes les autres activités de groupe, les usagers sont réunis sans tenir compte de leurs objectifs en regard de la consommation de substances.

Les services résidentiels posent également, on le comprendra aisément, des conditions particulières en ce qui concerne la gestion de la consommation. Le soutien à l’arrêt de consommation par un retrait du milieu, bien qu’il ne soit pas le seul objectif visé par la décision d’admettre un usager à l’interne, demeure un objectif central. L’abstinence demeure donc la pierre angulaire sur laquelle repose le cadre thérapeutique. Il n’en reste pas moins que cet objectif n’est pas toujours atteint, surtout dans un contexte où les sorties à l’extérieur sont favorisées pour inciter les résidents à garder contact avec leur milieu naturel et à entreprendre des démarches de réinsertion sociale. L’approche de réduction des méfaits a cependant permis d’assouplir les règles de vie et de réduire l’incohérence entre les règlements et l’expérience de la rechute. Dans cette perspective, la consommation à l’occasion d’un congé devient du matériel clinique intéressant et une source de réajustement des interventions.

Collaboration avec les partenaires

Cette position en regard de la consommation n’est pas sans susciter des inquiétudes, voire de l’opposition, auprès de certains de nos partenaires. Plusieurs intervenants du milieu de la justice, du milieu scolaire, du milieu du travail ainsi que de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) exigent l’abstinence de toute substance de la part des jeunes ou des adultes qui ont une consommation problématique. Il arrive également que les personnes que ces ressources nous renvoient ne présentent pas d’abus ou de dépendance à des drogues ou à l’alcool. Cette façon de voir peut les amener à juger que notre position est laxiste. Elle risque également de coincer l’usager entre les exigences de ces ressources et l’organisation de nos services. De plus, nous observons parfois le clivage entre « la bonne ressource » qui accepte l’usager un peu de manière inconditionnelle et le partenaire qui exige de lui un plus grand engagement et le respect de règles davantage coercitives.

Face à ce problème, il devient important de multiplier les contacts avec les ressources en cause pour leur expliquer les fondements cliniques sur lesquels s’appuie notre position et éviter que la qualité de notre intervention auprès de nos clients communs ne soit compromise par nos divergences de vue. Il est important que chacun d’entre nous comprenne le rôle de l’autre et devienne capable d’accepter que nos interventions sont complémentaires. Ainsi, les discussions que nous avons eues avec la DPJ a permis à deux groupes d’intervenants de prendre conscience qu’ils étaient exposés à deux faces d’une même réalité , celle des enfants négligés et celle des parents toxicomanes, et que ces derniers, malgré leurs lacunes importantes, pouvaient encore jouer un rôle difficilement remplaçable dans l’éducation de leur enfant (Guyon, De Koninck, Morissette, Ostoj et Marsh 2002).

En conclusion, malgré les difficultés rencontrées dans l’application d’une approche de réduction des méfaits dans ce domaine, tous les intervenants du Centre s’accordent à reconnaître que l’expression véritable de l’objectif lié à la consommation a le mérite de favoriser un discours plus authentique et de mettre en lumière la motivation existante.

L’arrimage entre le cadre thérapeutique et la haute tolérance

Le deuxième grand axe de difficulté touchant l’application de l’approche de réduction des méfaits en réadaptation concerne l’arrimage entre le cadre thérapeutique et la haute tolérance. Bien qu’il n’y ait pas a priori d’incompatibilité entre ces deux composantes de l’intervention, elles ont souvent été expérimentées comme difficilement conciliables. On peut sans doute y voir le résultat d’une mauvaise connaissance du véritable sens de ces deux concepts, mais aussi le reflet des différences entre les cultures cliniques et les valeurs des trois centres d’où proviennent les intervenants du Centre Dollard-Cormier. Cette difficulté est liée également en partie aux caractéristiques de la clientèle du Centre.

La prévalence des troubles de la personnalité chez les usagers des centres de réadaptation et la nécessité d’un cadre d’intervention adapté

Une étude sur la prévalence des troubles de la personnalité chez les usagers qui fréquentent les centres de réadaptation en toxicomanie du Québec (Landry, Nadeau et Racine, 1996) révèle que près de 90 % d’entre eux présentent un trouble de la personnalité. L’évaluation des troubles de la personnalité s’est effectuée avec le Millon Clinical Multiaxial Inventory (MCMI II) (Millon, 1983) et celle de la toxicomanie, avec l’Indice de gravité d’une toxicomanie (IGT) (Bergeron, Landry, Brochu et Guyon, 1998). Les résultats confirment la perception des cliniciens à l’effet que la clientèle du Centre présente fréquemment un double diagnostic toxicomanie - trouble de la personnalité et que l’intervention auprès de ces personnes requiert des habiletés cliniques particulières. En effet, les tableaux cliniques sont complexes, marqués parfois par des épisodes de désorganisations et des crises spectaculaires très souvent exacerbées par la consommation. Pour ces usagers, l’univers relationnel est caractérisé par des relations instables et conflictuelles.

On observe chez plusieurs cliniciens une adhésion marquée à une approche thérapeutique qui préconise, auprès de cette clientèle, la mise en place d’un cadre ferme et structurant dès le début de la consultation. Dans un article publié dans Santé mentale au Québec (Duhamel et Lallemand, 2001), deux cliniciennes du Programme toxicomanie - santé mentale du Centre Dollard-Cormier proposent certaines conduites à tenir chez les usagers présentant un trouble de la personnalité :

L’objectif est de contrer la perpétuation du « cycle du trouble de la personnalité » où demandeur et dispensateur se retrouvent enchevêtrés dans la confirmation de la pseudo-irresponsabilité et de l’incompétence du premier et divers sentiments contre-transférentiels du second pouvant ultimement mener au rejet ou à une tolérance excessive qui serait tout aussi pernicieuses.

p. 163

Ces balises indiquent de manière explicite le ton et les attitudes qui semblent appropriés à la consultation. Le cadre aurait pour fonction de contenir la turbulence émotive (Poirier, 1997) tout en limitant les comportements destructifs qui caractérisent ces usagers. Par conséquent, il faut éviter de répondre de façon précipitée aux demandes. Les problèmes doivent demeurer les leurs car en les déresponsabilisant, on risque d’induire chez-eux un sentiment d’incompétence.

L’approche humanitaire

La haute tolérance constitue un élément clé de l’approche de réduction des méfaits et s’appuie en grande partie sur des valeurs que l’on pourrait qualifier d’« humanitaires ». On trouve, dans le milieu des ressources d’aide en toxicomanie, une structure de prise en charge caractérisée par une disponibilité sans limite qui tire ses racines des mouvements caritatifs qui se sont occupés des clochards et des itinérants. Cette approche s’appuie également sur une idéologie de gauche, socialiste et égalitaire, qui a largement inspiré le mouvement communautaire ayant pris naissance dans les années 60. On trouve dans cette approche une plus grande proximité de l’être souffrant, l’investissement personnel est plus grand. On parle pratiquement de « vocation », de don à l’autre.

Ce cadre de référence propose que l’organisation de services soit souple et basée sur la tolérance. Il nous incite à accueillir sans restriction toute personne toxicomane qui en fait la demande. La structure doit donc s’adapter à la clientèle et non l’inverse. La nature de l’encadrement et les exigences peuvent aussi varier en fonction des besoins et des objectifs. En début de démarche, le cadre sera mis en veilleuse au profit de l’acceptation et du développement de l’alliance thérapeutique. On craint que la mise en place d’un cadre ferme et structurant ne décourage les usagers à poursuivre une démarche, aussi minime soit-elle. Par ailleurs, au fur et à mesure de l’évolution de la démarche, une gradation dans les exigences et l’engagement pourrait être introduite. Il est également primordial, pour les tenants de cette approche, de répondre à la demande dès qu’elle s’exprime.

La conciliation entre la haute tolérance et le cadre

Dans la pratique, les deux tendances cohabitent au sein de l’établissement. Devant ce constat, il devient légitime de se demander comment nous arrivons à les harmoniser. Certains programmes et services du Centre Dollard-Cormier privilégient la haute tolérance et l’ouverture alors que d’autres mettent davantage l’accent sur le cadre thérapeutique. Nous pourrions affirmer que les services qui reçoivent la clientèle en début de démarche sont plus proches des éléments clés qui sous tendent l’approche de réduction des méfaits.

L’expérience acquise au cours des dernières années nous amène cependant à nous repositionner relativement à certaines difficultés rencontrées au sein des programmes qui sont plus proches d’une attitude de haute tolérance et qui desservent des populations plus détériorées. Nous assistons à des manifestations de débordement de la clientèle. Plus spécifiquement, la tolérance et la souplesse consenties en début de démarche entraînent des dérapages significatifs pouvant se manifester, notamment, par des menaces de gestes suicidaires ou des comportements revendicateurs ou violents. En outre, les intervenants impliqués auprès de ces usagers ressentent un vif sentiment d’essoufflement et d’impuissance à pouvoir leur venir en aide. Cet état de fait impose un réajustement du plan d’intervention qui conduit parfois à un transfert d’intervenant, ou à la limite à une interruption temporaire des services. Les équipes craignent alors, à juste titre, de faire revivre à ces usagers une situation de rejet et d’échec qui s’ajoutera à toutes celles qu’ils ont vécues auparavant.

Les cliniciens favorables à la mise en place d’un cadre ferme et structurant émettent certaines réserves en regard de l’approche de haute tolérance observant que cette façon de faire s’avère moins performante à long terme. Ils soutiennent en effet que la rétention en traitement ne conduit pas toujours à une amélioration du tableau clinique. De fait, nous avons pu constater que, dans certains cas, l’imposition de limites franches a donné des résultats positifs.

Faut-il trancher entre ces deux tendances et en choisir une au détriment de l’autre ? Il nous apparaît plutôt que leur coexistence constitue une richesse pour l’organisation et les usagers du Centre si nous apprenons à tirer parti des forces que chacune d’entre elles présente. Cette fertilisation croisée pourrait nous aider à nous prémunir contre deux tentations. La première serait de se retrancher derrière l’application rigide d’un cadre thérapeutique pour se protéger contre une clientèle très exigeante et avec laquelle les changements se font attendre, induisant ainsi un sentiment d’échec difficile à supporter. La seconde tentation est de se laisser submerger par la souffrance de l’autre au point de ne plus être capable de prendre la distance nécessaire pour évaluer ce qui est véritablement aidant à plus long terme.

Exprimé d’une autre façon, on peut souhaiter que les attitudes de disponibilité, de compassion et de parti pris pour les plus démunis issues d’une approche humanitaire se combinent à la rigueur fondée sur les connaissances scientifiques et au savoir-faire clinique apportés par la formation professionnelle.

Conclusion

Au Québec, à la fin des années 80, l’approche de réduction des méfaits s’est conjuguée à d’autres courants qui avaient déjà commencé à y exercer leur influence pour provoquer une profonde remise en question de la philosophie de traitement et des méthodes d’intervention qui avaient cours dans le domaine de la réadaptation en toxicomanie. L’adoption de l’approche de réduction des méfaits dans la philosophie d’intervention du Centre Dollard-Cormier en 1997 s’inscrit dans ce mouvement, en continuité avec ce qui avait été amorcé à cet égard dans les trois établissements fondateurs : Alternatives, Domrémy-Montréal et Préfontaine. Bien que l’application et la compréhension de l’approche de réduction des méfaits aient varié considérablement dans chacune de ces organisations, elle a constitué un point de ralliement pour l’ensemble des intervenants du nouveau Centre en leur permettant de disposer d’un langage commun, un langage dont le sens devrait être harmonisé au cours des années à venir pour être compris par tous de la même façon. Au delà de ces différences de compréhension, en effet, l’approche de réduction des méfaits, particulièrement à travers l’expression « haute tolérance », devenait une invitation constante à l’adoption de valeurs telles que la flexibilité, l’accessibilité, l’acceptation de toutes les personnes qui demandent de l’aide, quels que soient leurs motifs et la précarité de leur situation.

Dans les faits, il s’est avéré, et cette constante s’est maintenue depuis 1997, que l’ensemble des cliniciens du Centre Dollard-Cormier adhère à cette philosophe d’intervention. Bien que cette approche soit appliquée sous des formes diverses et à intensité variable à travers la chaîne des programmes et services, les intervenants maintiennent que cette approche est souhaitable voire même recherchée en ce qu’elle permet de mieux s’ajuster à la complexité des demandes et des dynamiques en cause. Les intervenants mentionnent que cette philosophie d’intervention réduit la coercition et l’incohérence dans les étapes de la réadaptation en proposant une hiérarchisation dans les objectifs à atteindre. Il est souligné également que les services dispensés doivent s’ajuster à la clientèle et non l’inverse. La reconnaissance d’objectifs variés en regard de la consommation est sans contredit un des éléments positifs à maintenir.

Il faut néanmoins garder en perspective la mission de réadaptation dans laquelle s’inscrit l’application de cette approche et en tirer le meilleur parti possible dans ce contexte particulier. Les enseignements des cinq dernières années nous sont précieux à cet égard. D’abord, nous devons éviter de sous-estimer les aspirations profondes de nos usagers à des changements qui ne se limitent pas à une quelconque loi du moindre mal. L’étude de Racine et Mercier (1995) auprès de personnes toxicomanes sans abris est très révélatrice à cet égard. Nous sommes d’avis qu’une partie importante de notre clientèle poursuit des objectifs de modification de leur consommation qui vont au-delà de la réduction des méfaits et qu’ils sont prêts à remettre en question plusieurs éléments de leur vie dans la perspective d’un mieux être. Pour ces personnes, la dépendance est un mal en soi dont elles souhaitent se libérer.

Nous avons également appris que « haute tolérance » ne signifie pas abandon de toute exigence et que l’installation d’un cadre devient nécessaire non seulement pour assurer la sécurité des autres usagers et du personnel mais aussi pour établir un contexte clinique propice au changement et, dans plusieurs situations, éviter d’exacerber la pathologie. Une attitude de surprotection induite par la détresse de l’autre est aussi inappropriée que la rigidité excessive provoquée par l’insécurité et le sentiment d’impuissance que nous éprouvons souvent face à l’accumulation de situations difficiles présentées par nos usagers. Nous avons encore beaucoup à apprendre pour déterminer comment doser convenablement l’acceptation inconditionnelle et l’imposition de limites et, après plus de cinq ans d’implantation, nous poursuivons notre réflexion afin de mieux harmoniser les impératifs du cadre thérapeutique, du niveau de motivation en présence et de cette nouvelle façon de faire. Nous devons en plus nous ajuster aux profils variés de notre clientèle, ce qui constitue un défi de tout instant.

En résumé, si l’approche de réduction des méfaits nous a appris à accepter toute amélioration de la situation des personnes toxicomanes comme un résultat légitime et valable en soi, notre mission de réadaptation nous invite à ne pas perdre de vue l’objectif qu’un grand nombre parmi eux poursuit néanmoins : arriver à se libérer de leur dépendance à ces substances, par l’abstinence ou autrement, et retrouver la maîtrise de leur vie.