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La chute du mur de Berlin laissait planer, rappelle Michael Ignatieff, l’espoir d’une humanité enfin réconciliée. Mais les événements tragiques survenus au Rwanda et en ex-Yougoslavie ont ramené bien des gens à la dure réalité. Dans cet essai, l’auteur cherche à comprendre pourquoi les démocraties occidentales sont intervenues, dans certains conflits, au nom de la compassion plutôt que par intérêt comme cela était le cas dans le passé. Certes, d’aucuns lui reprocheront d’accepter trop facilement l’idée que l’interventionnisme est réalisé au nom d’un engagement moral et, par conséquent, d’être aveugle à la part de calculs stratégiques et de réalisme politique encore à l’oeuvre dans l’interventionnisme des États.

L’auteur se demande d’abord si la télévision a contribué à une « internationalisation » des consciences ou si elle n’a pas simplement satisfait le goût de voyeurisme de téléspectateurs qui, sagement assis dans leur salon, assistent à des massacres en direct. La télévision, avance Ignatieff, a pu éveiller les consciences. Toutefois, la forme présente des actualités télévisées, laquelle privilégie les images-chocs, ne permet plus aux téléspectateurs, juge-t-il, de faire preuve d’esprit critique. L’auteur propose donc d’abandonner la formule actuelle au profit de reportages documentaires plus étoffés.

Il s’intéresse aussi, dans le texte qui donne son titre à l’ouvrage, aux acteurs de l’intervention, plus exactement au Comité International de la Croix-Rouge (CICR). Celui-ci est né, rappelle-t-il, dans un contexte (le XIXe siècle) où la guerre devenait de plus en plus sauvage, mais où l’idée qu’il existait un code d’honneur du guerrier était encore partagée par les belligérants. Or, avec les « guerres irrégulières », ceux qui prennent les armes, comme les Talibans, ne croient plus en aucun code d’honneur. Les civils sont ainsi fréquemment pris pour cibles par des soldats-enfants. Dans ces conditions, peut-on encore « dompter » la guerre comme le voulait le fondateur du CICR, Jean-Henry Dunant? L’auteur croit que l’objectif du CICR d’amener les combattants à obéir à des codes d’honneur doit encore être poursuivi (p. 167-168). Cela serait d’autant plus nécessaire que l’idée de laisser tous ces gens s’entre-tuer gagnerait de plus en plus de terrain.

C’est en effet l’impression que ramène l’auteur de son périple, en juillet 1995, du Rwanda au Burundi, en compagnie de Boutros Boutros-Ghali. Ignatieff constate alors que le secrétaire général de l’ONU conseille à ceux qu’ils rencontrent de ne pas trop attendre d’aide de la communauté internationale, laquelle se désintéresse de leur sort. On fera toutefois remarquer à l’auteur, puisque l’on parle du Rwanda, que le massacre des Tutsi vient démentir l’idée, avancée par Ignatieff, que le génocide est le résultat d’une « nouvelle technologie » (p. 17), les machettes n’étant pas une arme bien nouvelle.

Mais pourquoi, se demande l’auteur, des gens autrefois voisins, comme les Serbes et les Croates, en viennent-ils à s’affronter si violemment? Récusant après bien d’autres la thèse du « choc des civilisations » de Samuel Huntington (et non Daniel comme il est écrit à la page 34), l’auteur affirme plutôt qu’il faut rechercher une explication du côté des phénomènes de constructions identitaires. Il adhère à la thèse d’inspiration freudienne du « narcissisme de la petite différence » voulant que moins les différences sont importantes plus il faut lutter pour les exprimer. Les différences mineures sont ainsi transformées en distinctions majeures qui viennent conforter l’idée d’un Moi national différent. Certes, la théorie n’explique pas, reconnaît Ignatieff, le passage à la violence, mais elle permettrait de tirer une leçon importante : il ne faut pas trop attendre de la réduction des différences du niveau de vie entre les peuples. Au contraire, plus les peuples sont semblables, plus il y aurait risque d’affrontements, notamment lorsque les États ne peuvent assurer la protection de tous, ce qui amène certaines populations à se mettre sous la protection d’un groupe particulier.

Peut-on sortir du cycle infernal de la violence dans lequel sont plongés ceux pour qui l’histoire est « un obsédant cauchemar », métaphore que l’auteur emprunte à James Joyce? Selon Ignatieff, cela n’est pas facile parce qu’il ne suffit pas de dévoiler la vérité, car encore faut-il mettre de côté les traumatismes passés. Ce qui ne veut pas dire laisser impunis les tortionnaires. Mais il faut arriver à une conception de l’histoire qui ne soit plus celle d’un destin à subir demandant la vengeance pour les affronts subis dans le passé. Ce texte est d’une criante actualité alors que le conflit qui déchire les Palestiniens et les Israéliens fait toujours rage. Cela montre bien la pertinence de ce tonique essai qui, dans l’ensemble, propose de stimulantes réflexions.