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L’art de la convivialité, ou la manière dont les Indiens d’Amazonie conçoivent la vie en communauté, tel est le thème que cet ouvrage se propose de traiter. Il a vu le jour à la suite d’une conférence, tenue en mai 1998 au Centre for Indigenous America Studies and Exchange (département d’anthropologie de l’Université St Andrews, Écosse), sur le thème : « Aesthetics of emotions ». Qu’est-ce que la convivialité? Le sens que les auteurs qui ont participé à ce recueil donnent de ce terme diffère du sens communément admis en français et en anglais : passer du bon temps en compagnie des autres, dans une ambiance festive et joviale. Pour réellement approcher ce qu’ils désignent par le terme « convivialité », il faut se reporter au sens du mot espagnol convivir, autrement dit « vivre ensemble », « partager la même vie ». On voit donc, avec ce choix, l’orientation prise par les différents auteurs de ce recueil. Il s’agit en effet d’étudier le quotidien des populations, la manière dont la vie collective s’organise, se construit et se vit au jour le jour. C’est donc une orientation particulière sur ces populations que ces auteurs veulent promouvoir, mais c’est également une option théorique qui veut se démarquer de nombreux travaux antérieurs. Comme il arrive souvent en anthropologie, l’étude des Indiens d’Amazonie balance entre deux grandes théories, qui au final ne révèlent que les deux facettes d’un même phénomène. Ces peuples sont en effet dépeints, parfois jusqu’à la caricature, soit comme des peuples d’une grande douceur et gentillesse (nos « bons sauvages » du siècle des Lumières), soit comme des peuples violents et agressifs. La vision de ces populations change selon que l’on considère les interactions au sein d’un groupe ou les interactions entre groupes. Autant les relations entre individus appartenant à un même groupe semblent tendre vers un idéal d’égalitarisme, d’amour, de respect réciproque, autant les relations entre groupes semblent plus enclines à l’hostilité et à la violence. Il s’agirait donc d’opposer à un monde intérieur harmonieux un extérieur « chaotique » fait de menaces. La relation intérieur-extérieur est bien plus complexe que cela et c’est ce que nombreux auteurs du recueil tentent de démontrer. L’ouvrage remet d’ailleurs en question l’utilisation de concepts occidentaux (public-privé, politique-domestique, formel-informel) pour comprendre les populations d’Amazonie, concepts qui ne sont pas toujours aptes à traduire et à faire comprendre la vision de ces populations, puisque même nos conceptions du temps, du travail, du rire, etc. divergent des leurs.

Les quinze articles sont regroupés en trois parties. La première partie traite de la convivialité comme un processus de création, elle doit se construire et être entretenue (Juan Alvaro Echeverri, Peter Gow, Joanna Overing, Mark Jamieson, Alan Passes, Stephen W. Kidd, Catherine Alès, Elsje Maria Lagrou, Carlos David Londoño-Sulkin). On pourrait caractériser les sociétés d’Amazonie par leur idéal d’une vie commune harmonieuse basée sur le respect de l’autonomie de chacun. L’individu est libre de décider de ce qu’il veut faire, et donc il n’obéit jamais à un leader mais décide de le suivre ou non (voir Gonçalves, Kidd, Alès, Gow).

Peter Rivière dit des Trio « [they] literally vote with their feet ». Mais cette autonomie est contrebalancée par un autre idéal qui est celui de la vie en groupe ; plus nombreux est le groupe plus on s’approche de cet idéal (Rivière). Celui-ci est inculqué dès leur plus jeune âge aux enfants qui doivent apprendre à troquer leur individualité pour adopter ce qu’Overing appelle leurs « multiple other selves » (Gow et Echeverri). Le soi se conçoit en effet en rapport aux autres (Lagrou). Vivre en harmonie signifie pour ces peuples vivre dans la tranquillité, sans que celle-ci soit perturbée par des émotions telles que la colère ou la tristesse. Chacun a pour devoir de veiller au bien-être de tous ceux qui composent la communauté (Alès, Gow). Une vie de groupe harmonieuse, c’est également quand tout le monde vit dans la bonne humeur (Overing, Passes). Le rôle principal du chef est de maintenir cette bonne humeur, c’est la raison pour laquelle un bon chef est celui qui sait manier les mots et l’humour (Overing, Alès).

La seconde partie nous fait part de l’échec de ce processus lors de la conquête du nouveau monde par les Européens. Le contact entre nouveau et ancien monde n’a pu établir qu’une situation asymétrique de domination des Européens sur les populations autochtones (Peter Mason).

Et enfin la dernière partie montre que cette vie collective est très fragile, malgré l’idéal prôné d’harmonie et de tranquillité, elle est soumise à des tensions qui peuvent aisément la faire éclater, car les sociétés d’Amazonie se caractérisent également par une grande mobilité de leurs membres (Luisa Elvira Belaunde, Dan Rosengren, Marco Antonio Gonçalves, Peter Rivière, Fernando Santos-Granero). Parmi ces tensions, on peut identifier la jalousie (Gonçalves), la colère (Belaunde, Rosengren) et la méfiance (Alès), liée à la conception indigène qu’aucune mort n’est naturelle mais toujours provoquée par des actes malveillants de sorcellerie. Ainsi, l’harmonie est un idéal qui est toujours à recommencer à cause des diverses tensions existant dans toute société. Nous terminerons par la belle conclusion de Fernando Santos-Granero : « Like Sisyphus […] Native Amazonians are engaged in constant pursuit of the ideal of perfect conviviality. It is a doomed struggle from the beginning, for conviviality begins to wear out as soon as achieved ».