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Les Aînés inuit, monolingues et non scolarisés, s’inscrivent totalement dans l’oralité sans pour autant rejeter l’écrit, jugé propice à la conservation du savoir dans le contexte actuel. Il n’en reste pas moins que, pour qui revendique son appartenance à la tradition orale, l’écrit ne procure pas, au même titre que la parole, le sentiment d’enrichir constamment la mémoire[2]. Il faut en chercher la raison dans le fait que l’oral et l’écrit présentent plusieurs différences dont la principale concerne le sujet. La pratique du texte écrit, explique Henri Meschonnic (1993 : 83-107), est une mise à distance où le sujet est physiquement absent, alors que l’oralité implique non seulement le sujet mais son corps par la voix parlée, et même rythmée lorsqu’il s’agit d’un chant ou d’un extrait de la littérature orale faisant appel à la vocalité.

Elsie Mather, d’origine yup’ik, souligne la place centrale occupée par le narrateur qui, en se posant comme sujet, est d’autant plus apprécié :

Yup’ik stories [...] are still best appreciated by Yupiit when they are shared and experienced. Part of this appreciation comes from the way these stories take on variation, depending on the experience of the storyteller. The storyteller becomes part of the experience. When stories are written down, they lose a kind of fluidity. Words and phrases become fixed, more like objects. They also become the subjects of more interpretation, acquiring definite meanings through analysis. And since most of the old stories refer to the mysterious, the part of our life that cannot be interpreted, we who dare to pin meanings down do so precariously. For one thing, we can never really know exactly the message another person receives from hearing on of these stories.

Mather 1995 : 15

D’une façon plus générale, tout le rapport au passé, tant chez les Yupiit que chez les Inuit[3], et qu’il s’agisse d’histoire ou de littérature orale, est marqué par l’omniprésence du sujet : les événements, de préférence attestés par un vécu, sont pensés en rapport les uns avec les autres et inscrits dans un espace-temps à résonance personnelle. En inuktitut, langue parlée par les Inuit de l’Arctique oriental canadien, deux termes permettent de distinguer le niveau auquel se situe un témoignage oral : la parole supra-individuelle, celle des prédécesseurs porteuse du savoir garant de la permanence de la culture, à laquelle le sujet s’identifie tout en l’enrichissant d’expériences personnelles (uqausituqaaluit[4]), et la parole porteuse de traits contingents que le sujet s’approprie ou non ; on parle, dans ce dernier cas, de uqausinnguaq[5]ou encore de maligannguaq[6] pour désigner un dicton, une croyance, une règle, une interprétation qui n’entraînent pas forcément l’adhésion collective : « Ne fatiguons pas la seule bouche que nous avons pour en parler » a dit une Aînée souhaitant mettre fin aux questions d’une étudiante concernant des croyances qui lui semblaient d’un autre âge (Interviewing Elders, vol. 5, hors entretiens).

Les langues manifestent d’intéressantes distinctions sur les savoirs liés aux choses et relatent, à leur manière, ce qui constitue l’expérience humaine (Pottier 2001 : 64). Elles sont en cela des éventualités infinies, ainsi que le dit l’écrivain George Steiner, ce dont nous prenons conscience lorsque nous cherchons le « mot juste ». Les Inuit, qui n’y échappent pas, se montrent attentifs à la précision lexicale, redonnant vie aux termes oubliés tout en regrettant la tendance à l’appauvrissement du vocabulaire. La précision lexicale semble garantir l’intégrité du savoir, notamment dans le cadre d’un exercice de remémoration.

Nous savons peu de choses de la mise en mots de la mémoire inuit. Ce thème reste sous-étudié par les chercheurs engagés dans des projets d’histoire orale ; en revanche, les données linguistiques figurent en bonne place dans les travaux portant sur l’anthroponymie, l’ethnonymie, et la toponymie, domaines qui jouent un rôle majeur dans la structuration de la mémoire sociale. Bien que les analyses concernent à l’heure actuelle davantage le contenu de la mémoire que la langue dans laquelle elle s’exprime, certains chercheurs, dont Murielle Nagy (ce numéro), soulignent la difficulté de saisir ce que recouvre la notion restituée en anglais par remembering, car si les Inuit utilisent des termes que nous traduisons par to recall et to remember, plusieurs d’entre eux expriment davantage et précisent les conditions dans lesquelles se sont inscrites, et ont été conservées, des données anciennes. Alors se pose la question de l’adéquation entre la langue d’origine et la langue cible, sachant qu’une traduction a pour objet de restituer une culture, une façon de penser, et non des mots.

Dans cet ordre d’idées, et au titre de ma contribution aux études engagées autour de la mémoire inuit, je propose de m’appuyer sur le lexique, ce matériau privilégié de la pensée, pour mieux saisir de quelle manière sont désignées, en inuktitut, les opérations générales liées à la mémoire (fonctions de rappel, oubli, réactivation). La terminologie est-elle susceptible de fournir des indices sur l’origine, le degré de rétention et de fiabilité des données mémorisées?

Certains faits de langue seront mis en relief à partir de l’observation suivante : les Aînés, placés en situation d’évocation, opèrent dans leur langue divers choix lexicaux dont la finesse discriminatoire semble d’autant plus significative qu’ils permettent d’inscrire les faits de mémoire dans une dimension spatio-temporelle. J’attirerai l’attention sur quatre éléments lexicaux (iqqauma-, suqqui-, ujji-, aulaji-) fréquemment mobilisés, et pouvant éclairer le contexte conceptuel dans lequel s’inscrit l’activité de mémoire ; je m’appuierai sur le constat qui veut que toute forme de conceptualisation soit soumise à des contraintes logiques universelles propres à tous les humains et à des contraintes culturelles et linguistiques spécifiques. Les exemples sont tirés de propos tenus par des Aînés du Nunavut dans le contexte de l’actuelle transmission des savoirs inuit. À l’exception d’un seul, ces exemples proviennent de la série intitulée Innarnik apiqsuqattarniq/Interviewing Elders[7].

Cette série retient l’attention, car elle s’inscrit dans une entreprise de revitalisation de la mémoire orale pour tenter d’infléchir les effets du système scolaire qui place l’écrit en position dominante et fait ainsi un tort considérable à l’oralité et à son support, la mémoire. Oralité et mémoire ont connu une période de latence forcée, dépossédant beaucoup d’Aînés de leur rôle de transmetteurs : « We elders seem to be hiding in the stem of a pipe. We only come out when we are asked to help and meet with others and then we go back into the pipe again » (Akisu Joamie-Juumi, Interviewing Elders, vol. 5, 2001, anglais : 212 ; inuktitut : 236). Toutefois, l’émancipation politique au Nunavut est favorable à l’oralité et les Aînés retrouvent leur place, ce dont la série Innarnik apiqsuqattarniq/Interviewing Elders fournit un bon exemple. Consacrée à la transmission, à la réappropriation, et à la production du savoir, cette série témoigne de la faculté de régénération de l’oralité. S’agissant d’une mémoire mobilisée dans un contexte institutionnel, et non d’une mémoire en accord avec des pratiques plus spontanées, l’exercice est placé sous le signe de la réactivation. Par conséquent, la mémoire se trouve aiguillonnée par des questions comme : « Quel est ton plus lointain souvenir? » « Te souviens-tu de...? ».

C’est à l’expression linguistique de cette mémoire en action et à ses résonances culturelles que nous allons nous intéresser.

Conserver et se remémorer

D’après Pottier (2001 : 33), quelle que soit son origine culturelle, tout énonciateur qui se remémore un événement exécute un ensemble d’opérations identiques appartenant au domaine de la conceptualisation : dans un premier temps, il a recours à des données latentes dont il sélectionne celles qui sont importantes pour lui, à ce moment précis, et qui correspondent à son intention de communiquer, à son vouloir dire. Il retient les données qu’il ressent comme prégnantes. Puis intervient la mise en forme (ou sémiotisation) qui se réalise en fonction des contraintes de la langue choisie et des pressions culturelles[8]. De cette dualité entre liberté et contrainte, entre « vouloir » et « devoir », naissent des solutions relativement équivalentes.

Si nous sommes attentifs à ce schéma général et aux solutions spécifiques adoptées par les Aînés, nous constatons que des expériences de remémoration, perçues comme étant de qualité différente, s’expriment par des éléments lexicaux différents, et que quatre radicaux et bases (ou bases de mot), à valeur verbale, sont utilisés de manière récurrente : iqqauma-, suqqui-, ujji-, aulaji-.

L’un de ces radicaux est iqqauma- 

Il est construit sur la base nue iqqa- (« se souvenir, se rappeler une chose assez facilement ») et uma- un morphème exprimant la notion de complétude, d’achèvement ; l’ensemble est souvent traduit par « se souvenir », « se rappeler » mais correspond à « conserver intact » puisqu’il renvoie à un élément appartenant à la mémoire longue, individuelle ou collective, resté prégnant et ne semblant pas pouvoir être aisément occulté ; il est alors fréquent d’entendre :

 iqqaumattiaqtara[9]

 « C’est gravé dans ma mémoire »[10]

 « I remember it well »

Selon les précisions fournies par les Aînés, iqqauma- est sélectionné lorsque qu’il n’existe pas de doute sur le contenu de l’élément remémoré, c’est-à-dire lorsque la fonction de rappel est facilitée par une information soigneusement enregistrée. Le référent demeure accessible dans le temps et l’information se veut fiable.

Le dictionnaire collectif compilé à Mittimatalik (Pond Inlet) confirme que iqqauma- renvoie « à des événements, ou à des paroles, du passé dont la personne conserve le souvenir » (Quassa et Qulaut 2000 : 122)[11]. Le dictionnaire de Taamusi Qumaq (1991 : 68) précise pour sa part qu’au Nunavik, iqqauma- s’applique « à une donnée appartenant à un passé lointain (akuninitarmik[12]), souvent celui de l’enfance, et au lieu où l’on a grandi, ou encore à ce que l’on parvient à se représenter en pensée, par exemple la région d’origine de son père » ; iqqaumanaqtuq[13] désigne un souvenir particulièrement frappant.

Il faut rappeler que ce qui est souvent rendu en anglais par remember ne correspond pas nécessairement à iqqauma- dans le texte oral ou écrit ; il arrive que les locuteurs substituent à iqqauma une périphrase — un commentaire en quelque sorte — laquelle permet de préciser les conditions qui garantissent l’authenticité de l’évocation. En voici un exemple dont le contexte est que le père du narrateur avait tenté de convaincre un voleur de renoncer à ses penchants :

qaujisimajatuarigakku uqausirijunnaqtatuara ilaak[14]

« J’en ai été le témoin, je veux dire que je peux vraiment en parler » (traduction littérale)

« I really remember this incident »

Akisu Juumi, Interviewing Elders, vol. 2, anglais : 44 ; inuktitut : 47

Même si, dans ce dernier exemple, le terme iqqauma- n’est pas utilisé, on peut considérer la traduction anglaise comme satisfaisante dès lors qu’elle fait le choix de ne pas atteindre un niveau de proximité optimale tout en traduisant le sens. Dans le cas contraire, il faut savoir que le locuteur a préféré une description du contexte à iqqauma‑, solution qui lui a semblé nécessaire pour garantir la véracité de son témoignage.

Lorsque la mémoire vive n’est pas immédiatement disponible, la langue distingue iqqauma- et iqqai-, c’est-à-dire d’une part la mobilisation instantanée d’une donnée, et d’autre part son surgissement différé ; iqqai- s’utilise par conséquent dans un contexte où l’on se rappelle soudainement avoir omis de dire quelque chose, ou encore n’avoir pu le faire compte tenu des circonstances. Une Aînée, inquiète de voir s’estomper son savoir et heureuse d’être à nouveau sollicitée, a exprimé sa reconnaissance de la manière suivante :

tusaraigama iqqaikanniqattarivunga[15]

« Chaque fois qu’une chose est évoquée, je me mets à nouveau à me rappeler »

« When I hear about some things, I start to remember about them »

Malaija Papatsi Interviewing Elders, vol. 5, anglais : 286 ; inuktitut : 320

Les divers degrés d’accessibilité d’une donnée s’expriment par les morphèmes qui suivent la base iqqa-. S’ajoutant au sens général, ils s’organisent en fonction du degré plus ou moins grand d’accessibilité du souvenir et en fonction de la volonté, ou de la capacité du sujet à se concentrer sur le processus de remémoration. En voici deux exemples : iqqasaq-, se dit lorsque l’on creuse sa mémoire (-saq-, « chercher à » ; iqqaqtui-, se dit lorsqu’une personne, par exemple un juge, en aide une autre à se remettre en mémoire des événements passés, le plus souvent négatifs[16].

Autre radical fréquemment utilisé : suqqui- (suqquisuk-/suqquigi-)

Souvent traduit par « se souvenir », « se rappeler » et par « to be aware », il fait référence à l’éveil de la conscience et renvoie aux lointains souvenirs de la petite enfance. Le locuteur se souvient d’un événement parce que sa maturité psychique lui a permis, à un certain moment et dans un certain lieu, d’appréhender les choses telles qu’elles étaient, c’est-à-dire de « se rendre compte ». D’où sa capacité ultérieure à situer les données dans un espace-temps défini. En voici deux premiers exemples :

suqquisuluaqtunga siniliqtuujaaqpallunga[17]

« Je me rendais bien compte (je me rappelle assez bien), pourtant il semble que je dormais déjà »

« I remember snippets from when I was a young boy. I used to be asleep »

Luukasi Nutaraaluk Interviewing Elders, vol. 2, anglais : 105 ; inuktitut : 106

kisuruluujallaaluit suqquigigianngalauqsimajakka amaaqtaullunga[18] [...]

« J’ai toutes sortes de vagues premiers souvenirs de l’époque où j’étais porté sur le dos de ma mère [...] »

« I recall a lot of things when I was on my mother’s back [...] »

Luukasi Nutaraaluk, Interviewing Elders, vol. 1, anglais : 45 ; inuktitut : 47

Dans le premier exemple, le locuteur précise (plus loin dans son témoignage) qu’il avait deux ou trois ans. Dans le second exemple, l’âge n’est pas évoqué mais nous devinons que le souvenir remonte également à la toute petite enfance, l’enfant devant avoir deux ans, deux ans et demi.

Pour la jeune génération habituée aux récits ponctués de dates, il est tentant de poser des questions repères telles que : « À quel âge as-tu pris conscience des choses? », « Quel âge avais-tu au moment où? », questions irrépressibles surtout lorsque l’on sait qu’un Aîné, se référant à son enfance, se situe par rapport à l’accomplissement de tâches, par exemple s’occuper des chiens de son père, juste avant de commencer à chasser lui-même. Les jeunes qui ne partagent pas les mêmes repères temporels ont du mal à se représenter qu’il est question de responsabilités assumées entre cinq et sept ans (Emile Imaruittuq, Interviewing Elders, vol. 2, anglais : 76 ; inuktitut : 77).

Il arrive souvent que l’on insiste, dans le discours, sur l’éveil de la conscience en tant que processus évolutif. Pour mieux rendre compte de ce phénomène individuel et universel qui se déploie par paliers, on ajoute le morphème -pallia-/-vallia- (« peu à peu, progressivement »). On souligne ainsi les aspects conscients du processus de maturation. Il existe de nombreux exemples appartenant au même registre que celui qui suit :

taikannganit suqquisuliqpallianinnit[19] [...] 

« À partir du moment où je me suis progressivement rendu compte [...] »

« From the time that I can remember [...] »

Pauluusi Angmaalik, Interviewing Elders, vol. 1, anglais : 101 ; inuktitut : 105

Cet exemple est également intéressant du fait de l’emploi de taikannganit qui signifie, si nous en faisons une traduction synthétique, « à partir de là » ; il mérite d’être explicité, ce qui donne : « à partir d’un point précis dans l’espace et le temps dont mon interlocuteur et moi connaissons l’existence ; bien que ce point se trouve actuellement hors de notre portée, il est présent à notre esprit ». Cette façon de se référer simultanément à la temporalité et à la spatialité traverse toute la langue, à telle enseigne que les locuteurs qui évoquent le passé ont systématiquement recours à des termes à double entrée (spatio-temporels) dont un exemple répandu au Nunavik est taitsumani que nous traduisons par « il y a longtemps » et que nous pourrions gloser de la manière suivante : « dans ce temps et cet espace précis dont nous connaissons l’existence mais qui n’appartiennent plus à notre expérience immédiate ».

Bien que les exemples cités laissent penser que suqqui- ne s’applique qu’à la conscience individuelle, il n’en est rien. L’extrait qui suit décrit un souvenir à résonance collective :

suqquisuliqtilluta tuqsurausiqainnalaurattali[20] [...]

« Quand nous étions déjà dans l’état de nous rendre compte (mais aussi loin que remonte notre mémoire consciente), nous avons toujours utilisé un système d’adresse » (traduction littérale ; sous-entendu : pour éviter d’utiliser les noms de personne en leur substituant des termes de parenté).

« From the time that we can remember we have always had a system for addressing each other »

Emile Imaruittuq, Interviewing Elders, vol. 2, anglais : 92 ; inuktitut : 94

Rappelons que la traduction ne correspond pas nécessairement terme à terme à ce qui est dit en inuktitut et tout dépend du niveau de précision que l’on veut atteindre dans la langue cible. Dans l’exemple qui suit, ni l’entité « enfant », ni l’action « se rappeler » ne sont explicitement exprimées. La traductrice a choisi un élément contextuel :

suqquigijakka[21]

« (Voilà) les choses dont je me suis rendu compte étant enfant »

« That is what I remember when I was a boy »

Emile Imaruittuq, Interviewing Elders, vol. 2, anglais : 74 ; inuktitut : 76

taima qaujivalliagama aaqqipalliagama[22] [...]

« Alors à l’époque où je faisais de plus en plus d’expériences (et) où je faisais progressivement correctement les choses [...] » (traduction littérale)

« When I started remembering, when I was growing up [...] »

Luukasi Nutaraaluk, Interviewing Elders, vol. 2, anglais : 106 ; inuktitut : 107

Parfois le contexte demande que suqqui- ne soit pas traduit par « se rendre compte » mais par « prendre conscience de » pour donner de la force au propos. C’est le cas dans l’exemple suivant où le locuteur, fragilisé à la naissance, ne devait pas survivre ; lorsqu’il s’est rétabli, ses parents mesurant l’ampleur de l’événement « ont pris conscience » de l’existence de Dieu et se sont convertis au christianisme :

suqquisitsialiqsutik[23] […]

« Ils ont immédiatement parfaitement pris conscience du fait que [...] »

« They came to the realization that [...] » (traduction littérale)

Luukasi Nutaraaluk, Interviewing Elders, vol. 2, anglais : 96 ; inuktitut : 98

Cet exemple est une bonne introduction à ujji- qui rend également la notion de « prendre conscience ». Les locuteurs ont des préférences lexicales et des habitudes régionales dont il faut tenir compte.

Troisième élément fréquemment utilisé : la base ujji- (ujjirusuk-, ujjiri-)

Tout comme suqqui- la base ujji- se traduit par « se rappeler », se « souvenir », « être attentif », « être en alerte », « se concentrer sur », « réaliser » (au sens de « prendre conscience de »). Il n’est plus uniquement question de l’éveil de la conscience en bas âge mais d’une disposition d’esprit devant se manifester tout au long de l’existence. Cette base renvoie à la capacité à dépasser les limites de son petit monde personnel pour s’intéresser au monde extérieur, attitude hautement valorisée. Les Aînés rappellent souvent l’importance de cette qualité qui ne se développe pas avec la même acuité chez tous et qui se manifeste dans différents contextes, des plus anodins (en apparence) aux plus vitaux. Il pourra par exemple s’agir d’un enfant qui montre son intérêt pour l’aspect du ciel, la direction du vent, ou encore de parents conscients de l’évolution de leurs enfants et qui les accompagnent dans les périodes charnières de leur existence, particulièrement dans les plus difficiles. Voici quelques contextes d’emploi :

surusiugama ujjirusulaunngittunga[24]

« J’étais une jeune enfant, je n’y ai pas prêté attention » (je ne me rappelle pas)

« I do not recall too well, as I was only a child »

Ilisapi Uuttuvak, Interviewing Elders, vol. 1, anglais : 16 ; inuktitut : 16

ujjiriliqsunga sunauvva takurluktuviniujunga[25]

« J’ai réalisé (j’ai eu conscience) soudainement que j’avais eu des hallucinations »

« I realized that I was just hallucinating »

Inuktitut Magazine, no 84, 1999 : 28, récit de Tom Kudloo (Taami Kublu)

L’exemple suivant est extrait du chant de Kappianaq ; un homme cherche de toutes ses forces à revoir son frère qu’il sait mort. Incapable de réaliser son souhait, il s’en prend à son faible niveau de conscience, c’est-à-dire à ce qui l’empêche de capter ce qui s’adresse à lui. Dans ce chant, ujji- est utilisé à la forme négative. L’auteur dit ujjiqpannginnivunga, « je suis inconscient », c’est-à-dire « mon esprit et mes sens n’ont pas l’habitude d’être suffisamment en alerte »[26] :

ajaa ijaja jaajaa

ujjiqpannginnivunga

ujjiqpannginnivunga pijaksannut maunga

ijaja jaja aja ijaja jaja

ujjiqpannginnivunga

ujjiqpannginnivunga aqittungarlamullii

ijaaja jaajaa aja ijaajaa ajaajaa […]

« Je suis si peu conscient,

je suis si peu conscient de ce qui peut m’advenir

je suis si peu conscient,

je suis si peu conscient, parce que tellement léger […] »

« I am always unaware,

I am always unaware of things to be done around here

I am always unaware,

I am always unaware because I don’t have much sense […] »

Emile Imaruittuq, Interviewing Elders, vol. 2, anglais : 209-210 ; inuktitut : 213

Taamusi Qumaq (1991 : 95) précise que ujjiri- s’utilise, au Nunavut et au Nunavik, au sens de ikpigusuk-, « être attentif », « surveiller », bien que ce dernier terme s’applique davantage à l’expérience corporelle (une douleur ressentie) et aux sentiments éprouvés (par exemple l’empathie manifestée envers une personne handicapée).

Emile Imaruittuq (1985 : 260), dans la définition qu’il donne de ujjiqsuqtuq (une personne attentive), cite des exemples qui concernent la capacité à se concentrer pour éviter une situation fâcheuse telle que se blesser au cours d’un déplacement, trouer une peau en la travaillant, mal réparer une motoneige ou une embarcation, dévier de sa route un jour de brouillard, s’aventurer sur une glace fragile. Sa définition insiste sur la concentration qui doit présider à toute entreprise pouvant avoir des conséquences, et dont le mot d’ordre qui suit donne la mesure :

aquqattarniaqpusi ujjiqsurlusi[27]

« Vous prendrez le volant, soyez vigilants »

« Drive with extra care »

Nunatsiaq News, Iqaluit, 25 janvier 2002 : 39

Ujji- se prête à des traductions multiples comme le montre l’extrait suivant dans lequel chaque terme en caractère gras correspond en inuktitut à ujji- : « We did not actively teach our children. We did not always pay attention to what they were doing. They started to notice things by themselves. When they saw people for the first time, they would note the resemblances to other people they knew. If you paid attention you became aware of the things they knew » (Ilisapi Uuttuvak, Interviewing Elders, vol. 5, anglais : 84 ; inuktitut : 93).

Radical verbal également récurrent : aulaji-

Souvent traduit par « se rappeler » ou « se souvenir» ; il fait référence à l’enfance ou à un passé plus ou moins lointain auquel le locuteur accède sous réserve d’un certain degré de « mobilisation », ce qui ne signifie pas que le souvenir ait été mal enregistré. Ce radical est formé sur la base aula- qui mérite l’attention en raison de sa connotation dynamique. Ainsi que le souligne Alexina Kublu (communication personnelle), aula- signifie « bouger sans changer de place », ce qui n’est pas contradictoire dès lors que l’on pense à tout ce qui produit de l’énergie sans déplacement dans l’espace extérieur (le sang à l’intérieur du corps, un moteur, etc.). En amont du mouvement, se libère de l’énergie, et il en va de même des processus de remémoration :

mikijuruluunnganiq aulajigama[28]

« Je me rappelle l’époque où j’étais tout petit »

« I remember being small »

Luukasi Nutaraaluk, Interviewing Elders, vol. 2, anglais : 96 ; inuktitut : 97 

aulajigama[29]

« Je m’en souviens »

« I remember (doing it) »

Luukasi Nutaraaluk, Interviewing Elders, vol. 2, anglais : 107 ; inuktitut : 108

aulajittarmijunga[30] [...] 

« Je me souviens aussi d’une autre chose [...] »

« Another time I remember [...] »

Luukasi Nutaraaluk, Interviewing Elders, vol. 2, anglais : 106 ; inuktitut : 107

Aulaji- semble être préféré dans certaines régions, c’est ainsi qu’il est attesté dans le dictionnaire de Taamusi Qumaq et en effet très largement utilisé au Nunavik. L’auteur souligne que certaines personnes sont des aulajisitiit (« des champions de la remémoration »). En revanche, aulaji- ne figure pas dans le dictionnaire collectif réalisé à Mittimatalik.

Pour résumer, nous pouvons dire que les quatre éléments que nous avons commentés (iqqauma-, suqqui-, ujji- et aulaji-) partagent un point commun : ils expriment les modalités du passage du stade de la saillance (ce que les locuteurs ont perçu et conçu) au stade de la prégnance (la mémoire excitée) pour reprendre les termes de Bernard Pottier (2001) ; toutefois ils renvoient à des degrés de conservation variables, de même qu’ils témoignent de temporalités différentes, allant jusqu’à la résurgence d’un passé profond. Ces distinctions correspondent à un effort de mise « en mots » adéquats au propos. Voilà pourquoi nous devons être attentifs à la traduction pour éviter de mettre sur un même pied ce qui ne l’est pas. Il faut ainsi éviter de confondre « graver dans la mémoire », « se rappeler », « être conscient de », « avoir été attentif à », « se rappeler soudainement ». Il faut essayer de respecter la hiérarchisation opérée en inuktitut. Toutefois, les langues n’ont pas d’équivalents terme à terme, chacune ayant des degrés plus ou moins grands d’expressivité selon les domaines d’expérience[31], et chacune tendant à une concision plus ou moins grande. Pour sa part, la langue inuit autorise la multiplication des circonstants. L’exemple qui suit, qui n’est pas de la bouche d’un Aîné mais d’une étudiante, et qui n’est pas exceptionnel, nous fait comprendre que dans une entreprise de traduction, la langue cible (que ce soit l’anglais ou le français) ne pourra pas rendre le foisonnement de la langue d’origine :

suqquigigianngautiminiit unikkaarikainnarunnaqpiuk?

« Peux-tu raconter ton tout premier souvenir? »

« Can you tell us what is the first thing you recall in your childhood? »

Interviewing Elders, vol. 1, question posée à Saullu Nakasuk ; anglais : 70 ; inuktitut : 74

Cet exemple pourrait être traduit littéralement sous la forme suivante : « Peux-tu raconter brièvement ce qui dans un passé auquel je n’ai pas personnellement accès, ce dont tu t’es en tout premier lieu rendu compte avant que cela ne se reproduise pour d’autres choses? ». L’exemple fourmille de précisions exprimées notamment par une séquence de deux morphèmes : -giaq- (« commencer ») et -nngaq- (début d’une action ou d’un état ouvrant à renouvellement). Cette séquence signifie qu’une action s’effectue pour la première fois, à un moment précis ou dans un lieu précis, sans répétition obligatoire sauf dans un futur indéterminé ou dans des conditions différentes. Il anticipe la possibilité d’une ouverture à la répétition ou à la transformation (Therrien 1996 : 32). Nous sommes ici en présence d’un bel exemple de la capacité de l’inuktitut à préciser le contexte spatio-temporel.

Poser la question du concept de mémoire chez les Inuit en relation avec son expression linguistique permet de mettre en relief quelques-unes des ressources d’une langue spécifique, l’inuktitut. Il ne faudrait toutefois pas passer sous silence les langues de traduction utilisées dans les exemples que nous avons cités, l’anglais et le français. Ces langues ont aussi leur part d’expressivité. Rappelons qu’en français, le verbe évoquer (un souvenir) renvoie au latin vocare, « appeler », lui-même formé sur le terme vox, « voix », et que le préfixe ex- souligne une origine spatio-temporelle autre que celle du présent ; (se) rappeler signifie « appeler de nouveau pour faire venir » ; enfin se souvenir vient du latin subvenir « se présenter à l’esprit ».

Rétention, oubli et réactivation

Les Aînés, actuellement engagés dans des entreprises de remémoration, associent souvent l’oubli et la réactivation de la mémoire, rappelant par là qu’ils ont souffert, pendant de nombreuses années, de ne pouvoir partager leur savoir aussi largement que leur éducation et leurs compétences leur permettaient de le faire :

ilangit puiguqtaalukka (ilangit iqqaumatsiarlugit) [...] [32]

« J’ai vraiment oublié certaines choses (certaines sont gravées dans ma mémoire) […]»

« I have forgotten a lot (but I still remember most of it) […] »

Marie Tulimaaq, Interviewing Elders, vol. 2, anglais : 64 ; inuktitut : 65

La notion d’oubli, rendue par le radical verbal puiguq-, évoque la difficulté de faire apparaître une donnée au moment voulu. Cet état statique prévaut jusqu’à ce que la fonction de rappel, hautement réactive aux échanges interpersonnels, puisse être redynamisée. En cela, le dialogue étudiants/Aînés fonctionne comme un excellent catalyseur :

iqqaumanngitavuttauq ilikannirmijavut[33]

« Aussi nous avons réappris ce qui s’était effacé de notre mémoire »

« We are remembering what we have forgotten »

Malaija Papatsi, Interviewing Elders, vol. 5, anglais : 286 ; inuktitut : 320

Dans une culture à tradition orale, l’oubli est si tragique que l’aptitude à conserver intactes les données du passé se cultive. La grande aisance avec laquelle certains Aînés témoignent du passé lointain s’explique par un cadre de vie favorable au développement de la capacité d’écoute :

We would not remember any of this if we hadn’t been living in isolated camps. We did not live a fast life. While my mother would be sewing or when we were eating, she used to talk about how things should be done. We did not ask questions but we heard what was being said. I learned a lot just from listening to my aunt and my sister Mary’s father-in-law, Kakkik speaking.

Aalasi Juumi, Interviewing Elders, vol. 5, anglais : 230 ; inuktitut : 258

Le dispositif éducatif réservait une place de choix à l’éveil de la conscience, à l’observation, à la reproduction fidèle de ce qui avait été vu et entendu.

Il n’est certes pas facile de déterminer l’ensemble des éléments sur lesquels s’appuient la mise en mémoire et la rétention. Certains Aînés associent explicitement leurs souvenirs les plus marquants à une forte charge émotionnelle, par exemple la secousse provoquée par la naissance d’un frère (Saullu Nakasuk, Interviewing Elders, vol. 1, anglais : 70 ; inuktitut : 74), ou encore le choc d’une première chasse au morse, en bas âge, une expérience traumatisante accompagnée de pleurs et du sentiment d’abandon (Emile Imaruittuq, Interviewing Elders, vol. 2, anglais : 80 ; inuktitut : 81).

Qu’il s’agisse de récits de vie, de littérature orale, ou de mémoire sociale, deux niveaux semblent devoir être considérés : le premier concerne les fonctions psychiques (l’éveil de la conscience, le perçu, le conçu) et le second, plus profond, concerne les sensations, laissant entrevoir une mémoire du corps (Belmont et Calame-Griaule 1998 : 21) : la mémoire peut redonner vie aux expériences tactiles, visuelles, auditives, gustatives et olfactives passées[34]. D’une manière plus générale, le discours inuit confirme cette aptitude du corps à mémoriser, ce que nous retrouvons dans des témoignages qui parlent, par exemple, de l’efficacité thérapeutique de l’huile de mammifère marin, par opposition à l’inefficacité de l’huile importée ; cette dernière, en l’absence d’une mise en mémoire par le corps, n’est pas reconnue. De la même manière, le corps ne semble pas reconnaître certains médicaments, disent souvent les Aînés.

Pour saisir ce qui se passe lorsqu’un Inuk se remémore et raconte, ou au contraire lorsque sa mémoire ne lui obéit plus, il faut tenter de mieux comprendre comment fonctionne, d’un point de vue inuit, la pensée. Sur ce thème, les travaux de Jean L. Briggs, notamment l’ouvrage publié en 1970, ont été précieux. Nous savons que le terme isuma, que nous traduisons communément par « pensée », regroupe à la fois la conscience, la pensée réflexive, les affects et la mémoire.

Une description intéressante de isuma a été proposée par Taamusi Qumaq (1991 : 45) : la pensée, dit-il, est « invisible et silencieuse, elle a le pouvoir d’imprimer un mouvement aux choses bien qu’elle ne soit rien d’autre que la pensée ». Sans perdre deux de ses propriétés (invisibilité et caractère inaudible), la pensée déclenche des processus qui lui permettent de se manifester de façon tangible[35].

Pour ce faire, elle effectue un trajet qui va de l’intérieur du corps (lieu de l’invisibilité et du non-communiqué) vers l’extérieur où elle devient saisissable. Cette dynamique de l’amont vers l’aval permet aux paroles de se faire entendre ; la pensée étant une force agissante, les choses se mettent en mouvement. Dans le cas d’une remémoration impossible, le passage de l’amont à l’aval ne s’effectue pas. L’oubli contrarie la dynamique.

La mémoire orale lutte efficacement contre les situations d’oubli en recherchant la qualité de la performance. En voulant dire vrai et en privilégiant le terme juste, la narration protège le savoir, si bien que celui qui ignore évite de raconter. Ce même souci de la perfection se retrouve chez les Aînés sollicités dans l’actuel cadre des activités liées à la transmission du savoir. Tout comme pour une narration tirée de la littérature orale, on accorde une grande attention à la qualité du témoignage. On entend souvent : « Je dis vrai? Ai-je raison? ».

La mémoire lutte contre l’oubli en reposant sur des images puissantes, voisines de celles de la mythologie, du conte, et du chant ; elle effectue, comme eux, des retours en arrière tout en se reliant au présent. Jamais la mémoire individuelle et l’entité plus abstraite qu’est la mémoire collective inuit n’ont entretenu un rapport aussi étroit avec la modernité qu’aujourd’hui, jamais le savoir transmis oralement (Inuit qaujimajatuqangit[36]) n’avait figuré parmi les objectifs d’un gouvernement. Cependant, il est important de souligner qu’il s’agit avant tout d’une mémoire fondée sur une relation interpersonnelle, sur un vécu, et sur des émotions à partager, encore loin du virtuel des médias ; l’oralité continue de renvoyer à un système de pensée, à une façon d’être et de vivre ensemble.

Conclusion

Là où les signes directs sur les représentations ne sont pas toujours immédiatement accessibles, une langue comme l’inuktitut, en raison de sa haute expressivité, permet de mieux cerner le sens et d’éviter de réfléchir en s’appuyant uniquement sur la langue de traduction. Le lexique dont nous avons tiré quelques exemples éclaire la notion de remembering. Toutefois, iqqauma-, suqqui-, ujji- et aulaji- n’ont de véritable signification qu’en discours, c’est-à-dire que lorsque le locuteur les associe à des morphèmes de son choix par le jeu d’une combinatoire qui en précise le sens. Celui qui se remémore éclaire alors au mieux son témoignage sur le passé. C’est lors de cette mise en discours qu’il s’affirme en tant que sujet par la possibilité qui lui est offerte de se situer par rapport aux étapes d’élaboration de sa mise en mémoire allant de la prise de conscience dans la petite enfance jusqu’à la fixation à tout jamais d’une expérience. Des moyens linguistiques performants lui donnent l’occasion d’informer son interlocuteur sur l’origine, le degré de rétention et la fiabilité de son témoignage oral. En outre, et ce n’est pas le moindre atout, il est en mesure de se poser comme sujet en s’inscrivant dans un espace-temps défini.

Il faut souligner que la récurrence de la dimension spatio-temporelle trouve son fondement, dès lors que l’on atteint des niveaux de signification profonds, dans les représentations liées au corps perçu à la fois comme un espace (grands axes et micro-espaces mis en relation) et à la fois comme une temporalité (évolution et involution) dont la description n’est ni quantitative ni chronologique mais essentiellement qualitative (Therrien 1987, chapitre 3).