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Ce travail est le résultat d’un séminaire organisé à l’initiative de l’Institut d’Histoire sociale de la CGT (Confédération générale des Travailleurs) pour explorer les liens entre littérature et engagement dans le mouvement ouvrier par le biais des oeuvres qui ont pris pour objet le rapport inégalitaire qui règne dans le monde de la production en France (et en Belgique). C’est d’abord en ce sens qu’est pris le « roman social ». Il s’agit d’un recueil d’articles classés en quatre chapitres suivant l’ordre chronologique qui traite du monde du travail et de la « classe ouvrière », de son émergence au XIXe siècle jusqu’à son éclatement à la fin du XXe. Si la richesse de l’ouvrage tient à son extension dans le temps, elle tient aussi à la largeur du champ social qu’il explore puisque au-delà des mondes ouvriers, il englobe les vagabonds vus par Jules Vallès et les informaticiens de Michel Houellebecq victimes de l’extension du domaine du libéralisme jusque dans leur vie privée. Cet ouvrage à l’approche originale rassemble des auteurs venus d’horizons différents, historiens, politologues, spécialistes de la littérature ou écrivains. Les articles déclinent la question de l’engagement de façons multiples. Si Zola, Jules Romains, Aragon et Sartre sont en bonne place, Guilloux, Barbusse, Maurois et Vaillant ne sont pas oubliés et l’on découvre des écrivains moins connus issus du monde ouvrier comme Marguerite Audoux, qui prête sa plume aux couturières, ou Constant Malva et Georges Valero, tous deux écrivains-travailleurs-militants. À côté d’articles consacrés à ces auteurs engagés de par leur sujet, une bonne partie de l’ouvrage est réservée à la littérature directement militante ou produite par des militants connus — le roman de l’utopie sociale, la « littérature prolétarienne » de Poulaille, le réalisme socialiste, le roman inachevé « pour soi » ou « de soi » de Pierre Semard. Des études thématiques, enfin, couvrent des domaines comme les récits de grèves, l’imaginaire des manifestations ou le théâtre militant. Le roman policier, qui n’est pas oublié, est présenté comme une « littérature du réel », prélude, peut-être, à un « nouvel humanisme ».

Il s’agit d’un livre stimulant, d’un outil de travail bien construit dont la bibliographie est particulièrement soignée. Sophie Béroud et Tania Régin qui ont dirigé l’ouvrage ont voulu donner de l’homogénéité à cet ensemble foisonnant d’articles par une réflexion préliminaire sur la notion de « roman social » et par des introductions qui contextualisent chacune des quatre parties du recueil. Le pari risqué de la cohérence est largement réussi puisqu’il y a bien coïncidence chronologique entre la conquête par le roman d’une position dominante en littérature et le développement de la question ouvrière comme forme principale de la question sociale. Cependant, un certain flou règne autour de la « classe ouvrière » et de son « idéologie ». Est-ce une catégorie naturelle ou une construction? L’expression est omniprésente mais l’on ne sait jamais très bien s’il s’agit des mots de l’un des auteurs ou d’une citation. Le titre de la première partie évoque bien « l’émergence de la classe ouvrière » mais la limite à la fin du XIXe siècle. On aurait aimé en savoir plus sur ce sujet et l’on sent bien, au fil des articles, que cette « émergence » n’implique pas seulement les écrivains engagés aux côtés du monde ouvrier. Les propos misérabilistes du docteur Villermé et l’influence d’une littérature chrétienne et réactionnaire consacrée au monde ouvrier sont bien évoqués, mais ils ne font pas l’objet d’un intérêt particulier. C’est autour de la question « d’une littérature de lutte de classes » que le propos est le plus saisissant. N’est-ce pas le signe que « la classe ouvrière » est aussi une construction politique? La CGT syndicaliste-révolutionnaire au XIXe siècle et le Parti communiste au XXe siècle ne jouent-il pas un rôle central dans ce processus? Nombre d’articles le suggèrent. En fin de parcours, on est un peu surpris de voir apparaître un article sur les cadres et les informaticiens. Pourtant cette contribution est bien à sa place. Le monde ouvrier, affaibli, éclaté entre les cadres et les « exclus », a beaucoup de mal, aujourd’hui, à se faire entendre dans les médias, y compris dans le roman, et seul le réalisme noir du policier évoque sa présence. « La classe ouvrière » est bien une construction historique et ce livre original, voire éclectique — et c’est là une qualité — contribue à sa compréhension à la fois par les matériaux qu’il livre et par les horizons qu’il ouvre.