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Préambule : du réseau commerçant à l’entreprise religieuse

Objet historique, le mouridisme, né au Sénégal à la fin du 19e siècle, n’en est pas moins un mouvement religieux contemporain promu par un homme saint, Cheikh Ahmadou Bamba, mais également par ses disciples qui l’inscrivent aujourd’hui, par delà leurs migrations, dans une tension transnationale entre le Sénégal, le continent africain, l’Europe et à présent les grandes villes américaines et asiatiques. Au départ, l’entreprise religieuse de ce cheikh (guide spirituel) suivi par ses premiers taalibé (disciples) le conduira à affronter les colons qui voyaient dans ce mouvement un danger pour leur propre entreprise. Cheikh Ahmadou Bamba fut exilé à plusieurs reprises, en tout plus de 10 ans, ce qui augmenta son charisme et entraîna des conversions de plus en plus nombreuses. La confrérie mouride se structura autour de la ville sainte de Touba, en plein centre du Sénégal, sous l’autorité d’un khalife et de nombreux cheikhs. Les mourides, d’abord formés à la prière et aux travaux des champs dans les daara[1], pionniers de la culture et du commerce de l’arachide au Sénégal, devinrent de grands commerçants en effectuant des conquêtes territoriales de plus en plus lointaines. La sécheresse des années 1970, suivie des effets de la crise économique mondiale de 1973, les conduisit à organiser de nouvelles activités économiques en réseau, notamment du commerce, en premier lieu à Dakar autour du marché Sandaga, dans les villes de migration africaines et par la suite dans les villes occidentales. De par leur mobilité, les commerçants mourides sont devenus des figures familières sur les marchés et les places marchandes ; de New York à Naples en passant par Istanbul et Marseille, ils entretiennent ainsi des réseaux de relations multiples à travers leur filière marchande. Cependant, leur mobilité ne les éloigne pas de leur pays où, comme la majorité des trans-migrants, ils investissent dans des commerces, dans l’immobilier ou dans l’agriculture, faisant ainsi circuler des devises[2]. Ces circulations multiples d’hommes, de marchandises, de biens culturels et cultuels mis en réseaux entre plusieurs territoires illustrent une socialisation des espaces, supports de ces pratiques de mobilité transnationale que les migrants organisent en des « territoires circulatoires »[3]. Ainsi, Marseille, ville de transit et port d’ancrage des migrations sénégalaises (depuis les escales des premiers marins et tirailleurs sénégalais à celles des pèlerins sénégalais en partance pour La Mecque), est devenue dès les années 1960 la première ville occidentale du système commercial mouride (Bava 2000, 2002 ; Bertoncello et Bredeloup 1999). Si on peut apprécier la population sénégalaise mouride autour de 2000 à 3000 individus en moyenne[4] selon les saisons[5], ce qui paraît insignifiant sur l’ensemble de la population marseillaise estimée à environ 900 000 habitants, il ne faut pas négliger le poids historique de la population sénégalaise à Marseille, ni sa visibilité déjà ancienne dans le commerce du centre ville notamment.

Sur tous les continents, les migrations sénégalaises mourides ont suscité de nombreux travaux depuis deux décennies environ[6]. Ces études ont reconstitué les filières migratoires à travers leurs réseaux économiques, et le commerçant mouride est devenu une « figure familière » symbolisant le transmigrant capable d’articuler places marchandes et lieux de vie transnationaux. Ces travaux ont principalement souligné la capacité de ces migrants à user de solidarités religieuses pour faire fonctionner un réseau marchand, le religieux demeurant l’arrière boutique de l’économique, du politique ou du social. Pourtant, ce transnationalisme provoque aussi des déplacements de culture et de religion des pays du Sud vers les pays du Nord. Aujourd’hui, ces migrants sénégalais mourides, implantés dans le monde entier, transportent leur religion dans chaque ville de migration, fondent des dahira[7], mais également des fédérations et d’autres formes « d’entre-deux cultuels » comme les réceptions de grands cheikhs mourides ou l’organisation en migration du grand magal, pèlerinage à Touba (ville natale de Cheikh Amadou Bamba). Les migrations ont occasionné une accélération de la circulation du message religieux, et le mouridisme s’exporte dans toutes les parties du monde où les migrants exercent leurs activités économiques, s’approprient les espaces, passent les frontières et innovent dans la constitution d’un « savoir-faire religieux décentralisé » ; les migrants demeurent toutefois très fidèles à la matrice originelle, notamment par le biais de l’attachement à des lieux saints, à la ville de Touba, mais également par tout un corpus de pratiques recomposées entre plusieurs territoires. Ces nouvelles formes transnationales de religiosité qu’inaugurent les mourides ne se sont pas créées sans négociations ni sans conflits entre la hiérarchie et la tradition, d’une part, et les groupes d’acteurs migrants, d’autre part, qui parfois redéfinissent des pratiques religieuses, des symboles et tout un corpus y afférent. Ce que nous observons à travers l’exemple de la circulation d’un cheikh mouride, c’est en fait une expérience religieuse « en train de se faire », un compromis entre la tradition confrérique, la société locale marseillaise et les réseaux économiques internationaux mourides. Les mourides marseillais, seuls ou en famille, semblent très liés à la tradition mouride et à ses ndigël[8]. Ils vivent à l’heure de Touba autant qu’à l’heure marseillaise ; c’est de Touba ou via Touba qu’ils attendent le chemin à suivre, la baraka ou un miracle, mais c’est à Marseille qu’ils réorganisent leur religion.

La problématique de ce travail de recherche est tout d’abord d’expérimenter une analyse des processus croyants en migration qui puisse refléter la tension entre la mobilité et l’ancrage des migrants ; il s’agit aussi d’interroger davantage les mobilités des migrants que leur volonté d’installation, et la recomposition des pratiques religieuses dans la migration plus que le modèle républicain de « l’intégration ».

La pérégrination des cheikhs ou le sens de la visite des marabouts itinérants

La pérégrination des hommes saints est déjà une habitude soufie ancienne, comme elle l’est dans d’autres religions où les entrepreneurs de la foi partaient convertir et conquérir de nouveaux territoires. De tout temps les religions se sont organisées pour être proches de leurs fidèles ; les hommes saints circulent à la rencontre des fidèles ainsi que les statues, les reliques ou d’autres objets pieux. Les cheikhs partaient à la recherche d’un savoir, de connaissances sur le monde et se rendaient parfois dans des zawiya afin de questionner les maîtres soufis. Cheikh Ahmadou Bamba était de ces hommes ; même son exil, sur le modèle du prophète, prit la forme d’une quête lorsqu’il rejoignit Cheikh Sidiya, maître Qâdir à Saout-El-Ma en Mauritanie.

Cependant, ce ne sont pas les pérégrinations prises dans ce sens que j’aborde, mais le voyage des cheikhs mourides vers leurs disciples. Dans le contexte de la migration en effet, certains cheikhs rendent régulièrement visite à leurs taalibé, ce que les migrants considèrent comme un acte gratifiant, car au Sénégal ce sont plutôt les taalibé qui doivent rendre visite à leur maître. Cette pratique autour de la circulation des cheikhs hors continent africain s’est développée en France à partir des années 1980 puis très vite dans les autres pays de migration, notamment l’Italie, les États-Unis et l’Espagne. Les migrations s’accélérant, ces visites deviennent rapidement nécessaires pour les marabouts qui en tirent des avantages matériels évidents[9] et qui entreprennent ainsi, par leur proximité régulière, de resserrer et d’encadrer la « communauté mouride » hors des limites de la ville sainte.

À Marseille, les mourides reçoivent couramment des cheikhs de passage ou encore des membres de la famille Mbacké-Mbacké[10], hommes et femmes, et organisent alors des ziyâra[11]. Une vieille tradition d’accueil des cheikhs musulmans en escale à Marseille lors du pèlerinage à La Mecque unissait déjà la ville à ces hommes saints. Ba, historien sénégalais, rappelle que Cheikh Anta Mbacké, le frère aîné de Sérigne Touba[12], « effectua le pèlerinage à La Mecque en 1928, accompagné d’une imposante délégation mouride » (Ba 1982 : 15) et qu’à cette occasion il s’arrêta à Marseille. Ce trafic maritime entre l’Afrique de l’Ouest, le Maghreb et La Mecque est aujourd’hui interrompu, mais les Sénégalais ont gardé le souvenir du passage de cheikhs mourides, tidjanes ou layennes à Marseille. Pour les premiers migrants, ces moments insolites donnaient déjà lieu à des réunions religieuses collectives, des transferts de baraka, mais n’occasionnaient pas de manifestations lors des ziyâra.

Les cheikhs mourides se sont régulièrement rendus en France à partir des années 1980 mais les visites n’étaient pas encore réellement organisées et certaines ont mis dans l’embarras les autorités policières et les autorités musulmanes locales. Cependant, grâce au bouche à oreille, les taalibé savaient où et quand se rendre pour rencontrer tel ou tel cheikh. Par la suite, les événements et les manifestations liés aux visites des cheikhs sont demeurés plutôt discrets et ce n’est véritablement que depuis l’année 2001 que certains taalibé ont désiré informer la société locale marseillaise, par voie de presse notamment, de la visite de leur cheikh. Chez les mourides, les pratiques religieuses, les rôles et les allégeances ont suivi les migrants. Cependant les rôles et les statuts dans la gestion du mouridisme en migration ne vont pas toujours de soi. Au Sénégal il y a le khalife, le cheikh, le diawrigne[13], les présidents de dahira, les chefs de quartiers, etc. Dans la migration, c’est principalement aux présidents des dahira et des fédérations d’organiser le religieux. Une fois choisis par les autres taalibé du dahira, les positions que prennent (ou ne prennent pas) les présidents ne font pas forcément l’unanimité. Ainsi on repère souvent d’autres personnages qui prennent le relais, notamment au moment d’organiser des événements grandioses comme la venue de grands cheikhs à Marseille. L’institution religieuse doit pouvoir compter sur les dahira et juge de leur efficacité dans la migration ou lors des visites de cheikhs. C’est également en ce sens que ces ziyâra acquièrent une valeur symbolique très forte, car une ziyâra mal organisée occasionne des tensions entre les membres organisateurs du dahira. Pour comprendre, observons une récente visite à Marseille de Sérigne Mourtada Mbacké, un des deux derniers fils vivants de Cheikh Ahmadou Bamba.

Mercredi 29 août 2001 : XIIe visite de Sérigne Mourtada à Marseille Lorsqu’un taalibé s’empare du projet

Les préparatifs de cette ziyâra ont commencé très tôt cette année, près d’un mois à l’avance, sur l’initiative de Fili Koité, dit Moussa ou encore Moïse. Moussa[14] a environ 45 ans, il a vécu à Marseille mais voyage depuis vingt ans entre la France, les États-Unis et le Sénégal au gré de ses affaires. Aujourd’hui, de retour à Marseille, Moussa a repris contact avec les taalibé du dahira et il a décidé de prendre les choses en main. Sa rencontre avec le dahira est intéressante. Depuis son retour à Marseille, Moussa ne fréquentait plus qu’occasionnellement le dahira lors de grands événements et encore, pas très régulièrement. Cependant, il y a un peu plus d’une année, le dahira a changé de place dans la ville en passant du quartier de Belsunce à celui, beaucoup plus mixte, de Noailles. À la même époque, Moussa aide son frère à ouvrir un bar dans ce quartier. Le Caroubier est un bar classique proposant tous les samedis des plats sénégalais à la carte, qui tient lieu aussi de siège des partisans du club de football national du Sénégal, les « Lions du Sénégal ». C’est dans ce lieu, qui ne se trouve finalement qu’à une centaine de mètres du dahira et du « Touba restaurant » que Moussa renoue avec des taalibé du dahira et que l’aventure commence.

Moussa arrive au dahira dans un climat de tensions entre, globalement, les taalibé seuls et ceux dont la famille se trouve sur place. Les uns et les autres s’affrontent régulièrement en effet sur l’avenir du dahira, sur la constitution d’une fédération des dahira du Sud de la France et sur l’achat d’une « maison Sérigne Touba ». Pour les « anciens », dont bien souvent la famille est restée au Sénégal et qui investissent là-bas, l’acquisition d’une maison consiste à « jeter de l’argent par les fenêtres », alors que les autres pensent aujourd’hui à l’éducation de leurs enfants et voudraient faire de cette maison un centre cultuel et culturel mouride. Ce débat ne s’est pas tari au cours de l’année écoulée, d’autant plus que la personne qui généralement organise la venue de Sérigne Mourtada en France est à Touba depuis le mois de février 2001. Mouleye Seck, dont la famille est très proche du lignage de Sérigne Mourtada depuis trois générations, s’occupe habituellement de la venue de celui-ci avec le dahira. Il connaît ses proches et les conférenciers qui l’accompagnent comme Ahmadou Tall. Cette année [2001], Mouleye, qui travaille dans l’import-export et qui s’occupe de l’unique agence de voyage à Touba, séjourne au Sénégal depuis le mois de février. Comme il n’est pas présent à Marseille, les taalibé s’en plaignent, lui en veulent, mais personne ne prend l’organisation en charge. Il faut dire que l’été est une période plutôt creuse pour le dahira marseillais, car les membres coutumiers, ceux qui sont à Marseille depuis plusieurs dizaines d’années, sont en vacances au Sénégal. Le dahira est cependant davantage fréquenté par une population de jeunes commerçants, colporteurs mourides venant l’été vendre sur les plages, les ports ou les festivals. C’est d’ailleurs souvent à cette période qu’apparaissent « des petits “leaders” qui profitent de l’absence des “anciens” pour organiser les choses à leur manière »[15]. Je ne sais pas si Tall pensait à Moussa en disant cela, mais en tout cas en s’appuyant sur les taalibé marseillais présents, Moussa fit de la visite de Sérigne Mourtada un véritable événement.

Moussa me contacte le 12 août alors que la visite est prévue pour la fin du mois. Cela fait déjà quinze jours qu’il sollicite la mairie de Marseille, Marseille-Espérance[16], Western-Union et des élus afin d’obtenir une salle et des subventions pour la visite de Sérigne Mourtada. Moussa profite d’un contexte plutôt porteur, celui des consultations organisées par la mairie de Marseille autour du projet de la grande mosquée, pour faire avancer ses demandes. Il a officiellement demandé à la mairie par courrier une salle gratuite pouvant accueillir au moins trois mille personnes, mais il a contacté également les collectivités territoriales en formulant la même demande. Moussa est déterminé ; il dit vouloir « redynamiser le dahira, organiser plus de débats, de discussions plus culturelles ». En effet Moussa est animateur de radio et va, parallèlement à ses demandes à la mairie, transformer l’émission musicale qu’il anime sur Radio Gazelle en une scène pour le mouridisme. Il lance un débat tous les dimanches précédant la ziyâra. Deux semaines avant la visite, il commence à prévenir la presse locale, à envoyer des communiqués annonçant l’événement en dressant le portrait du Cheikh qui vient à Marseille et en racontant l’histoire du mouridisme. Moussa pense que le silence du dahira n’est pas normal :

Cela fait douze ans que Sérigne Mourtada vient à Marseille, qu’il est reçu par le dahira, et pourtant, localement personne ne connaît le dahira […] Je voudrais faire cette visite à la salle de l’Odéon sur la Canebière[17], je voudrais que la ville reconnaisse notre culture en accueillant le cheikh.

Moussa a également contacté la Western Union, organisme bancaire international qui propose des solutions financières aux migrants, surtout le rapatriement d’argent dans leur pays d’origine. Western Union a donc accepté de subventionner la manifestation à hauteur de 25 000 francs[18].

Au-delà de l’intérêt que porte Moussa au mouridisme en tant que taalibé, sa motivation est aussi politique. Il entretient de bonnes relations avec le PDS, le parti d’Abdoulaye Wade, actuel président du Sénégal, et il veut montrer aux taalibé que ses relations peuvent servir, que le parti au pouvoir est un bon investissement. Fort de ses relations politiques au Sénégal, il sera mis en contact avec Renaud Muselier, élu de droite à Marseille qui sera le seul à lui proposer une salle convenable et gratuite.

Moussa obtient la salle Lamartine, un complexe sportif. Les taalibé s’organisent la veille pour aménager la salle, recouvrir le sol de tapis, installer des tables pour les conférenciers, des micros, un écran géant et un fauteuil confortable pour le cheikh.

Lundi 27 août 2001 : « En gare ! »

Pendant que quelques taalibé préparent la salle, les autres se rendent à la gare Saint-Charles pour accueillir Cheikh Mourtada Mbacké. Comme à l’accoutumée, la sécurité a été prévenue et cent cinquante taalibé attendent, dont deux ou trois groupes de femmes très bien habillées. Quelques étudiants de Montpellier sont là et arborent la tenue classique des étudiants mourides ou plutôt du Hisbut tarqiyyah[19], c’est-à-dire un grand boubou (baay laat) avec des manches très larges, ajusté par une grosse ceinture, une pochette en cuir portée autour du cou descendant jusqu’à la ceinture (le makhtoum) et une très longue écharpe (kaala). Ils sont présents à chaque manifestation importante de la confrérie et s’occupent de l’encadrement. À l’approche du train, la foule se rassemble sur le quai et une petite voiture fermée prêtée par la Société des chemins de fer se faufile jusqu’au cheikh. C’est la première fois qu’une telle petite voiture est utilisée pour le cheikh — il semble que les mourides s’affirment de plus en plus dans leur ville et se risquent à demander des services. Les gens sont ravis de cette initiative, car il est très fatigué. La petite voiture s’engage au milieu de la chaîne de taalibé, menée par les étudiants mourides de Montpellier, et qui chante les kurel (chants mourides). Devant moi un taalibé s’effondre, ses amis le relèvent, il pleure, l’émotion le submerge.

Mercredi 29 août : ziyâra au complexe sportif Lamartine

La manifestation a décidément bien commencé, Moussa a donné une conférence de presse à l’hôtel en présence des conférenciers mourides, les taalibé semblent ravis de l’organisation et découvrent la salle, ébahis. Un bus est garé à côté, ce sont les taalibé des dahira du Var qui l’ont loué pour venir. Devant la salle se tiennent déjà de nombreux taalibé en boubou ; la visite a lieu au milieu de la semaine, ce qui laisse supposer que les taalibé ont pris congé pour venir aujourd’hui. La salle est immense, recouverte de tapis. Déjà une centaine de taalibé sont assis, discutent ou prient. Au fond, sur la droite, des tables sont installées pour les journalistes invités, et sur la gauche de la salle, on a prévu un « coin des femmes » recouvert de tapis.

Vers 15 h 30, alors que la salle compte environ 300 taalibé dont une vingtaine de femmes, les plats arrivent. Les membres du dahira des femmes prennent en charge le repas, financièrement et matériellement. Elles ont préparé des quantités impressionnantes de thieb bou yap (riz à la viande) que nous offrent les taalibé. Tout le monde s’installe en groupes de 6 ou 8 personnes autour des énormes plats et, « bismillah![20] », le repas commence. Parmi les quelques toubabs (les Blancs) dans la salle, les journalistes et moi-même, il y a également trois personnes aux couleurs de la Western Union venant sûrement vérifier l’intérêt que les migrants portent à leur banque et surveiller leur investissement. La situation, lorsque l’on connaît un tant soit peu les modes de fonctionnement économique des commerçants mourides, est assez cocasse. En effet, comme beaucoup de commerçants qui circulent entre plusieurs pays, les mourides ont inventé leur propre réseau de rapatriement parallèle d’argent ; ils sont donc peu susceptibles de recourir à une entreprise pour ce faire.

Vers 16 h, les conférenciers prennent la parole et rappellent l’histoire du mouridisme et ses bases, comme l’importance du travail dans la voie mouride et la nécessité de faire ses prières. Puis ils relatent la vie de Cheikh Ahmadou Bamba, musulman au service du prophète mais également homme de science. Lorsqu’une parole touche les gens dans la salle, certains claquent des doigts pour approuver. D’autres interviennent pour ajouter un fait historique, discuter à propos d’un miracle de Sérigne Touba ou deviser sur un point précis du mouridisme. Autour, l’agitation augmente, des taalibé continuent à arriver et on annonce la venue imminente du cheikh. Il y a maintenant plus de 400 personnes dans la salle, dont une cinquantaine de femmes et d’enfants. Je rejoins ma place parmi les femmes.

17 h. Sérigne Mourtada Mbacké entre dans la salle, tout habillé de blanc, escorté par ses proches, les organisateurs et les conférenciers, qui le guident jusqu’à son fauteuil. La salle est aux aguets ; attentifs, le souffle retenu, les taalibé récitent des prières dans leur tête en le voyant s’installer ; c’est une phase de recueillement qui dure quelques minutes. Un des organisateurs, Mbaye Badara, boxeur reconnu, demande en wolof [21] à tous les responsables des dahira présents de venir saluer le cheikh. Les délégations se rendent alors devant lui et font leur offrande monétaire pendant que « l’animateur », à l’aide des listes apportées par chaque délégation, nomme les personnes de chaque dahira donateur. Au même moment dans la salle, une quinzaine de taalibé circulent et ramassent les dons des autres taalibé dans de grosses boîtes. L’animateur rappelle à tous qu’il faut également se cotiser dans les dahira afin de pouvoir financer l’achat d’une maison qui deviendrait la « maison Sérigne Touba » des taalibé du Sud de la France. La fédération du Sud de la France n’est pas encore très efficace, et il faut rappeler que Sérigne Mourtada est le « Cheikh des fédérations » ; ce sont lui et ses proches qui ont inauguré ce système dans tous les pays de migration et qui motivent les taalibé afin d’acquérir une maison dans chaque fédération pour perpétuer le mouridisme.

Dans la salle règne une certaine agitation : un mouvement des taalibé vers le devant de la scène s’amorce, certains se lèvent pour venir près du cheikh, tandis que d’autres, plus discrètement, s’approchent à genoux ou à quatre pattes. L’animateur s’énerve devant l’agitation de la salle, car la « cérémonie des bouteilles » a commencé. En fait, les taalibé ont emporté avec eux une bouteille d’eau qu’ils tentent de remettre au cheikh afin qu’il la bénisse en la touchant et en récitant des prières. Cette eau bénite est pour les taalibé un moyen de conserver la baraka le plus longtemps possible, comme l’eau que l’on prend à la source bénite de Touba, Aînou rahman, le « puits de la miséricorde ». Les taalibé qui ne peuvent se rendre couramment à Touba pratiquent la technique de la bouteille d’eau bénite, et les migrants ont adopté cette méthode. Pendant ce temps, des groupes s’organisent à l’écart pour remplir des bassines d’eau qu’ils feront bénir « en gros » pour la redistribuer après la cérémonie sans déranger le cheikh. L’animateur annonce : « C’est de vos coeurs seulement que l’on a besoin, les femmes n’ont jamais donné la main au cheikh et leurs voeux sont exaucés quand même ». Mame Ndiaye, assise à mes côtés avec ses deux filles et ses deux fils me dit : « Il a raison, les taalibé abusent à vouloir trop toucher le cheikh, la baraka est de toute manière dans toute la salle aujourd’hui ».

À 17 h 45 les prières commencent, le cheikh prie pour les taalibé en silence, tout est retransmis sur l’écran géant, les taalibé sont muets, absorbés dans la prière, les mains ouvertes tendues en avant, et lorsque la prière se termine, ils ramènent les mains sur leur visage et sur leur coeur, remercient Sérigne Mourtada Mbacké, Sérigne Touba et le Prophète.

17 h 50 : « Suivez la voie de l’islam, récitez vos prières et faites tout pour les “Maisons Sérigne Touba” », crie l’animateur tandis que le cheikh et ses proches se lèvent pour partir. Les taalibé se lèvent les uns après les autres, essayant de se rapprocher le plus possible du cheikh ou encore vont remplir leurs bouteilles d’eau bénite dans les bassines bénites mises à leur disposition. Ainsi s’achève la zyiâra. Je me tourne vers Mame Ndiaye et la découvre, absorbée, regardant vers la porte où se trouve le cheikh. Je lui demande ce qui se passe et elle me répond, émue et les larmes aux yeux : « Je regarde Diaga [son mari], il a mis les enfants [les deux petits garçons] devant la porte et je suis sûre que quand le marabout va passer devant eux, il va les voir ». Effectivement elle me racontera plus tard que le marabout leur a touché la tête et qu’il n’a fait ce geste qu’envers ses enfants.

Pour tous, ces journées sont un plaisir, ils revoient des amis, de la famille, reviennent « chargés de baraka » et paraissent pleins d’espoir et de sérénité. C’est également un véritable moment de communion collective autour de la mémoire de l’homme saint que fut Cheikh Ahmadou Bamba, un moment permettant de se rappeler ensemble leur passé grâce à la médiation du cheikh, représentant vivant de la sainteté. Ces moments ressources revêtent une dimension identitaire dans le sens où ces réunions sont des moments qui permettent de convoquer une mémoire commune, si ce n’est un avenir commun. Il n’est pas nécessaire de rappeler l’importance que prend ce partage de la mémoire collective pour les migrants, pourtant il faut noter que ce partage ne se fait pas seulement dans le rappel de « valeur-refuge » pour les migrants. Il permet aux taalibé, sur la base d’un ancrage commun dans le passé, d’élaborer ensemble des projets d’avenir. Par exemple, pour un taalibé comme Fallou, la mission de Sérigne Mourtada est évidente :

Sa mission est très claire, lui il vit pour l’islam, il ne veut pas qu’on se perde jamais. Il veut que l’on reste tout le temps des musulmans, tu vois des bons musulmans, et il veut aussi que nous, là où l’on est, on se comporte bien, qu’on respecte les lois de ces pays et ça il le rappelle chaque fois : il dit que les interdictions de ces pays il faut jamais les violer, en même temps il faut respecter les autres comme ils sont, alors que vous, vous gardez votre truc à vous, votre islam, vous le gardez et vous faites enseigner ça à votre fils, à vos fils. Ça il insiste trop pour nous, c’est pour ça qu’il faudrait que l’on ait un local pour transmettre à nos enfants, nos valeurs africaines, musulmanes, tout ce que l’on a en nous.

Entretien avec Fallou Lô, Marseille, juillet 2000

Pour le cheikh, cette visite est une manière de marquer le territoire mouride hors des frontières de Touba, c’est l’occasion de transmettre des ndigël et d’indiquer aux taalibé le comportement qu’ils doivent suivre dans la migration pour être de bons mourides. Ce réseau de dahira et taalibé qui l’accueille est pour le cheikh d’une grande importance puisqu’il lui donne l’occasion de prendre en charge l’organisation de la religion dans la migration et d’entretenir le lien avec la zawiya de Touba et la famille sainte. Il ne faut pas négliger par ailleurs le fait que ces visites génèrent d’importantes ressources financières, destinées à la gestion de la confrérie à Touba.

C’est la ziyâra la plus heureuse à laquelle j’aie participé, les taalibé sont fiers de cette manifestation, Moussa est exténué mais satisfait, le succès de la manifestation lui permet d’espérer des changements possibles dans le dahira. Cette organisation constituait pour lui un quadruple défi : face aux taalibé qu’il a fallu séduire, mais aussi face aux responsables du dahira qui ne s’aventurent pas trop ; face à la société locale, car il a désiré faire connaître le mouridisme localement, mais également par rapport au PDS, parti pour lequel il devra motiver les Sénégalais dans la région lors des prochaines élections au Sénégal. Sa réinsertion dans le monde du dahira a finalement été positive mais cela ne signifie pas que les taalibé soient prêts à changer leurs pratiques habituelles en matière de gestion du mouridisme à Marseille. D’ailleurs, par la suite, il fut très critiqué par les organisateurs habituels de ces rencontres qui lui reprochèrent de faire plus de politique que de mouridisme et d’avoir détourné de l’argent sur la subvention de la Western Union. Cependant, cette ziyâra très professionnelle, dans le sens où elle a été organisée comme une véritable manifestation politique, place dorénavant le mouridisme sur une scène plus visible. Ainsi la chaîne de télévision régionale était sur les lieux lors de l’arrivée en gare de Marseille de Sérigne Mourtada Mbacké. Depuis longtemps déjà, certains taalibé avaient la volonté de faire connaître le mouridisme. Ce projet n’avait jamais abouti, car pour être reconnu par la société locale il faut assumer une part de visibilité. Les taalibé du dahira ont plutôt cherché à vivre leur mouridisme discrètement, sans faire de vague et sans déranger personne. Pourtant, les plus ancrés dans la société marseillaise partageaient le souhait de faire connaître le mouridisme, notamment à travers le projet d’une « Maison Sérigne Touba ». La barrière qui les séparait de leur projet demeurait en majeure partie celle de la langue, puis venait celle de l’argent et du temps à y consacrer. Moussa leur a prouvé qu’ils pouvaient participer à la société locale et en être des acteurs en faisant connaître le mouridisme ; reste à savoir si cela les intéresse.

Les cheikhs itinérants et l’espace de la ziyâra

L’espace de ces ziyâra est un moment propice aux échanges, aux discussions et fournit l’occasion de rencontres entre les fidèles qui retrouvent un sentiment de communauté même s’il n’est qu’éphémère. C’est un moment de détente pour tous les taalibé qui viennent se ressourcer ou obtenir du réconfort, mais aussi retrouver des amis et de la famille. C’est également pour les Sénégalais mourides à Marseille un espace de dialogue libre et ouvert avec des érudits de la confrérie. Dans les grandes villes étudiantes, comme Paris, Bordeaux ou Montpellier, ce sont les étudiants qui organisent ces débats, ces « causeries » comme elles sont appelées, sur des sujets divers retravaillant le lien religion-société. À Marseille ou du moins chez les mourides, il y a une insuffisance de ce côté-là et cela confère plus d’importance encore aux visites des cheikhs et aux ziyâra qui s’ensuivent. Ces ziyâra ont donc un double rôle, celui que prennent aussi les visites pieuses des taalibé auprès de leur marabout à Touba, c’est-à-dire : primo, assurer le rappel de la mémoire mouride, le rôle des taalibé et les consignes qui en découlent, la diffusion du message religieux et d’autres formes de « biens de salut » dont plus particulièrement le travail ; secundo, permettre aux taalibé la consommation de biens de salut immédiats, dont la baraka sous toutes les formes de transmissions qu’elle entend, et les prières qui dans cet espace sont dotées d’une efficacité quasi assurée. Ces deux aspects offrent au taalibé la certitude de participer à la construction du mouridisme et le pouvoir de traduire les frustrations, injustices ou difficultés en lois naturelles et missions à surmonter. Ces événements dans le mouridisme sont avant tout des instruments d’allégeance et de recueillement. Les taalibé viennent se ressourcer dans les discours des cheikhs mourides qui rétablissent les bases d’une éthique du travail et de la solidarité propre à stimuler « le développement d’une aptitude mentale à l’immigration » en fournissant ainsi « l’idéal type du projet migratoire » (Schmidt Di Friedberg 1994 : 108-110). C’est l’occasion pour le cheikh présent de poser à nouveau les cadres qui régissent les bases de la confrérie en redonnant aux taalibé les éléments qui leur permettront de croire en la solidarité et en la force du réseau mouride.

Du marabout « fondateur de daara et meneur d’hommes puis chef de village » dans les premières colonies sénégalaises (Copans 2000), au marabout « assurance tous risques, matérielle et religieuse » (Salem 1981) qui vient au secours de ses taalibé en leur apportant la baraka, des conseils pour vivre en France et des bénédictions ; du marabout « prosélyte » (qui encourage les taalibé sur le thème de la conversion)[22], au marabout « garant de la continuité », on observe en migration les multiples facettes de ces cheikhs, « légitimes régisseurs de biens de salut ». Ces cheikhs ont su s’adapter aux nouvelles configurations de la confrérie au cours du siècle, jusqu’à suivre les taalibé dans la migration en adoptant, comme eux, une pratique de la circulation. La réussite se mesure en conversions, en influence chez les uns et en sagesse, respect du pays d’accueil et solidarité chez d’autres. Sérigne Mourtada Mbacké est plutôt « le garant de la tradition et de la continuité » qui encourage les taalibé, sur la base d’un discours de sagesse, à s’organiser collectivement et à installer localement des « maisons Sérigne Touba », petits territoires mourides en migration.

En règle générale, le marabout qui intéresse le plus les migrants est le marabout qui circule, le marabout itinérant, qui se place comme garant de la continuité entre les différents espaces investis par les membres de la confrérie. Figure du marabout nomade, Sérigne Mourtada Mbacké est celui qui marque les territoires qu’il traverse en créant des fédérations et des « maisons Sérigne Touba » sur son passage. Il est le véritable entrepreneur officiel du mouridisme en migration, celui qui s’est le mieux adapté aux nouveaux itinéraires de ses taalibé. La mobilité de ces cheikhs donne aussi l’occasion d’offrir une figure d’identification dans le parcours des taalibé. De manière symbolique, le fait que les cheikhs se déplacent dans les villes de migration est une façon de marquer l’espace mouride, d’ancrer le mouridisme par des événements, et de marquer ce territoire nomade. Certaines visites sont effectivement devenues des rituels. À Marseille, celle de Sérigne Mourtada est attendue chaque année à la même époque depuis douze ans et les taalibé de Sud de la France ont pris l’habitude de s’y rendre coûte que coûte. C’est une manière pour les marabouts de revivifier le contexte croyant en y inscrivant des rituels.

Outre cet aspect fondateur et créateur, les visites permettent de maintenir une certaine éthique de la proximité[23] entre les taalibé et entre la hiérarchie et ses taalibé. Cette éthique de la proximité est doublée d’une mise en pratique de la proximité à travers la circulation de la baraka mais également de matériel rituel. Les marabouts emportent dans leurs bagages un matériel symbolique adapté aux migrants. On trouve ainsi des images pieuses, celles du fondateur et de ses fils et petits-fils, celles qui évoquent les miracles, les exils, les khassaïdes de Cheikh Ahmadou Bamba, en toutes les langues, mais il y a aussi des cassettes audio et vidéo. Ces cassettes montrant des séances de discussions de cheikhs mourides, des grands événements mourides, des discours du khalife, ainsi que toutes ces images pieuses sont autant de moyens pour les taalibé de maintenir vivace la mémoire de Touba en eux mais également pour leurs enfants nés en France. D’où l’importance de ce matériel, de cette nouvelle technologie relayée par Internet, servant aujourd’hui de symbole[24].

Cependant, cet espace rituel est aussi l’occasion d’observer la superposition d’univers religieux et d’univers séculiers, comme le sont notamment les enjeux au moment de la préparation de la visite. Par exemple, certains mourides marseillais lors de la dernière visite de Sérigne Mourtada ont voulu utiliser cet événement et le mouridisme pour faire reconnaître la culture sénégalaise à Marseille. Par ailleurs, la manière même de construire cet événement n’a rien de religieux en soi, puisque Moussa utilise à ces moments-là ses connaissances d’animateur radio et de partisan politique. Enfin, les visites des cheikhs, comme le pèlerinage à Touba, sont des mises en scène d’un processus de légitimation d’un « entre-deux » religieux, entre les processus liés à la migration et les directives de la hiérarchie mouride de Touba. De l’importance première de ces manifestations qui réactivent lignages et territoires, cet « entre-deux » fait sens pour la confrérie qui se déploie et s’enrichit mais aussi pour le taalibé qui réactive une communauté transnationale et un territoire par le biais de ces événements.

Conclusion : pour une « anthropologie religieuse du mouvement »[25]

Regarder la religion dans la migration, c’est observer une religion en train de se faire, un transreligieux qui n’est ni dans la perte ni dans une totale reconstruction. Les taalibé mourides ne grappillent pas dans une « boîte à outil des traditions religieuses », comme l’analyse Hervieu-Léger (1999) à propos des nouveaux mouvements religieux, ce ne sont pas des constructions individuelles, car la hiérarchie est toujours présente, les liens avec Touba ne sont pas brisés mais modifiés, réinventés voire réactivés. On est dans une dialectique des rapports entre migration et religion : la migration induit une religion de pèlerin, d’exil à gérer, la religion engendre de nouveaux « modes de migrer », et la condition de migrant génère de nouveaux modes d’investissements religieux.

De Touba à Marseille, « ville mémoire » des migrations mourides, les taalibé ont transporté et réimaginé leur religion, et ils sont devenus les entrepreneurs de leur religion dans la migration. Les symboles, les mythes, les rites, les miracles, la baraka, sur lesquels reposent les comportements religieux en migration nous donnent d’abord à voir une religion vécue. Toutes ces formes d’institutionnalisation nous montrent un ancrage, mais un ancrage qui se nourrit de Touba et du corpus historique mouride. Il s’en nourrit, oui, mais il le transforme également dans la migration. Ces formes de recompositions et ces dispositifs religieux mouvants sont à envisager comme un ensemble de pratiques et de rites en perpétuelle renégociation pour une reconnaissance « d’un dispositif religieux migrant » dans la confrérie, entre Marseille et Touba.

Cet entre-deux culturel et cultuel que j’ai souligné est un entre-deux fécond, créateur, car il exprime bien cette continuité dans la rupture. Pourquoi parler de la constitution d’un entre-deux en observant les constructions religieuses des taalibé mourides marseillais? L’évidence des liens et des ruptures nous révèle que rien n’est ordonné mais que tout est en construction, « en train de se faire ». Les apports dans ces constructions proviennent d’espaces multiples entre Marseille et Touba, non pas spécifiquement de l’un ou de l’autre, mais des chemins que ces taalibé ont parcourus et des personnes qu’ils ont croisées (leaders musulmans, entrepreneurs économiques, acteurs politiques, responsables d’associations, sociologues, etc.). C’est ce « savoir être transversal » comme le nomme Tarrius (1989) qui provoque l’entre-deux. Ainsi une « anthropologie religieuse du mouvement » s’avère incontournable. Le religieux s’invente dans les aller-retours des migrants, se poursuit dans les visites des cheikhs, se recompose dans une multitude de petits territoires mourides délocalisés et retourne à Touba en introduisant de nouvelles problématiques. Petit à petit, le terrain prend forme et « l’entre-deux » du religieux devient un territoire construit et entretenu par et entre la confrérie et ses migrants, et réciproquement. Ce dialogue entre le centre de Touba et le contexte de migration à Marseille existe concrètement et prend forme dans la ville. Ainsi la mobilité de ces hommes et femmes entre Marseille et le Sénégal est à l’origine d’une entreprise religieuse intéressante qui nous montre que l’activité religieuse n’est pas simplement là pour servir les activités économiques des migrants sénégalais. Cette dispersion spatiale des taalibé enrichit et participe également de l’entreprise religieuse. En migration, on observe de véritables constructions religieuses, qui ne sont pas seulement des produits de l’intégration en France, mais des produits de l’ancrage et de la mobilité, du mouvement. Leurs constructions religieuses ne sont pas basées sur de la rupture, sur de la « mort culturelle », mais sur l’édification d’une mémoire collective entre plusieurs espaces. Cette mondialisation de la confrérie mouride nous montre comment une culture religieuse se diffuse et par là même se transforme sans cesse, en lien perpétuel avec le centre de l’autorité religieuse : la ville sainte de Touba au Sénégal.

Comme le précise Appadurai (2001), le phénomène culturel de la globalisation n’est en rien synonyme d’homogénéité et d’effacement des particularismes. Selon lui, cet entre-deux du migrant est bien le territoire des possibles et des libertés, ou encore celui de l’imagination et du fantasme autorisé et socialement créateur[26].