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Dans l’ouvrage qu’il consacre à l’expérience « extraordinaire » des explorateurs de l’Afrique, Out of Our Minds, Johannes Fabian soutient que le passage de frontières entre les mondes n’est possible et pensable que sur la base d’une suspension des cadres ordinaires de l’expérience qui bouleverse tous les plans et les schémas (Fabian 2000 : 8). Il n’y a pas de rencontre et de découverte de l’autre, même sur le plan anthropologique, sans une sorte d’expérience « extatique » qui vous fait « perdre la tête », « being outside ». On peut facilement transposer cette thèse à l’histoire mouvementée des prophétismes africains et à la médiation décisive de l’expérience visionnaire dans le télescopage des mondes, dans le passage de frontières, matérielles et spirituelles, et dans les conversions de vie. L’irruption brutale de la vision marque sans doute un arrêt, provoque parfois la chute et vous laisse un temps comme « mort » (à l’image de Paul sur le chemin de Damas), mais la vision met aussi en mouvement, littéralement en marche, ceux qui sont visités par l’Esprit. Elle est le préalable de tous les parcours itinérants qui conduisent les prophètes à accomplir leur mission divine de village en village, franchissant allègrement toutes les barrières, ignorant et provoquant tous les interdits. Les récits de conversion aux religions missionnaires sont également tous associés à des visions ou des rêves ménageant quelque rencontre avec les ancêtres ou les divinités tutélaires, assurant la continuité de quelque filiation au coeur du changement de vie. L’expérience extatique qu’offrent les cultures visionnaires se révèle être le creuset de la capture des héros chrétiens et de la rencontre entre les mondes, le lieu transcendant des synthèses incompatibles, comme l’illustre sur le terrain indien le rôle du shamanisme dans l’appropriation du christianisme. La redécouverte de l’importance de la dimension prophétique de l’expérience religieuse est une des clefs de l’« effervescence » du religieux observable aujourd’hui, en Afrique comme ailleurs. Le succès récent de la mouvance charismatique, évangélique et pentecôtiste contribue à « évangéliser » les voies de l’imagination et à lier fortement la conversion de tout un chacun et ses promesses de guérison à la nécessité « d’avoir une vision ».

Cet article voudrait illustrer à travers quelques parcours et figures biographiques d’hommes de Dieu inscrits dans la mouvance d’une religion prophétique africaine la manière dont les visions et les songes encouragent et accompagnent les parcours migratoires des individus et par là même le mouvement de transnationalisation des religions africaines. L’idée est que la migration des individus fonctionne à l’imaginaire autant qu’au réel des opportunités et contraintes du marché du travail, ne serait-ce que parce que l’offre de biens imaginaires (visions, guérisons, etc.) fait partie des enjeux du voyage et des échanges. Par le biais des trajectoires d’immigration, des obligations religieuses (pèlerinages et autres), des missions ou des fonctions exercées par certains, ou encore des visites de dignitaires étrangers, les membres des églises « africaines » vivent de plus en plus au rythme de réseaux d’échanges nationaux et internationaux. Un témoignage de conversion au christianisme céleste — une église d’origine béninoise — recueilli à Brazzaville vous parle autant du contexte local de l’implantation de l’Église dans le quartier de Poto-Poto que des débuts de l’Église en Côte-d’Ivoire, des tribulations de son arrivée dans la banlieue parisienne en Seine-Saint-Denis ou des souvenirs liés à la fréquentation du prophète fondateur dans son quartier de Ketu à Lagos au Nigeria. L’installation de l’Église du Christianisme Céleste (ECC) à Brazzaville, c’est entre autres le croisement de deux histoires de vie transnationales : celle d’une commerçante béninoise installée de longue date sur place mais dont la mère a été guérie par un visionnaire de l’ECC à Cotonou, et celle d’un haut fonctionnaire congolais, catholique, venu à Paris pour une opération grave et qui a trouvé lui aussi la cause de sa maladie à la suite du diagnostic d’un visionnaire d’une paroisse céleste de la banlieue parisienne. On n’en finirait pas de citer ces itinéraires de conversion et de guérison qui ne cessent de franchir les frontières, comme celui d’Albert, un jeune métis gabonais de Libreville, qui lors d’un voyage « visionnaire » à Abidjan où il cherchait désespérément son père, un Blanc, le retrouve grâce à un visionnaire d’une paroisse de Marcory. L’histoire individuelle de chacun s’inscrit dans l’histoire globale d’une communauté qu’elle reproduit et transcende dans le même mouvement.

Pour suivre ces passeurs de frontières que sont les « hommes de Dieu », convertis ou consacrés, prophètes ou pasteurs, vivre au rythme de ces individualités migrantes et quelque peu cosmopolites, l’anthropologue est amené à pratiquer lui-même une ethnographie voyageuse, errante, faite d’une multiplicité de situations et de rencontres personnelles. Aux longs séjours fondés sur la corésidence en un lieu donné et sur le réexamen d’une communauté familière régulièrement revisitée, fait place l’impératif ethnographique d’avoir à suivre ces « fous voyageurs » dans leur déplacement et à jouer le jeu des événements miraculeux qu’ils rencontrent sur leur route. Comme le souligne Fabian (2000) dans son parallèle avec la vie des explorateurs, l’ethnographe doit aussi accepter de perdre ses repères, stepping outside, pour retrouver la force et la présence de l’imaginaire dans les itinéraires de vie singulière.

Entre Ciel et Terre, la vision du prophète

L’implantation de l’Église du Christianisme Céleste (ECC) en Afrique n’obéit pas vraiment, au moins initialement, à ce qu’on peut appeler une « stratégie missionnaire » mais plutôt à un mélange de contraintes migratoires et de rêves visionnaires. Les migrants économiques mais aussi les réfugiés politiques ou les victimes de persécutions religieuses ont fourni sans nul doute le principal relais de l’expansion transnationale de l’Église et ils en restent les agents principaux. Le foyer de la révélation originelle se situe à proximité immédiate de la frontière entre l’ex-Dahomey, actuel Bénin, pays francophone, et le Nigeria anglophone. Si l’Église est officiellement fondée au Dahomey en 1947, le prophète se rend dès 1951 au Nigeria, pour échapper, dit-on, aux persécutions religieuses des catholiques, avec l’aide des pêcheurs toffins des villages lacustres, qui ont introduit l’Église dans ce pays dès 1950. C’est par l’immigration d’un « frère » de promotion et d’un compagnon de vision d’Oschoffa, que la première communauté céleste s’implante en Côte-d’Ivoire dans les années 1950. Cette transgression des frontières imposées par le colonisateur, sur fond de migration, d’exil et de persécution, a contribué à forger l’identité de cette Église et facilité son expansion dans les autres pays d’Afrique. C’est encore par l’intermédiaire des migrants béninois fuyant le régime de Kérékou, ou attirés par les profits de l’or noir, que l’Église prend pied dans les années 1970 au Gabon et dans toute l’Afrique équatoriale. Quant à son implantation en Europe ou aux États-Unis, elle la doit principalement aux migrants célestes, souvent étudiants ou cadres, d’origine ivoirienne ou nigériane. Le Diocèse de France et des Dom-Tom[1], en grande partie fondé par des célestes ivoiriens, est dirigé depuis 1986 par Emmanuel Oschoffa, un des fils du prophète, et fréquenté entre autres par de nombreux Antillais.

Par sa naissance même, le prophète Oschoffa transcende d’emblée les frontières artificielles de la colonisation puisqu’il naît en 1909 « dahoméen » d’une famille yoruba originaire du Nigeria (son père aurait échappé miraculeusement aux marchands d’esclaves pour cause de maladie). C’est auprès de la tombe de sa mère, dans son village d’origine d’Imeko en pays yoruba où il a fait construire une « Cité Céleste », que son corps repose depuis 1985. Sa naissance est aussi un défi au destin puisqu’elle est placée sous le signe de la promesse et de la Grâce : Samuel est le seul garçon inespéré d’un père qui, après avoir perdu de nombreuses filles de ses six femmes (une seule a survécu), avait fait le voeu de consacrer ce fils à Dieu. Le père, seul membre d’une famille à dominante musulmane qui pratiquait la religion protestante et méthodiste, confiera en effet très tôt son fils à un catéchiste puis à un pasteur méthodiste. Le surnom yoruba de bilewu, adjoint au prénom biblique de Samuel (don de Dieu), évoque l’incertitude d’une naissance qui le voue à exister à la frontière entre les mondes, entre la vie et la mort, entre le Ciel et la Terre, à l’image de cette situation d’errance entre les eaux et la forêt et de retraite hors du monde qui le conduit un jour à sa vision[2].

Comme il l’a raconté lui-même très officiellement le mercredi 18 janvier 1969 à Makoko (siège de l’Église et du Diocèse du Nigeria), c’est alors qu’il voyageait depuis plusieurs jours en forêt sur une barque à la recherche de bois d’ébène dont il faisait le commerce qu’il vécut l’événement suivant :

Un jour de mai 1947, j’étais en forêt après avoir traversé le fleuve Ouémé. Mon piroguier fut pris de violentes coliques. Nous n’avions aucun secours. Confiant en l’Éternel, je pris ma Bible, priai et imposai ma main sur le ventre du malade. Quelques minutes après, il se sentit soulagé. Pris de peur, il me confessa qu’il avait, pour son déjeuner, puisé délibérément dans la friture que j’avais emportée dans mes tournées. Il ajouta que j’étais certainement un homme bizarre puisque la sanction de cet acte odieux ne s’était pas fait attendre. Puis il se sauva me laissant seul entre l’eau et la forêt. Je ne savais ni nager, ni conduire une pirogue. Bon gré, mal gré, j’étais inexorablement condamné à demeurer sur place jusqu’au secours éventuel. Néanmoins je n’avais pas peur, la nuit, j’allumais du feu pour me réchauffer et je priais ardemment. Le troisième jour de cette situation désespérée, précisément le 20 mai 1947, il y eut une éclipse de soleil. Depuis ma naissance, pareil événement ne s’était jamais produit au Dahomey. J’étais seul dans la forêt, je pris peur et me jetai à genoux, et fermai les yeux pour prier. Au cours de ma prière, j’entendis distinctement une voix qui me disait : « Luli, Luli » et l’explication suivait : « Grâce, Grâce ». Quand j’ouvris les yeux, je vis devant moi, à ma grande stupéfaction, un singe blanc ailé assis sur son séant. Il avait deux dents à la mâchoire supérieure et deux autres à la mâchoire inférieure. C’est lui apparemment qui avait prononcé les mots Luli et Grâce. À ma droite et prêt à me mordre, je vis un petit serpent marron. Il avait le cou très gonflé surmonté d’une petite tête. On aurait dit un serpent à sonnettes. Sans peur d’être mordu, je le saisis par le collet, le caressai et le relâchai tranquillement. Puis un peu à l’écart, je vis un oiseau très joli. Il avait les ailes pointues et les plumes colorées. Ses pattes et son bec sont d’un jaune nacré. Il faisait la roue et ressemblait beaucoup à un paon. Un instant après, ces animaux disparurent sous mes yeux. Néanmoins, mon odyssée devait durer trois mois. Je n’avais plus rien à me mettre sous la dent. Je ne vivais désormais que d’eau et du miel que je récoltais en brûlant les ruches d’abeilles. J’étais transformé et vivais dorénavant sans peur dans la prière et la lecture de ma Bible. 
Mais un jour fatidique, le cours d’eau se mit en crue et faillit emporter ma frêle embarcation. Je résolus de me jeter dans la pirogue, confiant en l’Éternel. De roulis en roulis, se cognant aux monticules de ronces et de branchages qui émergeaient de l’eau, ma pirogue échoua le second jour à proximité du village appelé Agongue, dans la sous-préfecture d’Adjohoun.[3]

Cette expérience de retrait du monde figure dans tous les récits de prophètes fondateurs (Adogame 1999 : 24) ; ici, la vision a lieu les yeux fermés selon une habitude de prière acquise dans le milieu protestant et renforcée ici par l’événement symbolique de l’éclipse solaire. Autre trait paradoxal, c’est une vision qu’on écoute, une voix qui se fait entendre : « Luli, Grâce », et par la suite toutes les réponses apportées à ceux qui interrogent Oschoffa ou toutes les actions à accomplir sont dictées par la voix qu’il entend. Les trois êtres qui sont au centre de la rencontre visionnaire ont un caractère hybride très marqué : un singe blanc ailé qui ressemble à une chauve souris, un serpent court au cou gonflé qui a l’allure d’un serpent à sonnettes et qui se laisse caresser, un bel oiseau à grande queue qui ressemble à un paon. Ces êtres ne sont pas tout à fait ce qu’ils sont et n’ont pas un comportement ordinaire. Si les exégèses symbolistes de ces trois apparitions ne manquent pas, aucun commentaire officiel n’a jamais été fourni dans l’Église sur l’énigme de ces trois êtres hybrides qui interviennent comme signes et médiateurs de l’annonce de la mission prophétique. Dans cette version, la scène de la guérison par imposition des mains du pagayeur voleur qui consacre Oschoffa comme « un homme bizarre », faisant des miracles malgré lui, précède la vision, alors que dans d’autres cette scène intervient plutôt après. Elle est suivie dès son retour au village d’une cascade d’autres guérisons tout aussi miraculeuses : celle d’un jeune homme méthodiste Kudilho à Agongue (« je le touchai et Jésus le fit se lever ») et surtout celle du fils agonisant de la soeur d’Oschoffa (Emmanuel Guton) qui deviendra le premier « visionnaire » de l’Église. L’épisode du retrait, du jeûne et de l’errance en forêt se retrouve aussi dans les récits de vocation des grands féticheurs vodu (Surgy 2001), mais le premier geste d’Oschoffa en arrivant au chevet du fils agonisant de sa soeur est de « chasser les féticheurs » de la maison. Seule la puissance de Jésus agissant par l’imposition des mains est à la source des guérisons. La mission confiée par Dieu quelque temps plus tard sera justement de fonder une Église sainte qui n’adore que Dieu et mette fin à la puissance des fétiches.

Au-delà de l’événement inaugural qui change fortement la vie du prophète, la révélation est un processus continu qui se poursuit dans un climat incontrôlé d’effervescence visionnaire à plusieurs voix puisque d’autres « visionnaires », particulièrement des femmes (et notamment une « amie » d’Oschoffa, Marie Zevounou, en septembre et octobre 1947), tombent en extase et ont des révélations capitales (sur le nom de l’Église, la Mission, la Croix de bois, etc.) qui ne cessent de compléter les signes et les messages initiaux. Les « visionnaires » sont d’emblée présents aux côtés du prophète (un de chaque côté) qui raconte ses visions, avant même qu’ils soient institués si l’on peut dire, car de fait ce sont les chérubins et séraphins, une autre Église Aladura qu’Oschoffa a fréquentée, et qu’il croise d’ailleurs dans son périple, qui ont institué ce ministère de la vision (Mary 1999). Mais la dimension inaugurale et fondamentalement biblique du message prophétique refoule tous les emprunts et héritages locaux qui pourraient être évoqués.

La conversion d’un génie sorcier

Si l’Église se répand dès 1950 au Nigeria par le biais des pêcheurs toffins, au même moment des migrants célestes dahoméens créent un groupe de prière au quartier Chicago de Treichville à Abidjan. Le pionnier de cette implantation (surnommé l’Ancien ou Papa Côte-d’Ivoire) est un certain Yansunu Nathaniel, comptable à la RAN, la compagnie des chemins de fer, et fils du pasteur méthodiste à qui Oschoffa fut confié dès l’âge de sept ans. En 1952, Oschoffa rend visite en Côte-d’Ivoire à son ami Yansunu et inaugurera une petite paroisse en dur fréquentée par les Dahoméens. Les visions de la femme du premier évangéliste Yansunu font des miracles en terre ivoirienne, comme cette femme stérile qui devient mère de jumeaux. Un des premiers baptêmes d’« étrangers » sera en 1953 celui de Philibert Sylvanielo, un Français d’origine martiniquaise, collègue de Yansunu à la RAN, qui connaissait aussi bien que ses amis dahoméens la force maléfique du vodu. Les événements de 1958 qui débouchent sur les bastonnades et l’exclusion des Dahoméens mettront fin à cette première communauté céleste, tous les Béninois fuyant la Côte-d’Ivoire. Il faudra attendre les années 1968 pour que les migrants de retour s’engagent dans la création de paroisses (Bon Berger, Saint-Michel).

En 1972 la paroisse Saint-Raphaël d’Abidjan est la première à adopter le français dans la liturgie, à la place du gun ou du yoruba pratiqué par les immigrés béninois. La mort de Yansunu en 1975 et la venue d’Oschoffa à Abidjan accompagnant le rapatriement du corps de son ami à Cotonou, marquent une autre étape de la conversion et du baptême des Ivoiriens, comme celle de B. J. Ediémou et de L. A. Zagadou, tous deux futurs chefs de diocèse et frères ennemis. Nommé à la tête de l’Église par le prophète Oschoffa, Ediémou est le champion de l’ivoirisation de l’Église. Le scénario de la conversion et de la vocation religieuse d’Ediémou est d’ailleurs très fidèle à celui que l’on trouve dans les récits des prophètes ivoiriens harristes. Il est né sous le signe de l’eau et sa naissance s’inscrit dans une dette vitale vis-à-vis d’une société de génies sorciers qui lui donne sa force[4] :

Tout africain est né sous un signe. Et moi je suis né sous le signe de l’eau. Ma maman a cru que c’était un génie qui m’a fait naître, car elle n’avait que des filles et voulait un garçon. Le féticheur a dit que c’est le génie de l’eau qui a voulu que je vienne. On a donc adoré l’eau pendant un moment. Et moi, je me suis vraiment donné corps et âme au génie. Le génie existe. Dieu a ses ministres qui sont les anges, ceux qui sont corporels sont les prêtres et autres. Le démon existe, ses ministres sont les génies. J’étais avec les génies.

Après des études primaires à la mission catholique Saint-Jean de Grand Bassam et des études secondaires au lycée classique d’Abidjan, il entre aux Postes en tant qu’agent contrôleur chargé des marchés des télécommunications. Le ministre Séri Gnoléba lui demande en 1975 de travailler à ses côtés comme « attaché de cabinet ». C’est dans ce moment d’ascension sociale où il est admis dans la société des « Grands », où il dispose de tous les signes de la richesse (les chèques en blanc) — et même de la réputation de grand gardien de but d’une équipe nationale de football — tout en restant l’humble serviteur de l’Église catholique (où il est interprète dans sa langue vernaculaire lors de la messe dominicale), qu’il est brusquement confronté à une dette inassumable, le sacrifice de sa soeur. Comme tous les Grands, il recourait en effet à la sorcellerie pour se protéger, mais pour échapper à la dette sacrificielle, il lui manquait la puissance de Dieu.

Le sorcier boit beaucoup de sang et le sorcier ne boit pas le sang du mouton. En fin d’année, les sorciers boivent le sang des hommes. Je devais livrer ma petite soeur en sorcellerie et j’ai refusé. J’ai donné une autre personne que les sorciers ont rejetée. Le délai qu’on m’avait donné c’était le 31 décembre 1975. C’est une date qui est gravée dans ma mémoire, car c’est ce jour là que devait mourir ma soeur. Et c’est celle que j’aimais beaucoup. C’est elle que j’ai pu scolariser et je ne voulais pas que les sorciers la mangent. C’est quand nous nous battions cette nuit là entre sorciers que j’ai découvert l’Église du Christianisme Céleste. Une Maman visionnaire de la paroisse Prodomo m’a fait la vision. Elle m’a rassuré en m’affirmant que je suis effectivement dans l’Église qui peut me délivrer et que Christ pouvait délivrer ma soeur. J’ai cru, mais on m’a dit que le prophète Oschoffa était à Porto-Novo [au Siège] et non au Saint-Siège [à Rome] comme le laissaient entendre les Béninois. Je suis allé au Bénin et j’ai vu le prophète. Je l’ai attaqué deux fois avec mes pouvoirs mystiques et il m’a repoussé. J’ai attaqué une troisième fois et je me suis écroulé. Quand j’ai retrouvé mes esprits, il avait son pied sur ma tête. Moi, Ediémou, j’étais sous le pied de quelqu’un. Je n’en revenais pas. De retour à Abidjan, j’ai intégré définitivement l’Église du Christianisme Céleste.

La conversion se présente comme la conclusion d’un duel entre le prophète et le sorcier, comme dans tous les récits prophétiques ivoiriens : une véritable épreuve de force entre les « pouvoirs mystiques » de son double et la puissance de Dieu qui est dans les mains du prophète. Vaincu par ce dernier, à l’image du dragon terrassé par Saint-Michel, il est enfin délivré de l’emprise des génies sorciers. Mais le cercle du prophète et du sorcier s’est inversé, car le prophète qui l’a sauvé lui a demandé à son tour un autre « sacrifice », en échange d’une promotion accélérée et du partage des secrets de l’Église : la consécration de sa vie à Dieu et le renoncement à son travail dans le monde.

En 1977, le prophète m’a demandé de quitter mon travail. La Côte-d’Ivoire connaissait le boom économique à cette époque. J’étais au ministère du Commerce. J’étais attaché de cabinet. J’avais une voiture, des bons d’essence… tout gratuitement. Mon ministre me faisait confiance. Il me confiait des chèques signés en blanc sans montant. Je mettais le montant ensuite. C’est donc dans ce contexte que le prophète m’a demandé de venir à l’Église. Le prophète Oschoffa ayant vu que si on ne me prenait pas au sérieux le diable pouvait s’en mêler, parce que la force que j’avais n’était pas à négliger, il a voulu vite me récupérer et accélérer ma formation. J’ai connu l’Église en 1975 et je suis devenu évangéliste en 1977 (alors qu’il faut habituellement au moins 15 ans pour arriver normalement à ce grade dans l’Église). J’ai quitté le diable et je suis venu à Jésus-Christ qui est la vérité. Si un prophète demande à quelqu’un de quitter son travail pour se consacrer à l’Église, la logique veut que le prophète parle un peu de son Église à cette personne. Et la réalité l’oblige à me confier quelque chose à l’Église. Je ne peux pas quitter ce boom sans qu’il y ait une puissance qui m’ait attiré, qui m’ait convaincu, qui m’ait persuadé. C’est ce qui explique le fait que la seule personne qui est restée dans les secrets du prophète jusqu’à sa mort, c’est Ediémou.

Ce pacte prophétique (qui prend des allures de pacte secret avec un diable reconverti) et cette promotion exceptionnelle au sein de l’Église qui court-circuite les étapes ordinaires de la consécration ne pouvaient que susciter la jalousie des autres, des Béninois mais surtout des Ivoiriens qui attendaient patiemment leur heure. Le destin d’Ediémou, le changement de vie spectaculaire de celui qu’on appelait « Ediémou l’argent », s’inscrivent donc dans la vision du prophète, même s’il est resté aux yeux des autres le « diable » qu’il était, lui-même cultivant à merveille le rappel de son passé de grand sorcier et la menace du réveil de la colère de son double diabolique qui ne tardera pas d’ailleurs à se réveiller et à provoquer cette fois son excommunication[5].

Un « magicien » céleste à Paris

La fin des années 1970 constitue une autre étape de l’histoire de l’Église en Côte-d’Ivoire. C’est l’époque où toute une génération de jeunes « lettrés », des étudiants qui commencent à fréquenter l’université d’Abidjan, vont rencontrer l’ECC sur leur chemin et modifier profondément l’image et les pratiques de l’Église, entre autres parce que leur génération, à la différence de celle des « Papa » qui en interdisaient l’accès, se met à investir la Bible. C’est aussi en grande partie par le biais de ces étudiants, cadres ou ingénieurs, que vont s’opérer les premières implantations de l’Église en Europe (les diocèses anglophones comme le Nigeria ayant pris dix ans d’avance puisque la première paroisse de Londres s’ouvre en 1964).

En 1977, promu évangéliste, Ediémou est envoyé pour une première mission en France par le prophète, en Seine-Saint-Denis, pour visiter la diaspora des célestes de la région parisienne. La même année il baptise, dans le lieu consacré d’Abidjan, au lac de petit Bassam, un jeune étudiant en sciences économiques, Daniel, originaire de Gagnoa, né dans une famille dida. Son histoire est représentative de cette génération et de la mondialisation de l’Église. Daniel fait ses études primaires sur place et ses études secondaires au lycée de Gagnoa, la ville des Bété. Le père est secrétaire des Postes et chef coutumier, et la famille profondément catholique. Durant toutes ses études, le Seigneur n’a jamais cessé de faire pression sur lui, et ses parents voyaient qu’il était attiré par la parole de Dieu et le travail spirituel au sein de l’Église. En 1972, à Gagnoa, une église du christianisme céleste s’implante près du lycée en face de l’église catholique. Le chargé de l’Église de Gagnoa était un jeune étudiant d’Abidjan qui avait lui-même abandonné ses études pour se consacrer au service de l’oeuvre de Dieu. En 1977, Daniel passe son bac à Abidjan, se fait baptiser à Vridi Plage par Ediémou, et entre à l’université en Faculté de sciences économiques. Il continue à faire le travail spirituel et participe à la fondation de la paroisse Saint-Pierre, mère des 15 paroisses de la commune urbaine de Yopougon, et plus tard d’autres paroisses notamment lors de ses missions en milieu rural[6].

Pendant mes études, j’avais constamment des visions. J’étais par exemple en cours de comptabilité et brusquement en plein amphi, le ciel s’ouvrait. Je voyais un grand temple. Et en ouvrant le tiroir, je me retrouve devant un grand autel en train de prier. Le Seigneur descend habillé de blanc, bleu, jaune, vert [les couleurs autorisées dans l’ECC ; le rouge et le noir sont interdits]. Il enlève tout, il me montre son coeur. Il me dit : « travaille avec moi, car partout où tu iras, sous terre, au ciel, sur la mer, à l’école, tu ne verras que ma face ». J’étais content parce que le Seigneur était avec moi. Et lorsque je suis revenu à moi-même, après trois heures de temps, il n’y avait plus personne dans l’amphi, j’étais seul et je n’avais pas vu le temps passer. Je me suis dit que je devenais fou.

Grâce à l’aide du Seigneur, il obtient l’ouverture d’un sanctuaire de prière dans une chambre de la cité universitaire au même titre que les musulmans qui avaient obtenu une mosquée pour prier. Déambulant pieds nus avec sa soutane blanche (comme tous les célestes consacrés), il ne cesse d’intriguer les autres étudiants surtout lorsqu’il entreprend de purifier les couloirs les lendemains de beuverie avec de la fumée d’encens. Beaucoup l’accusent de faire de la magie, mais il réussit à en convertir certains, notamment des rosicruciens et des francs-maçons.

Un jour, un camarade de philosophie qui vivait avec une fille, est venu me chercher, il m’appelait le « magicien ». Son amie se tordait avec un mal de ventre, elle avait une crise de paludisme, et criait de douleur. Je n’étais pas là. Ma petite soeur a seulement répondu que j’avais l’habitude de prendre seulement une bougie et d’appeler : Jehovah! Jehovah! Jehovah! Jésus-Christ Saint-Michel, Dieu de vie, Dieu de délivrance ». Dès qu’il a fait cela, la fille s’est endormie et elle n’a plus eu mal. L’ami a dit à ma petite soeur : « Toi aussi tu fais la magie? ». Elle a répondu qu’elle faisait seulement la prière. La nuit suivante alors que je dormais, on frappe à ma porte : « Alleluia! Alleluia! le magicien! ». C’était à nouveau cet ami qui s’affolait, car la femme en question était en fait en grossesse de sept mois et s’apprêtait à perdre l’enfant, la poche s’étant ouverte. J’ai prié, et l’Esprit me dit: « Va à Cocody, dans l’immeuble des Français, tu trouveras un visionnaire et fais la prière avec lui ». Je l’ai fait et le visionnaire me dit une fois au pied de la malade : « Va chercher les feuilles de rameaux qui sont dans ta chambre ». Je n’avais pas de feuilles de ce genre dans ma chambre mais pourtant je les ai trouvées. Il m’a dit de placer une feuille de rameau à chaque coin de la chambre, et de placer ma main sur le ventre de la femme. Pendant ce temps, j’ai vu apparaître une femme tout en blanc qui chantait le cantique suivant : « C’est fête au pays des anges, c’est fête chez nous aussi, c’est fête sur la terre, nous sommes réunis, la joie est dans nos coeurs, chantons vers toi Marie ». Et puis elle m’a dit de suivre tout ce que me dira le visionnaire. J’ai tendu la main : « Seigneur Jésus, Tu es la vie, sans Toi, il n’y a pas de vie, et après Toi il n’y a pas de Dieu, c’est pourquoi Tu es l’Éternel. Accomplis ce que tu as accompli! ». Et j’ai vu l’enfant remonter dans le ventre de sa mère et la poche se refermer. L’étudiant a fui la cité parce qu’il avait peur.

Convaincu de sa vocation par le témoignage de ce charisme de guérison, Daniel décide d’accepter le plan que Dieu a pour lui depuis longtemps. Dès 1972, alors qu’il était encore à Gagnoa, le Seigneur lui avait dit en songe : « Tu auras un billet d’avion, tu ne sauras pas qui te le donnera mais il faudra accepter ». Le billet d’avion miraculeux est un lieu commun des récits de voyage des migrants célestes. Un visionnaire est venu le voir pendant qu’il priait en lui disant d’aller regarder dans sa boîte aux lettres au campus universitaire. Une lettre le priait de se rendre à l’adresse d’une banque où se trouvait l’argent du billet d’avion et un passeport, tout cela était prêt. En 1984, sept ans après la première mission d’Ediémou en France, Daniel part donc pour Paris où un premier groupe de célestes francophones se retrouvent pour prier Quai de la Gare, dans un vieux bâtiment de la SNCF qu’ils partagent avec un groupe théâtral. La cohabitation n’est pas facile : l’autel servait à la troupe, les chandeliers étaient utilisés comme cendriers. Le groupe rassemblait des Ivoiriens, des Togolais, mais aussi des Antillais. C’est une dame guadeloupéenne, une infirmière qui avait connu l’Église au Togo, et épousé un étudiant togolais, qui deviendra la « Maman de l’Église de France » en servant d’intermédiaire pour trouver un vrai lieu de prière. La reconnaissance de l’Église au Journal Officiel (en avril 1987) comportera l’adresse de la première paroisse de France à Corbeilles-Essonne. Après trois ans, le groupe quitte cet endroit trop éloigné de Paris, et s’installe, toujours à la suite des révélations d’un visionnaire, à Champigny, pour fonder la paroisse Saint-Michel. Cette paroisse est devenue la plus grande paroisse de France, où le Pasteur Bada, le successeur nigérian du prophète fondateur, engagé dans une politique internationale de voyage et de visite des diasporas célestes en Europe et aux États-Unis, sera reçu pour la première fois en 1987. Des chrétiens célestes d’origine béninoise ou nigériane, souvent plus gradés dans l’Église mais vivant jusqu’alors en France sans lieu de prière, rejoignent cette paroisse mère. Daniel délaisse les études qui justifiaient son voyage et son visa pour se consacrer entièrement à l’Église. Le Seigneur avec lequel il est en communication permanente lui impose une « retraite » dans ce lieu pendant sept mois (le chiffre sacré de l’Église), pour veiller sur l’autel et accomplir des prières toutes les trois heures « pour que la lumière vienne et que la force de Dieu se manifeste ». La mise au « couvent » d’origine vodu, généralement associée au traitement des maladies, est une pratique courante dans l’Église Céleste.

Missions célestes au Congo

Et puis un jour, le destin de Daniel croise celui d’un Congolais séjournant à Paris pour des raisons de santé et décide de son départ pour le Congo[7].

Un certain Monsieur Malela, médecin congolais travaillant à la SNE (Société Nationale de l’Électricité) de Brazzaville se rend à Paris en 1989 pour se faire soigner. Il prend pension chez un de ses frères dont le logement se trouve être juste derrière l’église du Christianisme Céleste de Champigny. Le dimanche matin, il demande à son frère où il peut prier, car il était catholique et même président du comité paroissial de la cathédrale de Brazzaville, mais les enfants le conduisent à l’église des célestes. Étonné par ces gens habillés de soutanes blanches, il pense qu’il s’agit d’une secte, comme les Témoins de Jéhovah ou autres. Comme il s’apprête à repartir, ses oreilles se mettent à bourdonner. Il entend une voix : « Viens, c’est ma Maison. Viens, c’est mon Église. Déchausse-toi »[8]. À l’écoute de l’Évangile, il est saisi par l’Esprit, comme « électrifié », pour reprendre ses termes. Après le culte, un visionnaire s’adresse à lui : « Tu cherches Dieu ». Et le visionnaire se met à lui parler de l’Église, de Dieu, et de Marie. Et soudain il voit une grande lumière, le ciel s’est ouvert et il est tombé. Il s’est mis à suffoquer et à entrer en transe. Une fois revenu à lui, il a déclaré : « J’ai vu Dieu en personne, Dieu que je cherchais, je l’ai vu aujourd’hui. Dans ma vie, je suis allé à Rome, à Jérusalem, dans tous les monastères et les lieux saints, Lourdes et autres, mais je n’avais jamais rencontré Dieu ». Il a demandé le baptême tout de suite. Le fils du prophète Oschoffa, Emmanuel, qui vit en France et qui était à l’époque évangéliste, l’a plongé dans la « piscine » et là encore il est entré dans tous ses états, comme fou ; il avait des visions. Le Seigneur lui a dit : « Tu veux te faire opérer à Paris, mais si tu le fais tu vas mourir. Va, rentre chez toi. Tu me cherches partout mais je suis dans ta maison avec toi. Inutile de passer par l’opération. Je vais te donner encore quelques années à vivre pour que tu accomplisses une mission. Je vais passer par toi ». Il est retourné au Congo et s’est mis à parler de ce qui lui est arrivé même auprès des autorités religieuses catholiques. Les gens autour de lui ont eu peur, ils ont prié, certains se sont confessés. Marchant pieds nus, en soutane blanche, on le prend pour un fou. Ses propres enfants s’étonnent. Il répond seulement : « Je veux que l’Église soit implantée ici ». Il s’est mis en prière et a demandé à Dieu quelqu’un pour venir au Congo.

En France, toute la paroisse des célestes s’est mise en prière pendant une semaine et tous les visionnaires, comme toujours lors des grandes décisions au sein de l’Église, se sont réunis. Ils ont eu la révélation que le Saint-Esprit avait choisi Daniel pour une mission au Congo. Celui-ci arrive ainsi au Congo Brazzaville le 2 juillet 1989. Si les premières paroisses célestes de Brazzaville ne datent que du début des années 1990, le christianisme céleste était en réalité déjà présent au Congo au sein des communautés béninoises de Pointe-Noire depuis 1982. À l’image de la situation initiale de l’Église en Côte-d’Ivoire, les logiques économiques de la migration des populations béninoises (pêche, commerce, bâtiment) en quête de travail, se combinent et s’entrelacent avec les logiques inhérentes aux liens de parenté, aux relations d’alliance et de solidarité locale entre originaires. Mais les révélations visionnaires associées au prosélytisme missionnaire et à la volonté de faire reconnaître l’Église officiellement auprès des autorités locales prennent parfois le dessus. Les commerçants et artisans « béninois » sont souvent accusés par les « nationaux » en attente de promotion ou par les missionnaires envoyés par le Siège central de cacher l’Église et de vouloir la garder pour eux afin de mieux faire le commerce de la vision et de la guérison des malades. La situation de clandestinité imposée jusqu’en 1990 par les politiques d’expulsion et de suspicion des régimes de parti unique (qui voyaient dans les « sectes » des lieux de complot) est aussi à prendre en compte.

L’histoire congolaise du christianisme céleste se joue en réalité entre trois ou quatre acteurs principaux : la « Maman », une dame patronnesse, commerçante béninoise, dont la famille est implantée depuis 1953 à Brazzaville et qui se convertit à l’Église lors d’un voyage au pays natal ; un maçon béninois, immigré et baptisé au Nigeria, entouré de ses deux femmes, véritable « ouvrier » de l’implantation de l’Église au Congo ; et notre intellectuel ivoirien, chargé de mission par le nouveau Pasteur Bada, débarquant au Congo. Pierre, l’ouvrier, est arrivé au Congo, à Pointe-Noire, le 14 avril 1981. Catholique originaire de Porto-Novo, il part comme maçon au Nigeria où il fait la connaissance de sa femme et du christianisme céleste. La rencontre avec l’Église fut en effet occasionnée par les difficultés de sa femme « à faire l’enfant » et le miracle inattendu. Lorsqu’il apporte sa bouteille d’eau et ses bougies pour la consultation, la femme visionnaire lui apprend que sa femme est déjà enceinte. Convaincu de la puissance de cette Église, il sera baptisé en 1974 au sein d’une paroisse nigériane par un évangéliste nigérian et restera dans cette paroisse jusqu’en 1980. C’est également au Nigeria que sa première femme Célestine, la visionnaire la plus gradée du diocèse du Congo (senior maman visionnaire avec six onctions), a été baptisée.

Un jour, une vieille maman visionnaire a une révélation qui lui dit que le Seigneur l’appelle à exercer une mission dans un autre pays : « Tu auras beaucoup de difficultés mais tu dois les supporter. Quelqu’un de ce pays va venir bientôt et te payer le billet pour le voyage. Avant de partir, tu dois dormir dans l’église avec trois bougies [séance d’exposition] comme une action de grâce afin de prier Dieu ». Trois mois après, exerçant toujours en attendant son métier de maçon, il rencontre près d’un grand marché de Lagos le fils de son oncle qui lui dit que ce dernier est revenu chez lui au Bénin. Pierre décide alors de se rendre au Bénin pour voir son oncle, mais une fois sur place, la maman lui dit que son oncle est parti à l’aéroport pour accueillir un ami congolais. Dès que le Congolais a appris que Pierre était maçon, il lui a tout de suite proposé de venir avec lui au Congo. Il se chargerait bien sûr des papiers et du billet. L’homme annoncé par la vision, c’était donc lui.

La biographie de ce missionnaire ouvrier et fondateur révèle les ressources méconnues de la polygamie (que l’Église n’encourage pas mais tolère) et l’art d’utiliser les femmes promues visionnaires, d’exploiter leurs révélations et de les répartir sur les paroisses. La « Maman » donatrice (plus que le Papa bienfaiteur) et, à défaut, le couple homme évangéliste et femme visionnaire forment le noyau de la cellule de base d’une paroisse.

Le conflit entre les deux prétendants, Pierre et Daniel, au statut de chef de diocèse, l’un installé en son pays à Pointe-Noire, l’autre invité à Brazzaville, a été largement temporisé par les efforts de conciliation de la dame patronnesse. Daniel finira par obtenir une parcelle offerte comme don à l’Église par le défunt Malela, deux mois avant sa mort (une des filles de ce grand bienfaiteur deviendra également la femme actuelle de Daniel), sur laquelle il implante la paroisse de Saint-Michel, rue Mayama. Les Béninois, après avoir loué une parcelle, rue Makoto Poto, construiront la paroisse Saint-Benoît grâce notamment au soutien financier de la dame patronnesse, Madame Félicité. Comme dans d’autres pays, notamment le Gabon voisin, l’histoire de l’implantation a été fortement marquée par les conflits de succession ouverts par la mort du prophète en 1985. Les luttes d’influence entre le clan d’Agbaossi, le régent béninois, et celui de Bada, le pasteur nigérian, ont déchiré les communautés locales, notamment lors des visites des prétendants à la succession (visite d’Agbaossi en 1991 à Brazzaville). L’évolution de la conjoncture des rapports entre nationaux et migrants (congolais et béninois) et la manière dont les outsiders ivoiriens, togolais, nigérians, ont pris position dans ces rapports, notamment en cherchant à contrer l’hégémonie de la communauté « béninoise » (en trouvant une écoute auprès des autorités congolaises) est une autre donne importante (Mary 2000).

Prophète de Dieu en quête de père

L’histoire de la migration béninoise, de sa répression et des expulsions a beaucoup marqué les débuts de l’Église du Christianisme Céleste au Gabon. Cette Église « martyre » y fait son apparition dans les années 1970 par l’intermédiaire d’une « Maman » d’origine béninoise qui a contribué à la fondation de la paroisse mère d’Acaé où une première église sera construite en 1977. Maman Cécile, une commerçante, confrontée à un problème personnel, serait allée consulter un « visionnaire » au Bénin et aurait proposé en retour à ce visionnaire de s’installer sur place au Gabon pour faire marché de ses dons. Le succès des consultations visionnaires conduit les célestes béninois à se déclarer publiquement, mais en 1978 intervient la première fermeture de l’Église et l’expulsion dramatique de tous les béninois à la suite d’une dispute diplomatique entre les présidents Kérékou et Bongo. Les quelques fidèles gabonais continuent à oeuvrer dans la clandestinité et l’attente du retour des Béninois. C’est seulement en 1983 que le premier visionnaire béninois est nommé évangéliste par le pasteur-prophète, et que l’Église du Gabon prend son essor. Mais en mai 1985 survient la deuxième fermeture à la suite de l’affaire Mandza : un officier, membre du christianisme céleste, accusé de complot contre Omar Bongo, président du Gabon. Du coup toutes les « sectes » sont interdites, par décret présidentiel. Il faut attendre 1987 pour que des cellules de prière se développent et qu’une association, l’Union des Jeunes Chrétiens Célestes, recrée une animation qui aboutira en juin 1990 à la publication d’un bulletin et à la réouverture le 10 septembre de l’église d’Acaé pour la célébration de l’anniversaire de la mort du pasteur-fondateur Oschoffa. Après cette « traversée du désert » de 7 ans, un premier « devancier » gabonais devient à son tour « évangéliste » et prend la direction du diocèse : un homme du sud, d’origine bapunu, scolarisé dans un collège catholique, inspecteur de l’administration. Il faut dire que la plupart des premiers célestes gabonais sont originaires comme on dit « du Sud » c’est-à-dire Bapunu, Eshira, Vili, etc., et sont généralement issus du catholicisme dont ils gardent souvent un bon souvenir (ce respect des célestes par rapport au catholicisme les différencie radicalement des convertis de la mouvance évangéliste et pentecôtiste).

Un des leaders de l’Union des Jeunes Célestes est un certain Albert, né en 1968 d’un père français, exploitant forestier, et d’une mère gabonaise institutrice de la région de l’Ogoué-Maritime. Son père est parti pour ses affaires en Côte-d’Ivoire alors qu’il était encore au collège, et il a été pris en charge par sa grand-mère et son oncle maternel. Ses parents étaient catholiques mais ils sentaient chez lui un appel si fort pour la religion qu’ils sont allés jusqu’à le priver, selon ses dires, de catéchisme et d’instruction religieuse. L’argument avancé était la crainte de le voir s’engager dans la vocation religieuse et renoncer ainsi à « avoir des enfants », la richesse par excellence. Mais le problème était ailleurs… Pendant sa scolarité, il manifeste une attirance tout aussi forte pour les études, mais au collège, en quatrième[9], il multiplie soudain les maladies et les paralysies en situation d’examen. Ses premiers contacts avec le christianisme céleste sont liés à la recherche de solution pour ses problèmes de maladie et d’échec scolaire ; dès les premières révélations visionnaires, il apparaît que la source de tous ses maux est dans la famille : « une famille où le sang a beaucoup coulé. Il fallait qu’on puisse sanctifier cela, car le sang agissait sur tout le monde ». Et celle qui pratique la sorcellerie et le fétichisme se révèle être sa propre mère prête à le « sacrifier » s’il ne trouve pas une puissance capable de le protéger.

Albert a depuis toujours des visions souvent prémonitoires qui l’étonnent lui-même, surtout lorsqu’elles se réalisent. Quand les femmes visionnaires lui « font la vision » dans l’Église, elles lui laissent entendre que ses propres visions témoignent de sa vocation de « prophète de Dieu », ce que confirme l’évangéliste. La fréquentation des célestes envenime par contre les rapports avec sa famille qui considère que cette Église est une « secte dangereuse » et assimile ses dons de vision à la sorcellerie, craignant qu’il ne « précipite la vie » et sacrifie les siens[10].

En vérité, c’était une famille catholique de nom, elle était liée aux ténèbres ; ils ont beaucoup pratiqué le fétichisme, leurs ancêtres se sont livrés à la sorcellerie. Il y a ce poids des « péchés héréditaires » qui agissent jusqu’à présent. Et quand la lumière entre dans la famille, cela dérange leurs habitudes. Dans le christianisme céleste, on lutte particulièrement contre la sorcellerie. Mais c’est eux qui me disaient que j’étais devenu sorcier, car ils savaient que j’étais visionnaire, je ne sais pas comment. Ils ajoutaient que cette chose ne pouvait être de chez nous et que c’était sans doute mon père, un Blanc, qui m’avait transmis cela.

Les difficultés continuant à s’accumuler notamment sur le plan financier, l’Église l’accueille en son sein, pour une mise « en couvent ». Et une nuit, une voix le prévient qu’une épreuve hors du commun l’attend :

J’ai plongé dans une vision où j’ai vu un serpent transparent comme un être spirituel qui tentait de m’avaler avec une rapidité étonnante. Je me débattais, je transpirais, je criais. Et je me suis réveillé en me demandant ce qui m’arrivait. Une fois rendormi, j’ai à nouveau vu ce serpent mais cette fois, sachant que souvent les sorciers se métamorphosent en serpent, je me suis mis à chanter et à prier avec force en implorant l’Esprit de délivrance et le Sang de Jésus. En fermant les yeux, j’ai vu une lumière qui sortait de ma bouche et perçait ce nuage de ténèbres. J’ai su alors que j’avais vécu une mise à l’épreuve et j’ai lu le Psaume 51 pour demander au Seigneur de me protéger. En me rendormant, j’ai plongé dans une autre vision où la Terre m’est apparue noire de ténèbres. Un groupe de personnes en suspension était en marche pour parcourir toute la Terre. C’étaient les prophètes et nos anciens. Je ne pouvais pas voir qui dirigeait le groupe mais j’étais à la gauche de cette personne. Il y avait aussi d’autres hommes sur la Terre qui connaissaient ces prophètes et leur parcours pour pouvoir leur tendre des pièges. À un moment, ces hommes se sont emparés d’un fusil et ont tiré plusieurs coups de feu en direction du chef des prophètes qui ont éclaté en pleine face. Ce dernier a porté la main à son visage comme s’il ressentait une grande douleur et il a dit : « J’ai vaincu la mort. La mort ne peut plus rien sur moi ». C’est alors seulement que j’ai reconnu le Christ. Quand ils ont tiré j’ai ressenti les balles en pleine poitrine et c’est comme si ma soutane m’avait protégé. J’ai quand même fait sept bonds en l’air comme transporté par une décharge électrique. Ma tête semblait prête à exploser, à se fendre, et je sursautais au moindre bruit. Je ne pouvais plus dormir, je devenais fou. De deux heures du matin à six heures je suis resté éveillé ainsi. En me levant pour aller au lycée, je sentais toujours une force qui me suivait et qui faisait pression pour me pousser dans les carrefours contre les voitures ou une voix qui dans le bus me répétait : « Jette-toi dehors ». C’était terrible.

Les visionnaires lui ont fait savoir que cette nuit-là il devait être sacrifié en sorcellerie par un des membres de sa famille et qu’il était urgent s’il voulait sauver sa vie, non seulement de rompre avec sa famille mais aussi de renoncer à ses études pour se consacrer au « travail de Dieu ». Albert se voit confier un ministère de la vision et il enregistre beaucoup de miracles, mais son zèle intempestif et son obsession d’épurer le culte de toute trace de fétichisme (un fétichisme lié selon lui à l’atavisme des frères « béninois », fils du vodu), conduisent à sa mise en accusation en tant que « diviseur de l’Église ». Après un ultime essai de reprise des études (en première[11]), il décide de prendre la nationalité française, puisque son père était français, et de s’engager dans l’armée. Mais en se rendant à l’Ambassade de France, il découvre que le nom de son père n’était pas porté sur l’acte de naissance : « pour éviter que les Français n’emmènent avec eux les enfants, on évitait toute déclaration du nom du père ». Il se découvre donc sans père et à la suite d’une vision qui lui indique le lieu où vit et travaille son père, il se met en quête de le retrouver en Côte-d’Ivoire. Reconnu par son père dans sa vocation de prophète au terme de ce voyage visionnaire en Côte-d’Ivoire, Albert est retourné au Gabon où il a continué à batailler pendant des années contre les forces fétichistes dans le cadre de son ministère de la vision.

La conversion d’Albert, comme celle d’Ediémou ou de Daniel, se confond avec la vocation religieuse et s’inscrit dans une dramaturgie de la lutte entre les forces du Bien (l’Église, les anges, les prophètes, la soutane, le monde de la Lumière) et les forces du Démon (les croix noires, le serpent avaleur, les fétiches, le monde des Ténèbres). Le travail de Dieu implique des « sacrifices » qui visent à inverser la dette sorcellaire : le renoncement aux études, mais d’abord la rupture avec les siens. La logique de l’appel fait référence à une force qui s’impose à vous, une voix qui vous commande : « Il y avait une voix qui me répétait : va à l’église ». Tout le problème est que la manifestation du démon n’est pas très différente : là aussi une voix, une force vous incite à vous jeter sous les voitures, à vous précipiter dans le vide. Dans cet imaginaire de la sorcellerie, on est toujours le sorcier d’un autre. Pour l’homme de Dieu, son mal, ses souffrances et ses épreuves, viennent de la sorcellerie que pratique la famille, la plus proche, ici la famille maternelle et notamment la mauvaise mère fétichiste, possédée par le démon. Mais en retour, pour la famille, c’est l’Église en question qui est un lieu de fétichisme et de sacrifice des autres, et le pouvoir de vision et de prophétie ne peut être qu’un héritage de la sorcellerie des Blancs. L’image idéalisée du père et du monde des Blancs n’échappe pas au soupçon généralisé et les promesses de retrouvailles avec le père se terminent par une condamnation du monde des affaires et de l’argent du Diable. L’entrée dans l’Église ne fait pas disparaître le problème et le monde du christianisme céleste a de fait ses féticheurs, ses sorciers, en l’occurrence pour Albert, les Béninois qui pervertissent le culte et s’en servent à des fins inavouables.

Conclusion : la performance de la vision

Après de multiples tentatives sans lendemain pour monter lui-même une affaire (à l’image de son père), Albert, le « diviseur d’Église », s’est converti à son destin d’évangéliste « consacré », et a décidé de monter son « entreprise », dans l’espace de sa concession, avec son groupe de visionnaires, en un mot de fonder une paroisse indépendante, ce qui a toujours été relativement facile chez les célestes. Pris dans la tourmente des guerres du Congo Brazzaville, accroché jusqu’à la dernière heure à sa « barque », Daniel a assisté impuissant à la dispersion de son diocèse congolais, et se retrouve en Côte-d’Ivoire, chef de diocèse sans diocèse, posture plutôt dangereuse dans un pays qui n’en manque pas puisque le conflit entre les deux frères ennemis, Zagadou et Ediémou, n’a cessé de rebondir. Insatisfait, depuis sa destitution comme chef de diocèse, de la position de repli que lui offrait le rattachement à une Église autonome d’Oschoffa, Ediémou s’est offert le luxe d’organiser récemment, fort de sa position de président du forum des religieux et d’une large complicité médiatique et politique, sa « restitution » et sa réhabilitation.

Le parcours biographique de ces hommes de Dieu que la vision prophétique met en mouvement est fait de division, de migration et parfois de transgression, mais le jeu d’entrée-sortie qu’ils pratiquent par rapport à leurs frontières « naturelles » ou leur Église mère est bien éloigné de la quête individuelle de sens sur fond de pluralisme spirituel ou du goût exotique du cosmopolitisme religieux qui semblent caractériser le religieux « en mouvement » dans les sociétés européennes (Hervieu-Léger 1999). Ces individualités « fortes » ne sont pas travaillées par les valeurs individualistes de l’épanouissement personnel et de la quête de soi. Les formes de subjectivation que tracent leur parcours de conversion s’inscrivent dans des formes d’assujettissement faisant appel au sacrifice de soi et à l’acceptation du « plan de Dieu ». Loin d’expérimenter les voies d’une religiosité personnelle à distance des religions instituées, ces sujets de Dieu aspirent fondamentalement à monter en grade autant qu’à intégrer le monde céleste. Comme souvent en Afrique, parce qu’ils ont « voyagé », ils ont des droits à faire valoir en retour.

Le monde des célestes témoigne d’une grande mobilité mais il reste balisé et habité par des lieux de référence, des paroisses mères et des cités saintes où la présence bienfaisante des « papas » ou des « mamans » prend le pas sur les assemblées délocalisées de frères et soeurs en Christ. Le passage des frontières comporte d’autant plus d’enjeux que les identités religieuses ethno-nationales (yoruba ou akan) sont fortement marquées, comme en témoignent les interdictions d’entrer sur le territoire et les arrêts à la frontière prononcés régulièrement contre les leaders étrangers accusés d’alimenter la division. C’est que la rencontre avec Dieu qui met en marche ces hommes est toujours solidaire de la révélation d’une puissance unique qui est censée venir à bout du mal qui vous persécute, en un mot de la sorcellerie. L’inscription de cette religiosité prophétique dans un seul et même monde de rapports de forces dominé par l’opposition des forces du bien et du mal et la guerre des esprits, exclut tout sens de la relativité des formes personnelles de spiritualité. L’enjeu des parcours de conversion et de vocation est essentiellement de trouver le dieu le plus fort, la religion la plus efficace.

La force de la vision (que l’on a ou que l’on vous fait) qui anime et transcende ces récits de vie, en incitant aux voyages et en décidant de l’élection des lieux, témoigne de la présence quotidienne d’une surréalité constamment mobilisée et pour autant jamais banalisée. Le miracle de la vision est en effet à la fois extraordinaire, en rupture avec les pesanteurs d’un destin prévisible ou la pente naturelle des choses, et en même temps il ne cesse de se multiplier et de se répéter, sans que cette vertu de re-commencement n’enlève rien à ses promesses de délivrance. Le paradoxe est que la grâce des révélations peut être omniprésente, saturer le quotidien, sans pour autant se banaliser.

La dimension rhétorique des prévisions prophétiques et des révélations visionnaires au regard des contraintes et opportunités des trajectoires migratoires ne peut être ignorée. L’expérience relatée, avec ses révélations personnelles, mais aussi ses doutes, ses épreuves et ses preuves, ne peut faire oublier que sa mise en récit est le produit d’une construction symbolique répétitive et rétrospective qui permet de dire (a posteriori) que ce qui est arrivé était prévu et conforme au plan de Dieu. Comme le souligne après d’autres Droogers (1994), le langage métonymique de l’« expérientiel », qui exclut toute lecture métaphorique de l’événement et toute concession à quelque efficacité « symbolique » de la puissance de l’Esprit, fait partie des figures interprétatives et des ressources de la culture religieuse contemporaine. On peut même penser que la structure métonymique du langage charismatique qui préside aux lectures littérales des manifestations de la puissance divine conduit tout droit à la routinisation de l’expérience religieuse. Mais de même que l’autorité du prophète participe à la création de l’événement en l’inscrivant dans le plan de Dieu, de même la mise en discours de l’expérience visionnaire peut comporter une vertu de transcendance du quotidien. La force inaugurale de l’imaginaire qui met un jour en mouvement les hommes de Dieu (comme les explorateurs) peut produire des effets de réel. Pour reprendre la litanie de la foi agissante inscrite sur tous les taxis-brousse africains : « Avec Dieu tout est possible ».