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Plusieurs fois au cours de l’histoire du christianisme, la manifestation de la figure du Saint-Esprit, troisième entité de la Trinité chrétienne, est venue ponctuer des moments d’effervescence surgis au sein de cet univers religieux occidental[1] ; cela s’est produit lorsqu’il formait un tronc unique, mais aussi lorsqu’il se fut séparé en deux branches, catholique et protestante, issues au XVIe siècle de la rupture entre l’institution romaine et une partie de ses ouailles. Les manifestations sensibles du Saint-Esprit étaient toutefois plutôt sporadiques, et cette figure a souvent été éclipsée par l’écrasante présence des icônes anthropomorphisées du Père et du Fils. À partir du XVIIIe siècle, on remarque que c’est dans les moments dits de « renouveau » que ce symbole de la relation entre Dieu le père et son humain fils Jésus-Christ est apparu plus souvent, mais c’est surtout dans les dernières décennies du XIXe siècle qu’il est devenu, aux États-Unis, la figure médiatrice par excellence des relations entre un grand nombre de fidèles se réclamant du protestantisme et le sacré. On remarque chez les auteurs qui, dans ce pays, ont travaillé sur les mouvements de « revival » et de « holiness » ayant débouché au début du XXe siècle sur le pente-côtisme moderne, deux types d’explications à la rapide expansion du mouvement. Tous sont d’accord pour reconnaître qu’il s’est développé principalement entre les couches les plus défavorisées de la société, souvent déracinées à la suite d’une migration obligée (interne ou externe). Ainsi Robert Mapes Anderson (1979), entre autres raisons, attribue la dynamique pentecôtiste à la transition d’une phase du capitalisme, marquée par l’esprit d’entreprise et la compétition, vers une autre phase plus bureaucratique et monopolistique, ainsi qu’aux bouleversements socio-économiques engendrés par cette situation. Bien qu’il y ait à l’aube du vingtième siècle en Californie une forte effervescence religieuse et que dans plusieurs lieux de culte les fidèles, Noirs et Blancs aient déjà expérimenté le « baptême dans l’Esprit-Saint », c’est dans une petite congrégation dont le prêcheur, William J. Seymour, était noir que l’on situe en 1906 à Los Angeles la naissance du pentecôtisme moderne. Celui-ci, auquel la plupart des auteurs attribuent des origines doctrinales méthodistes[2] et quelques-unes des formes liturgiques et dévotionnelles influencées par la culture africaine[3], s’est ensuite largement répandu en Amérique Latine, en particulier au Brésil dont la situation ethnique et socio-économique des couches populaires ressemblait à bien des égards dans la seconde moitié du vingtième siècle à ce qu’elle était aux États-Unis dans la première moitié du même siècle.

Pentecôtisme et néo-pentecôtisme au Brésil

Le Brésil est jusqu’à ce jour le pays latino-américain qui regroupe, proportionnellement à sa population, le plus grand nombre de protestants de toutes obédiences. Il a reçu les premières missions néo-évangéliques pentecôtistes en 1910 et 1911. Après avoir développé lentement quelques noyaux relativement localisés jusque dans les années 1950, le mouvement pentecôtiste — caractérisé par une externalisation émotionnelle de la foi que la plupart des églises historiques avaient mise en retrait — s’est ensuite répandu dans tout le pays, surtout dans les zones urbaines et sur les fronts pionniers. Il a connu, à partir des années 1970 des taux de croissance sans précédent pour un mouvement religieux minoritaire. On considère qu’à l’heure actuelle il est le fer de lance d’un protestantisme qui, tous courants confondus, représente plus de 15 % de la population totale du pays, soit environ 26 millions de personnes, et a enregistré une croissance de 6 % en dix ans. Selon les chiffres du recensement de l’année 2000, les catholiques représentent 73,8 % (presque 125 millions) ce qui signifie une baisse de 10 % entre les deux derniers recensements (1991 et 2000). Celle-ci est due en majorité à la pénétration du pente-côtisme, mais aussi, comme il ressort du dernier recensement, à une augmentation surprenante du nombre des gens qui se déclarent « sans religion » (7,3 %).

Dans des études antérieures (notamment Aubrée 1985, 1991, 1996 et 1998) j’ai mis en valeur les spécificités de la construction de l’identité collective et individuelle chez les pentecôtistes brésiliens ainsi que les adaptations particulières de leur doctrine et de leur éthique par rapport au substrat culturel national, historiquement élaboré dans un mélange original des apports amérindien, africain et européen. Disons, en bref, que le pentecôtisme a institué dans la société brésilienne un ethos tout à fait particulier et en rupture avec le substrat culturel historique. Entre ses particularités éthiques et existentielles, on notait un rapport tout à fait spécifique au corps et à l’image. Le premier était considéré comme support et cause de l’état de péché ; il fallait donc dans une large mesure le faire disparaître à travers une standardisation des vêtements — cela s’appliquait tant aux hommes qu’aux femmes — et, du côté des seules femmes, à travers la façon de se coiffer, de porter son corps et de suivre l’interdiction totale du maquillage et de la contraception.

L’image, quant à elle, était totalement prohibée et les pentecôtistes brésiliens se situaient dans la tradition iconoclaste de non-représentation figurative de la divinité ; mais cet iconoclasme allait bien au-delà du rapport à la divinité et il en résultait dans la vie quotidienne une interdiction de regarder la télévision, d’aller au cinéma ou au théâtre. On peut aussi rattacher nombre des interdictions relatives au corps à l’iconoclasme puisque plusieurs d’entre elles allaient dans le sens d’un gommage de l’image de soi, plastique et esthétique, et correspondaient à ce que David Le Breton appelle un « effacement ritualisé » du corps, du côté de « l’exclusion relative des modalités sensorielles et cinétiques de la condition humaine » (1990 : 127). De ce fait, on peut dire qu’au Brésil le pentecôtisme entrait en rupture avec le substrat culturel national, sociohistoriquement construit, dont la tradition baroque le plaçait du côté de ce que Sorokin a appelé les « sensate cultures », basées sur les sens dont, en particulier, la vision (1962 [1937]). Le verbe prenait alors une signification très importante dans la mesure où si la télévision était interdite, l’écoute des programmes évangéliques à la radio était, elle, encouragée à la fois pour des raisons de prosélytisme et aussi, comme cela me fut dit par un pasteur des Assemblées de Dieu et confirmé par divers autres, « pour que la recherche spirituelle occupe le maximum de temps dans la vie du croyant ». Cet ensemble éthique et doctrinal caractérisait, à quelques minimes différences près, l’ensemble du mouvement se réclamant du pentecôtisme ; celui-ci pratiquait aussi la « cure divine » et l’énoncé premier était la louange, dont la valeur « illocutoire » en faisait un acte gratuit, source de l’émotion qui entraînait elle-même le « parler en langue » (Corten 1995). Ce don du Saint-Esprit était, en outre, le premier et le plus désirable dans l’échelle de valeurs des dons (voir Aubrée 1991 : 161) — d’autant qu’il représentait dans le Brésil des années 1970 la porte ouverte et la condition sine qua non pour l’obtention des autres dons.

Au début des années 1980 on a enregistré l’apparition dans le champ public de nouvelles dénominations qui se réclamaient, comme le pentecôtisme, d’une relation particulière avec l’Esprit-Saint. Pourtant, elles introduisaient de nouvelles formes d’expression de la foi et des transformations importantes tant dans le rapport à la divinité, à travers ce qu’il est convenu d’appeler la « Théologie de la Prospérité »[4] et l’assouplissement de l’éthique quotidienne, que dans la relation avec le monde social environnant, entre autres par un changement d’attitude vis-à-vis de l’engagement politique. C’est de cette transformation que sont issues les nouvelles dénominations dites « néo-pentecôtistes »[5] dont la plus célèbre est l’Igreja Universal do Reino de Deus (IURD). Celle-ci a très rapidement développé avec succès une stratégie d’expansion nationale qui, en moins de vingt ans, l’a amenée, en volume de fidèles, au second rang des dénominations néo-évangéliques brésiliennes, immédiatement derrière les Assemblées de Dieu implantées dans le pays depuis 1911. L’Universelle[6], pour sa part, fut fondée en 1977 à Rio de Janeiro par Edir Macedo, un jeune pasteur transfuge d’autres dénominations qui, contrairement à nombre de ses coreligionnaires, avait suivi quelques cours universitaires dans le domaine des mathématiques et des statistiques. Il semble avoir utilisé avec succès ces connaissances profanes dans l’implantation de son Église, caractérisée, entre autres, par une capacité singulière à recouvrer, grâce à ladite Théologie de la Prospérité, l’argent de ses fidèles. Cette capacité est à la base de ses succès financiers et de sa fulgurante expansion nationale. On lui prêtait en effet, en l’an 2000, le nombre — à mon avis très surévalué — de 5000 temples dans le pays. Ce succès a encouragé son expansion internationale vers les autres pays américains puis vers les autres continents, et elle est devenue à ce jour, à l’instar de l’Église de Scientologie et autres Moon, une entreprise multinationale qui offre des services magico-religieux.

L’Église Universelle du Royaume de Dieu (IURD) en Europe

L’Europe représentait, pour l’IURD comme pour beaucoup d’autres groupes néo-évangéliques, une terre de mission particulière puisqu’il s’agit de « réévangéliser des populations qui ne savent plus qui est Jésus », selon les dires d’un pasteur des Assemblées de Dieu de Recife ; vision au demeurant fort répandue entre tous les groupes néo-évangéliques avec lesquels je travaille depuis plus de vingt ans. Après une première installation dans la seconde moitié des années 1980 et un développement rapide au Portugal, l’Universelle a été reconnue en tant qu’association légale en 1992 à Paris (en vertu de la loi de 1901), puis en 1993 à Madrid sous le nom de Comunidad Cristiana del Espiritu Santo[7] et au Luxembourg sous le même nom, ainsi qu’en Belgique, dans les villes d’Anvers et de Bruxelles, sous son nom originel. La même année elle s’installait également à Genève où Vasconcelos (2001) nous dit qu’elle se trouve dans un quartier populaire et qu’elle a également des temples à Zurich et Lausanne ainsi qu’un groupe de prière à Bâle ; en 1995 elle s’implantait à Londres. Elle est aujourd’hui installée dans presque tous les pays d’Europe de l’Ouest. En France, c’est en 1993 que j’ai commencé une observation participante qui m’a permis de suivre, en premier lieu, l’adaptation des rituels et du discours de l’IURD brésilienne à la réalité française puis, ensuite, d’enregistrer les transformations dans la composition de son audience et la dynamique qui s’en est suivie tant au niveau discursif que rituel. Elle fut composée à l’origine presque essentiellement de migrants portugais venus des nombreuses Églises pentecôtistes (en particulier Assemblées de Dieu) implantées dans les banlieues parisiennes. À ce groupe majoritaire, se joignaient quelques Français originaires des Antilles. Ensuite, apparurent des fidèles lusophones venus du Cap-Vert et de Guinée-Bissau. Enfin, à partir de 1997, les Portugais commencèrent à se retirer tandis qu’arrivaient en nombre des migrants ou fils d’immigrés d’Afrique noire francophone.

L’UCKG « afro-caribéenne » à Londres

Parallèlement, à Londres, l’Universelle (The United Church of the Kingdom of God) s’installait donc en 1995 dans le quartier noir de Brixton, au sud de la ville, et moins de six mois plus tard au nord-est de la capitale britannique, à Finsbury Park, quartier dont la population migrante est mélangée avec, toutefois, une certaine majorité d’immigrés venus d’Asie (Pakistanais, Indiens, etc.). Selon Freston (2001) elle fit un succès rapide dans le premier quartier, y tenant trois cultes par jour, fréquentés par les populations du lieu, souvent originaires des Antilles de langue anglaise. Cela lui valut immédiatement, aux yeux des autorités et malgré son origine brésilienne, le qualificatif d’Église « afro-caribéenne ». À la fin de 1998, elle avait déjà sept lieux de culte à Londres (quatre temples et trois salons de prière) ; en 2002, elle possède onze « adresses du bonheur », comme il est précisé sur le site internet de l’UCKG, dont la majorité se trouvent dans la capitale ou sa banlieue mais aussi dans le Kent et à Birmingham. À la fin des années 1990, l’IURD a racheté Radio Liberty à Mohamed Al-Fayed afin de développer un prosélytisme radiophonique qui lui a si bien réussi au Brésil. Toutefois, ce dernier détail pose un problème aux autorités britanniques, car il est interdit en Grande-Bretagne d’utiliser une radio pour faire de la propagande confessionnelle. Plus récemment, l’un de ses pasteurs londoniens a été mêlé à une affaire judiciaire liée à la mort d’une petite fille dont les parents avaient appliqué « à la lettre » une recette du pasteur en question « pour chasser les démons du corps de leur enfant ». L’Église a été également plusieurs fois attaquée dans la presse, comme le signale Freston (2001). Il est actuellement difficile de chiffrer exactement le nombre de ses adeptes à cause d’un roulement important, mais on peut dire que c’est à Brixton plus qu’à Finsbury Park[8] qu’elle continue d’attirer la population immigrée. Cela nous permet d’inférer que le substrat « afro » des cultures antillaises entre en empathie directe avec les formes d’expression religieuse de cette dénomination brésilienne[9].

À Paris, une « église noire » parmi d’autres

On peut dire aujourd’hui que l’Universelle est, à Paris aussi, en train de devenir une église néo-pentecôtiste noire comme il en existe tant d’autres dans la ville et ses environs. Elle a d’ailleurs tenté de multiplier ses lieux de culte, toujours dans des quartiers où l’on trouve des concentrations d’immigrés. Ainsi, outre son siège principal près de la place Stalingrad, au confluent des 10e, 18e et 19e arrondissements qui regroupent la majorité des résidents africains de Paris, elle s’est installée dans la banlieue nord de la ville, où la concentration des immigrés est la plus forte ; elle a aussi acheté, pour le transformer en temple, un ancien cinéma dans le neuvième arrondissement où l’on trouve une concentration de gens en provenance de l’Asie du Sud et des îles de l’Océan Indien[10]. Enfin, elle a tenté depuis 1999 de s’installer dans le Sud de la France, en particulier à Marseille où résident un grand nombre d’immigrés d’Afrique du Nord ; mais, faute de succès selon l’un des pasteurs noirs, il a été mis un terme à ces tentatives en 2001. En outre, à Paris et dans la région parisienne, elle apporte une aide spirituelle aux personnes en difficulté à travers un SOS Spirituel qui fonctionne 24 h/24 h et dans lequel on conseille systématiquement aux personnes de venir assister aux cultes dans lesquels elles trouveront enfin « la protection et la vraie force de Jésus-Christ » contre « Vices – Insomnie – Financier – Dettes – Angoisse – Nervosité – Sentimental – Familial – Maladies chroniques – Sorcellerie – Jalousie – Envie du suicide – Envoûtement – Chômage – Etc. »[11].

Face à cette diversité culturelle, l’IURD a développé des liturgies qui lui sont spécifiques et ont été conçues à partir du Brésil ; celles-ci semblaient jouer comme facteur d’attraction par la nouveauté et la différence, mais aussi par une mise en scène savamment élaborée autour d’un rituel construit comme un spectacle ainsi que l’a bien montré Leonildo Silveira Campos dans l’ouvrage qu’il a consacré à cette église et dont le titre est Teatro, Templo e Mercado (1997). Au niveau des rituels, l’Église reproduisait jusqu’en 2001 à Paris, à quelques différences près, la séquence hebdomadaire que l’on connaît au Brésil. Chaque jour était dédié à des activités particulières (prospérité, guérison, louange, etc.) qui ont été largement décrites dans la littérature socio-anthropologique qui traite de cette dénomination particulière (voir Campos 1997 ; Mariano 1999).

Dans les premiers temps, alors que la population d’origine lusitanienne était majoritaire, les cérémonies du vendredi consacrées à ce qui était alors appelé « Courant de Libération Spirituelle », n’atteignaient généralement pas à Paris les niveaux d’exaltation que l’on enregistre au Brésil, et les exorcismes étaient plus orientés vers les démons personnels que vers des références collectives. Cela maintenait une certaine intériorisation du rituel et donnait aux réunions de prière une sérénité qui les différenciait fortement de ce que l’on pouvait voir dans le pays d’origine de l’IURD. De fait, « l’écrasement du mal » ou « le bûcher des démons » pendant lequel les fidèles crient en choeur « Brûle, brûle ! » — en répons aux noms d’entités maléfiques énumérées par le pasteur ou à la manifestation chez l’un ou l’autre fidèle de l’une de ces entités — donnent lieu, au Brésil, à une mise en scène bien réglée en trois actes. La personne « possédée » y est d’abord menée, par les auxiliaires que l’on appelle « ouvriers »[12], devant l’autel près duquel se trouve le pupitre du pasteur. Le second acte, qui est le plus important, consiste en un échange verbal très belliqueux entre le pasteur et l’entité possédante dans lequel le premier, sûr d’être l’instrument de Dieu, tente de faire « dire le nom »[13] à l’esprit qui parle par la bouche de celui qui est possédé. L’issue de cette bataille, même si elle peut durer plusieurs minutes, ne laisse place à aucun suspense : aux yeux des officiants et des participants, la force de Dieu ne peut au final que vaincre Satan (dit aussi « le ou les démons »), dont la principale caractéristique, aux yeux des pentecôtistes en général, est de pouvoir prendre toutes les formes de la tentation et du malheur (Mariz 1997).

Dans le troisième acte, le pasteur bénit celui qui vient d’être « délivré » ; les ovations de l’assistance à la gloire de Dieu créent une effervescence immédiate et un effet de communauté, éphémère. À ce sujet, il est intéressant de noter que cette « discontinuité communautaire »[14] rompt totalement avec les pratiques antérieures du pentecôtisme brésilien. La dynamique communautaire y jouait dans le sens d’une reconstruction d’identité, tant individuelle que collective, qui avait été malmenée par les divers bouleversements sociodémographiques qu’avait connus le Brésil entre 1940 et 1980 (Aubrée 1985).

Liturgies « iurdiennes »

Au début, le substrat culturel des fidèles de Paris n’autorisait pas une pure reproduction des modalités brésiliennes, mais le changement intervenu à partir de 1997 avec l’entrée massive de populations d’Afrique noire a permis aux pasteurs une transformation du registre, de plus serein à plus belliqueux, et une sorte de volonté agonistique qui se traduit par l’emploi de deux termes, absents du vocabulaire rituel parisien jusqu’en 1997, la « sorcellerie » et le « maraboutage ». Or, l’IURD s’est installée dans un quartier où les marabouts africains sont nombreux et fréquentés assidûment, tant par les personnes qui appartiennent aux mêmes ethnies que par beaucoup d’autres. Ils distribuent, dans les lieux publics, de petits prospectus sur lesquels apparaissent leurs compétences (parmi lesquelles les « dons héréditaires » sont mis en valeur), leurs coordonnées ainsi que l’énumération des divers problèmes qu’ils sont capables de résoudre ; la triade « amour/santé/travail » est au centre de toutes les formulations. Lesdits marabouts sont donc transformés par l’IURD en boucs émissaires rituels dans la mesure où, travaillant sur le même créneau du malheur psychique, physique ou social, ils représentent une forte concurrence pour l’Universelle dans ce recrutement qu’elle mène actuellement au sein des populations noires. C’est au cours du « Culte de délivrance par la prière forte[15] » — nouveau nom donné à la cérémonie du vendredi — que sont apostrophés ces « sorciers » et que l’on défait leurs « envoûtements ». La cérémonie consiste, après quelques chants et prières d’ouverture, en un appel du pasteur pour que les fidèles se déplacent de leurs sièges vers l’avant du temple où se forme le « couloir des 12 pasteurs » (qui au Brésil sont 70), soit six hommes de chaque côté formant de leurs mains levées une sorte de tunnel ; les fidèles doivent passer dessous pour recevoir la force censée leur permettre, ensuite, de faire sortir d’eux les éléments mauvais qui pourrissent leur vie. Après ce passage, tous les participants forment un cercle sur le pourtour de l’église et, en se donnant la main, se concentrent pour prier à voix haute. Les pasteurs et « ouvriers », ne se placent pas dans le cercle formé par les fidèles, mais au centre de celui-ci d’où ils se dirigent vers l’un ou l’autre, soit pour imposer les mains et prier individuellement avec la personne, soit pour « maîtriser les démons » lorsqu’ils jugent qu’il y a nécessité d’exorcisme.

Cette partie du rituel donne lieu à une effervescence qui va crescendo et débouche pour de nombreuses personnes sur des séquences d’agitation corporelle intense et même parfois sur des transes violentes que les « ouvriers », plutôt que les pasteurs[16], vont essayer de calmer par l’expulsion de l’entité perturbatrice. La volonté d’expulsion des entités maléfiques a engendré ces dernières années à Paris des affrontements non seulement verbaux mais aussi corporels parfois inattendus. C’est ainsi que j’ai pu assister sur quelque quatre mois aux empoignades régulières entre une grande femme noire, vêtue à l’européenne, et une petite « ouvrière » portugaise ; au moment de « la délivrance par la prière forte », la première manifestait rapidement les signes corporels d’une transe violente qui se traduisait par des mouvements mal coordonnés, des invectives maugréées et des coups portés à ceux qui l’entouraient. Face à elle revenait toujours pour « expulser ses démons » la même jeune femme qui, vu leur différence de taille, au lieu de lui imposer les mains sur la tête et sur la nuque comme cela se fait dans de tels cas, se pendait littéralement à son cou, initiant ainsi un corps-à-corps cathartique qui, souvent, les amenait à se rouler ensemble sur le sol et pouvait durer jusqu’à plus d’un quart d’heure, constituant — par rapport à une mise en scène de plus en plus itérative des cultes — la partie improvisée que tous, ou presque, regardaient malgré les injonctions de fermer les yeux proférées par les pasteurs.

Les représentations des « forces démoniaques » qui assaillent l’un ou l’autre fidèle varient en fonction du substrat culturel qui baigne l’univers symbolique de chaque population. Ainsi, au Brésil, l’Universelle donne à ces démons les noms des divinités les plus révérées des cultes afro-brésiliens, tandis qu’à Paris actuellement ce sont en général des entités impersonnelles (on, une femme, quelqu’un), liées à l’univers du maraboutage ou de la sorcellerie dont j’ai parlé plus haut. Au Portugal, ce sont les saints catholiques qui faisaient les frais de la vindicte néo-pentecôtiste. Et en Angleterre, la structure anglicane mais aussi, pour les gens d’origine musulmane, les djinns et autres êtres surnaturels du monde arabe sont désignés comme supports des malheurs qui atteignent encore ceux qui se sont convertis mais ne croient pas suffisamment en la force « invincible » de Jésus et du Saint-Esprit. Il faut toutefois noter que la « délivrance » ne passe pas seulement par la « prière forte » individuelle ; elle met aussi en jeu le pouvoir immédiat des officiants consacrés (pasteurs), car, à Paris plus encore qu’au Brésil, on trouve des personnes « rebelles ». De fait, dans une assistance dont les origines culturelles sont hétérogènes, il faut à l’officiant un certain charisme pour maintenir la « loi » de l’IURD, c’est-à-dire faire surgir l’émotion — essentielle à l’expression mystique pentecôtiste et à une certaine fidélisation de la clientèle — selon les modalités rituelles qui la distinguent des groupes religieux environnants.

Entre magie et miracle

Comme il a été dit précédemment, l’IURD cherche à soulager les trois mêmes catégories de maux que tous les groupes qui offrent des services magico-religieux. Les modalités employées par l’IURD pour résoudre ou « dissoudre » les problèmes sont diverses ; elles intègrent des pratiques, que l’on peut qualifier de « magiques », car elles mettent en jeu des objets[17], au cours de rituels religieux dont la prière et la louange sont néanmoins le moteur principal. En ce qui concerne l’affection et la famille — auxquelles sont particulièrement dédiés les cultes du jeudi mais aussi du samedi (« cas impossibles » et vie sentimentale) — on trouve, dans les témoignages dispensés en grand nombre par les diverses publications du groupe[18], la résolution des problèmes matrimoniaux, de stérilité et de dépression ; cette résolution est généralement survenue, à travers l’adhésion à la dénomination, après une longue période de tristesse et de désespoir. L’Universelle pratique, bien sûr, la « guérison divine » comme toutes les Églises de ce type, et les cultes dédiés aux problèmes de santé ont lieu plus particulièrement le mardi. Dans ce domaine, l’Universelle se targue d’obtenir la guérison de toutes les maladies graves (sida, cancers, etc.) et les divers témoignages rapportés pourraient, selon la loi française, lui valoir d’être attaquée pour charlatanisme — à ma connaissance, cela n’a pas été le cas jusqu’à ce jour.

C’est autour de la maladie physique ou psychique, mais aussi de l’affection, que les fidèles de l’IURD parlent de « miracle ». Cette notion qui est apparue dans l’univers chrétien au cours de la première période du Moyen-Âge européen a été, depuis, travaillée par les théologiens au long des siècles. Au XIIe siècle apparaissent nettement deux catégories distinctes : le merveilleux et le miraculeux (Le Goff 1995). Le premier correspond aux événements ou états extraordinaires qui, malgré cela, n’échappent pas au cadre naturel. Ce sont, en général, toutes les choses qui ne pouvaient s’expliquer à travers les connaissances du moment, tels les phénomènes cosmiques (aurore boréale ou apparition de comète), ou celles qui semblaient une simple anomalie de la nature (une femme à barbe ou un homme de plus de deux mètres). Ces phénomènes étaient considérés comme l’oeuvre des forces créées ; ils engendraient une certaine crainte mais n’en restaient pas moins cantonnés à la sphère profane. Le « miraculeux », au contraire, était considéré comme l’oeuvre directe de Dieu sur ses créatures et constituait une subversion des lois naturelles (transformation de l’eau en vin, résurrection d’un mort, etc.) ; il se situait au niveau de la transcendance. Le miracle pouvait aussi être défini par son instantanéité et sa tangibilité, éléments qui lui permettaient d’être reconnu comme intervention divine et de faire l’objet d’une appropriation par tous.

La tradition catholique plus récente l’a défini comme « un fait manifeste produit par Dieu et qui dépasse l’ordre naturel des choses ». Le courant réformé a repris, dans un premier temps, cette notion traditionnelle en soulignant que le miracle sert, avant tout, à la révélation de la présence divine. Plus tard, bien que le miracle n’ait pas disparu, la rationalisation à l’oeuvre dans la tradition protestante a rendu la discussion théologique très discrète. Au début du XXe siècle, avec le néo-évangélisme pentecôtiste, la notion de miracle a pris une nouvelle vigueur, en particulier à travers le don le plus rare et le plus précieux des dons du Saint-Esprit, celui de « faire des miracles ». Au Brésil, les pentecôtistes (années 1960-1980) parlaient beaucoup de miracles, et l’idée qu’ils s’en faisaient était très proche de la tradition chrétienne classique. Les miracles et le pouvoir de les faire étaient considérés comme une grâce de Dieu, octroyée à celui qui suivait en tous points les commandements éthiques de son Église, et le récit qui en était fait par les fidèles se rapportait aux questions de maladie et guérison, de vie et mort ou, encore, de sauvetage de la communauté face à un danger naturel[19]. Pourtant, le concept perdait déjà quelque peu sa caractéristique de « chose sensible vue par tous » pour se retirer dans la sphère du privé et du discours individuel tout en gardant son caractère transcendant pour celui qui le vivait ou le relatait.

Dans le néo-pentecôtisme, il y a démultiplication du récit de « miracle », mais le contenu de celui-ci est en train de perdre cette dimension de mystère transcendant, de « tout autre », selon la qualification que lui a donnée Rudolf Otto (1969 [1917]), pour entrer dans la sphère de l’immanence. Dans l’IURD il est, bien sûr, employé par les personnes qui disent avoir été guéries de maladies graves, mais on l’utilise aussi pour qualifier des choses, certes importantes, mais aussi peu transcendantes que la fin d’un fort mal de tête, l’obtention d’un emploi après une longue recherche ou le fait qu’un mari « touché par la grâce » cesse de battre sa femme ou de la tromper. Je ne veux en aucun cas, à travers cela, minimiser ce que représentent ces faits dans la vie individuelle de personnes dont le quotidien est très difficile et pour lesquelles leur Église représente, bien souvent, le seul lieu de refuge et d’expression émotionnelle contre les petits et les grands malheurs de la vie. Il s’agit simplement de souligner par là que nous assistons à un déplacement de la dimension communautaire, très présente antérieurement chez les pentecôtistes, vers une perception plus individuelle de ces faits qui induit un effacement des frontières entre les catégories du « miraculeux » et du « merveilleux ». Par ailleurs, il est intéressant de souligner l’interprétation donnée par André Corten de la croyance au miracle dans ce milieu. Pour cet auteur, c’est le « vraisemblable » et non la « véracité » du miracle qui est au centre du dispositif (Corten 1995). Celui-ci est basé sur la répétition de témoignages qui viennent s’inscrire dans un ensemble doctrinal dont tout le discours construit un « positivisme religieux » (ibid.) qui engendre la dynamique de croyance au miracle et permet qu’il soit pensé comme solution générale de tout ce qui ne va pas. Cela se fait à travers une fuite dans l’imaginaire dont Maurice Godelier nous dit qu’il « n’a de force que quand il est croyance, norme de comportement, source de morale » (1996 : 47), ce qui correspond bien aux trois éléments de la structure « idéelle » que l’Universelle tente d’inculquer à ceux qui la fréquentent.

Offrandes en tout genre, bases de la « prospérité »

On s’est beaucoup interrogé sur cette dénomination religieuse et sa capacité, semble-t-il inédite en Amérique Latine et en Europe, de réunir une telle richesse en si peu de temps. En effet, son fondateur est maintenant un multimillionnaire qui se trouve à la tête d’une holding regroupant au niveau international les activités les plus diverses (chaînes de radio et de télévision, banque, entreprises de construction et de tourisme, maisons d’édition, studios d’enregistrement audio-vidéo, etc.). Macedo a, de fait, réélaboré et mis l’accent sur une « Théologie de la Prospérité » nord-américaine introduite au Brésil dans les années 1960, entre autres par Robert McAlister, créateur de l’Église Nova Vida où s’est formé le fondateur de l’IURD (voir Mariano 1999). La prospérité dont il est ici question n’est pas seulement monétaire, elle est plus large et recouvre aussi la demande de santé, de bonheur pour la famille. Il n’en reste pas moins que les cultes du lundi sont spécifiquement dédiés aux prières et demandes d’assistance concernant l’amélioration de sa condition économique et que la base de cette théologie est qu’il faut « donner à Dieu pour recevoir ses grâces ». Ce don, en monnaie sonnante et trébuchante (on accepte aussi les chèques et les biens mobiliers et immobiliers), est sous-tendu par une sorte de contrat entre le fidèle et la divinité dont j’ai parlé ailleurs (Aubrée 2000) et ressortit à ce que Marcel Mauss a appelé le « sacrifice-contrat » dans lequel le ou les dieux sont « là pour donner une grande chose à la place d’une petite » (Mauss 1978).

C’est bien cela qu’espère tout bon croyant, fidèle de l’IURD, qui fait à Dieu des offrandes. Celles-ci sont de plusieurs ordres. D’une part, la dîme qui, en soi, n’a rien d’extraordinaire puisque toutes les associations, de quelque ordre qu’elles soient, religieuses, politiques ou autres, demandent à leurs adhérents une participation en signe de leur engagement. La particularité de l’IURD est que ses pasteurs font preuve de beaucoup d’imagination dans le calcul de cette dîme. Ainsi, le journal brésilien O Globo du 16 août 1992 rapporte qu’à Belo Horizonte la dîme se monte à 30 % du salaire, soit 10 % pour le Père, 10 % pour le Fils et la même chose pour le Saint-Esprit (voir Mariano 1999 : 166). Le même journaliste signale qu’il a observé à São Paulo des calculs de dîme de 20 % et, à Paris, j’ai pour ma part entendu le raisonnement suivant : « Il ne faut pas calculer la dîme sur le salaire net mais sur le salaire brut. En effet, en France, tout ce que l’on retire du salaire est à notre avantage (sécurité sociale, vieillesse, allocations familiales, etc.). Donc, pour être juste envers Dieu il faut donner sur le salaire brut » (siège central de l’IURD, Paris, 14 janvier 2001).

Pour ces versements, des enveloppes sont toujours à la disposition des fidèles sur les sièges dans le temple central. Elles sont imprimées, au recto, d’un dessin de fond montrant une branche de pommier avec ses fruits ; sur ce fond apparaît en gros « La Dîme – mes prémices » et en petites lettres cursives, cinq lignes empruntées à Malachie (3 : 10)[20]. Au verso, le recours biblique est tiré de Matthieu (23 : 23) et l’on demande aux personnes d’y écrire leur nom et leurs coordonnées près du symbole de l’Universelle (coeur rouge au centre duquel apparaît une colombe blanche en vol) et l’inscription Universelle – Église du Royaume de Dieu – Ministère Chrétien Mondial (sur trois lignes).

À Londres, on trouve la même enveloppe et il existe, en outre, un petit opuscule imprimé sur papier glacé intitulé « Tithe – firstfruits » sur la couverture duquel on retrouve les pommes et la même citation de Malachie. Ensuite ce sont quinze pages d’explications sur les origines de la dîme (Genèse 14 : 18-20 et Révélations 14 : 4), sur les raisons pour lesquelles il faut la donner, son sens réel, ce qu’il faut faire si l’on est au chômage, si on veut l’envoyer par la poste, etc. La dernière page est consacrée au Deed of Covenant (Contrat d’Alliance) dont la durée stipulée est de quatre ans, soit l’engagement vis-à-vis de l’IURD qu’on va lui verser durant ce temps une somme quelconque afin d’obtenir une déduction d’impôt pour don à une oeuvre charitable.

On voit donc que le versement de la dîme donne lieu à diverses interprétations et divers arrangements. Ce n’est pas, toutefois, la seule façon de « donner pour recevoir » ; elle ne constitue que la première partie, obligatoire, des dons. En effet, il n’est pas un culte au cours duquel on ne fasse appel à la bourse des fidèles sous la forme des diverses « offrandes ». Au fil des cultes, à Paris, il en est apparu de trois sortes : les « offrandes volontaires », les « offrandes d’amour » et les « sacrifices ».

Les premières sont faites dans chaque culte par presque tous les participants. Elles consistent en une certaine somme d’argent (qui peut être minime), en espèces ou en chèque, qui est portée devant l’autel par la grande majorité des assistants après que le pasteur a lancé son « appel aux offrandes ». Celui-ci consiste en une sorte d’enchères à l’envers dans laquelle l’officiant énonce une première somme très élevée[21] en signalant : « Vous ne pouvez pas donner des miettes à Dieu. Qui est capable de donner cette somme à Dieu? ». Le plus souvent l’enchère baisse, et à 200 ou 100 euros une ou deux personnes s’avancent jusque devant l’autel, au centre des attentions de tous. Cela signifie une reconnaissance autant de ce qu’elles sont capables de « donner à Dieu » que du statut économique qu’elles ont atteint. Ces offrandes sont, en général, le don a priori pour une grâce attendue ; la particularité de cette demande correspond au jour de l’offrande (le lundi pour la dimension économique, le mardi pour la guérison, le jeudi pour la famille, le samedi pour le « retour d’affection »).

Les « offrandes d’amour » correspondent à des quantités plus grandes qui, à leur tour, concernent des demandes plus importantes (maladies graves, chômage récurrent, menace de séparation ou de divorce, etc.). Normalement elles ont lieu durant un culte public, mais il arrive qu’elles soient faites au cours d’un entretien individuel avec le pasteur. On note qu’elles correspondent la plupart du temps à une demande de grâce pour soi-même ou une personne de la famille très proche. Enfin, le « sacrifice » qui, au sens de l’IURD se produit dans les situations extrêmes lorsque les personnes sont plus ou moins désespérées pour obtenir une grâce qu’elles désirent généralement depuis longtemps et qui ne leur a pas encore été accordée. Il s’agit donc là d’une modalité particulière puisque cela consiste le plus souvent à donner ce que l’on n’a pas. En effet, ce « sacrifice » est une promesse de donner, à une date généralement déterminée selon un accord établi avec le pasteur, une quantité importante d’argent que la personne ne possède pas au moment où elle fait son sacrifice mais que sa foi dans la providence de Dieu est censée lui accorder au jour dit. C’est donc bien une mise à l’épreuve de la foi, qui est en même temps une sorte de « défi » lancé à Dieu, à travers un « Contrat d’Alliance » conclu avec l’IURD qui, dans ce cas, n’entraîne pas de réduction d’impôt et peut placer les personnes dans une situation économique réellement très difficile.

En échange de ces offrandes, l’Universelle dispense des bienfaits symboliques tels que les conseils et les prières de ses pasteurs, la force de Jésus-Christ mise en scène dans les diverses « campagnes » (d’Israël, du Coeur, du Chèque d’Abondance ou de Goliath) et dans les rituels « de libération » décrits ci-dessus. Elle offre aussi parfois une aide à travers certaines oeuvres sociales[22] qui compensent l’image négative engendrée par certains excès de la Théologie de la Prospérité. Pour l’instant, en France, l’aide est plus spirituelle et psychologique (SOS Spirituel dont il a été question plus haut) que proprement caritative et économique. Cependant, dans son désir de recruter des jeunes, elle a récemment développé dans la banlieue parisienne deux activités qui peuvent être considérées comme des « oeuvres sociales » et qui s’adressent tout particulièrement aux adolescents et jeunes adultes ; il s’agit de l’équipe de football[23] et de la chorale. Ainsi donc, dans le cycle du « donner, recevoir, rendre » cette dénomination, comme quelques autres, construit une situation dans laquelle le fidèle donne de l’argent à l’Église qui le reçoit au nom de Dieu et rétribue ce don matériel par des biens symboliques entre lesquels l’espérance, toujours renouvelée, d’obtenir les grâces demandées.

Cette insistance sur la composante financière du rapport à la divinité fonde, en Europe, la grande majorité des critiques qui lui sont adressées tant par les ex-adeptes que par les autorités publiques[24]. En France, la Théologie de la Prospérité a valu à l’Universelle, comme il a été dit plus haut, une très mauvaise presse au moment de l’affaire de La Scala[25] qui l’a mise en lumière, et dans les deux manifestations auxquelles j’ai assisté autour de cette affaire, son « exploitation des pauvres gens » était sur toutes les lèvres. Plus précisément, une fidèle antillaise avec laquelle j’ai pu m’entretenir (été 2000) avant qu’elle ne quitte définitivement le groupe IURD parisien m’a dit que son mari s’était éloigné pour cette raison et qu’elle-même trouvait « qu’il y a vraiment trop de demande et d’insistance pour qu’on donne de l’argent à chaque instant ». Ces personnes-là avaient cependant célébré leur mariage dans l’Église moins d’un an auparavant.

Il est toutefois important d’observer que, tant en France qu’au Brésil, si le roulement des adeptes est important, il existe des fidèles dont l’assiduité ne peut être expliquée ni par l’amélioration de leurs conditions de vie résultant des « miracles » qu’ils ont éventuellement obtenus, ni par une quelconque stratégie d’ascension au sein de l’IURD. Ils reviennent pourtant, et continuent de donner régulièrement des petites sommes d’argent « à Dieu » par l’intermédiaire de leur Église dans le cadre de l’un des types d’offrandes répertoriés ci-dessus. Jacques T. Godbout a offert récemment une explication intéressante à ces comportements. En conclusion d’une longue analyse sur les implications des divers types de dons que l’on peut trouver dans la société contemporaine, il reprend les travaux de Simmel sur le don et la réciprocité. En confrontant ces écrits classiques avec sa propre enquête de terrain, il crée la notion de « dette mutuelle positive » qui se produit dans le cas ou « le désir de donner (ou la gratitude) que chaque partenaire ressent vis-à-vis de l’autre s’adresse à ce qu’il est au lieu de se rapporter uniquement à ce qu’il a reçu de l’autre » (Godbout 2000 : 175). Cette dynamique est tout à fait adéquate pour comprendre l’attachement de certaines personnes à une dénomination qui leur a apporté un nouvel espoir en leur répétant qu’ils peuvent faire confiance à Dieu et que le plus grand don qui leur a été octroyé est la foi, faisant d’eux des homo donator, au sens de Godbout, dans une société où l’homo oeconomicus serait censé devenir le modèle unique de comportement.

Conclusion

On peut donc retenir que l’Universelle s’est fondée à partir d’une triple rupture avec le pentecôtisme, à la fois théologique, éthique et symbolique. Elle a modifié le rapport à la divinité en transformant la doctrine calviniste de la Providence en un pacte entre Dieu et son fidèle : le premier, dont on ne doute pas de la toute-puissance, « doit » favoriser de ses grâces le second, non plus parce que celui-ci a suivi les enseignements et respecté l’éthique prônée par sa communauté, mais en échange d’une foi sans failles et de dons en argent faits à son Église qui sert d’intermédiaire entre les deux « contractants ». Au niveau éthique, ce néo-pentecôtisme a éliminé les interdits concernant les images, en introduisant massivement la télévision (au Brésil mais peu encore en Europe) dans sa dynamique prosélyte et en faisant sauter les restrictions chères aux pentecôtistes concernant le vêtement, le maquillage et la contraception. Enfin, sur le plan symbolique, la glossolalie — considérée comme le « baptême par le feu » signe de la reconnaissance par la divinité, en opposition au « baptême dans l’eau » qui correspondait à l’acceptation par la communauté — a pratiquement disparu au profit des « manifestations démoniaques » dans lesquelles le feu est, là aussi, présent à travers les imprécations des participants, mais sous une tout autre forme puisque de feu purificateur et sublimant, il est devenu feu exterminateur.

Ce mouvement religieux « peu enraciné et multisitué » selon le qualificatif de Clara Mafra (1999), est donc actuellement installé dans une dizaine de pays d’Europe de l’Ouest où, à l’exception du Portugal et de l’Espagne, il recrute et gagne presque exclusivement les populations migrantes en provenance des régions les plus diverses du Tiers monde. Il s’est ainsi donné pour objectif de créer un lieu symbolique qui lui permette d’accueillir la diversité des origines de personnes qui partagent néanmoins les mêmes difficultés de vie et qui souffrent, par déracinement, d’une certaine anomie[26]. On constate qu’en Europe comme au Brésil, elle s’affirme, d’une part, à travers un discours religieux qui incite les gens à « positiver » les moindres événements de leur vie et, d’autre part, à travers une créativité liturgique qui lui est particulière et qui la distingue des groupes néo-chrétiens concurrents. Cette liturgie est, comme on l’a vu, un espace dont la dualité permet d’articuler des moments communautaires de prière partagée et des plages d’expression individuelle qui mettent en jeu le corps et que l’on pourrait appeler, avec Roger Bastide, du « sacré sauvage ».

En effet, dans son dernier ouvrage paru en 1975, soit un an après sa mort, Bastide nous livrait diverses réflexions sur les dynamiques de changement qu’il avait pu observer dans l’univers social et religieux de l’époque (années 1960-1970). En particulier, il mettait l’accent sur ce qui lui apparaissait, à travers le mouvement hippie, comme une « nouvelle recherche passionnée du sacré chez les jeunes » et sur l’inadéquation existant entre cette exigence d’expérience religieuse personnelle et les cadres institutionnels qui s’offraient à eux. On s’aperçoit aujourd’hui que les transformations qui commençaient à se faire jour il y a plus de trente ans sont allées en s’accentuant depuis et que la quête individuelle du sacré atteint non seulement les indigènes des sociétés occidentales mais tout autant, sinon plus, ceux qui s’y trouvent projetés par la misère ou la violence de leur pays d’origine. Pour ces migrants, le « sacré domestiqué » qui les a aidés à se construire n’est plus d’un grand secours dans les pays où la vie les a menés. C’est pourquoi ils recherchent des lieux où ils peuvent exprimer un « sacré sauvage », cette « création pure » qui, nous dit Bastide, « se situe dans le domaine de l’imaginaire et non celui de la mémoire » (ibid. : 215) et qui permet à celui qui s’y plonge de contester tout ensemble l’ordre social environnant et ce que le système a fait de lui en tant qu’individu. L’Église Universelle du Royaume de Dieu est l’un de ces lieux parce qu’elle fournit, d’un côté, un cadre institutionnel à travers la tradition biblique à laquelle elle se rattache et les rituels collectifs qu’elle organise et, de l’autre, une possibilité de catharsis qui permettra à la personne de se libérer, pour un moment, de ce qui l’étouffe en tant qu’individu. En outre, tant son nom que la réelle transnationalisation de la dénomination offre un horizon institutionnel très large qui induit chez ses adeptes l’idée qu’ils ont leur place dans ce monde globalisé et que la dimension universelle les inclut également.