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Dans le champ de l’économie, la prédominance de la théorie néoclassique, reconquise à la suite du recul du keynésianisme, se révèle aujourd’hui de plus en plus fragile. Non seulement pouvons-nous observer une résurgence d’anciens courants renouvelés, comme l’institutionnalisme, et l’émergence de nouveaux courants, comme la théorie de la régulation et celle des conventions, au sein de la discipline de l’économique, mais d’autres disciplines, comme la sociologie, renouvellent leur approche de l’économie. C’est ainsi qu’est apparue depuis quelques années une nouvelle sociologie économique, dont le livre de Benoît Lévesque, Gilles L. Bourque et Éric Forgues trace brillamment les principaux contours. Bien qu’ils se concentrent principalement sur le renouveau de la sociologie économique de langue française, les auteurs accordent néanmoins une grande importance à la production scientifique correspondante en langue anglaise, à laquelle ils consa-crent deux des cinq chapitres de leur ouvrage.

En introduction, les auteurs rappellent les conditions d’émergence et l’originalité de la nouvelle sociologie économique. Le renouveau de la sociologie économique s’est produit en réponse à une double crise dans le domaine des savoirs sur l’économie et la société (crise des paradigmes néoclassique, keynésien et marxiste) et dans le monde réel de l’économie (crise du fordisme et de l’État providence et émergence de la mondialisation). En révélant « l’épaisseur sociologique » de l’économie, cette double crise rendait nécessaire le recours à la sociologie pour comprendre les phénomènes économiques. Alors que l’ancienne sociologie économique acceptait une certaine division du travail avec la science économique, en laissant à cette dernière l’exclusivité du champ de l’économie, la nouvelle sociologie économique se distingue en prenant précisément l’économie pour objet d’étude. Elle se propose alors d’en faire non seulement une critique mais d’en proposer également une alternative. Elle se veut un contrepoids à l’approche réductrice de la science économique qui, sous l’égide de la domination du néolibéralisme et de la théorie de l’action rationnelle, fait du marché un phénomène naturel et le seul mécanisme de régulation de l’économie, considère les activités marchandes comme les seules activités économiques et rabaisse toute action humaine au résultat d’un calcul coûts/bénéfices (voir « l’impérialisme économique » à la Becker). En contrepartie, la nouvelle sociologie économique met de l’avant l’encastrement social du marché, le caractère pluriel de l’économie (incluant non seulement les activités marchandes, mais aussi les activités de redistribution de l’État et celles de réciprocité de la société civile), la multiplicité des formes de coordination des activités économiques (marché et hiérarchie, mais aussi État, communauté et associations) et la multiplicité des logiques d’action, ayant comme mobiles non seulement l’intérêt, mais aussi le pouvoir, la reconnaissance, le lien social et le statut.

Le premier chapitre est consacré à l’approche du MAUSS (mouvement anti-utilitaire en sciences sociales) et aux travaux d’Alain Caillé et de Jacques Godbout, autour de la problématique de l’anti-utilitarisme et du paradigme du don. Le contenu est alors davantage de nature épistémologique et concentré sur une critique de la théorie économique, particulièrement dans sa version néoclassique, qui réduit tous les comportements humains à une socio-économie de l’intérêt. Sur la base des travaux de l’anthropologue Marcel Mauss, ce courant met de l’avant le paradigme du don qui est mieux à même de capter l’essence des relations sociales, car derrière les relations entre les choses, il met à jour des relations entre personnes qui visent à créer du lien social.

L’approche de l’économie solidaire fait l’objet du deuxième chapitre. Autour d’un programme de recherche qui vise à « repenser [les rapports entre] l’économique et le social », en réinsérant l’économie dans la société et en faisant de l’économie une activité de production de biens et de services pour la société, rejoignant ainsi la définition substantialiste de l’économie, mise de l’avant par Polanyi, les principaux auteurs de cette approche (Perret et Roustang, Laville et Lévesque) développent le concept d’économie solidaire. Cette dernière est ainsi caractérisée de diverses façons : mobilisation des citoyens pour prendre en main certains services ; impulsion réciprocitaire ; construction conjointe de l’offre et de la demande de service, par les usagers et les professionnels ; hybridation des ressources en provenance du marché, de l’État et de la communauté. Le ton dans ce chapitre est plus engagé et les auteurs ne distinguent pas suffisamment, me semble-t-il, les deux faces de l’économie solidaire, en tant qu’approche sociologique, d’une part, et objet de recherche, d’autre part. Et en regard de ce dernier, l’analyse concrète des expérimentations pratiques n’est pas suffisamment distinguée du projet de société qui les anime.

Dans le troisième chapitre de l’ouvrage, les auteurs traitent du courant institutionnaliste français, réunissant les approches économiques hétérodoxes, que sont la théorie de la régulation et celle des conventions. En regard de la problématique des institutions, les auteurs font ressortir les complémentarités entre les deux approches. Toutes deux étudient le processus de production des règles et des compromis, cependant elles procèdent par des voies opposées : les régulationnistes s’appuient sur le holisme et procèdent par la voie collective et celle des compromis entre les groupes sociaux au niveau macro sociétal, alors que les conventionnalistes font appel à l’individualisme méthodologique et empruntent la voie des interactions individuelles entre acteurs au niveau micro.

Dans le quatrième chapitre, les auteurs se penchent sur la « new economic sociology » et sur les travaux de son chef de file, Mark Granovetter, dont ils résument ses trois principales contributions à la compréhension du marché et de l’action économique. Tout d’abord, Granovetter a démontré que toute action économique est une action sociale et qu’à ce titre, elle obéit à une variété de mobiles et est nécessairement une interaction sociale, influençant et influencée par les autres. Ensuite, il a mis en évidence l’encastrement social du marché, en reprenant la thèse originellement développée par Polanyi. Enfin, il a illustré le processus de construction sociale des institutions, en faisant appel aux réseaux qui se constituent entre les acteurs sociaux.

Le dernier chapitre se propose de réunir les autres approches de la nouvelle sociologie économique de langue anglaise : le renouveau de l’institutionnalisme américain, les néo-schumpétériens, les néo-corporatistes et la socio-économie. C’est sans doute le chapitre le plus insatisfaisant et le moins analytique. Les courants présentés sont trop nombreux et le matériel à traiter est très certainement trop volumineux. En conséquence, le lecteur a simplement droit à une très brève présentation de chacun des courants. En regard du renouveau de l’institutionnalisme américain, les auteurs auraient pu faire référence au regain d’intérêt pour l’oeuvre de Commons, qui a inspiré des recherches récentes sur le marché du travail et sur les politiques sociales, notamment parmi un certain nombre de chercheurs francophones. Le courant néo-schumpétérien, également qualifié d’évolutionniste, est présenté trop rapidement et il aurait été intéressant de développer le concept de paradigme technico-productif, mis de l’avant par Freeman. Quant au courant néo-corporatiste, avec les Streeck, Schmitter et Hollingsworth, il est résumé de façon brillante en quelques pages, en faisant bien ressortir la pluralité des mécanismes de coordination des activités économiques. Enfin, l’approche de la socio-économie, animée par Etzioni qui est à l’origine de la fondation du SASE (Society for the Advancement of Socio Economy), est davantage étudiée dans son projet « oecuménique » de rassembler toutes les alternatives à la théorie néoclassique que dans ses recherches et ses problématiques.

Au total, nous sommes en présence d’un ouvrage faisant montre d’une érudition remarquable et organisé de façon rigoureuse et conviviale. L’ouvrage contient une bibliographie de plus de 700 titres, dont le tiers est de langue anglaise. Il est accompagné d’un index des auteurs et des concepts. Chaque courant est présenté de manière systématique en suivant le même ordre d’exposition : d’abord, les conditions d’émergence ; ensuite, le programme de recherche, la problématique et les objets d’étude et, enfin, les variantes par rapport à l’école principale. On retrouve également, pour chacune des approches étudiées, une fiche signalétique fort utile qui contient, d’une part, un très bref résumé du programme initial de recherche, de la mission et des objectifs, des concepts centraux et des champs de recherche, et d’autre part, une présentation des auteurs et des ouvrages clés ainsi que des lieux institutionnels et de quelques adresses. Bien plus qu’un simple inventaire des théories et des auteurs ou un tour du monde à la manière d’un « road movie », un risque inhérent à ce genre scientifique, qu’est la revue de la littérature, l’ouvrage est un véritable compendium, un condensé substantiel et fidèle des principales approches de la nouvelle sociologie économique, particulièrement au regard de la littérature en langue française.

En dernier lieu, il se révèle pertinent d’interroger la représentation de la science économique que véhiculent les auteurs. N’ont-ils pas trop tendance à réduire celle-ci à l’un de ces courants, la théorie néoclassique et néolibérale ? Si tel est bien le cas, les découpages disciplinaires sont certes importants, mais les distinctions selon les courants, en transcendant les disciplines, le sont tout aussi, comme les auteurs le démontrent d’ailleurs en intégrant les théories économiques des conventions et de la régulation. S’agit-il en somme d’une « nouvelle sociologie économique » ou plutôt d’une nouvelle alternative à la théorie économique néoclassique et aux théories de l’action rationnelle ?