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Shakespeare est mort...Molière est mort...toués grands compositeurs sont morts...[...] pis y sont toutes plus vivants que jamais...y ont jamais été plus actuels qu’astheure !

Jean-Claude Germain, Les Hauts et les bas d’la vie d’une diva... [1]

En guise de prologue

Une fin de siècle qui coïncide avec le début d’un nouveau millénaire : peut-on rêver plus belle invite aux bilans ? Celui que je propose vise surtout à faire le point sur les liens spécifiques entretenus par la créativité théâtrale avec l’activité traduisante et s’inscrit dans le contexte socio-politique franco-canadien, en majeure partie québécois, des quelque quarante dernières années, c’est-à-dire durant la période cruciale, bigarrée et vibrionnante, qui a suivi la Révolution tranquille. L’enquête sera centrée sur l’importation et l’utilisation de textes dramatiques appartenant au répertoire du théâtre classique[2] européen et se référera à un corpus nettement circonscrit, limité aux versions franco-canadiennes de pièces originellement écrites dans la langue de Molière ou dans celle de Shakespeare, étant bien entendu que l’opération traductionnelle axée sur le théâtre est tout autant intralinguale qu’interlinguale.

La démarche traductologique implique une réflexion théorique étayée par l’examen des réalisations des praticiens. J’ai donc choisi d’analyser trois exemples pris consécutivement dans les trois dernières décennies. Non que je considère chaque texte comme emblématique de la période où il a été élaboré : on verra du reste que tel n’est pas le cas du premier exemple qui peut paraître déphasé par rapport au discours dominant, démodé, en quelque sorte. Mon propos est plutôt de verser au dossier d’une enquête collective des pièces originales, dont on a du reste peu parlé, et qui permettent soit de vérifier, soit de discuter les constats critiques pris en compte, de nuancer, moduler la problématique en perpétuel devenir de la traduction et de l’adaptation du théâtre. De surcroît, le deuxième exemple proposé ne provient pas du Québec. On aura alors l’occasion de suivre l’évolution de la programmatique des traducteurs/traductrices et adaptateurs/adaptatrices au cours des années et d’en débusquer les ramifications originales hors Québec. Les trois pièces seront abordées comme trois cas de figure.

Bilan implique synthèse. L’activité translative et, singulièrement, celle qui s’applique au théâtre, est soudée dans sa trajectoire temporelle et spatiale à ses incidences langagières, culturelles, artistiques et politiques. L’état des lieux effectué dans cette optique se doit de prendre en compte les contributions de nombreux chercheurs (et ceux-ci sont légion ![3]), historiens du théâtre, critiques littéraires, traductologues qui ont périodiquement fait le point sur un aspect ou un autre de la question au cours des dernières décennies; leur apport et leur impact s’inscrivent dans la mouvance d’un discours critique inséré dans un contexte socio-culturel et artistique en plein essor. Ces nombreux travaux, certains réellement fondateurs, sont à envisager comme autant de jalons déterminants dressés sur ce parcours que nous interceptons en pleine course au tournant du siècle. C’est eu égard à cette considération que je commencerai par ébaucher, en guise de prologue historique, un récapitulatif.

Au Canada, comme en Europe, Molière, Shakespeare et, à un degré moindre mais non négligeable, leurs contemporains ont toujours régulièrement fait partie des programmes des saisons théâtrales, dans leur langue d’origine ou en traduction. L’accueil qui leur a été fait par le public et la critique, le traitement auquel les ont soumis les traducteurs, adaptateurs et metteurs en scène sont révélateurs et il est intéressant de les retracer. D’emblée, il faut admettre que revisiter la production foisonnante léguée par de nombreux érudits au cours de la période qui nous concerne n’est pas chose aisée. (voir en particulier Godin/Mailhot, 1988 ; Engelbertz, 1989; Brisset, 1990; Bednarski and Oore, 1997; Godin, 1999) L’entreprise est captivante mais essoufflante, étant donné l’abondance et la diversité de focalisation de ce corpus.

C’est au Québec que tout s’est joué vers la fin des années soixante. L’émergence d’un théâtre québécois est passé par l’affranchissement de l’emprise de la langue du ou des colonisateurs. Ce fut donc un geste politique. Deux études critiques, l’une en anglais, l’autre en français, sans être à proprement parler des ouvrages de traductologie, n’en sont pas moins dignes de mention dans la reconstitution historique dont nous suivons pas à pas la progression; elles se situent en amont de l’étude fondatrice d’Annie Brisset (1990) et constituent deux jalons notables et difficilement contournables. Il s’agit en premier lieu du Theatre and Politics in Modern Quebec d’Elaine Nardocchio, paru en 1986 et de la synthèse réalisée par Monique Engelbertz dans un livre au titre éloquent : Le théâtre québécois de 1965 à 1980 - un théâtre politique (1989). Les visées et le champ d’investigation des deux auteures ne se recouvrent pas tout à fait : Nardocchio cherche à procurer un panorama du théâtre d’expression française au Québec qui soit en même temps un ouvrage de référence, un guide pratique pour les historiens et les praticiens du théâtre. Désireuse de montrer comment le théâtre s’est politisé au Québec, elle en reprend l’histoire à ses débuts, au temps de la Nouvelle-France et conduit son enquête jusqu’en 1980. Par-delà leurs différences, il convient de relever la communauté d’intention des deux critiques, à savoir la mise en évidence du caractère éminemment politique du théâtre québécois et en cela ces deux travaux ont leur place dans la bibliothèque des traductologues, puisque les revendications nationalistes des écrivains québécois qui s’articuleront dans un théâtre violemment engagé, « iconoclaste » dans ses pratiques, « perlocutoire » et « identitaire » dans ses fins (on reconnaît la terminologie éloquente d’Annie Brisset) passeront par les manipulations textuelles de divers textes dramatiques canoniques au cours de vingt années (1968-1988) déterminantes pour l’émergence d’un théâtre intrinsèquement et authentiquement québécois.

La thèse défendue magistralement par Annie Brisset dans sa Sociocritique de la traduction... (1990) réussit à replacer dans un même et unique projet idéologique des pièces apparemment aussi disparates que Le Cid Maghané de Réjean Ducharme, Hamlet, Prince du Québec de Robert Gurik, A Canadian play/une plaie canadienne de Jean-Claude Germain, le Lear de Jean-Pierre Ronfard ou le Macbeth de Michel Garneau. Cette étude fondamentale et originale sonde divers avatars des manipulations textuelles auxquelles est constamment exposé(e) le traducteur/la traductrice théâtral(e) et met en lumière l’efficacité créatrice de la parodie (Ducharme), de l’allégorie (Gurik), de la reconstruction linguistique, en l’occurrence le québécois classique (Garneau). 1968-1988 : vingt années cruciales durant lesquelles les événements politiques ont infléchi irréversiblement le cours de l’histoire et l’émergence du nationalisme québécois. 1980, avec l’échec du référendum, est une date-pivot.

C’est en effet au cours de la décennie qui a suivi, très précisément en 1988, avec le fameux « printemps Shakespeare » que s’amorce un grand tournant. Le cap est mis désormais sur une nouvelle approche, universalisante, des textes, que Leanore Lieblein débusque dans les traductions plus récentes de Shakespeare dues à Michel Garneau, Coriolan et La Tempête, mises en scène par Robert Lepage au Théâtre des Amériques en 1993 dans le cadre d’un « Cycle Shakespeare » qui incorpore son célèbre Macbeth de 1978 en lui donnant une tout autre signification. Il est frappant et significatif que, dorénavant, les productions de pièces classiques s’écartent nettement des stratégies révolutionnaires, subversives sur le plan langagier qui ont prévalu jusqu’au début de la dernière décennie du XXe siècle : « Ce qui frappait dans le discours entourant les trois productions de 1988[4], c’était, contrairement au Shakespeare politisé des années 1970, l’absence presque totale d’analyse politique et de lecture contextuelle » (Lieblein, 1998, pp. 104-105)

La synthèse pénétrante que propose André Ricard[5] dans son analyse de la « pratique actuelle de la scène au Québec » dans l’ouvrage qui termine notre balisage (Bednarski et Oore, 1997, pp.11-21) corrobore ces observations, les nuance et les enrichit de l’expérience du praticien qui décèle « trois caractéristiques aisément identifiables » du théâtre au Québec : le primat accordé au « spectacle », « la mainmise très ferme du metteur en scène sur chacune des composantes de la représentation » et « le retour aux textes du répertoire » (p.11).

À cet égard, le parcours d’Antonine Maillet est significatif : en 1978, elle écrit sa désopilante farce du Bourgeois gentleman, « inspirée de Molière »; depuis une bonne dizaine d’années, elle se tourne vers le théâtre élisabéthain qu’elle traduit en respectant son altérité et en étroite collaboration avec la compagnie du Théâtre du Rideau Vert. Nous lui devons trois nouveaux Shakespeare en français : Richard III (1989), La nuit des rois (1993) La tempête (1997) et aussi La foire de la Saint-Barthélémy (1994), « traduction et adaptation » d’une comédie de Ben Jonson qui sera notre troisième cas de figure.

Adaptation en trois temps

1. L’impromptu de Québec ou le Testament de Marcel Dubé (1974) d’après Le légataire universel de J.-F. Regnard (1708).

En 1974, Marcel Dubé (né en 1930) est à l’apogée de sa carrière. C’est un dramaturge établi; d’aucuns diront qu’il appartient, avec Gratien Gélinas et Françoise Loranger, à la vieille garde des auteurs du théâtre canadien moderne d’expression française; la majeure partie des pièces qui ont fait à juste titre sa célébrité ont été écrites et jouées dans les années 1950 et 1960 et sont assez conventionnelles pour ce qui est de leur facture dramaturgique et de la vision du monde qu’elles véhiculent. Dubé est un auteur de pièces sombres, chargées d’émotion et de drame, offrant une image réaliste assez désespérante de la société de son temps en pleine mutation, donnant fortement dans le misérabilisme, le mélodrame ou le sarcasme. Et voici qu’au printemps de 1974 il met la dernière main à une comédie, sa première comédie : L’impromptu de Québec ou le testament, « pièce en prose et en vers, légère, immorale, grinçante et parfois lyrique, d’après Le légataire universel de Jean-François Regnard », précise la page de titre de l’édition imprimée. « D’après », on le sait, est l’expression consacrée pour désigner au sens le plus vague du terme une adaptation. On en développera plus bas les connotations génériques.

La comédie a été jouée avec grand succès par le Théâtre de Marjolaine[6] du 22 juin au 30 septembre 1974 à Eastman dans une mise en scène d’Albert Millaire. C’était un spectacle estival qui se voulait enjoué, divertissant et qui le fut en vérité. Et pourtant, la comédie n’avait pas été écrite dans la joie et la détente. Dans l’avant-propos de deux pages qu’il rédige à l’Hôtel-Dieu de Montréal et signe le 6 juillet, Dubé, malade, évoque les circonstances de cette écriture et en date les étapes douloureuses. Il s’est réfugié à la fin d’un hiver qui s’éternise dans une auberge non loin de Magog et se sent piégé : « J’ai une pièce à écrire. Une directrice, un metteur en scène, des comédiens attendent. Et il faut que ce soit drôle [...]. Il n’est plus question de faire machine arrière... » . Un peu plus loin, on est arrivé au jour de Pâques, il constate d’un ton déprimé : « J’avance péniblement dans le manuscrit [...]. L’heure de tombée approche, je l’aurai bientôt franchie et la pièce ne sera pas terminée » (Dubé, 1974, p. 33). Il doit faire un séjour pénible de huit jours à l’hôpital pour subir de nombreux examens de dépistage; il continue d’écrire; on est en mai, et après « [e]ncore une nuit sans sommeil », il met « un point final à cet Impromptu de Québec » : « Je suis vidé, conclut-il. Il pleut... Mais je vais pouvoir dormir tranquille » (p. 34). Les conditions d’écriture sont loin d’être jubilatoires ! On peut se demander si, dans ces circonstances, Dubé, qui n’est pas un auteur comique chevronné, n’a pas opté pour l’adaptation d’une comédie appartenant aux classiques de la scène française plutôt que d’inventer de toutes pièces une intrigue. Seule une analyse contrastive du texte et de son modèle permettra de déceler l’originalité et la nouveauté du travail de Dubé tout en fournissant la possibilité de discuter de certaines caractéristiques de ce sous-genre protéiforme qu’est l’adaptation théâtrale.

Le légataire universel, composé en 1706 et représenté en 1708 à la Comédie-Française est la dernière production de Jean-François Regnard (1655-1709). Chronologiquement parlant, ce dramaturge se classe parmi les écrivains du XVIIe siècle, ce Grand Siècle que les historiens de la littérature ont coutume d’arrêter à la mort de Louis XIV (1715). Son théâtre fait partie du répertoire des pièces post-moliéresques; cependant, si la facture de ses comédies, composées pour la plupart pour le théâtre des Italiens, est somme toute assez conventionnelle, classique pourrait-on dire, les thèmes, l’éthique qui sous-tend l’élaboration des personnages et les intentions satiriques, bref un esprit comique plus caustique, plus cynique, plus impitoyable que ses prédécesseurs l’apparentent davantage aux auteurs du XVIIIe que du XVIIe siècle. Notons au passage le clin d’oeil de Marcel Dubé à Molière dans la formulation de la première partie de son titre : L’Impromptu de Québec ou le testament.[7]

Le légataire universel est une comédie en cinq actes et en vers, deux éléments qui la classent parmi les « grandes comédies », par rapport à la farce, généralement en prose et réduite à trois actes. La typologie a été mise au point par les théoriciens du XVIIe siècle et se vérifie tout au long de la production théâtrale de l’époque dite classique, avec de subtiles nuances et de géniales infractions chez Molière. En 1708, la situation sociale et politique de la France n’est guère brillante. Le trésor royal est vide, dilapidé par les guerres; celle de la Succession d’Espagne en est à sa huitième année. Le mécontentement général et l’instabilité sociale sont flagrants. Si on l’approche par le biais de la peinture sociale, la pièce se range dans la catégorie des « comédie de moeurs » avec une dramaturgie empruntée au style dramatique des comédies d’intrigue.

On a glosé sur les sources de cette intrigue. Certains en ont décelé l’origine dans un fait divers qui avait défrayé la chronique en Franche-Comté. Une source littéraire plus probable est un conte italien de Cadamonto de Lodi, Rome (1544), qui traite de la même histoire. Sources légendaires ou historiques, peu importe pour notre propos. Ce qui compte c’est de savoir que Dubé va emprunter un sujet qui n’est pas nouveau, même du temps du prêteur. Comme c’est le cas pour la plupart des pièces classiques, c’est la manière de traiter le sujet (de bien placer la balle comme disait Pascal[8]) qui est garante de nouveauté et non le sujet lui-même. La pièce est bâtie sur le schéma de la comédie d’intrigue qui repose sur la complexité et le rythme étourdissant des ressorts et des rebondissements multiples de l’action auxquels les protagonistes sont soumis et face auxquels ils doivent user de toutes les ressources de leur ingéniosité, de leur talent inventif, voire de leur friponnerie. Les procédés comiques au niveau de la gestuelle et du dialogue sont très souvent farcesques.

Résumons l’essentiel de la fable afin de dépister par la suite le traitement que lui a fait subir le dramaturge canadien. Géronte est un vieux bourgeois sans enfants. Il est moribond et quatre personnages gravitent autour de lui dans l’attente fébrile de son héritage. Son neveu Éraste a un valet répondant au nom de Crispin qui est amoureux de la servante Lisette, tandis qu’Éraste soupire pour la jolie Isabelle. Le maître et son valet sont de connivence pour se partager le butin si Éraste est institué légataire universel. Premier coup de théâtre : voici que Géronte, soudain tout ragaillardi, a décidé d’épouser Isabelle et de lui léguer tous ses biens. La mère de la jouvencelle, Mme Argante, qui fait passer l’argent bien avant les sentiments maternels, presse sa fille d’accepter (acte I). Au début de l’acte II, Géronte a changé d’avis; il s’est chipoté avec Mme Argante. De plus il doit subir les foudres de son apothicaire, au nom évocateur de Clistorel. Il veut maintenant léguer une partie de sa fortune à un neveu bas-normand et à une nièce du Maine[9] dont on ignorait jusqu’alors l’existence. Comment se débarrasser de ces héritiers intempestifs fort gênants ? Crispin va s’en charger. À l’acte III, avec la virtuosité d’improvisation qui le caractérise, le valet va se déguiser, costume et accent, et se faire passer pour le neveu puis pour la nièce de province afin de les discréditer par leur sottise et leur insolence auprès de l’oncle. Exit les deux provinciaux. Nouveau coup de théâtre : Géronte est à l’agonie. Panique dans l’entourage car il risque de mourir intestat. On récupère à toute allure les écus disponibles dans la maison mais que va-t-il advenir des biens ? Qu’à cela ne tienne. Enfoui sous les couvertures, la voix affaiblie et déformée comme il se doit, Crispin se fait passer pour Géronte et dicte son testament aux deux notaires (Scrupule et Gaspard) qui avaient été convoqués. L’occasion est trop belle. Le « moribond » en profite pour octroyer à Crispin et à sa chère Lisette une bonne part du magot. Le reste ira à Éraste. Nouvelle péripétie : Géronte n’était pas mort, il était seulement « en léthargie ». Panique des coquins. On essaie de se débarrasser des écus dans les mains de la belle Isabelle. Fin de l’acte IV. En dépit de l’insistance de son soupirant, Isabelle ne se laisse pas enjôler. Apparition de Géronte à qui on fait lecture du testament de Crispin qui le met en furie. On essaie de le convaincre que tout est de la faute de sa « léthargie ». Finalement, le vieillard cacochyme mourra berné et les autres comparses tireront leur épingle du jeu sans autre forme de procès et chacun épousera sa chacune.

Dans ce théâtre où priment la gaîté, le rythme endiablé, la gestuelle acrobatique, le dialogue pétillant souvent parodique, le cabotinage, le comique verbal agrémenté de calembours, de gauloiseries, de plaisanteries scatologiques, de réparties scabreuses, dans ce spectacle étourdissant, la psychologie des personnages n’est guère fouillée. Ceux-ci sont réduits à l’état de types. Leur nom (Géronte, Clistorel, Scrupule etc...) suffit à les camper. Isabelle était l’ingénue traditionnelle de comédie. Quant à Crispin, au début du XVIIIe siècle, il a déjà tout un passé de théâtre : Crispino était un valet de la Commedia dell’arte, bravache et fieffé coquin. D’autres dramaturges contemporains de Regnard viennent déjà de le mettre en scène : Hauteroche dans Crispin médecin et Crispin musicien et Lesage dans Crispin rival de son maître. La stylisation n’exclut pas l’évolution du type qui participe d’une intertextualité dynamique. Sur le Crispin conventionnel se greffe un type social nouveau qui fera bientôt fortune dans la littérature qui précède la Révolution de 1789 : celui du laquais-financier, intrigant et sans scrupule.

Que fait Marcel Dubé avec ce matériau ? Il garde de l’original tous les éléments de l’intrigue autour du thème de la course à l’héritage, les rebondissements, les déguisements, les jeux de rôle, mais il situe son histoire à Québec entre 1928 et 1930. Il y a donc une double transposition spatiale et temporelle. Géographiquement, l’actualisation joue à plein. Temporellement, Dubé prend ses distances. Il impose au contexte un recul de quelque quarante années, si bien que sa comédie se donne à voir comme une pièce historique. Le nombre des personnages est identique : il y en a dix chez Regnard (six protagonistes, trois comparses, une utilité). Dix aussi chez Dubé mais qui subissent quelques métamorphoses significatives dans le transfert. Chacun garde sa fonction actantielle dominante ainsi que le ou les traits caractéristiques de la psychologie de son prototype : avarice, cupidité, vénalité, candeur, sottise, ruse, roublardise sont de tous les temps. Seul varie le référent socio-historique.

La première différence est d’ordre onomastique. Les noms sont adaptés au nouveau contexte : le Québec de la fin des années vingt. Les prénoms de comédie conventionnels de la pièce de Regnard sont maintenant agrémentés d’un patronyme, ce qui permet un réalisme social doublé d’une symbolique satirique bien ciblée. Géronte devient Jérôme Dessureaux; la transformation du prénom répond surtout à une intention d’équivalence euphonique au détriment, sans doute, de la connotation étymologique, vivace dans l’imagination des spectateurs du XVIIe siècle, un peu moins chez ceux du XXe, encore que la gérontologie ne soit guère, de nos jours, une science du passé. Crispin, quant à lui, devient Valmore... Duplessis ! Il est passé au service de Jérôme en qualité de « chauffeur et homme à tout faire ». Le neveu s’appelle Christian Lajoie; il est orphelin, rescapé du naufrage du Titanic et champion de tennis. Madame Argante, c’est Rosa Saint-Amour; sa fille, Louise Saint-Amour; la servante Lisette s’est muée en Marina Maubeuge, une « étrangère, gouvernante et secrétaire privée de Jérôme ». L’apothicaire a fait place au docteur Urgel Sanschagrin tandis que monsieur Scrupule, le notaire, se nomme Martial Saint-Just; il est flanqué d’Octave Lamouche, « un nez-fourré partout qui servira de témoin à l’occasion », la mouche du coche, en quelque sorte, récupérée de la tradition fabuliste et amalgamée au souvenir d’une mouche célèbre, prise dans l’action d’une comédie qui n’est pas sans présenter de nombreux points communs avec celle de Regnard/Dubé : on pense à Mosca (la mouche), âme damnée du seigneur Volpone de Ben Jonson. Jusqu’alors, ces adaptations sont assez anodines et s’inscrivent dans la démarche de l’actualisation qui, pour rappeler la définition généralement admise, est une « opération qui consiste à adapter au temps présent un texte ancien, en tenant compte du goût du nouveau public, et des modifications de la fable rendues nécessaires par l’évolution de la société » (Pavis, 1996, p. 12).

Au dixième personnage, simple figurant chez Regnard (le laquais) Dubé substitue un « narrateur » investi d’une fonction tout à fait nouvelle. C’est une sorte d’actant, disert et omniscient, qui apparaît périodiquement pour présenter ou commenter l’action. Il est donc le meneur de jeu et en tant que tel sert de lien entre les spectateurs et ce qui se déroule sur scène; en même temps, il incarne, à l’intérieur de la pièce, un regard sur elle et en ce sens confère à l’illusion théâtrale une distanciation paradoxale. Sa source dramaturgique est au carrefour de différents éléments, les uns intérieurs à la pièce qui sert de modèle à Dubé, d’autres émergeant des données d’un discours intertextuel décelable au sein de l’activité créatrice de l’adaptateur.

En effet, la pratique qui consiste à prendre le spectateur à parti est assez fréquente dans le théâtre classique; elle va des apartés aux discours adressés au public par l’un des personnages. Dans le théâtre élisabéthain, il y a même un personnage, appelé « prologue » dont la seule fonction est de parler de la pièce aux spectateurs. Au dénouement du Légataire universel, Crispin qui est le grand gagnant de toute l’affaire, se tourne effrontément vers la salle et harangue en ces termes « le parterre » :

Messieurs, j’ai grâce au ciel, mis ma barque à bon port.

En faveur des vivants je fais revivre un mort[10];

Je nomme à mes désirs, un ample légataire;

J’acquiers quinze cents francs de rente viagère,

Et femme au par-dessus. Mais ce n’est pas assez;

Je renonce à mon legs si vous n’applaudissez.

Acte V, sc. 9, pp.1867-72

Dubé a voulu comme premier titre de sa comédie : L’impromptu de Québec. Nous en avons esquissé plus haut la filiation (se reporter à la note 7). Or, depuis Molière, l’impromptu est devenu une forme théâtrale spécifique où l’auteur se mêle à l’action, créant ainsi un effet de mise en abyme de l’intrigue principale. Le narrateur de Dubé peut être vu comme un avatar masqué de l’auteur et son existence dramaturgique entraîne une restructuration d’ensemble de la pièce.

Au niveau de l’intrigue, Dubé suit la trame de l’histoire et en conserve, en les adaptant, les divers épisodes : les accès de léthargie à répétition de Géronte se muent en crises d’apoplexie et en infarctus. Les deux parents de province deviennent un neveu de Sainte-Agathe et une nièce du Massachussetts, ce qui offre à Valmore l’occasion de jeux de rôles caricaturaux et à Dubé l’occasion d’un comique verbal aux relents de franglais avec quelques sous-entendus satiriques à l’endroit du bilinguisme[11]. Toutefois, c’est au niveau de l’agencement des scènes que le travail d’adaptation est le plus patent. Les cinq actes de l’original cèdent la place à « quatre tableaux », précédés d’un préambule et aboutissant à deux finales. Les quatre tableaux suivent la trame de la comédie de Regnard. Dubé leur a même donné un titre : 1. « Esquisse du complot ». 2. « La trame du complot ». 3. « Sursaut du vieux tableau » 4. « Les ombres sortent des porte-manteaux ». Chaque titre est agrémenté de quelques lignes explicatives, un peu à la façon dont les romanciers de jadis rédigeaient leurs titres de chapitre. Dubé ajoute de la musique de scène; les dialogues sont en prose ponctuée de couplets chantés en vers de mirliton à résonances sentimentales ou satiriques[12]; chaque tableau se termine par des chansons. Il y a de la part de l’adaptateur subversion drolatique et ludique d’un genre populaire à la mode : la comédie musicale.

Cependant, le dramaturge canadien impose à l’enchaînement des événements et des péripéties un bouleversement structurel fondamental et significatif du point de vue des effets du spectacle et de l’éthique qu’il transmet et ce faisant, il rompt avec la sacro-sainte règle classique de l’unité de temps. En effet, le préambule et la première finale se passent tous deux au cimetière au moment de l’enterrement de Jérôme. Ce sont deux séquences censées se dérouler dans la même journée, l’une au cimetière, l’autre dans la maison du mort où a lieu la traditionnelle réception après les funérailles que Dubé sarcastique, appelle « Bacchanales ». Dans le « Préambule et funambules », au cimetière de Saint-Laurent, alors que tous sont absorbés par les lamentations de rigueur, et chantent une « supplique en forme de cantique », un coup de tonnerre éclate, accompagné d’un éclair fulgurant; le cercueil s’ouvre, Jérôme apparaît et s’écrie : « Sachez que ma malédiction plane sur vous, bande de « ‘torrieux’ » (p. 47). Dubé a pris au mot Crispin se vantant d’avoir fait « revivre un mort » (voir plus haut la note 10). Cette parodie grand-guignolesque de certaines pièces jacobéennes ou encore du mélodrame dont étaient friands les amateurs de littérature gothique au XIXe siècle fait l’effet d’une bombe. La suite viendra quatre tableaux plus loin. Dans le temps de la succession dramatique, les quatre tableaux sont donc placés par ce préambule en position d’ample retour en arrière, un peu à la façon de la technique cinématographique du flash back. Cet éclatement du temps de l’action est un remaniement fondamental qui s’accompagne d’un effet dramatique qui n’existe pas du tout chez Regnard. Enfin le dénouement est plus âpre et plus impitoyable que celui du Légataire universel. Dans la première finale, les bons sortent perdants de l’aventure. Valmore a réussi à berner tout le monde. Non seulement il s’intronise « légataire universel » grâce à sa rouerie et à ses talents d’histrion mais il s’invente une tante du nom de Marie-Fistule qui révèle dans une lettre qu’il n’est autre que le fils illégitime de Jérôme, donc son héritier direct. Il y a une première finale, au cours de laquelle on entonne une chanson appropriée « pour fêter un mort »; l’euphorie de ces « Bacchanales » est corrigée par une deuxième finale intitulée : « Le monde tourne mal » et qui se situe après la crise économique de 1929. Valmore qui avait placé son magot dans l’importation est ruiné. Son épouse, Louise, est réduite à vendre des glaces dans la rue. Il a dû vendre « la maison de la Grande Allée, ses deux lévriers et sa Rolls Royce » (p. 186). Christian qui avait épousé Marina, revient d’Europe où il a réalisé le rêve de sa vie : battre le champion de tennis Henri Cochet. Il a une grosse fortune maintenant et peut racheter la maison de son oncle. L’ultime refrain de la comédie est donc : « Qui perd gagne » et comme l’affirme Urgel : « Toutes les pièces ont été déplacées sur l’échiquier. Il ne s’agissait que de laisser les temps les remettre à la bonne place » (p. 192).

Il faut reconnaître que Le légataire universel sort bien « maghané » de toute cette adaptation et que Regnard, mis par Dubé en premier sur sa liste de dédicataires, est en passe, à l’instar de Jérôme, de se retourner dans sa tombe ! Dubé tire d’une comédie de moeurs d’Ancien Régime à l’issue assez cynique une sorte de vaudeville musical où l’humour noir voisine avec le « slapstick » et les gauloiseries font bon ménage avec un romanesque sentimental un tantinet feuilletonnesque et il fait triompher la justice poétique. Mais, après tout, une adaptation théâtrale n’est-elle pas une entreprise de « maghanage » à des degrés divers ? André Antoine, le petit employé du gaz parisien devenu grand metteur en scène et fondateur du Théâtre Libre parlait déjà, à la fin du XIXe siècle, de « tripatouillages ». On peut regarder ce théâtre québécois des années soixante-dix du point de vue de l’affirmation d’une identité nationale mais aussi sous l’angle d’une dramaturgie de la dérision et en ce sens ce divertissement aigre-doux de Dubé rejoint la vision désenchantée de ses drames. On rit mais c’est un rire jaune. « L’auteur dramatique ne doit plus rêver de patrie lointaine, déclare-t-il, dans une entrevue au magazine Châtelaine (1971) mais s’accomplir dans le temps présent, sur le sol nouveau de son pays » (cité par Jocelyne Mathé, « Marcel Dubé ». Le théâtre canadien-français. Archives des lettres canadiennes, tome V, Fidès, 1976). N’est-ce pas un peu la façon dont lui-même se comporte face à son modèle lointain ?

Paradoxalement, Dubé choisit d’adapter une comédie qui a des résonances dans la société québécoise de son temps. Il semble aussi avoir été séduit par la qualité ludique de ce théâtre, mais il opte pour une résolution des conflits qui entretient une plus grande parenté morale avec la comédie de Molière qu’avec celle de ses successeurs, en ce sens que les bons sont récompensés et les méchants punis. C’est là le sens de la deuxième finale qui proclame la conception optimiste du vieil adage du jeu du « qui perd gagne », donc la foi en une justice poétique. Il est vrai que cette comédie est somme toute exceptionnelle, insolite, dans le reste de la production dramatique de Marcel Dubé au point qu’elle est souvent oubliée dans les bibliographies du dramaturge. Est-ce à dire pour autant qu’il faille la marginaliser ? D’abord, au niveau esthétique, c’est un divertissement dont les qualités spectaculaires sont loin d’être négligeables. Elle offre aux amateurs de théâtre, metteurs en scène, comédiens, spectateurs friands de farce et de bouffonnerie, une source de plaisir axé avant tout sur le divertissement. Qui a dit que ce genre de théâtre n’avait pas droit de cité ?

De plus, la comédie a une portée satirique, universelle dans son objet : elle exhibe et, ce faisant, dénonce, fustige la cupidité humaine, à défaut de la corriger ouvertement (Castigat ridendo mores : on se rappelle le vieux slogan de la comédie classique ). On peut donc dire que Dubé fait en quelque sorte oeuvre de moraliste. De plus, l’intention didactique masquée s’actualise dans un contexte socio-politique bien précis : celui des années du régime autocratique, policier et corrompu, de Duplessis. On peut alléguer que si l’actualisation spatiale nous autorise à ranger la pièce sans hésitation parmi les créations québécoises, sur le plan temporel, Dubé, dont les idées politiques sont loin d’être révolutionnaires, semble se distancer de l’engagement nationaliste passionné de ses contemporains en crise d’identité. L’été de 1974, le pays est en pleine période électorale. Le choix du sujet et de son référent historique n’est sans doute pas innocent. Cette comédie que Dubé a voulue « légère », mais en même temps « grinçante » a des implications politiques. C’est sa façon à lui de militer en mettant en garde contre les abus et l’immoralité d’un régime politique reposant sur l’appât de l’argent et l’atteinte à la liberté. Un siècle avant lui, Émile Zola dont on connaît la combativité et l’ardeur des engagements politiques, avait écrit Les Héritiers Rabourdin en s’inspirant du Volpone de Ben Jonson[13]. Les chercheurs polysystémiques ont abondamment prouvé naguère à quel point les traducteurs théâtraux ajustent leurs adaptations au genre dominant dans le système qui les accueille[14]. Dubé drape sa course à l’héritage dans les oripeaux de la comédie musicale pour mieux faire passer son message auprès d’une certaine couche de la population en pleine réflexion politique. Par delà l’éthique conservatrice qu’elle véhicule et une forme de théâtre populaire traditionnelle, L’impromptu de Québec ou le testament n’est pas si éloigné qu’on le penserait des créations théâtrales élaborées au cours de la même décennie par ceux de ses contemporains les plus militants, les plus iconoclastes, les plus subversifs. Au milieu d’une décennie qui sur le plan de l’histoire événementielle a commencé au Québec dans la violence et le sang, et au plan de la création artistique a été le témoin de l’affirmation d’un théâtre de plus en plus contestataire et d’une remarquable créativité, Dubé fait-il vraiment cavalier seul ?

Quatre ans plus tard, en 1978, Antonine Maillet fera représenter Le Bourgeois gentleman, « imitée de Molière », qui sous des dehors de farce sans danger, est un puissant réquisitoire contre la domination intempestive de l’Anglais qui est « le mal incarné » au Québec. Nous renvoyons à l’analyse pénétrante qu’en fait Annie Brisset : « La comédie de Molière est en quelque sorte utilisée comme une métaphore pour légitimer subtilement le refus de l’Autre, écrit-elle. La version québécoise du Bourgeois gentilhomme est moins une imitation qu’une récupération littéraire » (Brisset, 1990, pp. 147-148). Dans la mesure où il transpose l’intrigue de Regnard dans la société québécoise de la fin des années vingt simplement pour prouver que, peu importe le contexte socio-historique, la course à l’héritage et ce qu’elle implique de mensonge et de perversion sont toujours d’actualité, L’impromptu de Québec ou le testament correspond à la définition communément acceptée de l’actualisation. Cependant, par les manipulations que l’auteur fait subir au genre de la comédie à des fins de dérision, l’adaptation du Légataire universel est beaucoup plus inventive qu’il n’y paraît et Marcel Dubé auteur comique pour une fois, fait oeuvre d’originalité.

Dans le domaine du théâtre, le trafic des langues, des genres et des discours est une entreprise complexe dans laquelle les acteurs sont souvent masqués. L’adaptation de Dubé est une re-création et une récréation qui se joue en trois mouvements, trois formes d’actualisation, spatiale, temporelle et générique; cette dernière, par son renouvellement créateur du système dramaturgique de l’original, affranchit l’adaptateur des contraintes de son modèle. Sur le mode drolatique, sa comédie transmet le discours politique d’un moraliste inquiet : « La scène représente toujours une symbolisation des espaces socio-culturels », fait remarquer Anne Ubersfeld (1978, p.157).

2. Cré Sganarelle de Claude Dorge, une adaptation du Médecin malgré lui (1666) au « Cercle Molière » de Saint-Boniface (1982) [15], ou : Molière manitobain malgré (ou grâce à ?) lui.

La comédie de Molière est une farce en trois actes, inspirée par un fabliau célèbre du Moyen âge, Le vilain mire. Elle a même des antécédents qui figuraient au répertoire de la troupe, tels que Le fagotier (1661), Le fagoteux (1663) ou Le médecin par force (1664). Il n’est donc pas vraiment surprenant d’en trouver une version manitobaine sur la scène du « Cercle Molière ». Venant après les diverses manipulations et appropriations des pièces classiques par les nationalistes québécois au cours des deux décennies précédentes, on peut s’interroger sur les mobiles qui ont poussé Claude Dorge à adapter ce texte pour les spectateurs franco-manitobains de 1982. Déjà au temps de Molière, les assidus des salons parisiens notaient avec une certaine condescendance le retard culturel de la province sur la capitale. S’agirait-il simplement d’un décalage temporel de la prairie par rapport à la vitalité avant-gardiste et aux engagements politiques de la Belle province ou bien les visées de l’adaptateur sont-elles moins compromises dans la fameuse « querelle du joual » et plus axées sur l’esthétique du théâtre comme moyen de communication et source de plaisir ? Seul un examen du texte de cette adaptation pourra aider à fournir quelques réponses.

Le médecin malgré lui est une farce. Il ne s’agit donc pas d’une comédie de caractère de grande portée satirique, encore qu’elle s’intègre, sur le mode bouffon, dans le grand projet critique de Molière à l’endroit des charlatans. La farce est un moment de détente; elle se présente d’abord comme un divertissement. C’était un morceau de bravoure pour l’acteur Molière qui jouait le fagotier Sganarelle, paré de son « costume de perroquet »[16], Molière qu’on saluait en son temps comme « le premier farceur de France ». L’intrigue est simple, réduite à un schéma conventionnel de fabliau qui met en scène la vengeance d’une épouse décidée à jouer un bon tour à son ivrogne de mari, querelleur et brutal. Celle-ci, prénommée Martine, rencontre Lucas et Valère, deux domestiques d’un certain Géronte, en quête d’un médecin pour guérir la fille de leur maître; la jeune fille est atteinte d’un mal mystérieux qui lui a enlevé l’usage de la parole. Martine convainc facilement Lucas et Valère qui ne sont pas très futés que Sganarelle est un excellent médecin (il est vrai qu’il se vante d’avoir été au service d’un de ces praticiens pendant dix ans) mais, leur dit-elle, seuls les coups de bâtons peuvent lui faire admettre son talent. Le reste va de soi et le déroulement de la farce est bien connu. Le docteur Sganarelle réussira à faire parler Lucinde qui faisait la muette pour retarder le mariage que son vieux père avait arrangé contre son gré et qui finira, grâce à un héritage arrivé à point nommé, à épouser son beau Léandre. Le comique, essentiellement gestuel et verbal, jaillit surtout du personnage de Sganarelle, de ses rodomontades et de son galimatias de pseudo-médecin prêt à toutes les supercheries pour échapper aux coups de bâton.

Cré Sganarelle est divisé en trois actes dont l’action et les dialogues suivent le déroulement de ceux de la farce de Molière à la différence près que Dorge s’est livré à une triple actualisation, spatiale, temporelle et linguistique. Les noms des personnages n’ont pas été changés. Mais Sganarelle, portant chemise jaune et habit vert à l’instar de son prototype moliéresque, fait maintenant du porte à porte pour vendre le produit « Anyway », muni d’un chariot secrètement équipé d’un petit bar. Géronte est « un boss de la mafia », Lucas et Valère sont « ses bras-forts ». La scène se passe au Manitoba au XXe siècle. Les dialogues sont parsemés d’allusions à la vie locale, au journal de la région, La Liberté (p.19), il y a même une réplique sur les maigres octrois du Conseil des arts qui forcent les comédiens à tenir deux rôles (p.13), une référence au « médicare » et à « Blue cross » (p. 27) et un coup de patte au style coincé des annonceurs de Radio-Canada (p. 8) !

Il est manifeste, dans la formulation-même du titre, qu’il sera fait usage de parlures franco-canadiennes. Sensiblement à la même époque à laquelle Claude Dorge élaborait son spectacle manitobain, Antoine Vitez, le grand novateur en matière de scénographie, déclarait au cours d’une entrevue sur « le devoir de traduire » : « Le théâtre est le lieu où le peuple vient écouter sa langue » (Théâtre Public, 1982, p. 8). En fait, les dialogues sont transcrits pour la plupart en joual. Prenons à titre d’exemple les premières répliques échangées entre les deux époux :

Sganarelle

Non, j’te dis ! Non, non et non, j’veux rien savoir ! C’est moi l’homme d’la maison, c’est moi l’mari, c’est moi l’boss. Toi, ma belle, t’es la femme, pis t’es mieux d’être soumise, d’obéir à ton mari pis de t’la farmer. Compris ?

Martine

Aye, arrive en ville, ‘tit gars ! Sors des bois, pis vite. Le temps de l’homme roi-du-foyer, pis d’la femme sois-belle-pis-farme-la est fini, OK ? J’tannée d’te voir faire à ta tête. J’tai pas marié pour endurer tes folleries.

S

C’est t’y fatiguant des femmes ! Y’a ben Aristote...

M

Qui ça Aristote ?

S

Ben Wéyons ! Aristote, le propriétaire du « Aristote’s Café and Pizza » au coin d’la rue...

M

Qu’est-ce qu’y vient faire là-dedans, lui ?

S

Ben, Aristote, lui, y connaît ça les femmes.

M

J’comprends donc ! Ces Grecs, pis ces Italiens, y ont rien qu’ça en tête, les femmes !

S

En tout cas, y’a pour son dire, mon chum Aristote, qu’y a pas d’pire démon qu’une femme

scène 1, p. 1[17]

La querelle dégénère :

S

Tout c’que je peux dire c’est qu’t’as été ben chanceuse de m’accrocher.

M

Moi, chanceuse ? Avec un homme qui mange tout l’héritage de mon père !

S

T’exagère encore ! J’le mange pas toute, j’en bois une partie...[...]

M

Pis c’est quoi mes distractions à moi ?

S

N’importe quoi qu’ça t’tente de faire. J’sui ben “open”, tu l’sais.

M

J’ai l’temps, d’abord, de m’distraire ! Avec quatre p’tits sur les bras...

S

Mets-les à terre, ça t’fatiguera moins !

p. 4[18]

Par contre, des passages entiers de Molière sont calqués sans changement et reproduits dans la version franco-canadienne. Dorge fait ainsi cohabiter deux niveaux de langage et il exploite cette juxtaposition, cette sorte de collage intertextuel, à des fins comiques. C’est ainsi que le Sganarelle canadien énonce avec la même volubilité, le même accent et dans les mêmes termes, que Lucinde a perdu la parole « à cause d’un empêchement de l’action de la langue » (CR, II, 4 p. 56). Les deux grands boniments doctoraux sortis de l’imagination de Molière sont intégrés au texte de CR presque intégralement. Il s’agit du comique verbal étourdissant du jargon de la fameuse consultation (II, 4, MML, pp. 48-49 et CR, p. 58) où à grand renfort de citations latines, de références pédantes hétéroclites sur les « humeurs peccantes [...] les vapeurs formées par les exhalaisons des influences qui s’élèvent dans la région des maladies » et autres observations physiologiques absurdes sur le foie qui est gauche, le coeur à droite, et les « vapeurs qui remplissent les ventricules de l’omoplate etc... », Sganarelle établit son diagnostic devant l’assemblée ébaubie par tant de science et qui éclate en applaudissements. Puis, à la « quantité de pain trempé dans du vin » prescrite comme remède infaillible par le fagotier, Dorge substitue goulûment un cocktail nord-américain agrémenté de la posologie adéquate :

Dans un grand bol, mélangez une boîte de jus d’orange, une boîte de jus de pamplemousse, une bouteille de tonic puis une bouteille de gin. Ajoutez quelques tranches d’oranges, décorez avec des cerises rouges et vertes, saupoudrez de cannelle et laissez refroidir environ une heure. Servez avec des amuses-gueules.

p. 60

L’anachronisme engendre un effet de comique burlesque tout à fait dans l’esprit du comique moliéresque.

L’adaptateur en fait se livre à un chassé-croisé ludique entre le texte de Molière et ses propres créations. Par exemple, et contrairement à l’auscultation de Lucinde, dans la scène bouffonne où Thibaut vient consulter le docteur miracle pour sa femme qui « est malade d’hypocrisie » et décrit les symptômes en accumulant les lapsus (MML, III, 2, p. 59), Dorge, avec une virtuosité comique de la même veine, récrit le monologue du rustre en empilant des lapsus de son cru. Il crée ainsi, à l’instar de Molière, sa propre fatrasie :

Thibaut

Elle souff’d’hypocrisie.

Sganarelle

D’hypocrisie ?

T

Oui, c’est-à-dire qu’a s’est ronflée partout pis ‘a l’a attrapé un ti-aller.’A s’plaigna’ d’avoir des demi-graines. Pis, son rhum-de-bardeau a développé en infirmation-de-poutine avec des râlements dans les coudons. Ça doit être une ‘psyphonie ou bedon un’branche-‘tite. Mais on a peur que ça soye un tu-perds-la-clause ou même le pot-en-haut. R’marquez, c’est peut-être rien qu’un tour-d’anges...

CR, III, 2, p. 66

On aboutit alors à un étonnant mélange intertextuel qui fait l’originalité de ce travail d’adaptation. Ce salmigondis linguistique que l’on peut relier à la tradition burlesque relève aussi d’une esthétique post-moderne qui fera son chemin.

Dans le même esprit, Dorge brouille sciemment les époques. Monsieur Robert, le voisin qui est un « comédien qui se retrouve dans la bonne pièce mais dans la mauvaise production », comme le signale la liste des personnages, Monsieur Robert arrive en costume du XVIIe siècle. Il surprend Sganarelle en train de battre sa femme et débite la réplique que lui donne Molière en semblable circonstance : « Holà, holà, holà ! Fi ! Qu’est-ce ci ? Quelle infamie ! La peste soit du coquin, de battre ainsi sa femme » (CR, I, 1, p. 6). Il sème le désarroi chez les deux protagonistes et se demande alors s’il est bien dans la bonne pièce tandis que les deux y vont de leur commentaire : « Tu y’a vu la bouche quand y parle ? », dit Martine à qui Sganarelle fait écho : « Un vrai trou d’poule... » et Martine de conclure : « Y’a dû apprendre à parler à l’École Biaritz, lui ! » (I, 2, p. 8). De même, le pédantisme drolatique du fagotier de Molière : « Et vous êtes un impertinent de vous ingérer des affaires d’autrui. Apprenez que Cicéron dit qu’entre l’arbre et le doigt il ne faut pas y mettre l’écorce » (MML, I, 2, pp. 23-24) donne lieu à la scène suivante :

Sganarelle (imitant Robert)

Et vous êtes un impertinent, de vous ingérer dans ‘é z-affaires d’autrui.

Martine (impressionnée)

Aye ! Tu parles ben quand tu veux ! Où t’as pris ça ?

S

J’ai peut-être pas fait mon cours classic chez les jésuites, j’ai peut-être pas mon doctorat en « pholosophie » de l’Université Laval, mais quand on veut... A force de r’garder les films français à ti-vi...

[...] Écoute moi ben, là. J’ai un autre boutte à y glisser. Écoute ben ça. Apprenez que Cicéron dit qu’entre l’arbre et le doigt il ne faut point mettre l’écorce ».

Martine trouve ces pensées trop compliquées pour elle et M. Robert ( oubliant « son beau parlé ») l’approuve :

« Franchement, moi non plus. Qui c’est qu’t’as dit qu’y avait dit ça, encore ? »

[...]

M

Où t’as lu ça ?

S

Dans une des pièces de (à l’anglaise) J.B.

M

J.B. ?

M.Robert

Jean-Baptiste...

S

Poquelin.

M.R

dit Molière

M

Ah, Molière ! Lui ! Y’a rien là...

M.R

Si y’a rien là chez Molière. J’vois vraiment pas c’que j’fais icitte.

CR, I, 2 pp. 11-12

Dans cette farce qui repose en grande partie sur la mascarade et le déguisement, le langage est un masque de plus. Ainsi lorsque Sganarelle se présente à Géronte, il joue une rôle. Il porte donc le masque du langage soutenu. Son entrée en matière est presque intégralement calquée sur le texte de Molière[19] : « Je suis ravi, monsieur », dit-il avec force subjonctifs et en faisant toutes les liaisons, « je suis ravi, que votre fille ait besoin de moi, et je souhaiterais de tout mon coeur que vous eussiez besoin de mes services, vous-z-aussi, afin que je puisse vous témoigner l’honneur que vous me faites en me permettant d’avoir la joie de vous servir »; ce à quoi, Géronte répond : « Monsieur, je suis ben honoré d’avoir le plaisir de vous recevoir dans ma maison », tandis que Jacqueline, la bonne, en aparté à Valère se pose des questions sur l’accoutrement du bonhomme : « C’est quoi l’idée du suit d’Hallowe’en ? C’est y un docteur ton gars ou bedon une sorcière ? »(CR, II. 3, p. 44). Il en résulte un effet comique de dissonance qui est double : il y a à la fois création d’un comique verbal euphorique et élaboration d’un comique de contraste satirique qui ridiculise le caractère artificiel du français ampoulé.

Il est vrai que le texte de Molière, l’auteur-comédien, se prête bien à ces mélanges de tons, de registres et de niveaux de langue, qui vont des pitreries à la satire. Il y a d’abord Lucas qui parle patois. Très peu de personnages de Molière parlent patois, en vérité. L’exemple toujours donné est celui de Pierre, le paysan dont la femme est séduite par Dom Juan; c’est un patois à propos duquel on a beaucoup glosé pour arriver à la conclusion qu’il s’agit plutôt d’une sorte de dialecte composite où les linguistes retrouvent des échos des divers parlers régionaux de la campagne française du temps de Molière, bien connue de celui qui l’a sillonnée pendant près de dix-huit ans de vie errante avec son Illustre Théâtre. Une sorte de patois de théâtre, donc.

Le Lucas de Molière se trouve bien embarrassé de la mission que leur a confiée leur maître et le dit à Valère en ces termes : « Parguenne ! J’avons pris là tous deux une gueble de commission; et je ne sais pas, moi, ce que je pensons attraper.[...] Mais quelle fantaisie s’est-il boutée là dans la tête, puisque les médecins y avons tous pardu leur latin ? » (MML, I, 4, p. 25). Sa femme Jacqueline qui est la nourrice de Lucinde parle le même langage. Elle tente ainsi de faire entendre raison à son maît : « Je vous dis [...] que tous ces médecins n’y feront rian que de l’iau claire; que votre fille a besoin d’autre chose que de ribarbe et de séné, et qu’un mari est une emplâtre qui garit tous les maux des filles. [...] vous il vouilliez bailler cun homme qu’alle aime point. Que ne preniais-vous ce monsieu Liandre, qui il touchait au coeur ? Alle aurait été fort obéissante; et je m’en vas gager qu’il la prendrait, il, comme alle est, si vous la il vouillais donner » ( MML, II, 1, p. 40).

Il faut enfin signaler deux éléments de spectacle qui ont été ajoutés et insérés dans l’action : d’abord, l’intégration d’une musique de scène beaucoup moins épisodique que la chanson de Sganarelle à sa dive bouteille[20]. Le célèbre « il me plaît d’être battue » que Martine rétorque à Monsieur Robert qui prenait sa défense (MML, I, 2, p. 23) donne lieu à toute une chanson bouffonne : « J’aim’ ça...qu’il me batte/Même si... y en a qui trouvent ça platte etc... », accompagné d’un « tango des masochistes ». Il y a aussi un couplet pour Valère et Lucas et la pièce se termine sur une grande finale chantée. Cette technique se rattache sans doute au goût de l’époque pour les comédies musicales mais on pourrait la concevoir aussi comme une transcription moderne du genre de la comédie-ballet, « comédie mêlée de musique et de danses », élaborée par Molière.

Deuxième ajout : l’addition facétieuse d’une voix qui vient sermonner les gens quand leurs gestes ou leurs discours deviennent trop choquants pour la morale. Actant invisible, la Voix (« de la décence, de la moralité, de la pudeur, de l’anti-cochonnerie et du bon parler » (CR, II, 3. p. 48) se lance dans une diatribe, à laquelle on ne croit pas plus que les admirateurs de Molière en son temps n’accordaient crédit aux détracteurs de Tartuffe, une longue et véhémente tirade contre les agissements répréhensibles des adaptateurs modernes qui ne respectent plus rien :

« [...] Un peu de respect, de grâce ! Les Belles-soeurs, Marie-Lou, « je m’en vais à Régina » ce n’était pas assez ! Voilà maintenant que l’on déforme, que l’on démantelle les « grands classiques » ! Et la langue française dans tout cela, que devient-elle ? Pauvre mutilée méconnaissable ! Déchirée ! Piétinée ! Désarticulée !Violée ! »
-Wow ! Attention ! C’est cochon ça !, s’exclame Sganarelle pour mettre fin à ces considérations esthétiques et morales et « continuer l’show »

CR, II, 3, p. 50

Si dans quelques passages, tels que ce dernier, on retrouve un peu de l’esprit polémique de certains des dramaturges militants québécois des décennies précédentes, en particulier le Réjean Ducharme du Cid Maghané qui comptait sur les effets iconoclastes du mélange des parlers et des registres pour revendiquer un affranchissement de la langue du colonisateur, dans l’ensemble, il semble que dans ce spectacle de farce pétillante et débridée où priment le rire et la bonne santé, la pratique dramaturgique de la parodie inhérente à cette forme de comique soit plus orientée vers la pantalonnade que la contestation. Cré Sganarelle se donne à voir comme une réflexion acrobatique sur l’illusion théâtrale, une célébration de la vie et en dernier ressort un hommage au génie comique de Molière. C’est du reste lui qui a le dernier mot : « M. Oh l’amour.../ S. Oh Molière ! Finale et rideau » (p. 79).

3. La Foire de la Saint-Barthélémy, traduction et adaptation d’Antonine Maillet (1994) de Bartholmew Fair[21], comédie de Ben Jonson (1614)[22]

La troisième étape de ce périple nous rapproche du XXIe siècle et nous en distancie en même temps de façon vertigineuse puisque près de quatre cents ans séparent la réalisation d’Antonine Maillet de son original jacobéen. Il ne s’agit plus, comme c’était le cas des deux exemples précédents, d’opération de transfert intralingual mais véritablement d’une traduction interlinguale, qui présentait un défi de taille à la traductrice, étant donné l’éloignement géographique, temporel et, partant, langagier et culturel de l’oeuvre-source. Le défi, proposé par le metteur en scène Guillermo de Andrea, fut relevé avec brio et aboutit aux représentations de la pièce par le Théâtre du Rideau Vert du 26 avril au 21 mai 1994.

Après Volpone (1606), Epicène ou la femme silencieuse (1609) et L’Alchimiste (1610), Bartholmew Fair fait partie des grandes créations comiques de celui qui fut à la fois l’ami et le rival de Shakespeare et à qui il serait vain de le comparer, car, comme le dit Guillermo de Andrea, « c’est le jour et la nuit » (Programme). La pièce est d’une facture assez insolite; ce n’est pas une comédie traditionnelle avec une intrigue amenée et conduite à son dénouement avec force péripéties et rebondissements. Elle met en scène un groupe de notables londoniens qui, pour diverses raisons, se rendent à la fameuse foire qui a lieu chaque année le 24 août, jour de la Saint-Barthélémy. Ils vont y côtoyer une faune picaresque haute en couleurs et forte en gueule de petits boutiquiers et de malandrins et vont se retrouver mêlés à toutes sortes de mésaventures rocambolesques. Le meneur de jeu, en quelque sorte, est le Juge Adam Overdo qui s’est déguisé en fou pour mieux observer, sans être vu, les us et coutumes de ceux qui dépendent de sa juridiction.

La comédie se déploie comme une ample fresque satirique colorée, truculente et carnavalesque, un peu comme une toile de Bruegel l’Ancien ou un texte de Rabelais. Antonine Maillet qui a une passion pour Rabelais et pour les peintres flamands de la Renaissance le dit : « Jonson se rapproche de ce groupe-là. Il y a quelque chose de rabelaisien chez lui. Dans le sens du corps, de la chair, de la terre, du vice. C’est gros, c’est foire [...]. Les personnages sont tellement poussés qu’ils deviennent, non pas des caricatures d’eux-mêmes, mais comme leurs propres masques » (Programme). Elle précisera plus loin : « La pièce rejoint mon obsession d’auteur, si je peux dire : la dichotomie, du moins la distance entre les gens d’en haut et les gens d’en bas. [...] on s’aperçoit toujours que ceux d’en haut sont beaucoup plus bas qu’on pense et que ceux d’en bas ont une vision des étoiles qui est plus en haut qu’on croit. La Foire illustre bien cette opposition » (Ibid). Appelés à définir La Foire de la Saint Barthélémy en quelques mots, Guillermo de Andrea s’exclamera : « La pièce conjugue les tripes et l’imaginaire » et Antonine Maillet ajoutera : « Le corps et la fantaisie » (Ibid ).

Tout en confirmant la conviction que le traducteur/la traductrice littéraire (de poésie et de théâtre surtout) doit, pour être efficace avoir des affinités de pensée et de sensibilité avec le texte de départ, ces quelques réflexions suffisent pour faire comprendre les difficultés que présentait le travail. La comédie de Jonson, sans coupes, dure au moins cinq heures. Il fallait reconstruire à partir de ce texte pléthorique un spectacle de deux heures et demie environ. C’était donc la première forme nécessaire d’adaptation : couper, condenser. Pour ce faire, la traductrice a d’abord produit une traduction philologique intégrale du texte, ce qui représente un dur labeur de bénédictin. Elle a laissé le texte reposer avant de le reprendre pour le retravailler en vue du spectacle : « Pour moi, dit-elle, la principale difficulté venait de la langue : un anglais début du XVIIe siècle très dur à comprendre. Une langue populaire, de la rue de Londres. Il fallait que je transpose dans une langue accessible aujourd’hui. Il ne fallait pas que je traduise dans le temps, mais dans le genre, que je restitue la saveur et la couleur de ce que ça pouvait être » (Programme). Deuxième forme d’adaptation, donc, que cette impérative transposition « dans le genre ». Pour ce qui est de la condensation qui s’imposait pour que la pièce pût passer la rampe en cette fin de XXe siècle, « il a fallu ramasser les actions, recomposer l’intrigue, etc... », dit-elle encore (Programme.). C’est là sans doute que le travail d’équipe joue à plein et que le metteur en scène a son mot à dire, autre spécificité de la traduction pour le théâtre.

Dans cette pièce qui grouille de monde, il a d’abord fallu faire un sort à la liste des personnages. Certains comparses, très épisodiques, ont disparu et avec eux les scènes où ils figuraient ou bien deux utilités ont été télescopées en un seul personnage. C’est ainsi qu’on a réduit le nombre des petits rôles, coupe-bourses, filous de tout acabit qui cherchent fortune dans cette cohue débraillée. Le prologue est dit par « le concierge, le directeur et le scribe », traduction modernisée de leurs homologues jonsonniens (« the stage-keeper, the book-holder, the scrivener »). Tous les autres personnages ont été gardés avec les noms anglais éminemment caricaturaux dont Jonson les a affublés. Il y a donc du côté des « notables » : John Littlewit, un notaire qui, flanqué de sa belle-mère Dame Purecraft, riche veuve en mal d’époux, emmène à la foire son épouse Win, enceinte et prise d’une envie qui la tenaille de manger du cochon; ledit Littlewit, écrivain à ses heures perdues, est l’auteur d’un petit spectacle de marionnettes qu’il compte bien faire représenter à la foire. Puis viennent Zeal-of-the-land Busy, l’un des soupirants de la belle-mère, puritain hypocrite et sentencieux à qui on rabattra le caquet; Barthélémy Cokes, un jeune gentilhomme campagnard un peu naïf (« cokes » est synonyme de « benêt » pour les Élisabéthains) qui cherche femme et parcourt la foire en compagnie de son tuteur, Humphrey Wasp; Le juge Overdo, déguisé en fou pour observer incognito les moeurs de ses contemporains; son épouse, Dame Overdo; une jouvencelle du nom de Grace Wellborn convoitée par Barthélémy mais aussi par deux coureurs de dot professionnels : Quarlous et Winwife.

Du côté des « gens de la foire », même symbolisme anthroponymique échevelé : celle qui vend les cochonnailles de toutes espèces et débite les pintes de bière, c’est la grosse et pataude Ursula; la vendeuse de pain d’épices et autres douceurs s’appelle Joan Trash; le marchand de ballades, Nightingale; celui de chevaux de bois, Leatherhead et le reste à l’avenant. Il y a encore, Mooncalf, Knockem, Trouble-all, Whit, Cutting et les deux officiers, Bristle et Haggis. Que l’on puisse ainsi garder ces noms, expressifs à condition de comprendre l’anglais, est bien un signe des temps. On aurait sans doute jadis cherché des équivalents français pour que l’imagination des spectateurs y retrouve son compte. Pour un public francophone nord-américain, il semble bien que ce ne soit plus nécessaire. À l’occasion, la traductrice glisse habilement une explicitation dans le dialogue, par exemple : « Appelez céans notre zélé frère Zeal-of-the-Land », dit Dame Purecraft (FB, I, 6, p. 31). Le Knockem de Jonson se prénomme Jordan, nom populaire, à l’époque, du vase de nuit (un peu comme le « Jules » pour une certain génération de Français !...); donc, elle l’appelle parfois « monsieur Pot de chambre ». Elle transpose allègrement les jeux de mot auxquels prête le prénom de Littlewit :

Win

I’faith you are a fool, John.

Littlewit

A fool-John she calls me, do you mark that, gentlemen ? Pretty Littlewit of velvet. A fool-John !

Quarlous

She may call you an apple-John, if you use this.

BF, I, 3, p. 23

Win

Tu es vraiment fou, Jean.

Littlewit

Un jean-foutre qu’elle m’appelle, vous avez entendu, messieurs ? Petite maligne de velours ! Un jean-foutre !

Quarlous

Pourquoi pas une Dame-Jeanne à ce compte-là !

FB, I, 3, p. 20

J’ouvre une brève parenthèse pour signaler qu’il y a tout juste cinquante ans, on a donné en France une représentation de La Foire de la Saint-Barthélémy. C’était très exactement au Festival d’Arras. La version française, introuvable de nos jours, avait été élaborée par un professeur d’anglais parisien, Jean Catel, assisté du comédien André Reybaz, alors directeur du Centre Dramatique du Nord. Ayant moi-même travaillé dans le passé à la réception de Ben Jonson en France, je tiens ces renseignements d’André Reybaz qui se disait navré que ce texte ait à jamais disparu. Les seuls échos qu’on puisse en avoir nous parviennent par le biais des comptes rendus parus dans la presse de l’époque. On verra qu’alors on avait jugé bon de trouver des équivalents pittoresques aux noms des personnages. C’est ainsi que la journaliste Catherine Valogne dans le numéro d’Arts du 13 juillet 1951 note que « d’abord déconcerté par cette oeuvre sans intrigue, le public rit, fut étonné par la hardiesse de ce texte satirique et l’originalité des costumes et des décors ». Puis, louant le jeu des acteurs, elle note qu’André Reybaz était un « excellent Frelon », Florence Blot, une « caricaturale Pureté »; Christian Delmas un « gigantesque frère Zèle »; et que Pierre Salas était « fort bon dans le rôle du juge Artus »[23].

Le magistral travail d’Antonine Maillet est donc bel et bien la première traduction française publiée de cette comédie. Comme il a été observé précédemment, le dialogue français suit au plus près le développement syntaxique du texte-source tout en lui donnant à l’occasion un coup de pouce ou en gommant certaines allusions culturelles archaïques qui désarçonneraient un public francophone moderne parce que chargées d’une érudition recherchée, voire sibylline. Les tirades jonsonniennes, d’un verbiage interminable, souvent alambiqué, ont été allégées sans que s’en ressentent le sens général ni les effets comiques. La transposition lexicale a préservé la verdeur et le réalisme souvent extravagant de l’original. La traductrice, rompue à la langue de Rabelais, avait en bouche un atout extraordinaire dont elle fait bon usage. Elle n’hésite pas à l’occasion à avoir recours à une bonne langue du terroir français du XVIIe siècle dont certains éléments sont encore usités au Canada français, telles que les références à « la picotte », à « la gratelle »; l’usage du verbe « barguigner », de tournures telles que « ça s’adonne » ou « virer fou ». Son Ursula fait ripaille avec du « boudin » (FB, p. 41) plutôt qu’avec des “tripes” (BF, p. 50). Dans les ajustements qu’elle doit faire à son public, qui, de toute manière est passé par le postmodernisme, elle ne craint pas les anachronismes et parle de « robe à panier » et de « crinoline » (p. 90). Il arrive aussi que la langue de Jonson, traduite littéralement, ait une saveur très moderne : ainsi, Nightingale qui vend ses ballades pour toutes sortes d’occasion, en offre une au titre qui fait sursauter : « Préservatif contre l’infection des putains » (FB, II. 3, p. 42). L’original disait textuellement (« A preservative again the Punk’s Evil » (II, 4, p. 53)[24] ! Par contre, les pertes sont inévitables. C’est ainsi qu’au niveau de la phonologie, il était difficile de faire parler les officiers avec des accents régionaux (écossais ou irlandais) comme c’est le cas des « watchmen » de Jonson. Trouver des équivalents dans d’autres sociolectes n’aurait pas marché car il y a dans le dialogue des allusions très précises à leurs appartenances ethniques respectives. Whit a un très fort accent irlandais qui le fait chuinter, ce qui donne lieu à des calembours énormes (Il dit « shit » pour « sit », par exemple et l’on sait l’ambivalence de sens de la « chaise » à l’époque...). Cette source de gros comique verbal aurait pu être transposée mais la traductrice a choisi de l’abandonner. C’est là somme toute un point de détail amplement compensé par l’invention verbale de nombreux passages.

Dans les limites de cet exposé, on ne peut donner que quelques échantillons qui permettront d’apprécier les qualités de cette traduction-adaptation. Si des pans entiers de dialogue ont été traduits quasiment mot-à-mot, quoiqu’écourtés pour les besoins du spectacle[25], d’autres ont nécessité une adaptation lexicale imposée par la culture. C’est ainsi qu’il a bien fallu, au nom des effets comiques, transposer le divertissement (« game of vapours ») auquel certains s’adonnent avec frénésie et qui, pour citer une didascalie de Jonson, « is nonsense. Everyman to oppose the last man that spoke, whether it concerns him or no” (IV, 4, p. 121). Antonine Maillet a récrit cet échange comique sur le modèle d’un jeu verbal auquel bon nombre d’entre nous se souviennent d’avoir joué à l’école primaire :

Dame Overdo

Pas du tout. On ne vous permet pas de parler ainsi.

Cutting

Ainsi soit-il.

Dame Overdo

Soit il faut dire ainsi soit-il, soit il faut dire amen.

Cutting

Mène qui pourra ce jeu qui ne mène à rien.

Dame Overdo

Rien ne sert de jouer avec des empotés tels que cet énergumène.

Cutting

Mène qui pourra...

Wasp

Race de vipères, vous osez me traiter d’empoté ?

FB, IV, 5, p. 85

Et ainsi de suite jusqu’au crescendo final à l’issue duquel ils en viendront aux mains :

Dame Overdo

Fou à lier !

Cutting

Liez-lui la langue.

Dame Overdo

Langue de chat.

Wasp

Chat de goutières !

Dame Overdo

Tiers-état.

Wasp

Tas d’idiots, déguerpissez !

Cutting

Pisser ? Il a raison : c’est le temps d’aller pisser avant que la bagarre ne prenne tout de bon.

p. 86

La traductrice de théâtre, dans sa démarche, est donc allée, à juste titre, au-delà des impératifs du lexique pour traduire l’intention et le mouvement de la séquence dramatique. La fidélité en matière de traduction théâtrale est complexe. À cet égard, au niveau de la dramaturgie, l’exemple le plus net d’adaptation concerne l’épisode du spectacle de marionnettes de l’acte V qui a été remanié en grande partie en escamotant les éléments d’une intrigue parodique chargée de connotations sociales et d’allusions littéraires[26] à des lieues de l’imaginaire des spectateurs de la fin du XXe siècle et en leur substituant une pantomime beaucoup plus expressive. Seule a été préservée la marionnette du nom de « Dionysus » aux connotations festives et ludiques toujours valables de nos jours et qui réussit à damer le pion à Busy à coup de syllogismes. Les autres n’ont pas de nom. La pièce se termine dans une atmosphère de fête et de célébration du théâtre à l’état pur. Le carnavalesque est à son comble. La vérité sort de la bouche des marionnettes qui dénoncent tous les subterfuges et démasquent tout un chacun. Alors, Littlewit s’écrie : « Que se passe-t-il ? Mes marionnettes improvisent ? Qu’est devenu mon texte ? Où est passée ma pièce ? Mon spectacle ! Mon spectacle de marionnettes ! ». C’est la troisième marionnette qui aura le mot de la fin : « Vos marionnettes en liberté ! Le théâtre en liberté ! L’esprit de la Saint-Barthélémy qui démasque, démasque ! ». La pièce de Jonson s’achevait sur un épilogue, pièce de circonstance en hommage au roi qui n’a plus lieu d’être. Au Théâtre du Rideau Vert, on y substitue une « Grande finale autour de Nightingale qui chante » (FB, V, 6, p. 111).

C’est dans un passage de La Foire de la Saint Barthélemy que nous trouvons le meilleur commentaire de cette forme de traduction/adaptation. La pièce débute par le traditionnel « Prologue », cinq pages au cours desquelles le concierge, puis le directeur et enfin le scribe s’adressent aux spectateurs. Antonine Maillet aménage singulièrement le long monologue du concierge. Elle lui glisse facétieusement entre les lèvres une phrase, introuvable dans le discours du « stage-keeper », et qui exprime sans doute une opinion d’auteure dissimulée dans sa création avec un clin d’oeil espiègle au public :

Prenez l’auteur de ce soir, par exemple; il est tout au plus une moitié d’auteur, ayant fouillé dans le fatras littéraire d’un prédécesseur qui, lui, s’en est allé piller les meilleures scènes de l’un de ses devanciers. Ça se contente de traduire, d’adapter, au mieux de transposer du vieux matériel dans des mots nouveaux, et ça exige qu’on leur paye des droits. Sans compter que ça parle de choses que ça connaît autant que l’âge de sa belle-mère.

FB, p. 10

Que peut-on ajouter de plus ?

Épilogue

Au terme de cette exploration, est-on vraiment en droit de conclure ? Ainsi conçu comme un temps d’arrêt dans le déroulement de l’Histoire, le présent propos ne peut que tendre à un bilan provisoire qu’il appartiendra à d’autres de reprendre, de poursuivre et de compléter. On ne peut, au bout du compte, que pressentir les perspectives, enregistrer les orientations nouvelles que semblent prendre les plus récents des traducteurs, traductrices et gens de théâtre.

Certes, il est permis de se réjouir de l’état des lieux que l’on a été amené à établir. L’activité des traducteurs de théâtre se ressent de façon positive de la mondialisation qui gagne toutes les sphères de notre vie en société. On ne maltraite plus l’autre pour le forcer à se plier coûte que coûte aux attentes d’un public mal rompu à la distance, que celle-ci soit géographique, historique ou culturelle. On n’est plus déconcerté par la différence. On tente, non seulement d’accepter l’étranger, mais de le comprendre, de dialoguer avec lui, de retrouver son langage. La vitalité et la diversité des stratégies mises au point par les traducteurs et les metteurs en scène des classiques à l’extrême fin du XXe siècle en sont un vibrant et riche témoignage.

Nous sommes aujourd’hui engagés dans le troisième millénaire. La littérature québécoise a acquis un statut de reconnaissance internationale; elle est respectée en tant que telle. Il semble bien que ce soit les metteurs en scène qui prennent la relève et s’il y a une relecture des classiques, c’est moins dans la traduction comme retravail du texte que s’opère l’acclimatation mais dans l’élaboration d’un spectacle qui fait appel à tout l’arsenal sémiotique du théâtre en s’appuyant sur des textes traduits au plus près, accessibles au public moderne dans le plus grand respect possible de leur différence. Pour reprendre la formule expressive de Louise Ladouceur, on est passé en trente années d’expérimentation, « du spéculaire au spectaculaire » (Ladouceur, 1997, p. 185). Du Hamlet prince du Québec de Gurik à l’Elseneur de Robert Lepage se dessine un parcours initiatique de la créativité dramaturgique franco-canadienne. Une boucle semble bouclée et Shakespeare, dont on a cru récemment avoir trouvé un visage dans une collection de peintures canadiennes (voir le Globe and Mail du 8 mai 2001), Shakespeare se sort de l’aventure, indemne et tel qu’en lui-même... Le remarque vaut pour les autres vieux classiques tout aussi bien.

En même temps, et c’est là un garant de la puissance créatrice des praticiens du théâtre, il semble vain de vouloir figer la traduction théâtrale dans une typologie qui irait chronologiquement de l’adaptation-réécriture à la fidélité à la lettre du texte avec toutes ses implications de dépaysement linguistique et contextuel. Une telle courbe ne reflète pas la vérité, c’est-à-dire les inépuisables ressources de la créativité dramatique. Le traducteur/la traductrice de théâtre n’est pas qu’un peseur de mots; c’est aussi un passeur d’images et de rêves. Ce qui importe, c’est le spectacle donc le concept riche, foisonnant, insaisissable car en perpétuel devenir du « texte-représentation », pour reprendre une expression chère à Anne Ubersfeld (1978, p. 13). Les métamorphoses opérées par Robert Lepage dans son théâtre d’images constituent un exemple patent de ce phénomène. De même que l’on continue à prendre un égal plaisir à écouter la musique de Bach ou de Vivaldi restituée sur des instruments d’époque ou distillée au moyen des techniques modernes les plus pointues, de même les classiques du théâtre, semble-t-il, restent ouverts à une myriade de lectures, d’écritures, d’adaptations, de scénographies. En ce sens, le théâtre est le grand médiateur, celui qui existe au-dessus des frontières, sorte de zone franche de la créativité. « All the world’s a stage » observait le mélancolique Jaques de As You Like It : le monde entier est une scène de théâtre, en vérité; traducteurs et traductrices y auront toujours leur rôle à jouer, comme il leur plaira.