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L’amour de la démocratie est celui de l’égalité.

Montesquieu

Si l’on en juge par les statistiques compilées au cours des vingt dernières années, les effectifs syndicaux fondent presque partout dans le monde industrialisé. Le fléchissement de la densité syndicale est particulièrement alarmant aux États-Unis mais il est également observable dans l’ensemble du Canada (Akyeampong 2000 : 12, tableau 1). Au Québec, où l’attrait des salariés pour la syndicalisation demeure unique en Amérique du Nord, la légère hausse de la présence syndicale qui ressort des plus récentes données annuelles sur la question (Girard 2002) montre néanmoins que les sommets, atteints voilà une douzaine d’années, semblent encore hors de portée (Murray 2001).

Bien que l’on ne s’entende pas toujours sur les causes exactes de ce ressac, celles à caractère économique jaillissent d’abord à l’esprit. À la remorque des travailleurs salariés, les syndicats doivent composer avec un marché du travail où le désoeuvrement, qu’il prenne la forme du chômage ou du recours à la sécurité du revenu, demeure persistant. De plus, à l’ère de la mondialisation des marchés, où le discours néolibéral tient lieu de pensée unique, la prospérité des entreprises se mesure moins en fonction des emplois qu’elles créent que des postes qu’elles suppriment au nom de la rationalisation dictée par la concurrence… et les actionnaires !

En fait, c’est toute la logique économique, en place au moment de l’instauration des régimes législatifs de rapports collectifs de travail que nous connaissons aujourd’hui, qui semble en proie à la rupture (Paquet 1993 : 92–93). Réduite à sa plus simple expression, cette logique postule que les profits facilitent les investissements ; que ces investissements permettent d’accroître la production ; qu’une production accrue favorise la création d’emplois ; que les emplois génèrent des salaires ; que l’attribution de salaires fait augmenter la consommation ; et, ultimement, que cette consommation engendre de nouveaux profits (Abraham 1988 : 1287).

Or, par les investissements dans la technologie, la production peut désormais s’accroître, en quantité comme en qualité, sans création correspondante d’emplois. Bien plus, les changements technologiques permettent même à l’employeur de réduire ses effectifs sans affecter de quelque manière la production (Laplante 1998 : 140–141).

Ces phénomènes liés à la mondialisation de l’économie et à l’innovation technologique ont durement frappé le secteur manufacturier, bastion traditionnel du mouvement syndical. Du même coup, l’on assiste depuis un bon moment déjà à un déplacement progressif de l’emploi du secteur des biens au secteur des services, déplacement qui n’est pas de nature à faciliter la tâche des organisations syndicales puisque les personnes qui oeuvrent dans le secteur tertiaire sont, de manière générale, plus réfractaires à la syndicalisation (Lévesque, Murray et LeQueux 1998 : 134).

Par ailleurs, ce glissement de l’emploi à la faveur du secteur des services s’accompagne d’une précarisation accrue du travail ; celui-ci perd son caractère permanent, à temps complet, pour emprunter des formes dites « atypiques » (travail à temps partiel, à la pige, sur appel, autonome, occasionnel…) (Bourhis et Wils 2001 ; Dagenais 1998). Inutile d’insister sur les difficultés que peut éprouver le mouvement syndical dans ses tentatives de rallier autour de lui cette main-d’oeuvre « vagabonde » (Gagnon 1994 : 34 ; Vallée 1999 : 296 et suiv.).

Pour ajouter aux difficultés, bon nombre des emplois nouvellement créés par la « nouvelle économie » le sont à l’instigation des petites et moyennes entreprises (Arthurs et Kreklewich 1996 : 14). Est-il besoin de rappeler les écueils qui s’interposent devant le syndicat qui oeuvre au recrutement de nouveaux membres dans ces entreprises de taille plus modeste (Fudge et Glasbeek 1995 : 391–393) ?

Édictées par des acteurs qui ont le profit pour toute quête, les nouvelles règles du jeu économique international, on le voit, laissent peu de marge de manoeuvre aux organisations syndicales. Toutefois, si les taux de syndicalisation décroissent en raison de phénomènes économiques dont le contrôle échappe, pour une large part, aux syndicats (Charest 1999 : 149), on avance un autre facteur, sociodémographique celui-là, pour expliquer le déclin de l’adhésion syndicale : la diversification croissante de la main-d’oeuvre (Crever 1993 : 37–40).

L’arrivée progressive des diverses minorités sur le marché du travail est en voie d’en modifier irrémédiablement la composition. Les travailleurs qui ont une couleur, une race, une origine, un âge, une religion, une langue, un handicap ou une orientation sexuelle qui les distinguent de la « majorité » sont plus présents ou visibles que jamais dans les institutions gouvernementales comme dans les entreprises privées. Combinée à la baisse des taux de natalité observée au Canada, notamment au Québec, cette tendance au « cosmopolitisme » de la main-d’oeuvre ne peut que s’amplifier. Les organisations syndicales commencent à peine à mesurer l’ampleur des changements que leur commande cette réalité émergente. Alors que 10,5 % des organisations syndicales estiment que « le pourcentage croissant de femmes et de membres des minorités » est « très important » parmi les nombreux facteurs pouvant expliquer les changements qui marquent l’environnement dans lequel elles évoluent, une proportion de 44,2 % d’entre elles jugent qu’il s’agit là d’un facteur « assez important ». Étonnamment, 45,3 % des syndicats considèrent que ce facteur n’est tout simplement « pas important » (Kumar, Murray et Schetagne 1998 : 45, tableau 4).

En fait, les syndicats — jadis constitués de travailleurs à temps plein, de race blanche, de sexe masculin (Creese 1996 : 454), de religion catholique ou protestante, dans la force de l’âge, généralement mariés, chefs de famille et hétérosexuels (Fudge 1996 : 252) — semblent éprouver une certaine difficulté à répondre aux besoins des salariés de la nouvelle réalité du travail (Zeytinoglu et Muteshi 2000). Or, il y a dans la diversification progressive de la main-d’oeuvre un potentiel à la fois de destruction et de relance du mouvement syndical, selon la capacité d’adaptation dont celui-ci saura faire montre.

Au Québec, un phénomène relativement nouveau atteste des difficultés parfois singulières des organisations syndicales à s’adapter à la montée des revendications égalitaires dans les milieux de travail où la main-d’oeuvre est de plus en plus hétérogène. En effet, de jeunes salariés insatisfaits du syndicat accrédité pour les représenter créent, en marge des structures syndicales établies et reconnues par la loi, des associations distinctes — qualifiées ici de « parallèles » — vouées à la défense de leurs droits dans le milieu de travail.

La présente étude vise à mieux comprendre ce phénomène pour tenter de mesurer son effet potentiel, à plus long terme, sur la vitalité du mouvement syndical. Pour ce faire, il importe d’abord de décrire sommairement les caractéristiques dominantes de ces associations parallèles, leur mode d’action et les motivations de ceux et celles qui les ont fait naître. En deuxième lieu, il nous faut identifier les lacunes du régime actuel des rapports collectifs de travail qui ont, dans une certaine mesure, contribué à leur émergence. Enfin, il y a lieu de s’interroger sur la nature de la réflexion que devrait entreprendre le mouvement syndical pour être à même de mieux concilier l’exercice des droits collectifs avec la montée inexorable des droits individuels dans nos sociétés modernes.

L’émergence des associations parallèles

L’émergence d’associations parallèles au Québec est largement attribuable à la démarche du gouvernement québécois pour redresser les finances publiques. Dans le cadre d’un vaste Sommet sur l’économie et l’emploi tenu à Montréal en octobre 1996, patrons et syndicats convenaient de collaborer avec le gouvernement pour atteindre l’objectif du « déficit zéro ».

Les « sacrifices » exigés des syndicats allaient notamment se traduire par des concessions salariales lors des négociations subséquentes. Vraisemblablement soucieux de ne pas s’aliéner l’appui des salariés, généralement plus anciens, qui justifient leur présence dans le milieu de travail, certains syndicats accepteront de faire porter aux plus jeunes une part plus importante du fardeau en souscrivant, sur l’initiative de l’employeur, à diverses clauses proprement qualifiées d’« orphelins » (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse 1999 ; Coutu 2000).

Le procédé, condamné par certains salariés comme un manquement fondamental à l’équité intergénérationnelle (Morin 1998), entraînera une réaction inusitée dans le cadre des rapports collectifs de travail. De fait, en réaction à l’indifférence apparente de leurs représentants syndicaux face à ce qu’ils estiment être une injustice contre les jeunes, des salariés formeront leur propre association pour assurer la défense de leurs droits. Trois de ces associations parallèles retiennent ici notre attention.

L’Association de défense des jeunes enseignants du Québec (ADJEQ)

L’Association de défense des jeunes enseignants du Québec (ADJEQ)[1] est dirigée par un conseil d’administration de dix personnes et compterait près de 4000 membres. Elle a été formée au lendemain d’une entente, conclue le 3 juillet 1997, entre le Comité patronal de négociation pour les commissions scolaires francophones, sous l’autorité déléguée par le gouvernement du Québec au ministre de l’Éducation pour le bénéfice des commissions scolaires employeurs, et la Fédération des syndicats de l’enseignement de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) (autrefois la Centrale de l’enseignement du Québec — CEQ).

La convention collective négociée par les parties, dans le cadre de la Loi sur le régime de négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic[2], comporte la disposition suivante :

6-4.00 Reconnaissance des années d’expérience

6-4.01A) La commission reconnaît à toute enseignante ou enseignant à son emploi au 1er juillet 1995 les années d’expérience et l’échelon d’expérience qu’elle lui reconnaissait pour l’année scolaire 1994–1995, lesquels sont rajustés pour tenir compte de l’année scolaire 1994–1995, par application de l’article 6-4.00 de la convention 1989–1995.

  1. La commission évalue, selon les clauses 6-4.02 à 6-4.08 de l’entente, les années d’expérience acquises après l’année scolaire 1994–1995 pour toute enseignante ou tout enseignant à son emploi au 1er juillet 1995 et, le cas échéant, révise son échelon en conséquence.

  2. La commission évalue, selon les clauses 6-4.02 à 6-4.08 de l’entente, toutes les années d’expérience de toute autre enseignante ou tout autre enseignant engagé à compter du 1er juillet 1995.

  3. Malgré ce qui précède, l’expérience acquise en 1982–1983 et en 1996–1997 ne permet aucun avancementd’échelon (nos italiques).

Le dernier paragraphe de cette disposition décrète donc un gel d’échelon qui, selon l’ADJEQ, permettait au gouvernement de récupérer approximativement 21,9 millions de dollars à même les salaires des enseignants.

Dans les faits, ce gel de la progression salariale ne touche pas tous les enseignants de la même façon. L’âge moyen des personnes visées par la convention collective étant relativement élevé (David et Payeur 1995 : 362), une forte proportion d’entre elles échappent aux effets préjudiciables du gel du fait qu’elles bénéficient déjà, en raison de leur expérience, de la rémunération rattachée à l’échelon maximal de l’échelle de traitement[3].

Ainsi, selon l’ADJEQ, le gel affecterait, de façon disproportionnée, les enseignants les plus jeunes par rapport à leurs collègues plus âgés. Pour un jeune enseignant en début de carrière, ce gel pourrait même se traduire par une perte salariale cumulative de plus de 15 000 $.

Pour cette raison, plusieurs membres de l’ADJEQ ont déposé une plainte de discrimination fondée sur l’âge à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. Après enquête, celle-ci concluait que l’employeur et le syndicat avaient agi de manière discriminatoire en négociant le gel d’échelon[4]. Les parties patronale et syndicale n’allaient toutefois pas donner suite à la proposition de mesure de redressement faite par la Commission.

Le 22 mars 2000, la Commission saisissait le Tribunal des droits de la personne du Québec du litige au nom de plusieurs enseignants membres de l’ADJEQ. Il semble, en fait, que près de 13 400 enseignants ont signé un consentement écrit pour autoriser la Commission à agir en leur nom dans l’exercice de ce recours[5].

Tant l’employeur que le syndicat contestèrent la compétence ratione materiae du Tribunal des droits de la personne du Québec à se saisir du litige. Pour eux, l’arbitre de grief dispose d’une compétence exclusive à cet égard. Le Tribunal allait rejeter ces moyens d’irrecevabilité[6] mais la Cour d’appel du Québec, dans un jugement majoritaire, infirmait cette décision et concluait que « [t]outes et chacune des réclamations de la Commission relèvent de la compétence exclusive de l’arbitre des griefs[7] ». Ainsi, à ce jour, la demande des membres de l’ADJEQ n’a toujours pas été tranchée sur le fond.

Notons cependant qu’à la suite d’une modification de la convention collective entrée en vigueur le 1er juillet 2000, l’employeur reconnaît maintenant l’expérience acquise par toute enseignante et tout enseignant au cours de l’année scolaire 1996–1997. Le litige reste toutefois entier pour les années antérieures puisque, selon les termes mêmes de la nouvelle convention collective, « cette reconnaissance d’expérience n’a pas d’effet rétroactif ».

Le Groupe d’action pour l’équité et l’égalité salariale du SPCUM (GAPES)

Constitué en novembre 1999, le Groupe d’action pour l’équité et l’égalité salariale du SPCUM[8] conteste une disposition de la convention collective signée le 18 octobre 1996 entre l’employeur, la Communauté urbaine de Montréal, et la Fraternité des policiers et policières de la Communauté urbaine de Montréal (maintenant la Fraternité des policiers et policières de Montréal inc.). Selon les termes de cette convention, tout policier, embauché après le 1er janvier 1997, doit gravir un échelon additionnel ajouté tout au bas de l’échelle salariale. Le procédé ferait ainsi perdre aux nouveaux policiers plus de 46 500 $ en salaire brut sur une période de six ans (Lavallée et al. 2000).

Le GAPES définit sa mission en ces termes :

  1. Contribuer à l’amélioration des conditions de travail des policiers du Service de police de la Communauté urbaine de Montréal assujettis à la clause discriminatoire contenue dans la convention collective du 01–01–1997 intervenue le 18 octobre 1996 entre la Communauté urbaine (SPCUM) et la Fraternité des policiers et policières de la Communauté urbaine de Montréal inc. ;

  2. À cette fin, nous nous engageons à prendre tous les moyens raisonnables en vue de faire déclarer invalides devant les tribunaux les dispositions discriminatoires de ce contrat collectif de travail ;

  3. Nous nous engageons également à tout mettre en oeuvre pour obtenir réparation du préjudice résultant de la violation de nos droits protégés par la Charte des droits et libertés du Québec aux articles 10, 13, 16 et 19 ;

Ainsi, le 15 mai 2000, plusieurs membres du GAPES déposaient une plainte de discrimination fondée sur l’âge contre les parties signataires de la convention collective. À ce jour (juin 2002), il semble que l’enquête n’ait pas beaucoup progressé, la Commission des droits de la personne attendant vraisemblablement de connaître la réponse définitive des tribunaux quant à savoir qui de l’arbitre de grief ou du Tribunal des droits de la personne est seul compétent pour disposer de l’affaire. Il faut dire que l’employeur a considérablement tardé à transmettre à la Commission les informations exigées de lui.

La Fraternité des policiers et policières de Montréal inc. représente approximativement 4 100 policiers. De ce nombre, environ 2 000 effectuent du travail lié aux enquêtes, les quelques 2 100 autres, généralement moins expérimentés, étant plutôt affectés à la patrouille. Or, le GAPES groupe 725 membres, soit plus du tiers de ces patrouilleurs. Son conseil d’administration est actuellement formé de neuf jeunes policiers.

L’information pertinente est communiquée aux membres de diverses manières. D’une part, des diffuseurs et codiffuseurs du GAPES sont répartis dans les quarante-neuf postes de quartier du Service de police de la Ville de Montréal. D’autre part, le site Internet de l’association comporte une mine de renseignements, notamment un bulletin d’information également distribué en version imprimée.

Il semble que les démarches persistantes du GAPES tant sur le plan juridique que politique aient finalement eu pour effet de provoquer une certaine ouverture chez les dirigeants de la Fraternité. De fait, dans le cadre des négociations visant le renouvellement prochain de la convention collective, la Fraternité considère maintenant le dossier des jeunes policiers comme une priorité. Elle tente ainsi d’obtenir la suppression de l’échelon intégré au bas de l’échelle salariale à partir de 1997 et souhaite, du reste, en arriver à un règlement équitable pour les jeunes policiers qui ont été lésés par cette mesure.

L’Association des jeunes de la fonction publique du Québec (AJFP)

De manière générale, les membres de l’Association des jeunes de la fonction publique du Québec (AJFP)[9] reprochent au gouvernement et aux syndicats accrédités pour les représenter leur indolence face au problème de la précarité de l’emploi chez les jeunes. Constituée en février 2000, leur association, qui compterait plus de 350 membres, a pour objet de :

  • Défendre et promouvoir les droits et intérêts des jeunes oeuvrant au sein de la fonction publique québécoise.

  • Favoriser l’accès des jeunes à la fonction publique québécoise.

  • Travailler à enrayer la précarité de l’emploi chez les jeunes de la fonction publique québécoise.

  • Sensibiliser les jeunes travaillant dans la fonction publique québécoise sur leurs droits, obligations et responsabilités.

  • Représenter démocratiquement ses membres auprès des différentes autorités ainsi que sur la place publique.

  • Sensibiliser la population à la problématique de la précarité de l’emploi chez les jeunes travaillant au sein de la fonction publique québécoise et à leur sous-représentation dans cet environnement de travail.

Toute personne de 35 ans et moins au service de la fonction publique québécoise peut devenir membre de l’AJFP et obtenir, de ce fait, le droit de vote lors des assemblées. Toutefois, l’association reconnaît le statut de membre associé, sans droit de vote, à « toute personne de 36 ans et plus travaillant au sein de la fonction publique québécoise et intéressée par la situation des jeunes », à « toute autre personne s’intéressant à la situation des jeunes de la fonction publique québécoise » de même qu’à « tout organisme intéressé par les objets de l’association ».

Le traitement réservé aux employés occasionnels par le gouvernement et les syndicats de la fonction publique figure parmi les priorités de l’AJFP. Selon l’association, les conventions collectives signées par les parties patronale et syndicales en avril 2000 instaurent un régime de dotation qui aurait un effet préjudiciable disproportionné sur les jeunes.

L’on sait que, de manière générale, la nomination d’un fonctionnaire québécois est faite au choix parmi les personnes inscrites sur une liste de déclaration d’aptitudes à la suite d’un concours[10]. Or, réduit à sa plus simple expression, le régime de dotation négocié par les parties ferait en sorte que :

  1. tout fonctionnaire qui cumule 55 mois et plus de service, au même poste et au sein d’un même ministère, dans les 60 derniers mois serait admissible à la permanence après analyse de son dossier ;

  2. tout fonctionnaire qui cumule entre un an et cinq ans de service aurait accès à des concours réservés non ouverts aux autres citoyens, concours qui permettraient de constituer une nouvelle liste de déclaration d’aptitudes ;

  3. tout fonctionnaire qui ne cumule pas au moins 12 mois de service, au même poste et au sein d’un même ministère, dans les 15 derniers mois perdrait son lien d’emploi au plus tard 6 mois après l’entrée en vigueur de la liste de déclaration d’aptitudes issue des concours réservés.

Selon l’AJFP, « ce nouveau mode de dotation a pour conséquence le licenciement de près de 5 000 occasionnels, dont 39 % sont des jeunes de moins de 35 ans » (Association des jeunes de la fonction publique 2002 : 13). L’association condamne ainsi ce qu’elle assimile à un « manquement grave au principe d’éthique et d’équité envers les jeunes occasionnels » :

Les derniers venus étant généralement des jeunes, ces derniers sont touchés de façon disproportionnée. C’est tout l’effort de relève d’une année qui se voit montrer la porte de sortie. D’un côté, on discoure sur le besoin évident de relève et de l’autre côté on adopte des mesures qui ont pour effet de mettre à pied les nouveaux embauchés. La main gauche ignore ce que fait la main droite (Auger-Giroux 2001).

Là encore, une plainte de discrimination fondée sur l’âge portée contre les parties à la convention collective est pendante devant la Commission des droits de la personne.

Par ailleurs, la décision du Conseil du trésor québécois de ne plus reconnaître un certain nombre d’années de scolarité à titre de « crédit d’expérience »[11], ce qui serait de nature à nuire à l’avancement salarial des jeunes, suscite également la réprobation de l’AJFP.

Enfin, et plus généralement, l’association déplore la sous-représentation des moins de 35 ans au sein de la fonction publique québécoise (Bédard 1998 : 62–63) et le peu d’efforts déployés par l’employeur et les syndicats en place pour tenter de remédier à la situation.

Des associations parallèles… convergentes !

Sans nier les différences qui peuvent exister entre l’ADJEQ, le GAPES et l’AJFP sur le plan de leur régie interne ou de leurs revendications, l’on observe assurément des traits communs entre ces associations. Premièrement, elles se situent en marge du mouvement syndical, voire en réaction à ce mouvement :

Ainsi, lorsque l’on considère le fonctionnement d’un syndicat, bien que les raisons soient fort légitimes, ses dirigeants sont à la fois élus par les membres et en situation de conflit permanent avec l’employeur et il fonctionne à peu près comme un système de parti unique où l’intégration dans l’establishment se fait par la formation interne et, souvent, ceci amène une certaine forme de conformisme avec le courant de pensée dominant dans l’organisation. Cette situation fait que la dissidence et la représentation de courants minoritaires ou même d’intérêts individuels peuvent être très difficiles au sein de ces organisations. C’est pourquoi nous assistons à l’émergence de divers groupes en marge de celles-ci (Lapointe 2001 : 153).

Par exemple, alors que la CSQ s’est dotée d’un Comité des jeunes en juin 1992, de jeunes enseignants touchés par le gel d’échelon vont préférer constituer leur propre association pour assurer la défense de leurs droits. Dans les faits, les rapports entre les salariés, membres des associations parallèles, et leurs collègues de travail fidèles aux syndicats dûment accrédités seraient plutôt tièdes voire même, en certains cas, carrément hostiles[12].

Deuxièmement, ces associations se construisent autour d’une caractéristique personnelle, l’âge, qui constitue un facteur d’identification en apparence plus fort que la simple communauté d’intérêts économiques qui nourrit, en règle générale, la solidarité syndicale traditionnelle.

Troisièmement, ces associations sont en rupture avec les modes classiques d’expression de la dissidence dans les organisations syndicales. Alors que la dissidence s’est presque toujours exprimée, en privé, dans des cercles fermés, lors des assemblées syndicales ou des périodes de maraudage, voilà que ces nouvelles associations envahissent l’espace public pour faire connaître leur insatisfaction et leurs revendications.

D’une part, elles sont toutes trois dotées de sites Internets qui servent à diffuser, à faible coût et à grande échelle, toute l’information pertinente. D’autre part, ce moyen de communication leur permet également de recruter des membres en tout anonymat et de recueillir des plaintes ou des informations précieuses des salariés. Ceux-ci peuvent s’exprimer d’autant plus librement que l’ordinateur facilite, en quelque sorte, les confidences en plus de leur offrir une certaine garantie de confidentialité. À titre d’exemple, un conflit qui oppose des techniciens de la société montréalaise Nortel (Northern Télécom Canada ltée) à leurs dirigeants syndicaux s’est récemment transporté sur Internet alors qu’un groupe de techniciens a conçu un site secret qui permet d’accueillir, de manière anonyme, les doléances des salariés qui fustigent leur syndicat (Lewandowski 2001)[13]. En outre, ces associations parallèles n’hésitent pas à investir l’espace public en usant des voies de communication usuelles, tel le recours aux médias, ou plus formelles, telles les représentations lors de commissions parlementaires[14].

Quatrièmement, ces associations ont toutes porté une plainte de discrimination fondée sur l’âge à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) en vue de faire annuler, par le Tribunal des droits de la personne du Québec, les clauses des conventions collectives qui auraient un effet préjudiciable disproportionné sur leurs membres. Certes, l’issue de cette démarche demeure juridiquement incertaine[15] compte tenu de la difficulté considérable que pose, sur le plan de la preuve, la démonstration d’« un lien significatif […], sur une base statistique, entre la présence d’une clause dite « orphelin » et un critère de discrimination, tel l’âge » (Coutu 2000 : 327)[16]. Elle témoigne néanmoins d’une détermination certaine à remettre en cause les décisions de l’agent négociateur.

Enfin, on pourrait croire que ces associations parallèles traduisent un phénomène somme toute marginal. Il n’en demeure pas moins qu’elles attirent, dans leurs rangs, un nombre de membres non négligeable d’autant plus que la technique de recrutement appliquée par elles tient essentiellement du « bouche à oreille ».

Les lacunes de la démocratie syndicale

On peut comprendre que des personnes qui ne jouissent pas de la représentation syndicale se tournent vers d’autres associations déjà bien établies pour faire valoir leurs droits en milieu de travail. Pensons à ces femmes qui, voilà maintenant près de vingt-cinq ans, avaient décidé de combattre, avec l’assistance du mouvement Action Travail des Femmes (Boivin 1988), la discrimination systémique pratiquée dans l’embauche par le Canadien national[17].

Mais comment expliquer la naissance d’associations parallèles dans des milieux de travail où il existe pourtant déjà un mécanisme de représentation des salariés par le truchement du syndicat ? Leur émergence n’est-elle pas le signe d’un certain dysfonctionnement de la démocratie syndicale ?

L’on a souvent tracé une analogie entre les législatures et les syndicats (Olson 1978 : 117–118 ; Riddell 1986 : 87). Le député est élu selon la règle de la majorité absolue, le syndicat aussi de sorte que les deux disposent d’un mandat collectif. Le député représente tous les électeurs de sa circonscription alors que le syndicat jouit du monopole de représentation de tous les membres de l’unité d’accréditation. Enfin, l’ensemble des députés, pas plus que les syndicats, n’ont à se conformer, pendant la durée de leurs mandats respectifs, aux directives des personnes qui les ont élus (Veilleux 1993 : 913).

Toutefois, l’on se butte ici aux confins de la comparaison. Alors que la démocratie parlementaire permet formellement l’expression de la dissidence au moyen des représentants de l’Opposition officielle (Benyekhlef 1993 : 109–110), le régime des rapports collectifs n’aménage pas un pareil espace pour la défense des intérêts minoritaires[18]. La règle de la majorité s’y applique dans toute sa plénitude (Bich 1987 : 1121).

En clair, qu’il vénère ou méprise le syndicat élu, qu’il partage ou pourfende ses politiques, qu’il estime ou exècre ses dirigeants, le salarié doit lui aliéner, sous la contrainte de la loi, sa liberté de négocier ses propres conditions de travail[19]. Cela étant, « la représentation, une fois établie, s’exerce indépendamment des préférences individuelles des salariés […] indépendamment du concours de [leur] volonté » (Gagnon, LeBel et Verge 1991 : 355) :

Dans un tel système [de monopole de représentation], les minorités n’ont pas voix au chapitre, sauf à l’intérieur de la structure syndicale ; [...] l’opposition syndicale a peu de chances de survie, encore moins de développement, dans un pareil corset institutionnel (Laperrière 1986 : 195).

C’est précisément pourquoi la jurisprudence va imposer aux syndicats un devoir de juste représentation de tous les salariés qui exercent une fonction visée par l’accréditation. À cet égard, il n’est pas sans intérêt de rappeler que la création jurisprudentielle de ce devoir, d’origine américaine, est le produit d’une démarche judiciaire par laquelle des salariés de race noire, lésés par les décisions du syndicat constitué d’une majorité blanche, souhaitaient être admis à défendre leurs propres intérêts. Plutôt que de préconiser la fragmentation syndicale sur le fondement de la race, les tribunaux vont favoriser la cohésion du groupe en exigeant des syndicats qu’ils s’abstiennent d’agir de mauvaise foi, de manière arbitraire ou discriminatoire contre tout salarié[20].

Soucieux de préserver la marge de manoeuvre des organisations syndicales[21], les tribunaux donneront toutefois une portée fort limitée au devoir de juste représentation. Essentiellement, ce sont les motivations syndicales qui seront sondées par les juges[22]. L’analyse portera le plus souvent sur la bienveillance des intentions du syndicat (Harper 1996 : 187) et la rationalité des objectifs qu’il poursuit, sans égard aux effets préjudiciables que les mesures prises pour le réaliser peuvent engendrer (Brunelle 2001 : 93–96, 134–141). En clair, l’on jugera la conduite du syndicat irréprochable si celui-ci a exercé sa discrétion en toute bonne foi et dans un but louable[23], même si certains salariés en subissent des inconvénients ou sont exposés à un préjudice résultant de la décision prise.

Cette interprétation témoigne d’un souci certain de ne pas « fragiliser » indûment l’institution syndicale. Ainsi comprise, elle s’inscrit parfaitement dans la logique des rapports collectifs de travail selon laquelle le rétablissement d’un certain équilibre entre l’employeur et les salariés ne peut se faire sans une action unifiée, solidaire et véritablement collective de ces derniers :

[...] il n’y a aucun moyen, pour le travailleur, de défendre isolément ses intérêts les plus vitaux face à l’autorité patronale : seule l’action collective, épisodique — la grève — ou continue — le syndicat — peut rééquilibrer, au profit des salariés, un dialogue qui, s’il s’engage au plan individuel, se réduit à l’énoncé pour l’employeur, fort de sa puissance économique, de ses volontés (Rivero 1980 : 20).

En somme, ce sont des salariés identiques, indifférenciés, uniformisés et majestueusement unitaires, prêts à nier leur individualité face aux intérêts de la collectivité qui servent, pour ainsi dire, de modèle au législateur (Crain et Matheny 1999). Pour jouir de l’appui constant de la majorité de ces salariés « universels » (Iglesias 1993 : 408) et du monopole de représentation qu’elle seule peut lui attribuer, le syndicat doit pouvoir dégager chez eux les intérêts communs qui permettent précisément de constituer puis de maintenir cet appui majoritaire. Avec la diversification graduelle de la main-d’oeuvre, c’est là une tâche à la complexité grandissante.

En effet, si dans nos sociétés homogènes d’hier, l’idéologie selon laquelle l’individu doit absolument s’effacer derrière le groupe et abdiquer ses désirs au nom du bien commun avait forte prise sur les masses ouvrières (McUsic et Selmi 1997 : 1342, 1344), on en trouve de nos jours bien peu de traces (Rabin Margalioth 1998). Par un extraordinaire retour de balancier, nos sociétés carburent maintenant à la valorisation de l’individu, de sa liberté et de son autonomie personnelle (Lefebvre 1996 : 46–47).

C’est ici que la diversité croissante de la main-d’oeuvre peut se faire particulièrement menaçante pour le mouvement syndical. Affranchi de toute opposition structurée et conscient qu’il ne peut plaire à tout le monde, le syndicat peut être tenté d’exercer son monopole de représentation en fonction des seuls intérêts de la majorité, sans véritablement se soucier des intérêts minoritaires (Swinton 1996 : 730)[24].

Ainsi compris, son monopole a dès lors pour toute frontière la conscience des dirigeants syndicaux. Si celle-ci se fait trop « élastique » et obéit aveuglément aux diktats du plus grand nombre, les salariés qui s’estiment délaissés par cette association insensible à leurs préoccupations risquent fort de se tourner alors vers un autre groupement plus apte à défendre leurs droits. Que le syndicat perde de son influence et de son attrait dans ce contexte, c’est forcé (Arthurs 1996 : 15) :

La plus grande diversité démographique de la main-d’oeuvre, la multiplication des statuts d’emplois, l’affirmation de nouvelles appartenances professionnelles, l’émergence de nouvelles formes de participation directe des salariés, l’affirmation des projets et droits individuels, notamment sous l’influence des instruments affirmant les droits fondamentaux de la personne, la tendance à la diversification des identités collectives et une remise en cause conséquente des pratiques syndicales homogènes traditionnelles constituent autant de facteurs qui militent à l’encontre de l’exclusivité absolue de la représentation syndicale (Murray et Verge 1999 : 130–131).

Certes, il y a toujours eu expression d’une certaine dissidence ou d’un certain mécontentement au sein des syndicats. Mais, de manière générale, les salariés insatisfaits tentaient de sensibiliser leurs collègues de travail et de changer le cours des choses « de l’intérieur », en utilisant les structures existantes (Hunt et Rayside 2000 : 435). La création des comités de condition féminine au sein de certains syndicats est l’aboutissement de démarches de cette nature (Bourret 1998 : 231–232 ; Crain 1995 : 69 et suiv. ; Parker 2002 : 24-25). La formation de syndicats féministes indépendants par des salariées insatisfaites du traitement réservé par les grandes centrales syndicales à leurs revendications a elle-même contribué, jadis, à l’émergence de ces comités (Luxton 2001 : 71–72). Ces initiatives ne remettaient cependant pas en cause les fondements mêmes du régime des rapports collectifs.

Les regroupements initiés par les jeunes enseignants, les jeunes policiers et les jeunes de la fonction publique du Québec se distinguent de ces comités et de ces syndicats féministes indépendants. D’une part, alors que les comités sont intégrés à la structure syndicale, les associations parallèles s’érigent plutôt en réaction et en opposition au syndicat. D’autre part, contrairement aux syndicats féministes indépendants d’antan, les associations parallèles n’aspirent pas véritablement à supplanter le syndicat en place ou à faciliter la syndicalisation au sein d’un groupe particulier (les femmes, les jeunes… ). En ce sens, la présence des associations parallèles dans les milieux de travail interpelle le mouvement syndical parce qu’elles incarnent, en quelque sorte, une nouvelle forme de contestation de son action.

Le nécessaire éveil à la diversité

Titulaire d’un monopole de représentation, les syndicats ont eu très tôt à arbitrer les revendications — souvent divergentes — des salariés aux fins de la négociation d’un contrat collectif de travail avec l’employeur. Sans prétendre qu’il s’agissait pour eux d’une tâche aisée, disons qu’il fut un temps où elle était grandement facilitée par l’homogénéité de la main-d’oeuvre. Même s’ils ne recueillaient pas l’assentiment unanime des salariés, les dirigeants syndicaux parvenaient néanmoins à dégager chez une majorité d’entre eux, et généralement sans trop de mal, un consensus sur les valeurs et les réclamations à privilégier dans le cours de la négociation avec l’employeur.

La chose était particulièrement vraie quand la négociation collective portait sur une gamme limitée de sujets comme l’augmentation des salaires et la réduction du temps de travail par la prolongation des vacances et des congés. L’élargissement progressif des négociations à d’autres sujets, dont l’encadrement contractuel n’offre pas le même avantage à tous, rendra l’obtention de ce consensus déjà plus ardu.

Une fois conclue, la convention collective devenait la « loi des parties », le système interne des valeurs de l’entreprise (Carter 1997 : 186) : elle produisait, ce faisant, « l’illusion d’un consensus social » (Laperrière 1986 : 203). Les droits qu’elle consacrait profitaient à l’ensemble des salariés mais les obligations qu’elle comportait s’opposaient également à tous. Si récalcitrants soient-ils à endosser les concessions faites à la table des négociations, les salariés qui se retrouvaient en minorité n’avaient d’autre option que de vivre avec les choix de leurs collègues[25].

En fait, ce régime, toujours en vigueur aujourd’hui, a été conçu à une époque où l’égalité était surtout synonyme de traitement identique. Pour les salariés membres de groupes minoritaires, le modèle à suivre consistait surtout à gommer leur différence et à se fondre à la majorité dans l’espoir d’être mieux acceptés par elle.

Or, dans la foulée de l’adoption des chartes et lois sur les droits de la personne, les tribunaux vont lentement délaisser cette conception de l’égalité, dite formelle, à la faveur d’une conception nettement plus inclusive qualifiée d’égalité réelle[26]. Ainsi, les juges conviennent maintenant que « l’égalité n’implique pas nécessairement un traitement identique et [qu’]en fait, un traitement différent peut s’avérer nécessaire dans certains cas pour promouvoir l’égalité[27] ». Plus que jamais, l’égalité doit être « ancrée dans les faits » (Servais 1992 : 519)[28] et trouver sa manifestation dans les résultats (Proulx 1989 : 151).

Cette évolution, perçue par les groupes minoritaires comme l’aboutissement attendu d’une « longue histoire d’injustices, de subordination et de peur », s’accompagne en certains cas d’une « revendication fervente et massive de la différence » (Walzer 1995 : 104–105) :

[...] le discours du dominé [prend] alors un contenu plus radical et un ton plus revendicateur. Délaissant les entreprises réformistes, d’un caractère souvent purement juridique, c’est la volonté d’une transformation des structures que ce même discours traduira plutôt. En un mot, l’axe autour duquel s’articule le mouvement de libération cessera, petit à petit, d’être l’intégration au modèle dominant, pour devenir la découverte d’une différence (Noël 1991 : 223).

Comme le régime des rapports collectifs de travail postule que la communauté d’intérêts entre les travailleurs transcende leurs différences (Fried 1984 : 1035), que les salariés ont sensiblement les mêmes valeurs et les mêmes besoins, toute revendication fondée sur la « différence » apparaît souvent suspecte aux yeux de certains leaders syndicaux. Ils y voient une menace à l’autorité du syndicat et à la solidarité minimale qui doit régner entre ses membres pour donner force à son action (McUsic et Selmi 1997 : 1357).

Mais devant la diversification inexorable de la main-d’oeuvre dans nos sociétés pluralistes, il est loin d’être certain que cette attitude, empreinte du désir d’aplanir les différences ou de supprimer la dissidence, assure, à long terme, la viabilité du mouvement syndical (Crain et Matheny 1999 : 1601). De fait, la diversité de la main-d’oeuvre est porteuse de revendications multiples, souvent divergentes, entre les salariés. Une main-d’oeuvre plus hétérogène introduit de nouvelles valeurs dans le milieu de travail (Lévesque, Murray et LeQueux 1998 : 151), et le danger que celui-ci devienne un foyer de discrimination caractérisé croît au rythme où s’élargit la gamme des intérêts à protéger et les tensions qui peuvent naître, forcément, dans ce contexte (Donnellon et Kolb 1994 : 140–141).

L’émergence d’associations parallèles dans les milieux de travail syndiqués est un signal d’alarme lancé au mouvement syndical. Plutôt que de postuler leur « infaillibilité » ou de faire la sourde oreille aux revendications qui leur sont acheminées par les groupes minoritaires, les syndicats gagneraient à soupeser leur bien-fondé, à sensibiliser leurs membres aux problèmes ainsi identifiés et à tenter de trouver un compromis qui ne soit pas dicté par la seule volonté du plus grand nombre.

Pour emprunter à Platon, qui fait toujours figure de ténor dans le concert historique de la démocratie, les dirigeants syndicaux doivent être pour leurs membres ce que les gardiens se devaient d’être pour la cité souhaitée par ce disciple de Socrate : au lieu de flirter avec le troupeau par envie de lui plaire, il leur incombe d’agir obligatoirement dans l’intérêt, présumé supérieur, de la totalité des membres de manière à ce que ceux-ci ressentent, ensemble, « profits et pertes avec la même joie et la même souffrance ».

Que la convention collective négociée par le détenteur d’un monopole défende d’abord les intérêts de ceux qui le lui ont procuré, c’est un travers syndical que semble cautionner le régime actuel des rapports collectifs de travail (Swinton 1996 : 704). Confinées dès le départ au rang de salariés « négligeables » en raison de leur présence plus discrète sur les lieux de travail, femmes et minorités n’ont pas tardé à faire le constat de la « solidarité artificielle » (Bentham 1991 : 1–2). Le mouvement syndical et ses dirigeants doivent aujourd’hui revoir leur conception de la démocratie pour l’élever, comme il se doit, au delà de la loi du nombre puisque « l’idée de démocratie transcende la règle de la majorité[29] » :

Les dirigeants devront fixer des orientations, expliciter la vision et les finalités adoptées démocratiquement et diriger leur application stratégique, ce qui devra être décidé dans un cadre de pluralisme et de débat permanent. Le pluralisme tient compte de la diversité des points de vue et de la multiplicité des identités. Le besoin tant de respecter l’identité des gens comme féministes, environnementalistes, membres d’une communauté ethnique, etc., que de créer en même temps l’unité requise pour la défense des besoins et des aspirations des travailleurs reste à combler. Pour que cet impératif devienne réalité, il faudra de nouvelles qualités en matière de leadership (Schenk 2000 : 109).

En ce qui a trait à la problématique soulevée par les associations parallèles, la création de comités jeunesse au sein des syndicats constitue certainement un pas dans la bonne direction. Toutefois, il apparaît présomptueux de croire que la mise en place d’un comité de jeunes pourrait, à elle seule et sans plus, contrer le phénomène ici incarné par l’ADJEQ, le GAPES ou l’AJFP.

En fait, l’existence d’un Comité des jeunes au sein de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) n’a pas dissuadé certains jeunes enseignants de former l’ADJEQ. De même, de jeunes professionnels n’ont pas hésité à joindre les rangs de l’AJFP même si le Syndicat des professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ) avait implanté son Comité des jeunes à l’automne 1999. Un même constat s’impose à l’égard des jeunes fonctionnaires devenus membres de l’AJFP après l’entrée en fonction, en janvier 2000, du comité national des jeunes du Syndicat de la fonction publique du Québec (SFPQ)[30].

Certes, la méconnaissance de ces comités intégrés tout récemment aux structures syndicales existantes pourrait expliquer en partie pourquoi les jeunes ont plutôt choisi de créer leurs propres associations. Par exemple, selon une étude de 1996, le Comité des jeunes de la CSQ — mis sur pied quatre ans auparavant — était encore méconnu des trois quarts des jeunes salariés qui oeuvraient dans un milieu de travail où le syndicat accrédité était affilié à cette centrale (Gauthier 1997 : 31).

Un autre facteur pourrait toutefois expliquer la préférence des jeunes pour les associations parallèles. Pour bon nombre d’entre eux, ils souhaitent jouer un rôle qui ne soit pas purement consultatif dans la détermination de leurs conditions de travail. Or, les comités de jeunes sont souvent réduits à ce seul rôle, lequel est jugé insuffisant par certains qui perçoivent alors ces comités comme un moyen, pour le syndicat, de se donner bonne conscience, sans pour autant partager véritablement le pouvoir décisionnel.

En somme, pour que l’établissement d’un comité jeunesse puisse véritablement contribuer à contenir l’irruption d’associations parallèles dans les milieux de travail syndiqués, ce comité devrait pouvoir jouir d’une marge d’autonomie appréciable dans le choix des priorités et des moyens d’action. L’inclination à en faire un organe essentiellement consultatif devrait résolument être réprimée pour faire plutôt place à « une entité ayant droit de parole dans les instances décisionnelles et qui soit génératrice de résultats concrets » (Gauthier 1997 : 31).

Conclusion

La formation d’associations parallèles destinées à promouvoir les droits de salariés dont les revendications ne sont pas satisfaites par le syndicat accrédité pour les représenter est un phénomène relativement nouveau dans les rapports collectifs de travail.

Pour l’heure, il semble directement lié à la problématique des clauses « orphelins » et s’observe essentiellement dans le secteur public (ministères, corps policiers, commissions scolaires... ). Toutefois, si la discrimination fondée sur l’âge a provoqué l’émergence de ces associations, la discrimination fondée sur toute autre caractéristique personnelle visée par les chartes et lois sur les droits de la personne (race, sexe, handicap, orientation sexuelle... ) pourrait tout aussi bien provoquer la même démarche chez les salariés qui en sont victimes, qu’ils oeuvrent dans le secteur public ou privé. Assistera-t-on à la montée d’un « nouveau collectivisme » (Adell 1996 : 461), annonciateur d’une « fragmentation identitaire », par lequel le syndicat se voit montrer la voie d’évitement par un nombre croissant de salariés (Gagnon 1994 : 73) qui le jugent incapable de les élever à un niveau d’égalité correspondant à leurs aspirations profondes ?

Il est certes trop tôt pour en juger. Tout bien pesé, il demeure possible qu’il s’agisse, en fait, d’un phénomène marginal et peut-être même éphémère. L’absence de ressources financières stables et suffisantes et le fait que ces associations ne jouissent pas des avantages que les codes du travail confèrent aux syndicats dûment accrédités rendent leur survie beaucoup plus difficile à long terme.

Il n’en reste pas moins que leur émergence est porteuse de sens et que le mouvement syndical aurait tort de la banaliser. Des groupes comme les femmes, les jeunes, les minorités ethniques, les personnes handicapées ou homosexuelles remplacent aujourd’hui les classes ouvrières à l’avant-plan des conflits sociaux :

La présence de ces groupes a déjà favorisé l’émergence d’une nouvelle dimension de la gestion du milieu de travail, soit l’égalité des chances d’emploi, et qui s’est développée tant bien que mal en marge des structures définies par la négociation collective entre syndicat et patronat. Traditionnellement, les relations industrielles considéraient ces groupes comme des ajouts ad hoc à un processus appréhendé de façon trop systémique, alors qu’en fait ces groupes doivent maintenant être intégrés dans notre cadre conceptuel (Piore 1996 : 609).

La naissance de regroupements comme l’ADJEQ, le GAPES ou l’AJFP reflète bien la complexité grandissante des relations de travail dans nos sociétés pluralistes et les difficultés inhérentes à toute tentative de conciliation entre les droits collectifs et les droits individuels. Ces associations traduisent aussi, à leur manière, une insatisfaction certaine face à la façon dont s’exerce la démocratie syndicale dans certains milieux de travail.

Plutôt que de voir, dans ce phénomène nouveau, « la montée de l’individualisme irresponsable qui substituerait à la démocratie syndicale les regroupements d’intérêts particuliers et les recours aux tribunaux » (Allaire 2000 : 15), le mouvement syndical devrait faire montre d’ouverture, engager le dialogue et entreprendre, de manière plus générale, une réflexion devenue nécessaire sur sa conception de la démocratie — et la notion d’égalité qui y est sous-jacente — à l’ère des droits fondamentaux de la personne. En fait, il importe infiniment plus de préserver l’espace public que le syndicat peut offrir au débat démocratique que de tenter de « privatiser » la dissidence qui en émerge en confinant ceux et celles qui l’expriment au rang de « minorités permanentes ».

Ainsi, après s’être dotés de comités de condition féminine pour mieux répondre aux aspirations des femmes dans les années 1970–1980, les syndicats pourraient assurément entreprendre une démarche similaire à l’endroit des jeunes, certes, mais aussi des autres minorités dont les revendications, souvent légitimes, ne sont pas toujours véhiculées par le point de vue majoritaire.

Les syndicats ont jusqu’ici mésestimé l’importance et la complexité singulière de la tâche qui les attend en vue de se maintenir dans les milieux de travail diversifiés de demain. À la logique toute collective qui préside, depuis toujours, à leur action et informe leur conception de la démocratie doit s’intégrer une vision nouvelle qui fait sensiblement plus de place aux droits individuels, en conformité avec les chartes et lois sur les droits de la personne. C’est à ce prix que les salariés de toute nature et de toute condition seront disposés à leur accorder leur confiance. En revanche, si la diversité de la main-d’oeuvre n’est pas prise en charge par le mouvement syndical, le risque est grand de la voir alimenter des conflits susceptibles de l’affaiblir à plus long terme...