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Parmi les commentaires souvent entendus à propos du roman québécois, celui qui déplore son misérabilisme tient presque du cliché. Pourquoi n’a-t-on pas ici aussi un roman joyeux, débridé, porté par une imagination aussi vaste et féconde que chez les romanciers du reste de l’Amérique (de Gabriel García Marquez à Carlos Fuentes en passant par Philip Roth) ? Pourquoi notre solitude n’a-t-elle pas cent ans comme ailleurs ? À ceux qui posent de telles questions, les romans abordés dans cette chronique ne plairont pas. La réalité y est souvent grise, pauvre et triste. J’oserais même dire que c’est l’une de leurs principales forces.

Le roman de Michael Delisle, Dée [1], est un chef-d’oeuvre de pauvreté humaine. Les lieux sont kitsch, les personnages vides, les sentiments sombres, les langages minimaux, à la limite du silence. Ce court et impitoyable roman est l’un des romans québécois les plus réussis et les plus dérangeants de ces dernières années.

Dée est le deuxième roman de Michael Delisle, davantage connu jusque-là comme poète. On retrouve d’ailleurs dans sa prose l’absence de lyrisme qui caractérise sa poésie. La phrase est sèche, coupante comme une hache, surtout lorsqu’elle cherche à saisir la banalité d’une scène. La pauvreté du monde est en quelque sorte redoublée par la pauvreté du langage qui sert à le décrire : « Un voisin sacre. Ses pneus s’enlisent en fouettant la terre molle. Un autre cloue un panneau sur le coffrage d’un solage. Aujourd’hui, on profite du beau temps. Il a plu hier. » (p. 11) Les phrases se suivent comme des blocs séparés par des silences. La banale énumération culmine dans celle encore plus grande des derniers mots : « Il a plu hier ».

Nous sommes en périphérie de Montréal dans les années 1950, au moment où la campagne s’urbanise et se transforme en une banlieue à l’américaine. Dée est le diminutif d’Audrey Provost, fille d’un éleveur de porcs qui doit abandonner sa ferme en raison du nouveau zonage. Chaque vendredi, le docteur (appelé Doc) amène Dée, encore enfant, chez des amis, lui fait boire un sédatif et la prend sans qu’elle s’en aperçoive. Autour de la maison paternelle, le terrain est en boue, les odeurs de purin flottent, les chiens errants circulent. Tout cela se modernise bientôt : « On est devenus une rue », lance fièrement Dée. À seize ans, la voici enceinte. Le géniteur, appelé Sarto, est forcé de l’épouser. Il l’installe dans un motel du boulevard Taschereau en attendant que leur bungalow soit construit. Il devient camionneur et se livre à la contrebande d’objets divers avec son ami Beaulieu. Quand Dée aménage dans la jolie maison du domaine Chantilly, seule avec son enfant, elle trompe son mari avec le livreur de journaux. Au xixe siècle, elle aurait fini comme madame Bovary ou Gervaise ; en plein xxe siècle et au coeur de l’Amérique, elle ne finit pas. Un médecin (un autre) lui prescrit des pilules qui la maintiennent en vie, dans une sorte de léthargie perpétuelle.

Aucun des personnages de Dée n’est franchement aimable. Les parents de Dée, son frère, sa tante, Doc, Sarto, Beaulieu et même le camelot à qui Dée se donne à la fin du roman, tous sont également égoïstes et bestiaux. Dans ce monde déshumanisé, Dée est la victime idéale. Elle ressemble à la Scouine d’Albert Laberge, qui a donné son nom au premier roman québécois naturaliste au début du xxe siècle [2]. Comme la Scouine, Dée est à la fois pitoyable et repoussante de vulgarité, particulièrement lorsqu’elle demande à son voisin de lui montrer son dentier, tout heureuse de partager avec lui son intimité. Par la suite, elle se contente de rester chez elle, à lire des magazines et à regarder la télévision. Peu à peu, on ressent pour elle le même dégoût que pour les autres personnages du roman. Sa famille a disparu, son mari n’est jamais là ; restent le chien Puppy, puis l’enfant pour qui elle n’éprouve aucune affection maternelle et qui ne semble pas avoir de prénom. La vaisselle s’accumule, la maison ressemble à la « dompe » près de laquelle Dée a grandi, les mauvaises herbes sont si hautes que le voisin vient se plaindre, mais Dée ne veut que dormir, abrutie par ses pilules.

Roman réaliste, hyperréaliste, Dée n’offre aucune forme d’espoir. C’est la vie elle-même qui est atteinte, vidée de sens, livrée à la pauvreté la plus complète. Nous sommes pourtant à l’aube de la modernité, dans une banlieue qui deviendra le symbole de la réussite sociale pour les générations futures. La modernité, symbolisée par la transformation de la boue en asphalte, n’aura pas tenu ses promesses. Ce n’est pas le Québec obscurantiste de Duplessis qui est mis en cause ici. C’est le Québec moderne, celui qui a cru à l’American way of life. C’est le Québec d’aujourd’hui.

Depuis son essai dénonçant les effets pervers du multiculturalisme [3], Neil Bissoondath s’est imposé comme un intellectuel de premier plan au Québec et au Canada. Il enseigne la création littéraire à l’Université Laval, à titre d’essayiste et surtout de romancier. Les deux genres qu’il pratique ne sont pas entièrement étrangers l’un à l’autre. Sa fiction fait souvent écho à sa réflexion sur la question identitaire. « Citoyen du Canada, du monde, de tout le putain de bon Dieu d’univers ! », lance un des personnages de Tous ces mondes en elle [4], probablement son plus beau roman jusqu’ici. Celui qui parle ainsi habite Trinidad et refuse d’envier les exilés qui partent vers un monde soi-disant meilleur. Il refuse aussi de considérer comme une compatriote Yasmin, l’héroïne du roman, qui vit à Montréal, mais qui se rend à Trinidad pour disperser les cendres de sa mère.

Dans son plus récent roman, Un baume pour le coeur [5], Neil Bissoondath ménage encore une large place à la question identitaire, mais cette fois l’action se déroule entièrement à Montréal. Le héros, Alistair Mackenzie, est on ne peut plus Canadien. Vétéran de guerre, professeur de littérature britannique à l’Université McGill, il appartient à la bourgeoisie anglo-montréalaise. Mais son gendre s’appelle Jacques, son petit-fils, François et son voisin, Tremblay. Alistair Mackenzie ne s’est jamais bien entendu avec ce Tremblay, surtout les 24 juin lorsqu’il sort son drapeau fleurdelisé. Les autres jours de l’année, il s’intéresse le moins possible à lui, se contentant de coexister plus ou moins pacifiquement. Tremblay n’aurait été qu’un figurant si Bissoondath n’avait tenu à lui réserver le beau rôle à la fin, au moment où la maison des deux hommes est incendiée (alors qu’on avait mis le feu au drapeau !). C’est Tremblay qui sauve in extremis son voisin, répondant ainsi à l’arrogance anglo-saxonne par un altruisme héroïque. Tremblay, disons-le tout de suite, n’est pas le personnage le mieux réussi de Bissoondath. Sa bravoure, sa bonhomie, sa magnanimité paraissent artificielles et trop vertueuses pour être vraisemblables. Le romancier — sorte d’anti Mordecai Richler — s’interdit de donner un mauvais rôle à ses personnages francophones, hésitant à saisir leurs contradictions intimes et leurs travers, comme il le fait si bien pour les autres personnages.

De toute façon, le thème central d’Un baume pour le coeur est ailleurs. C’est la mémoire d’un homme de soixante-dix ans qui a tout perdu dans l’incendie évoqué plus haut. Le vieillard n’a plus rien pour lui rappeler son passé, en dehors de sa fille Agnès qui l’héberge. Sa femme et la plupart de ses amis sont morts, sa maison n’existe plus et tous ses biens ont brûlé. Son seul moyen de conserver ses images du passé, c’est d’écrire. Il ne vise pas à faire oeuvre littéraire bien qu’il soit spécialiste de Dickens et finisse par se faire prendre au jeu de l’écriture. Il écrit pour se souvenir, lui qui ressent par ailleurs les premiers symptômes de défaillance de sa mémoire.

L’exercice a quelque chose d’un peu scolaire : la guerre, son mariage, son travail à l’université, chaque étape de sa vie se suit dans l’ordre chronologique. Le personnage revient parfois à sa situation du moment, évoque la vie auprès de sa fille, parle de sa vieillesse. Sans avoir le sentiment d’une vie réussie, il affiche une sorte de sérénité vis-à-vis de lui-même et des autres. Il a aimé ; il a été aimé. Un héros non problématique en somme : il inspire confiance et ressemble aux hommes de bonne volonté que Jules Romains célébrait il y a un siècle. Son récit a d’ailleurs l’air un peu anachronique, tant par ses thèmes que par sa forme. Il parle d’une époque ancienne : celle où l’on vouvoyait son père, où l’on se levait pour saluer le professeur entrant en classe et où les Canadiens de Montréal étaient la meilleure équipe de hockey au monde. Sur le plan formel, l’écriture de Bissoondath dégage aussi un parfum ancien. Les métaphores convenues sont nombreuses (« Mon estomac se souleva, tel un volcan entrant en éruption » [p. 116]), et plusieurs scènes importantes sont ruinées par une prose ampoulée. C’est par exemple le cas lorsque le narrateur évoque la mort de sa femme Mary : « De la main, je lui effleurai la joue. Quel désespoir, quelle désolation : elle n’était même plus tiède. Mary, ma chère Mary, avait dérivé au loin, seule dans la nuit. » (p. 349)

Les meilleurs passages du roman évoquent d’autres figures que celle du narrateur. Plusieurs personnages secondaires ont l’étoffe de véritables héros romanesques. L’un d’entre eux, appelé Thrush, est un collègue universitaire accusé injustement devant le comité de discipline d’avoir fait des avances à une étudiante coupable de plagiat. Il est innocent, mais il lui est impossible d’en faire la preuve. En fait, celle-ci est facile à produire, mais la honte qu’il éprouverait en avouant son secret lui paraît plus insupportable encore que l’accusation. Il se suicidera, laissant à ses collègues une photo comme preuve posthume de son innocence : « Le corps de Thrush était parfaitement normal, à un détail près. Là où aurait dû se trouver son membre viril, il n’y avait rien. Derrière la photo, il y avait, écrits d’une main ferme, les mots LA GUERRE. » (p. 171)

Les autres personnages intéressants ont, tout comme ce collègue, quelque chose à cacher. C’est le cas d’un certain Frank, jardinier à la retraite qui, après avoir longtemps entretenu le terrain du narrateur, s’était trouvé un emploi de concierge dans un immeuble. Des années plus tard, Frank resurgit pour raconter au narrateur une histoire qui aurait presque pu constituer une nouvelle en soi. Cette histoire met en scène deux jeunes réfugiés venus des Balkans, des frères qui étaient parvenus à fuir la guerre pour se rendre à Montréal. À peine habitués à leur nouvelle vie, ils voient arriver un autre réfugié qu’ils reconnaissent immédiatement. Ils l’avaient vu manger des cacahuètes pendant que des hommes jouaient au football avec la tête d’une jeune fille, l’amie du plus jeune des deux frères. Celui-ci veut se venger et il l’aurait fait si Frank ne s’était interposé et n’avait décidé, dans une des scènes les plus extraordinaires du roman, de tuer lui-même le mangeur de cacahuètes. Pourquoi Frank accepte-t-il de se sacrifier ainsi pour quelqu’un qu’il connaissait à peine ? Sa réponse, comme celle de Thrush l’eunuque, est marquée à même son corps : des chiffres bleus sont tatoués sur sa peau. Il montre son bras au narrateur et lui décline sa véritable identité, son passé tragique, son regret actuel de n’avoir jamais eu d’enfants. « Quand la lame du couteau lui est entrée dans le ventre, pas une fois, pas deux fois, mais trois fois, j’ai compris, monsieur Mackenzie, que j’avais vécu pendant cinquante ans uniquement pour ce moment. Je ne suis pas croyant pour deux sous, monsieur Mackenzie — comment l’être après ce que j’ai vécu ? — mais j’ai compris que cet instant rachetait tout. » (p. 317)

Des personnages comme Thrush et Frank ont une qualité romanesque que le narrateur n’a pas. Tous deux ont vécu avec un secret formidable et ont dû mentir, une bonne partie de leur vie, pour le préserver. Leur histoire paraît presque incroyable, mais on y croit pourtant. On pourrait en dire autant d’un troisième personnage particulièrement mystérieux, un nain comptable qui disparaît au Costa Rica avec la meilleure amie de la femme du narrateur. À lire l’histoire de ces trois personnages, on en déduit que la vraie nature du personnage romanesque n’est pas la transparence : pour être authentique, celui-ci doit faire croire au lecteur qu’il a un secret. Ces trois exemples de personnages laissent toutefois une drôle d’impression à la fin du roman. On aurait presque aimé que le narrateur parle un peu plus d’eux et un peu moins de lui. Ou plutôt qu’il parle davantage de lui, mais de la même façon qu’il parle d’eux, c’est-à-dire en donnant à voir ce qui fait le secret et l’étrangeté de son personnage à lui.

Christiane Frenette se plaint doucement des m’as-tu-vu de l’écriture à la fin de son recueil de nouvelles intitulé Celle qui marche sur du verre [6]. Elle n’aime pas les mondanités littéraires et parle avec sarcasme de la « sensibilité contemporaine et urbaine » (p. 141). S’il veut avoir l’air actuel, l’écrivain doit, selon elle, respecter trois règles d’or : écrire au « je », faire de l’humour et avoir ce qu’elle appelle une « intention ». Elle se donne zéro sur trois : ses romans et nouvelles sont écrits au « il » et au « tu », pas au « je » ; elle ne cherche pas à faire rire son lecteur et elle n’a d’autre visée que celle de vivre le moins mal possible. C’est dire qu’elle ne veut pas qu’on la prenne pour un écrivain à la mode.

Son recueil de nouvelles n’est pas du genre à faire beaucoup de bruit dans le monde des lettres. Rien de spectaculaire, rien d’appuyé, mais des images soudaines de la réalité associées à des personnages qui semblent toujours sur le bord de l’inexistence. Les figures qu’elle décrit — une fille-mère, un couple qui se sépare, une mère sur le BS qui vole du chocolat, une adolescente en fugue qui ne reviendra pas, etc. — sont émouvantes comme les esquisses légères d’un peintre. Quelques traits seulement, et une vie entière se dessine. Une ligne de moins, et l’image serait imperceptible. Comment qualifier un tel art de l’esquisse ? Écriture économe, minimaliste si l’on veut, mais ce serait prêter à la plume de Christiane Frenette une préoccupation contemporaine qu’elle réfute par ailleurs. « Il te fallait écrire », lit-on simplement dans le prologue. Elle ne dit pas comment ni pourquoi.

Ou plutôt oui, elle dit ceci : face au fleuve, un écrivain ramasse les tessons de verre multicolores polis par la marée. Ils ne coupent plus, ils sont ronds et inoffensifs. L’écrivain les collectionne en les classant par couleurs : la plupart sont vert seven-up, certains sont blanc universel ou brun bière. Quelques-uns, les plus rares, sont bleu noxema. Ce sont ceux que l’écrivain préfère. Les personnages de Christiane Frenette sont à l’image de ces morceaux de verre, débris d’on ne sait trop quel naufrage.

Cette petite fable donne le ton à l’ensemble des nouvelles du recueil et caractérise parfaitement l’écriture de Christiane Frenette. Dans son roman La nuit entière [7], un procédé similaire structurait le texte. Chaque chapitre était une « balle perdue » reçue par le personnage principal. Les balles perdues, comme les débris de verre, forment le matériau de base de qui travaille à partir d’images poétiques (tout comme Michael Delisle, elle a d’abord été poète). Les titres de ses nouvelles renvoient parfois directement à des poètes : « La photo d’Éluard en compagnie de Dominique », « Les lilas de Baudelaire ». D’autres évoquent un objet, un vêtement, un geste : « L’orange », « Le manteau », « Le baiser ». Ces images de la réalité ne signifient rien en dehors de l’expérience secrète des personnages.

Une ou deux phrases suffisent généralement pour qu’on entre dans la peau du personnage. Le drame de la fille-mère est déjà contenu dans ces mots : « On lui dit de ne pas garder le bébé » (p. 31). Mais que dire d’autre sans verser dans le réalisme le plus plat ? Christiane Frenette évite à la fois le misérabilisme et le psychologisme. Elle aime ses personnages, mais son écriture est tout en pudeur. Difficile par conséquent de rendre justice à la densité de ses nouvelles par des citations. Son art se prête mal au découpage. Tout dans son texte est déjà réduit à l’essentiel. À peine les personnages ont-ils pris corps qu’ils disparaissent sans faire de bruit. Revoici la mère-fille à qui on a retiré la garde de sa fille avant de lui permettre, chaque dimanche, de l’emmener en promenade. « Elles marchent lentement toutes les deux sur le trottoir côté soleil. La petite et la grande, main dans la main, radieuses parmi les mortels, chacune croyant être l’ange gardien de l’autre. » (p. 36-37) C’est sur cette image d’espoir un peu irréelle que s’achève la nouvelle « L’ange gardien ».

L’écriture subtile, délicate et retenue de Christiane Frenette est peut-être moins éloignée qu’elle ne le croit de l’esthétique contemporaine et d’un certain refus de l’éclat, du spectaculaire. Elle tient tout à la fois du voeu de modestie et de la maîtrise technique, d’une nécessité intime et d’une croyance très relative aux vertus sociales de la littérature. L’écrivain contemporain aime les « vies minuscules » (Pierre Michon) plus que les vies de héros. Il s’intéresse à cette part de l’humain qui traîne à nos pieds sans qu’on s’en rende compte. Comme les morceaux de verre que Christiane Frenette récupère sur le bord du fleuve et qui sont façonnés secrètement par le temps qui passe.

Avec le premier roman de Pierre-Yves Thiran, Bal à l’abattoir [8], nous sommes aux antipodes de la sobriété qui caractérise les trois écrivains présentés jusqu’ici dans cette chronique. Ce roman de Thiran n’en a pas moins pour objet la réalité la plus crue, celle des choses comme celle des mots. Nous sommes à l’abattoir, mais l’esprit est à la fête, au massacre joyeux. L’auteur joue sans vergogne la carte du « premier roman » : il y a de tout pour tous, et l’écriture est une sorte de concours de virtuosité. « Poète, on résumait, c’est 90 % d’audace, 10 % d’inspiration, 100 % béton » (p. 89), explique le narrateur en parlant d’un groupe de poètes. À la porte de leur local, ils clouent un écriteau sur lequel on peut lire :

LES DOUZE POÈTES DE LA VILLE
Avant-garde sans arrière-pensée

Voici exactement le type d’écrivains que Christiane Frenette n’aime pas : ils écrivent au « je », ils font de l’humour et, bien qu’ils se proclament « sans arrière-pensée », ils exhibent du début à la fin leur intention littéraire.

À l’inverse des nouvelles de Frenette, le roman de Thiran est fait pour être cité, tant il est truffé de formules et de pointes adressées à des auteurs contemporains. « Nancy Huston encore dans L’Actualité en train de répéter ses faderies superfades d’écrivaine mère de famille !… » (p. 70) Proust, Joyce ou Rimbaud sont des compagnons de route : « oh oui, un jour j’ai croisé la Raison, et je l’ai ROSSÉE ! » (p. 182) Écoutez, semble-t-il dire en se prenant pour le poète d’Une saison en enfer, j’ai tous les talents.

Les premiers mots du roman donnent le ton :

— Dibout fils, deeeeebout !
Pigaf…
— Allez pote !
À cag déjà…
— Orans ! el-Orans ! You, me, one shilling eh ? one shilling, for service !…
Nave…
— Mais âllllez quoi, reveille ! y est… eh, dehors ! ta mouette…

p. 13

Assez vite, le narrateur prend les choses en mains dans un idiome qui ressemble davantage au français, mais avec de savants écarts de langage. Il est vendeur de camelote et doit subir le discours de son patron qui promet un brillant avenir à ceux qui y mettent du coeur. « Ouh, la très solvable personne qu’on allait deviendre à l’écouter. » (p. 37) Plus loin, dans un chapitre intitulé ironiquement « On s’étonne », la prose s’emballe à nouveau dans une interminable séquence exclamative :

Ah, saletés d’imaginations ! ogivales, doreuses, dardeuses !… landes et bruyère, brouillard… balafre aux candélabres… cathédrale à moine fou… rêves de carnage passant en ralenti poignant… poids de la mort infligée par stricte vanité ! écho des pas lents, des pâleurs, des pas lourds… hallucinations où s’ébrouent les réflexions profondes ! plomb pipé au puits des cauchemars !…. pesanteur de ces conneries-là !…. chimères nourries de sang, tremplins à veulerie pour égorgeurs grugés décadents ! malades des nerfs, hystériques hécatombeurs ! lubriques au lac gode froid fantasmant un empire de larves étêtées !….

p. 67

Et ainsi de suite.

Il n’y a probablement qu’un éditeur québécois pour accepter de courir le risque de publier un roman qui flirte d’aussi près avec l’illisible. J’ai relu récemment un roman des années 1960, Le journal d’un hobo de Jean-Jules Richard. Ce roman avait été refusé par tout le monde avant d’être accepté par les éditions de Parti pris. Même impression d’illisibilité, même écriture délirante, même mélange des genres, même oralité exacerbée du style, même extravagance des personnages. Le roman de Pierre-Yves Thiran n’a rien à voir, bien sûr, avec le roman oublié de Richard. Mais a-t-il davantage à voir avec Proust, Joyce ou Rimbaud ? Il est permis d’en douter.

Des quatre romans évoqués ci-dessus, trois ont clairement une parenté avec le genre poétique. L’art de la coupe de Michael Delisle, les images matricielles de Christiane Frenette et la sonorité des mots de Pierre-Yves Thiran sont des qualités d’abord et avant tout poétiques. Est-ce un hasard si le seul romancier qui se situe entièrement du côté de la tradition romanesque (son personnage est fils de Dickens) soit de langue anglaise ? Ce ne sont que quelques exemples, mais ils disent déjà quelque chose de la tradition romanesque au Québec. Formulons une hypothèse rapide pour conclure. Cette tradition romanesque apparaît, plus qu’ailleurs, soutenue par le poème. Peu importe que le romancier soit lui-même ou non un poète : l’ordre de la fiction est d’avance contaminé par l’ordre du poème. Ceux qui se plaignent de la tristesse de ce roman n’ont peut-être pas entièrement tort d’être déroutés. N’étant pas eux-mêmes des lecteurs de poèmes, ils ne savent pas trop comment lire de tels romans poétiques. Ce n’est pas leur genre, tout simplement.