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Au XIIIème siècle, il y avait des troubadours qui couraient de cour d’amour en cour d’amour, et, où l’on discutait gravement de questions comme celle-ci : qu’est-ce qui vaut mieux, de voir mourir sa dame ou de la savoir infidèle ? (Bosquet) [1]

La redécouverte de George Sand ces dernières années a suscité beaucoup de questions sur le statut théorique de la femme dans les études féminines. Si par son organisation narrative, ainsi que le montrent des études récentes [2], Le dernier amour révèle la prégnance oppressive du discours masculin, on peut également interpréter ce texte comme une subversion du discours patriarcal. Davantage : la revendication du désir féminin, véritable audace à l’époque, instaure des schémas inattendus dans la thématique.

Mais les axes interprétatifs consacrés jusqu’ici à ce roman peuvent non seulement occulter le paradoxe de la fonction programmatique liée à l’inscription titulaire, mais aussi dissoudre certains paramètres importants. Car, en dépit de ce que pourrait indiquer le titre, le roman est plus que le développement d’un amour impossible : c’est un itinéraire vers la folie. Le dernier amour. Un amour, le dernier. Cela présuppose au moins un fait : il a existé un (des) amour(s) antérieur(es), peut-être malheureux. Quel sera le sort de l’ultime ? Le dernier recours.

La question implique une double perspective : l’amour qu’on porte (ou ne porte pas) à l’autre et celui dont on bénéficie de sa part (ou dont, au contraire, on n’a pas le bénéfice). Cela signifie donc que, face à ses sollicitations, le sujet amoureux n’est pas sûr de bénéficier d’une relation symétrique. Cette dernière est dans le texte une « passion qui pousse un sujet à percevoir autrui comme une valeur absolue, qui lui fait désirer être perçu comme tel par autrui, qui, dans le meilleur des cas, place deux sujets en position de réciprocité absolue [3]  ». Une telle approche des relations aboutit à l’aliénation du sujet, voire à la négation de l’objet de son désir. Mieux : en examinant les circonstances idéologiques et sociales de son émergence, la passion, ainsi que l’a démontré Michel Foucault, est assimilable à la folie [4]. Tel est l’objet de cette étude qui abordera les implications de l’élan vers l’autre pour chacun des partenaires. On insistera surtout sur l’aspect mortifère : la souffrance, la menace et le deuil qui finissent par annuler toute possibilité d’affection. Cet « amour impossible » devient révélateur d’un parcours vers la folie et le suicide, lesquels sont rendus inévitables tant par le jugement de l’autre que par l’idéologie sociale informant l’écriture du roman : à savoir le discours utopiste tel qu’il est esquissé dans le livre de Sand par les références aux travaux de Charles Fourier [5]. Mais avant d’en arriver là, il convient de s’interroger sur l’émergence de l’amour tel que mis en oeuvre chez George Sand.

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Dans Le dernier amour, la question de l’amour semble intimement liée à une autre, celle du mariage. Si Jean Morgeron a définitivement évacué tout projet matrimonial, il n’en est pas de même pour les autres protagonistes qui l’envisagent à un moment de leur existence. Et il est remarquable que, dans tout le texte, ce ne soit pas le sujet qui prenne l’initiative de rechercher ce partenaire de l’hospitalité d’amour, cette « tessère de lui même », comme le dit Platon [6]. En effet, c’est l’autre qui engage les liaisons matrimoniales entre les sujets de la conjugalité. Félicie est au centre de toutes ces sollicitations. Dès le début, un dispositif persuasif est mis en place pour amener Sylvestre à la prendre pour épouse. La liaison entre les deux protagonistes est présentée comme une heureuse nécessité. Avec une rare dextérité et finalement avec succès, Morgeron instille l’idée de mariage en Sylvestre sur qui la proximité de Félicie crée, déjà, un certain magnétisme. Tonino ne se prive pas non plus de pousser ce dernier vers sa cousine.

Mais au lieu de confesser la flamme qui est déjà née en lui, Sylvestre s’emploie à son tour à démontrer à Félicie que le meilleur partenaire qu’elle puisse avoir est plutôt Tonino. Elle devient ainsi l’objet d’un jeu, car chacun cherche à trouver ce qu’il estime être l’idéal pour elle. L’attitude de son entourage est, en fait, motivée par des présomptions inarticulées : l’incapacité de la jeune femme à évaluer ses besoins affectifs, l’urgence pour elle de se trouver un homme. Le mariage est un devoir social auquel elle ne saurait se soustraire. Cette infantilisation de la femme est d’autant plus étonnante qu’elle émane aussi de Sylvestre qui ressent déjà pour elle quelque émotion. On pourrait bien, à cet égard, s’interroger sur sa sincérité :

j’ai cinquante ans ; mais Tonino en a vingt et un, et, quoi que vous en pensiez, il aura peut-être bientôt pour vous un sentiment plus vif et plus redoutable pour lui-même que l’amour filial. […] Mais vous n’êtes que sa cousine, et vous n’avez que huit ou neuf ans de plus que lui. S’il vous aimait, je ne vois point pourquoi vous ne l’épouseriez pas ; aucune loi ne s’y oppose [7].

On le voit, l’amour dans le texte semble partir d’une situation de manipulation, d’une modalité du « faire faire » [8]. En prenant des initiatives à la place du personnage féminin, on perpétue « le geste oppressif de la représentation par lequel à travers l’histoire du logos, l’homme occidental a précisément réduit l’autre (la femme) en objet, silencieux, et subordonné [9]  ». Cela pourrait bien élucider les errements sentimentaux de Félicie qui se retrouve au centre de nombreuses sollicitations. D’où la complexité des relations amoureuses qu’elle entretient dans le texte.

La forme d’amour la plus en vue dans le récit est certainement celle qui la lie à Sylvestre. Les deux partenaires s’avouent peu de fois l’inclination qui les tient. Progressivement, une espèce de magnétisme ravageur lie les deux sujets. Par vanité, orgueil ou doute, Sylvestre renonce plusieurs fois à déclarer ses sentiments, préférant en laisser l’initiative à Félicie . Mais s’il cache son penchant pour elle, en conducteur partisan du récit, il tient le lecteur au courant de ses sentiments, tout en les nuançant et en multipliant les qualificatifs laudatifs sur sa personne. Des « confidences » de la narration indiquent au lecteur qu’il est amoureux.

Félicie n’est pas moins avare de déclarations. Elle aime silencieusement le philosophe. Et personne ne se trompe sur ses sentiments qu’elle cache mal. Elle ne laisse pas indifférent Sylvestre, dont le récit révèle le regard intéressé qui perçoit la passsion de la fille :

Sous l’empire de l’amour, Félicie devenait tout à coup divinement belle ; le marbre s’était fait femme. La crainte caressante, la pudeur, la passion comprimée, la soumission, l’abandon de sa fière personnalité, l’humilité tendre, la douceur, ce charme profond auquel rien ne résiste, toutes les faiblesses, toutes les puissances de la femme étaient en elle, et je ne sais pas d’homme qui raisonne et résiste quand ce rayon de soleil tombe sur lui. Je voyais Félicie pour la première fois, je ne l’avais jamais vue, jamais pressentie. Tout ce que je m’étais dit contre elle n’était que sophisme et déraison.

DA, 97

Ainsi, apprend-on que le philosophe raisonneur échoue dans la répression de ses sens et succombe à certains charmes. On peut noter au passage la profusion d’articles définis singuliers qui font paradoxalement de la femme un objet générique, une figure absolue, une figure de l’absolu. En outre, la théorie induite de la féminité, théorie relevant de l’illustration d’un certain « destin anatomique » emmure Félicie dans un processus de définition, d’analogie et même de représentation : crainte, soumission, faiblesse en constituent les paramètres principaux. Après avoir plusieurs fois différé et hésité, Sylvestre finit par prendre Félicie pour épouse. Cet amour est rapidement mis en difficulté par une autre relation d’amour : celle de Tonino et de Félicie.

En effet, Félicie nourrit à l’égard de son cousin des sentiments fort ambigus. Si pour Sixte More, il ne fait aucun doute que le jeune garçon entretient des relations intimes avec sa tante, Félicie quant à elle n’avoue jamais sans équivoque ce qui la lie au jeune homme. La nervosité que révèle le récit et le fait qu’elle affiche un plaisir mal contenu au moment où Sylvestre surprend certaines attitudes osées du garçon fait naître un doute qui deviendra, au fil du récit, une idée fixe. Toute la trame narrative, organisée par Sylvestre, se développe dès lors selon la perspective que Tonino entretiendrait des relations douteuses avec sa tante. Sans preuves pour appuyer ses soupçons, Sylvestre les refoule, mais va, aussitôt marié, les reconsidérer. En procédant selon une sorte de harcèlement, il finit par arracher des aveux : Félicie reconnaît avoir considéré l’idée de prendre le garçon pour partenaire amoureux, ne serait-ce que comme pis-aller. La violation par Sylvestre de sa correspondance avec Tonino dévoile un autre aspect de l’attitude féminine dans cette idylle. Le narrateur curieux et le lecteur entraîné dans la bassesse sont passablement déçus. Car si les lettres apportent des informations pertinentes, elles concernent plutôt l’amour féroce du jeune homme pour sa tante. Cette dernière a dès lors le bénéfice du doute, moins de la part de Sylvestre que du lecteur. Car elle est visiblement scandalisée par l’indécence des désirs de son neveu.

Ces quelques éléments instillent définitivement le doute dans la narration quant à la vertu de Félicie. Sylvestre se consacre à une nouvelle activité, celle d’espion. Le schéma narratif se conforme à la visée d’une enquête de moeurs. Le protagoniste ne ménage aucun effort et suit les deux amants dans leurs multiples escapades. Dans son entêtement, il viole une autre correspondance de Félicie et y découvre des éléments accablants :

Oui, il me semble que j’ai été bien heureuse dans tes bras et comme ravie au ciel. Je ne peux pas te mentir […] mais depuis un an, depuis que, pour mon malheur, j’ai connu et partagé ta passion, je n’ai plus senti auprès de lui que la peur et la honte. […] Et moi j’ai dû jouer une comédie affreuse pour lui cacher que mon âme était morte sous tes baisers ! […] Eh bien je t’aime si follement que, si j’étais vraiment aimée de toi comme j’ai cru l’être, je ne me repentirais de rien. Rappelle-toi les premiers temps de notre bonheur, ce n’est pas si loin, un an ! Qu’il a été beau, l’été dernier ! Il y avait du soleil dans nos âmes et du feu dans nos veines.

DA, 231

L’époux qui se découvre cocu s’acharne sur la voie du justicier moraliste. Il se fait le devoir de suivre et d’écouter les amants chaque fois qu’ils vont roucouler. Cette curiosité qui finit par lui nuire l’amène à découvrir une nouvelle dimension de l’autre et à le considérer comme menace permanente, comme l’inassimilable. Ainsi l’amour se révèle dans le roman de Sand comme impliquant toujours une relation ternaire. Le principe pouvant dès lors intégrer un nombre infini de tiers, dans la mesure où il fait graviter plusieurs sujets autour du même objet. Aimer Félicie, être aimé d’elle, implique la méfiance, le mépris, voire la haine de l’autre. Cet autre, du fait de sa projection affective, devient un danger pour le lieu « en commun » dans le couple. Cet aspect est essentiel dans le roman car il contribue fondamentalement à rendre l’amour pour et émanant de l’autre — l’amour de l’autre — impossible.

En effet, bien avant l’irruption de l’inévitable troisième acteur dans Le dernier amour, on peut observer que l’amour est, d’abord, une menace pour chacun des sujets mêmes avant de l’être par rapport à un lieu concurrentiel vis-à-vis d’autres partenaires. Car le point le plus important n’est certainement pas la jalousie, c’est-à-dire le psychologisme. En fait, c’est l’intégrité du sujet qui est mise en jeu, sinon en péril par l’autre. Sylvestre livre une bataille intérieure pour essayer de vaincre son éthique de vie. Doit-il convoler avec une « fille déchue », autrefois victime d’une « catastrophe de […] jeunesse » ? Est-il capable de s’affranchir et ensuite de l’affranchir de ce traumatisme constituant « une véritable souillure, un délire précoce, un entraînement tout animal » ( DA, 131) selon l’idéologie unificatrice de l’époque ? Ces interrogations se présentent comme un défi. Le protagoniste devient dès lors le lieu d’un écartèlement. Il tient à préserver son intégrité. L’amour étant un don, c’est-à-dire, en fait, une dette, il refuse de se lier, c’est-à-dire de s’endetter, de s’altérer, de se laisser entamer. Il veut demeurer « lui-même », un illusoire « même » dans une relation à l’autre, ce qui est un pari improbable. Tout d’abord Félicie l’éblouit et il finit par succomber. L’amour devient dès lors un miracle. Il renonce à son essence en confessant son affection.

Félicie n’échappe pas non plus à un débat de conscience. Elle est exemplaire de la femme dévoyée par la société patriarcale dont Sylvestre est un fidèle gardien. Discrète, elle est aussi assez fière pour ne pas afficher trop ouvertement ses émotions. Cela est inscrit, dans la narration au masculin, par une métaphore animale et réifiante. Sylvestre veut certes l’aimer, mais le projet consiste surtout à « dominer cette nature rebelle » ( DA, 81), « ce marbre » ( DA, 97) dont il voudrait ramener l’humanité à des émotions répertoriées, voire à de la sensiblerie. Pour lui, elle n’a pas la personnalité convenue de la femme dont il a une idée bien précise :

Pleurez, pleurez, lui dis-je ; soyez femme, soyez mère, je vous aime mieux ainsi que tendue et irritée […].

Vous me tiendrez par la tendresse encore plus que par l’énergie, soyez-en sûre. Je ne demande qu’à vous sentir faible pour me dévouer à mon tour.

DA, 173-174

Autrefois constructeur de barrages, Sylvestre est habitué à dompter les forces extérieures, à les assimiler. Ancien meneur d’hommes, il porte avec lui une tradition de conversion, voire de subordination de « l’autre » qu’il veut continuer à exercer sur Félicie. Il apparaît donc que l’amour entraîne aux yeux de Sylvestre une perte d’identité, voire une certaine aliénation. Le sujet devient alors, comme le dit Marc Guillaume [10], non plus lui-même, mais le produit de ses relations virtuelles ou réelles. Le moi intégral, c’est-à-dire celui qui exclut toute possibilité de conversion de soi, devient, tant pour le sujet lui-même que pour le partenaire potentiel, une menace permanente. D’où l’impératif du deuil, car pour s’investir dans l’autre, Sylvestre, tout autant que Félicie, est contraint de perdre une partie de sa relation identitaire au moi, ce moi unitaire dont l’intégralité peut s’avérer incompatible avec les relations interpersonnelles. Mais les dangers de l’amour de l’autre peuvent également émaner d’un tiers.

Il est en effet remarquable que, dans Le dernier amour, un accent particulier soit mis sur les amours dites « coupables ». En dehors des brefs préliminaires romantiques du début qui aboutissent au mariage, la narration fait très peu cas de l’amour conjugal qui est comme miné par le doute. Le couple ne discute presque de rien. La vie familiale est complètement évacuée au profit d’un nom qui resurgit toujours comme une obsession du récit que (se) fait Sylvestre : Tonino.

Dès le mariage de Félicie, Tonino se retrouve au centre de tous les motifs de dispute du ménage. Il devient un danger constant pour la stabilité du couple, une épine dans la chair de Félicie. Le percevant comme le signe vivant d’une déchéance à évacuer, faute de pouvoir l’exorciser, Félicie exige, de façon presque hystérique, le départ du fils. L’enjeu est de taille et à facettes multiples. Il s’agit d’abord de l’incapacité du neveu à être sevré de sa tante-mère. Il a fini par l’intégrer à sa vie, et même par la considérer comme une propriété dont il devrait avoir la jouissance sans souffrir d’aucune restriction. Celle-ci se révolte et procède par injonctions. Rudement, elle l’engage à accepter Sylvestre, c’est-à-dire à la perdre définitivement tout en adoptant une attitude de subordination absolue à l’égard du nouvel élu.

Sylvestre n’est pas en reste : lui non plus ne considère point le beau neveu avec une totale sérénité. À cause de son potentiel imaginatif, il perçoit chaque action du garçon comme une provocation, sinon une insulte, ce qui constitue très vite le ressort narratif et le processus d’un récit à rebondissements. L’évocation de certains détails du passé de son épouse est pour lui une « torture » ( DA, 164) que lui inflige délibérément le garçon. Les nouveaux mariés trouvent finalement une solution au problème : débarrasser le ménage de sa mauvaise conscience. Avec ingéniosité, Sylvestre contraint Tonino à déménager illico presto. Le couple peut connaître quelque répit. Les aveux sont explicites :

Malgré le désir que j’avais de voir cet aimable enfant, j’étais bien forcé de reconnaître que son absence était bonne à Félicie et moi. La vie se faisait calme et belle. Félicie recommençait à modifier les côtés âpres de son caractère et à ouvrir son esprit aux sciences de l’amour […] Ce moment de fusion morale semblait venu, et, lorsque nous nous engageâmes l’un à l’autre, j’étais fort, j’étais content d’elle et de moi, je me sentais ardent et austère, je la sentais pudique et confiante.

DA, 177

Mais dans son interminable quête de preuves de la déloyauté de Félicie, Sylvestre trouve Sixte More sur son chemin. Cet autre amoureux déçu se révèle aussi, rapidement, un danger tant pour l’époux que pour Tonino. Quoiqu’il ait définitivement perdu Félicie, il tient à se venger de Tonino dont il veut d’ailleurs supprimer la vie. Il s’impose à Sylvestre comme « l’informateur révélateur [11]  » par les détails qu’il décide de fournir sur les multiples échappées des deux amants. La délation de More a une fonction narrative décisive et permet à son rival de relancer son enquête de moeurs et de progresser dans le réquisitoire. Savoir devient finalement tragique pour Sylvestre qui cherche à constituer un véritable dossier judiciaire sur Félicie. Il est terrassé, dit la naration qui emprunte sa voix, par une autre révélation sur les égarements de son épouse : récemment, elle a délibérément rallumé les sens de More et s’est offerte à celui-ci. Ainsi l’information nouvelle fait intervenir une autre menace quant à l’amour de l’autre   : celle de l’oubli du deuil. En effet, les menaces surgissent de toutes parts : de lui-même, de l’épouse, de ses amants, de l’hérédité, de la communauté humaine. De sorte que chaque fois que le tiers menaçant se constitue entre le sujet et l’objet de l’amour, il faut l’effacer ou, tout au moins, l’éloigner. C’est ce qu’illustre le sort de Tonino. Mais si l’amour de l’autre est rendu impossible, c’est pour une raison fondamentale : les sujets n’ont pas intégré la composante imprévisible du deuil.

En effet, le malheur des divers protagonistes du Dernier amour tient à leur incapacité de perdre. La « relation conjonctive » avec l’objet de leur amour est voulue et postulée éternelle. Aucun programme narratif de dépossession ou, tout au moins, de partage n’est à envisager. D’où les tentatives de réappropriation des rivaux. Et pourtant, ce que le texte implique, à l’insu même du narrateur qui maîtrise de moins en moins à la fois le récit et la narration, c’est que la « perte », en tout cas le « partage » de Félicie, semble être une donnée fatale. Les différents acteurs semblent beaucoup plus instruits des modalités de l’être avec. Félicie est la tessère à partager et se retrouve par conséquent au centre de tous les enjeux. Ne se posant jamais cette question d’Hélène Cixous, à savoir « comment faire pour perdre ce qu’on a perdu, pour avoir la chance de perdre ce qu’on a perdu, pour avoir (toujours) à perdre (autrement dit, pour avoir de l’avoir, puisque l’avoir est à perdre, l’avoir est gros de perdre) [12]  », tous ces amoureux et leur narrateur fraient la voie à leur propre drame. L’enjeu de la possession, de la non possession et de la dépossession est donc de taille. Il y va de la constitution/déconstitution du sujet, de la brèche de l’intersubjectivité, de la mise en jeu d’une ontologie négative. Cette problématique épineuse du deuil de l’autre est une illustration de « la puissance de désordre de la passion amoureuse, sa dimension de part maudite [13]  ».

L’amour de l’autre, régi par l’étroite et maniaque normalisation de Sylvestre, avec cette licence ou cette raideur dans le roman de Sand conduit donc bien peu à l’épanouissement de l’être. Paradoxalement, il s’arrime à une dimension masochiste, cynique et mortifère. Il semble ouvrir dans l’univers romanesque une véritable boîte de Pandore par quoi le déchaînement des passions empêche l’accomplissement d’un amour sanctifiant. En impliquant des personnages aux appétits sexuels dévastateurs, l’amour devient plus l’accomplissement d’un rite anatomique qu’un idéal humain. C’est en tout cas l’approche réductrice de la problématique, selon Sylvestre : une problématique de la relation impossible, laquelle présente au moins une lecture assez claire ; en effet, elle (d)énonce les constructions d’une narration et d’une idéologie patriarcales dont les techniques d’assujettissement et de manipulation du lecteur ont été suffisamment élucidées dans les études de Didier et de Harkness. Le récit se situe en plein discours moralisateur et idéologique du xixe siècle, époque où la revendication du désir féminin est une véritable hérésie. La sexualité féminine est

décrite comme absence (de présence masculine), manque, envie, défaut, par rapport à la seule sexualité reconnue comme valeureuse. Aveuglement théorique à la Différence réelle de la femme, qui désormais se revendique, revendique, pour se penser, une autre logique et un autre type de raisonnement théorique [14]  .

C’est par rapport à ce discours de l’idéologie que se situe Sand : il remet en cause la vision et l’ordre utopiste. Le malaise est sensible, nous semble-t-il, à l’endroit de l’utopie castratrice de l’auteure. Est-ce pour cette raison que ce texte, en dépit de sa richesse, est resté inédit ? En tout cas, on peut relever que les stratégies sournoisement machistes du narrateur rappellent un discours dont la vigueur est tenace et déborde amplement le seul xixe siècle pour faire encore écho de nos jours. La situation de Félicie indique très tôt le « malaise dans la civilisation » que subit la femme. Si son passé est « honteux », il ne l’est que pour une époque au cours de laquelle, dit Fourier, « un père ne veut tolérer chez sa fille aucun amour quelque pure que semble la flamme, il veut qu’on l’étouffe de peur de rebuter les acheteurs qui viendront marchander la jeune personne et qui exigeront que le coeur soit neuf et intact, ainsi que le corps [15]  ». La redécouverte de Sand par les féministes est à cet égard significative. Car le texte constitue un questionnement subversif quant à la « civilisation » patriarcale ébranlée par l’ambiguïté narrative. Mais celle-ci laisse pendant le problème de la culpabilité et risque de faire oublier au lecteur que l’insidieux assujettissement de l’amour est un trajet décisif vers la folie. En somme que le désir/délire des sens ne peut être dissocié de la perte de sens, et que la relation amoureuse pose la question de l’être avec, de la crise du sujet ontologique .

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Le roman de Sand s’ouvre par l’emploi d’un lexique du pathos et du pathologique dont la prégnance se fera de plus en plus nette au cours du récit. Pour le premier narrateur, le fermier ayant puni sa femme par un meurtre a succombé à « l’empire d’une démence passagère » ( DA, 125). L’endurance de Morgeron et la ténacité de ses ambitions sont considérées par sa soeur comme une « folie ». Cette métaphore de l’anormal reviendra discrètement au cours du roman pour caractériser des personnages qui font de l’autre l’objet de leur amour. Celui-ci va devenir non seulement impossible, mais constitutif d’un processus de déchéance, de chute progressive instituant l’autre en objet de défaite de la raison et de l’être.

On s’en doute, c’est Sylvestre, l’organisateur sentencieux du récit, qui manipule le plus souvent le vocabulaire de la folie et de l’anormal. En plus des formules assassines, fortement méprisantes, voire haineuses qu’il émet principalement contre son épouse, il lui refuse toute humanité. Les jugements qu’il énonce sont non seulement réifiants et empruntés à un lexique zoologique, mais surtout prouvent que Félicie n’est rien d’autre qu’une création « naturelle », « primitive ». Elle est ainsi, non pas une personne, mais une « nature », « un ensemble » ou « une organisation » pouvant être « anormale » ( DA, 182), « excessive ou défectueuse » ( DA, 246), « rebelle » ou simplement « sauvage ». Un « marbre » ( DA, 97) au destin « anormal » ( DA, 168), marqué par « une véritable souillure, un délire précoce, un entraînement tout animal que la pudeur et la fierté n’avaient peut-être pas songé à vaincre » ( DA, 131). Pour Sylvestre, la fierté et la forte personnalité de Félicie sont des faits pathogènes. Cet aspect de son épouse « aigrit [ses] pensées et trouble [son] jugement » ( DA, 82). Ces options catégorielles rejoignent assez fidèlement un certain discours « scientifique » et « moralisateur » du xixe siècle et c’est dans cette perspective qu’il faudrait plus précisément étudier le roman de Sand, à savoir l’hystérisation des passions féminines, héritée de la hiérarchie platonicienne des désirs.

On le voit à partir de cet échantillon indicatif, l’amour que développe Félicie serait indicateur de folie. La « déraison » du coeur obscurcirait les rapports au monde de la femme qui devient ainsi assimilée à une organisation funeste ne gouvernant plus ses automatismes. Le narrateur patriarcal et serein procède à une démolition de Félicie. Lui ayant déjà nié toute humanité du fait de ce qu’il nomme son « orgueil », il ramène la femme amoureuse à une simple structure anatomique. Elle est ainsi exclue de la culture, c’est-à-dire de l’humanité et de la raison collective. Elle est présentée comme une « nature », sans plus. Une nature dont l’altérité foncière la protège momentanément contre le tempérament et la dérive expansionniste d’un Sylvestre habitué à gouverner l’extérieur. Cette taxinomie s’inscrit dans le constat des modes d’exclusion que décrit/décrie Foucault. La différence, c’est-à-dire l’altérité, est non seulement une rareté, mais surtout une menace.

C’est ce refus, non pas nécessairement de l’accueil, mais en tout cas de la tolérance qui pousse Sylvestre à une tendance qu’il avoue : dominer, assujettir l’autre, faire de lui un modelage ou un autre soi. Ceci revient, en somme, à lui enlever toute singularité. Tel est dès lors l’enjeu de l’amour impossible par lequel le narrateur, qui est aussi partie prenante de l’histoire, éloigne systématiquement Félicie du système de la raison. Mais plus violente encore que cette lexicalisation de l’anormal, une anthropologie du plaisir se développe aussi dans Le dernier amour, faisant des divers protagonistes des pantins, des sortes de « machines désirantes [16]  » sous l’empire d’Éros.

Il faut le reconnaître, Félicie représente pour son mari un excellent cobaye et un faire-valoir. Elle devient l’objet de légitimation de son épistémologie de l’existence et des sens. Tout son discours tend à faire de l’autre, dont la faute est d’aimer passionnément, l’exemple de ce qu’il ne faut pas être. À cause de sa « morale de vaudeville » ( DA, 140), de ses « instincts tenaces » ( DA, 181), de ses « sens […] que […] personne au monde ne pourrait assouvir » ( DA, 238), Félicie est ramenée à une dimension zoologique. Le narrateur traite de l’amour uniquement par la fureur et la violence des appétits sexuels. Simple « principe matériel », cet amour est « tactisme, lubricité, concupiscence, etc. » selon l’idéologie utopiste de Fourier [17]. Et tout se passe dans le texte comme si le deuil consacrant l’impossibilité d’accéder au plaisir aiguisait ardemment les sens. Comment donc lire l’affolement de Tonino, de Félicie et de Sixte More ? Le plaisir interdit enrage l’âme et déstabilise la conscience dont l’état est rendu par la métaphore de la démence. Ainsi, l’amour de l’autre est-il différé, menacé et annulé par le plaisir dont l’intensité ôte au sujet tout contrôle sur son être. Aimer par les sens aboutirait, selon Sylvestre s’adressant à Félicie, à tout autre chose que l’amour :

L’amour dans l’homme est un idéal aussi. Il est aspiration à l’assimilation de deux êtres dans un acte de foi commune. Réduit au plaisir des sens, il n’est plus amour. Il est l’appétit qui engendre l’oubli, la lassitude et même l’aversion s’il y a abus, car la nature est sage et logique dans ses fonctions matérielles, aussi bien que dans ses fonctions intellectuelles. […] Appétit bestial, il énerve ; enthousiasme aveugle, il égare ; amitié sans discernement, il écoeure.

DA, 282

Le philosophe est encore plus formel, car pour lui, la passion, c’est-à-dire la non-raison, est consubstantielle à l’homme ( DA, 193). Le personnage féminin de Sand ferait donc de l’amour l’objet de sa propre destruction. Instrument indexé par un narrateur se voulant la limite de la perfection, Félicie croule sous la rage des plaisirs. C’est le fou « réduit à ses désirs primitifs, à ses mécanismes simples, aux déterminations les plus pressantes de son corps [18]  ». Et l’instrumentation narrative instaure un jeu subtil par lequel le personnage de Sylvestre est en fait désavoué par Sand, mais ce, par l’intermédiaire d’une autre strate narrative ou/et de l’interprétation du lecteur. L’instauration de la folie au coeur du discours culturel est en réalité un fait masculin dont Sylvestre est l’incarnation. Mais au délire des sens succède celui du sens et de l’esprit, c’est-à-dire non seulement la perte de la raison, mais celle de l’être.

La trajectoire démente de l’amour impossible est d’abord envisagée par Tonino et Félicie lors de l’une de leurs disputes. La folie est une construction du sujet portant à la fois sur lui-même et sur l’objet de son amour. Tonino soupçonne son amante de déséquilibre psychique à cause de l’incohérence de ses attitudes :

Voyons, que veux-tu ? Ta lettre est aussi folle que les autres. Tu dis blanc et noir, tu m’aimes et tu me hais, tu aimes ton mari et tu n’aimes que moi. Tu as des remords et tu n’en as pas, tu veux adopter mes enfants et tu ne peux pas les souffrir. Avoue que tu perds l’esprit ! Je ne sais plus que faire de toi !

DA, 236

Félicie donnerait-elle donc les preuves d’un relatif désordre mental ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une intelligence et d’un discours du corps censurés par le masculin ? En même temps que son partenaire ( DA, 137), elle confirme l’hypothèse de cette folie et l’implore d’y trouver une solution. En admettant que la folie est une construction de « l’homme raisonnable » et que le fou ne se déclare jamais malade, ces auto-diagnostics traduisent simplement les contradictions et les déchirements de l’humain que la fatalité ici exacerbe jusqu’au désespoir. Mais cette postulation n’est que prémonitoire, car les amours adultérines de Félicie, et surtout la silencieuse condamnation de Sylvestre, la contraignent finalement à la catastrophe. Elle s’ôte la vie.

En effet, la fièvre dont souffre Félicie à la fin du roman tourne rapidement au désastre. Après avoir pendant quelque temps oscillé entre la vie et la mort, entre la veille et un sommeil agité, elle finit par sombrer dans le délire. Le discours trouble de ses rêves est révélateur de son état affectif : Tonino en est le motif unique. Si on admet que le délire est non seulement le lieu de révélation des désirs mais surtout de l’interdit, on peut en conclure que la malade a intériorisé l’image d’elle-même que lui restitue le discours masculin de Tonino et de Sylvestre, au point de s’y fixer et d’entraîner son autodestruction. Car en fait, c’est ce dernier qui la hante. Tonino est le même. Elle ne délire de façon décisive que lorsqu’elle a intégré la condamnation de son époux. Elle passe alors à l’autre, hors d’elle. L’amour impossible implique donc finalement pire que l’exclusion : la forclusion, c’est-à-dire la mise hors de soi, l’expropriation, la démence consécutive à une démission de soi. Il ne s’agit pas d’un épiphénomène, mais du signe d’un désespoir intégral, d’une impérative reconsidération des fondements idéologiques du statut féminin :

Tout le contraire d’une protestation, la folie est l’impasse de celles que le conditionnement culturel a privées des moyens mêmes de se révolter, de protester ou de revendiquer : loin d’être une forme de révolte, la « maladie mentale » est la manifestation d’une impuissance culturelle et d’une castration politique, l’expression sociale et psychologique d’une demande d’aide, d’un appel au secours qui font partie du conditionnement de la femme, du stéréotype idéologique de son rôle et de la conduite « féminine » [19].

La révélation de cet être sur l’abîme, ainsi que la fidélité de son épouse à ce qu’il nomme le « vice », ont un effet inattendu sur Sylvestre. Pris dans le vertige des « instincts violents et impétueux » ( DA, 281) qu’il ne voyait jusque-là qu’en Félicie, le philosophe chute dans les tumultes de la passion humaine. Incapable d’absoudre, il est tenté de résoudre en punissant l’infidélité par un assassinat. Mais dans un retournement masochiste, il diffère le meurtre et finit par diriger la violence contre lui-même. Pris par la « rage » et la « fureur féline » d’une « bête repue », « l’homme le plus doux et le plus civilisé du monde » se déchire la poitrine ( DA, 281). Cette auto-mortification est le signal d’une défaite de la pensée et de l’émergence d’une connaissance dans un autre registre. Sylvestre est dès lors complètement transformé. L’échec de l’amour l’altère et mutile profondément son « intelligence » des situations. De fortes suspicions pèsent sur son équilibre, en dépit du fait qu’il n’envisage crânement l’internement que pour Félicie. C’est en ce point qu’il esquisse une remise en question de soi, se reconnaît humain et, de ce fait, passible de folie :

Je n’étais pas plus un fou incurable que je n’étais un saint absolu. J’étais un homme et je ne voulais pas cesser de l’être.

[…]

Ma vie devint un enfer, et par moment je sentis ma raison se troubler ; mais je vainquis l’enfer et ses laves.

DA, 196

Il faut toutefois reconnaître que ce « triomphe » de la « raison » chez Sylvestre lui ôte à jamais la possibilité d’ouverture à l’autre et à l’amour : le personnage se constitue en altérité radicale. Celle-ci implique en fait l’élimination systématique de l’autre par la substitution de soi. La froideur de Sylvestre contraint son épouse au désespoir : elle ne peut plus que se suicider. Il l’a déjà « tuée », car elle est « morte » et éliminée depuis longtemps. Les responsabilités pour cette mort se situent à plusieurs niveaux. Félicie aspire à se faire pardonner, c’est ce que semble faire son époux à la fin du roman. Mais cela arrive trop tard. Elle est, tout au long du texte, l’illustration tragique d’un amour impossible qui conduit tour à tour au délire et à la mort. Victime de jugements moraux hâtifs, elle exemplifie le drame de la solitude de l’être dans une société unificatrice qui l’accule au suicide.

En effet, sans même chercher à légitimer l’adultère, on peut expliquer et comprendre Félicie sans l’assimiler. Elle est en réalité la construction d’une logique sociale faisant d’elle ce qu’elle n’est pas et l’empêchant d’être ce qu’elle pourrait être. En d’autres termes, ses égarements sont, pour le narrateur-moralisateur patriarche, la seule issue envisageable pour qui considère avec attention ses antécédents. Si tous les détails de ses traumatismes et frustrations antérieurs sont connus, aucun acteur ni certes le narrateur, n’établit de lien avec sa conduite contradictoire dans le roman. Dressé par l’idéologie de l’époque et par son idéalisme assassin, Sylvestre est à la fois très proche et très loin de son épouse dont le présent, pour lui, n’est que la reproduction d’un passé peu glorieux. Aucun avenir, aucune issue ne sont accordés à Félicie.

Réduite à un « passé honteux » auquel elle fut contrainte, Félicie se voit supprimer le droit à l’affection et à la protection. On peut même se demander si elle n’est pas sa propre victime par la rigidité et l’idéalisme meurtriers qu’elle développe et qui la poussent davantage à la faute. Ses amours multiples semblent découler d’une logique : l’exclusion d’une société intolérante qui suscite un violent besoin d’amour qu’on a de moins en moins les moyens de discipliner. Refuser à Félicie ce droit à l’erreur et à l’affection c’est nier à l’homme son humanité. On en arriverait même à nier la pertinence de tous les mythes de création. On pourrait aussi émettre l’hypothèse que le montage et les discours du roman mettent Sylvestre en contradiction avec lui-même.

« L’universelle cocufication » de Flaubert est ici à la fois le résultat d’un conditionnement social précis et d’un montage des discours. Le destin de Félicie est tragique. Mise au centre de sollicitations concurrentes, celle-ci devient l’objet d’une espèce de «  multiple bind  ». Les injonctions fusent de toutes parts et elle est dans une situation sans issue. Face à ces impératifs déchirants, ne pouvant même pas se consoler par le réconfort d’un quelconque foyer, elle se donne la mort espérant ainsi le pardon de celui qu’elle aime. Le prix à payer est sa propre trahison à l’égard de soi. C’est la phase ultime de la folie, le suicide marque son dé-centrement. Et tout semble porter à croire que, après être parvenu à éliminer l’autre, Sylvestre devient subitement tolérant, car il formule alors des jugements moins sévères. Fallait-il donc qu’elle meure plutôt que d’être elle  ? Oui semble être la réponse de Sylvestre.

*

On le voit donc, il existe bien chez George Sand une discrète, mais cohérente assimilation de l’amour à un parcours vers la folie. Et celle-ci dépasse largement la simple production sociale. La narration en effet tisse ensemble des éléments inhérents au processus même de l’amour : altérité, perte, deuil. Des relations de domination, des rapports de force et de raison dans le couple instaurent une espèce de tension permanente qui constitue les forces énergétiques d’un récit ambigu. L’idéologie utopiste informant la conduite du récit est révélatrice de l’unidimensionalité des attitudes sociales dévoilées par le texte. Celui-ci souligne bien un régime de pensée unique , voire de comportement unique sous lequel étouffe le personnage féminin. La déconstruction de ce dernier par le masculin s’écroule ici sous le discours d’une époque qui hystérise toute affection et place son expérience sentimentale en régime de faute. L’un des mérites du roman est justement de montrer que nul ne résiste aux ravages de la passion amoureuse, pas même celui qui se croit dominateur. En ce sens, Sand redonne à ses personnages l’une des caractéristiques essentielles de l’humanité, c’est-à-dire toute sa dimension fabuleuse et fabulatrice. Dans sa recherche suicidaire d’absolu(tion), Félicie meurt. Mais cette mort est porteuse au moins d’un signe d’altérité : elle donne à Sylvestre une leçon d’humilité. C’est peut-être le prix à payer. Toujours est-il qu’à la fin du roman, son idéalisme et son orgueil meurtriers semblent sérieusement entamés. Le suicide de Félicie est en ce sens un acte d’héroïsme.