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Il n’est pas rare, en science comme ailleurs, de dire avant de penser ; encore faut-il s’entendre soi-même ! (Jean-Marc Lévy-Leblond, La pierre de touche)

Dans cette atmosphère de téléphones et de communications rapides avec les régions éloignées, je respirais de nouveau l’air de la vie, après avoir étouffé pendant longtemps. (Mark Twain, Un Yankee à la cour du roi Arthur)

Au commencement était le dialogue. Ainsi débutèrent la convivialité (et la société, par conséquent la sociologie, qui n’avait pas encore rencontré Auguste Comte), la philosophie (Galilée se souviendra des dialogues de Platon, le kaïros des sophistes a mué dans toute une série de débats où il s’agit de parler pour parler, et Feyerabend fera des Dialogues sur la connaissance la partie la plus stimulante de son oeuvre) et la science (car pour argumenter, débattre, il faut bien se parler, malgré ce qu’on croit souvent, tant le cliché du scientifique froid penché sur son microscope et observant silencieusement ce qu’il voit est bien ancré dans l’imaginaire social).

Les voix du dialogue empruntent cependant des voies qui, depuis le xixe siècle, ont subi la médiation technologique, et même technoscientifique, ce néologisme créé par Gilbert Hottois et inspiré par Jacques Ellul. « Parler » nécessite souvent aujourd’hui, sinon généralement, l’utilisation de machines dont la variété et la précision ne cessent d’augmenter. Ces voies empruntent ainsi des sentiers de traverse, car le terme même de « technoscience » indique la difficulté à élever des frontières strictes entre les champs (au sens bourdieusien). « L’évolution des connaissances scientifiques a lieu essentiellement dans les laboratoires de recherche, tandis que les productions techniques résultent des activités de conception d’entreprises ou de sociétés spécialisées [1]. » Où se trouve la voix humaine, où se trouve le logos dans une technologie qui ne demande pourtant qu’un savoir-faire technique limité ? Comme l’écrit Jean-Pierre Séris :

L’omniprésence des objets techniques, des réseaux denses de liaisons techniques, ne signifie pas que nous ayons des opérations techniques délicates, ajustées et difficiles à accomplir pour en user. Exemple trivial : le téléphone me permet de communiquer (avec retour immédiat de la communication, si mon interlocuteur est présent à l’autre bout du fil) sans préparatifs et autres accessoires ; il ne demande de ma part que la connaissance d’un numéro de huit chiffres, alors que l’échange de lettres implique de ma part et de la sienne des gestes techniques plus élaborés. […] Nous vivons dans un monde où le « capital » de savoir technique accumulé est colossal, et en même temps, nous sommes bien plus que nos ancêtres dispensés de tout savoir-faire technique [2].

On peut abonder dans le sens des propos de Séris, mais j’aimerais examiner dans cet article comment la technologie, plus précisément ici la technologie de la voix, dont le suffixe dérive du logos, s’inscrit néanmoins dans un discours et dans une historicité qui prennent en écharpe la réflexion humaine, d’où l’auto-analyse n’est pas absente.

Le chercheur en laboratoire se trouve de ce point de vue dans une situation singulière. En utilisant le terme de « technoscience », on constate que l’intersection entre « technique » et « science » rend compte, au sein même du langage, de l’impossibilité pour le scientifique de se tenir en dehors des débats de la cité et de tenir une position parfaitement neutre (même s’il peut y tendre). Au coeur de complexes débats politiques, idéologiques et éthiques, figure à la fois privilégiée de la doxa sociale tout en étant souvent en marge de celle-ci, le scientifique participe activement, qu’il le veuille ou non, consciemment ou non, à la modification du discours social.

La littérature a toujours puisé certains modèles dans l’activité scientifique et les écrivains s’inspirent parfois de figures canoniques du monde scientifique pour les besoins de la fiction. Cet article portera sur l’imaginaire de la voix à travers des manifestations de la technologie, associées au téléphone, par le biais d’une figure importante de la fiction contemporaine, celle du savant, et à l’espace du laboratoire auquel il se voit naturellement rattaché. Je m’arrêterai plus spécifiquement à deux romans, diamétralement opposés, pour montrer comment l’imaginaire du téléphone a pu provoquer des effets très contrastés : d’abord Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco, où la fantaisie et le deuil sont liés à la voix ; puis Le premier cercle d’Alexandre Soljenitsyne, où l’invention d’un téléphone révolutionnaire joue un rôle politique central. Dans un premier temps cependant, il me semble opportun de réfléchir brièvement sur le sens qu’a pu avoir le téléphone au moment où les réseaux se mettaient en place et sur son histoire, notamment sur la place qu’il a occupé dans la littérature récente [3].

Une machine pas tout à fait comme les autres

Technique, technologie, science : l’un ou l’autre de ces termes, sur l’histoire desquels les ouvrages abondent, impliquent l’existence d’une culture, culture à laquelle on les associe encore trop peu souvent, puisqu’on tend spontanément à restreindre la définition de ce mot. Pourtant, l’invention issue de la technique ou de la science ne peut se penser en dehors d’une histoire elle-même culturelle. « On ne peut isoler les inventions ni les techniques. Toute invention ne prend son sens que si elle s’insère dans une logique, un système technique, si elle est cohérente avec les techniques qui se situent en amont et en aval [4]. » Dans cette perspective, on doit considérer que le téléphone naît d’un culte pour le réseau qui a commencé à se développer près de cinquante ans avant son invention, avec l’apparition quasi simultanée (moins de dix ans séparent leur mise en place) du train (1829) et du télégraphe (1837). Outre les modifications provoquées par une transmission beaucoup plus rapide des messages et une accélération des déplacements, entraînant un nouvel usage du temps, la commercialisation du télégraphe et du train correspond à une modification du rapport de l’individu au temps et à l’espace :

[L]oin d’être seulement une réalité technique ou une commodité, le chemin de fer a permis le transfert et l’implantation dans notre imaginaire collectif de la forme même du réseau avec l’ensemble des concepts logiques qui en sont indissociables : l’idée de complexité ordonnée et croissante, le vertige du cheminement indéfini grâce aux embranchements, aux bifurcations, aux correspondances. Avec le chemin de fer se manifeste physiquement, d’une manière que chacun peut éprouver, l’avènement de la non-linéarité [5].

Le téléphone va accélérer de manière spectaculaire ce processus réticulaire qui accentue un phénomène déjà ostensible dans la réalité sociale :

le singulier, dans nos sociétés, est immédiatement pluriel, l’individuel collectif [;] pratiquement dès la naissance, chacun s’insère tant bien que mal dans de multiples réseaux enchevêtrés. […] Épistémologiquement, cette prolifération de réseaux repose à nouveaux frais la question du déterminisme. Nos actions et passions ne s’insèrent plus dans des chaînes causales simples [6].

Si l’explosion des communications, par le biais du développement de l’informatique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a modifié considérablement nos manières de communiquer, on peut dire que le télégraphe et surtout le téléphone constituent le point de départ d’une archéologie des modes de transport contemporains de l’information [7].

Concurrent du télégraphe (rapidement dévalorisé), le téléphone s’impose comme la manière la plus rapide et la plus efficace de transmettre de l’information, de contacter quelqu’un, de faire voyager pensées et paroles (nonobstant l’incrédulité des interlocuteurs la première fois qu’ils entendent une voix au bout de la ligne, phénomène souvent souligné dans les premières décennies de son utilisation). Les articles sont nombreux sur les inventions inspirées par le téléphone [8], du téléphote (un transmetteur de lumière à distance) aux supports téléphoniques, du microphone aux premiers haut-parleurs. Bell a produit la perle de the age of wonders, pour reprendre l’expression d’un journaliste du New York Times.

Dès 1880, tous les pays industrialisés commencent à faire construire les premiers réseaux téléphoniques, et en 1896 […], on comptait déjà un million de postes dans le monde […]. Trois ans plus tard, ce nombre avait doublé. Il est de l’ordre d’un milliard, aujourd’hui, dans le monde et double tous les dix ans [9].

Le retentissement du téléphone repose sur plusieurs facteurs. Il ne s’agit pas d’une invention comme les autres. D’abord, sur le plan social, à cause du rôle particulier qu’il jouera rapidement dans les maisons :

On ne considérait pas le téléphone comme un moyen de communication de masse. Néanmoins, c’était le premier moyen de communication électrique à pénétrer dans les foyers et à ébranler les façons habituelles de séparer la vie privée de la famille et de l’individu de l’environnement public de la communauté [10].

Plus profondément encore, il modifie les rapports entre l’individu et le monde qui l’entoure. Avec le téléphone, pour la première fois, la voix est coupée du corps, transformant temps et espace. On peut en dire autant du gramophone, qui date de la même époque. Cependant, avec l’invention de Bell, l’échange à distance, la nécessité d’un partenaire, rendent le phénomène plus étonnant et plus spectaculaire. C’est l’individu lui-même, d’un point de vue ontologique, qui se voit remis en question. se trouve vraiment l’individu à qui l’on parle ? Où se trouve sa « réalité » ? Le téléphone met en place de nouveaux réseaux, complexes, plus abstraits que ceux créés par le chemin de fer quelques décennies auparavant et qui atteignent les gens directement, contrairement au télégraphe. De manière plus spectaculaire, il offre l’instantanéité de l’information à travers une voix désincarnée. L’Occident entre dans l’ère de l’ubiquité.

Cette ubiquité a cependant une contrepartie : avec le téléphone, l’interlocuteur n’est plus là que partiellement. Il reste de lui une voix, mais une part de lui — et conséquemment une part du sens — échappe au sujet. De manière plus large, et paradoxalement, à mesure que l’être humain accède plus rapidement à davantage d’informations, il constate avec plus d’acuité la masse des faits qui échappent à son entendement. Comment donner sens à cette mosaïque de données qui viennent maintenant le submerger ?

Avec la nouvelle invention, une information chasse l’autre : dématérialisation, accélération, disparition des traces (on ne peut pas encore enregistrer la voix) en font un appareil où « incohérence » et « légèreté » ne nuisent plus à la crédibilité. Le téléphone est un appareil sans mémoire. Ce n’est pas pour rien que la communication téléphonique ne sera pas toujours prise très au sérieux [11].

L’irréalité profonde qui caractérise le téléphone pour deux ou trois générations d’écrivains conduira ces derniers à déplacer leur intérêt pour cet appareil dans des ouvrages de science-fiction, d’anticipation ou de « contre-anticipation », de Looking Backward d’Edward Bellamy à A Connecticut Yankee in King Arthur’s Court de Mark Twain, pour ne citer que les plus célèbres du xixe siècle. Car si le téléphone est associé au progrès, il confirme également certaines hypothèses sur le « paranormal » puisqu’il permet, par le biais de la technologie, des connections entre les esprits. Le progrès technologique reste indissociable du fantasme d’un pouvoir mystique de la pensée.

Dans un contexte plus contemporain, au cours de la deuxième moitié du xxe siècle, de nombreux écrivains se sont intéressés à des inventions qui, peu ou prou, reproduisaient, de manière inquiétante ou spectaculaire, la transmission de la voix. Qu’on songe à celle de l’immense cerveau artificiel dans L’image de pierre de Dino Buzzati ou à l’enregistrement de la « voix » des fourmis qu’un ordinateur décode dans le roman éponyme de Bernard Werber, à L’invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares ou à l’astronaute condamné accidentellement à graviter autour de la terre et dont la voix, transmise quotidiennement par satellite, fait l’effet d’une véritable drogue pour les Terriens dans Dr Bloodmoney de Philip Dick. D’autres écrivains utilisent tout simplement l’appareil tel qu’on le connaît aujourd’hui. Un faux coup de téléphone déclenche par exemple la quête (et la crise) d’identité du personnage de Quinn dans Cité de verre de Paul Auster. Ce ne sera pas le seul coup de fil déterminant dans ce roman ; au contraire ils abondent, éloignant toujours les interlocuteurs d’une vérité apparaissant de plus en plus factice. C’est entièrement au téléphone (sur un millier de pages) que se développe la crise économique et sociale déclenchée dans J. R. de William Gaddis. Le jeune adolescent J. R. monte un empire financier au téléphone, anime à distance, à travers l’appareil, des sociétés fantômes et des entreprises condamnées à disparaître. La panique s’empare de Wall Street à cause des méthodes inhabituelles (et pour cause !) de cet étrange homme d’affaires. L’accent est mis sur le caractère immatériel des transactions, réduites à des échanges strictement verbaux, dans l’anonymat le plus absolu. Le roman Vox de Nicholson Baker se compose entièrement d’un dialogue érotique téléphonique entre un homme et une femme qui se parlent pour la première fois, via une agence de rencontre.

Châteaux de la colère de Baricco et Le premier cercle de Soljenitsyne offrent deux versants (deux versions) diamétralement opposés de la technologie vocale. Entre le merveilleux poétique d’une part et la tragédie politique d’autre part, il s’agit de voir comment l’imaginaire de la voix organise l’ensemble de la fiction. Dans son ouvrage La malle de Newton, Loup Verlet rappelle qu’au xviie siècle, « en scellant le clivage sujet-objet, en se concentrant sur l’objet, saisi par des instruments de mesure et enserré dans un formalisme quantificateur, en éliminant la question du sujet qui cherche, [la] révolution [scientifique] rend insensé le problème du sens [12]  ». Or, la mise à distance de la voix transforme la problématique en clivant le sujet lui-même et en provoquant un tout autre rapport à l’objet (technologique). À travers l’imaginaire de la voix, les deux romans que je propose maintenant d’étudier articulent le psychisme humain à la technologie pour présenter de manière particulière les rapports de l’être au réel.

De bouches à oreilles

Châteaux de la colère s’ouvre sur la transmission orale d’un message. Un jeune homme court en direction de la maison de madame Reihl avec un paquet à lui remettre en même temps qu’une information importante qu’il tâche de ne pas oublier, se la répétant sans cesse à cause de la présence sur sa route de différentes personnes qui l’interrogent et lui font perdre le fil de sa pensée. Au bout du compte, il ne pourra donner de vive voix son information, mais le paquet suffira à madame Reihl pour qu’elle comprenne. Ce roman, dès son ouverture en forme d’opéra comique, est porté par la voix.

Le roman d’Alessandro Baricco se déroule au xixe siècle dans la petite ville imaginaire (et très isolée) de Quinnipak, quelque part en Europe. S’il met en scène plusieurs personnages et plusieurs aventures souvent abracadabrantes liées parfois de manière assez lâche, le roman est surtout centré sur deux individus : Reihl et Pekish.

Le premier, propriétaire des Verreries Reihl, se repose entièrement sur Andersson, un génie du verre. Après la mort de ce dernier, les affaires vont péricliter, Reihl étant au fond peu doué pour le commerce. Ses obsessions le déportent ailleurs, et notamment du côté des trains, alors en pleine expansion. Il désire faire installer une voie ferrée qui partirait de chez lui et filerait en ligne droite pendant 200 kilomètres. Une scène du roman raconte longuement la fascination des gens pour ce nouveau moyen de locomotion, la manière dont il change les perceptions de l’environnement, les sensations, l’idée même de vitesse :

Est-ce que ce sera une nouvelle manière de vivre, ou bien une manière plus exacte et plus spectaculaire de mourir ?

Elles se mirent à pleuvoir, ensuite, les réponses, à mesure que fleurissaient les voies ferrées dans toutes les directions et qu’appareillaient les trains, aplanissant les collines et transperçant les montagnes, presque insolents dans leur volonté féroce d’arriver à destination. Dans les oreilles entrait la plainte cadencée des rails tandis que tout vibrait, comme de fatigue, comme d’émotion […]. Et par la fenêtre — par la fenêtre, de l’autre côté de la vitre, défilaient les débris d’un monde mis en pièces, éternellement en fuite, détaillé en milliers d’images longues d’un instant, emportées au loin par une force invisible. « Avant qu’on n’invente les chemins de fer, la nature ne palpitait plus : elle était comme la Belle au bois dormant » [13].

Malheureusement, Reihl se rend compte que les coûts dépassent de loin ses capacités de payer et il doit se contenter de faire construire deux kilomètres de voie ferrée, sur lesquels il installe une locomotive. Peu à peu, il réussit à ajouter quelques kilomètres, jusqu’à ce que la faillite engloutisse ses ambitions.

Le second, Pekisch, sorte de proto-scientifique, expérimentateur patenté, professeur Tournesol mélancolique mâtiné d’alchimiste, est l’inventeur d’une variante du téléphone (nommée logophore). Travaillant sur la propagation du son, Pekisch multiplie les expériences burlesques, au point où toute sa vie en vient à être déterminée par les sons et, conséquemment, par la voix : loisirs, travail, vie amoureuse, et même sa mort.

Le lecteur se voit donc approximativement situé dans le temps : après l’installation des premières voies ferrées mais avant l’invention du téléphone, autrement dit vers le milieu du siècle. Bref, à un moment clé de l’histoire contemporaine où les réseaux se mettent en place, à la manière de ces histoires ici qui s’enchevêtrent, trouvant leur sens moins dans une linéarité causale que dans une organisation systémique qui permet aux différents fils du récit de se nouer les uns aux autres. Transport des individus, transport des informations : Reihl et Pekisch représentent ces deux pôles qui modifient considérablement la société au xixe siècle. Dans ce contexte, la figure de Pekisch est particulièrement intéressante dans le cadre d’une réflexion sur la voix.

La première apparition de l’inventeur est associée à sa propre voix. Il cite alors un passage de la Bible, avant même qu’on ne sache d’où viennent ces paroles. Mais le livre sacré sert aux prodiges de la technique et du progrès. En effet, Pekisch cite et récite, dans l’espoir qu’on l’entendra à l’autre bout de son invention, « un tube en étain […] long de 565,8 mètres [dont le] diamètre était celui d’un bol de café au lait » (CC, 36) et devant lequel le locuteur doit s’étendre au sol, sur le côté, pour parler. On le constate, l’effort physique pour s’exprimer dans le logophore/téléphone est considérable, de même que l’effort pour entendre la voix à l’autre extrémité du tube (l’auditeur doit se placer dans la même position). Quand Pekisch constate que le jeune Pehnt n’a rien entendu à l’histoire de Job lancée 565,8 mètres plus loin, il conclut à une défaillance du système et pose l’hypothèse d’un trou dans le tube par lequel les sons s’évaporent. Parce qu’il apparaît inconcevable que les sons ne se propagent pas : « tu ne peux pas déverser des litres et des litres de mots dans un tube et les voir disparaître comme ça, sous tes yeux… qu’est-ce qui l’a donc bue, toute cette voix ? » (CC, 40)

On notera deux choses importantes qui font du logophore une transposition burlesque du téléphone. D’abord le traitement physique ou, pour le dire autrement, la visibilité de la voix qui correspond d’une certaine manière aux étranges rapports que les gens entretenaient, au xixe siècle, entre le corps et la voix, lorsqu’il s’agissait de tenir une conversation téléphonique. Le corps est marqué par la « conversation », par les efforts pour parler. Au xixe siècle, on insiste sur l’étrange posture des gens, on donne des cours via les journaux sur la manière de tenir une conversation : il faut cesser d’être impatient et de débouler les mots à toute vitesse, ce que l’appareil semble favoriser ; rien ne sert de hurler ; parler au téléphone semble engendrer une nouvelle gestuelle. Par ailleurs, le risque de maladie, croit-on, est grand. De la grippe jusqu’à la folie, le téléphone peut attaquer le corps, le système nerveux peut se voir avaler par le système électrique. En ce sens, la représentation cocasse de Pekisch devant son logophore, sa position et les maux qui en résultent, apparaissent comme une hyperbolisation de ces effets qu’on attribue au téléphone. Cette visibilité concerne le réseau téléphonique que l’électricité seule semble incapable de transporter, pour le commun des mortels. «  Nous sommes à la veille d’un monde entièrement relié par des réseaux de tubes qui aboliraient toutes les distances  » (CC, 9), écrit à Pekisch un de ses correspondants, imaginant des tubes énormes, visibles, réseaux de transport des voix qui seraient des espèces de chambres d’écho permettant la circulation de la parole humaine.

Cette lettre d’un correspondant enthousiaste — un jeune chercheur en science qui refuse le point de vue de son patron selon lequel l’inventeur du tube est un demeuré de la pire espèce — me conduit à soulever un deuxième phénomène. Dans cet univers utopique qu’est Quinnipak, isolée comme une île, le savant Pekisch, l’homme qui peut transporter les sons, apparaît comme un prophète : «  Car ce que vous écrivez est absolument génial et, si je puis m’exprimer ainsi, prophétique. Ne vous laissez pas arrêter par les commentaires stupides des gens, et pas même, si je puis me permettre, par les observations savantes des académiciens.  » (CC, 47) Et un peu plus loin il ajoute : «  Le temps est vraiment venu, croyez-moi, d’en finir avec les atermoiements et d’utiliser les propriétés magiques de déplacement du son pour unir les villes et les nations.  » (CC, 49) Pourtant, on découvre d’abord Pekisch, ironiquement, en train de citer Job. Injustement méconnu, le pauvre savant se verra détruit par ce qu’il a adoré. Le mal s’insinue vraiment partout, comme aurait pu dire son illustre prédécesseur.

Savant, Pekisch n’en est pas moins artiste. Pour lui, la voix, la musique et l’être humain ne peuvent se penser séparément. Dans cet esprit, il a inventé une (autre) étrange machine liant de manière encore plus étonnante le corps et la voix, baptisée humanophone :

C’était un instrument bizarre. […] Il s’agissait dans la pratique d’une sorte d’orgue mais où à la place des tuyaux il y aurait eu des personnes. Chaque personne émettait une note et une seule : sa note personnelle. Pekisch manoeuvrait le tout à partir d’un clavier rudimentaire : quand il appuyait sur une touche, un système complexe de cordes envoyait une secousse au poignet droit du chanteur correspondant : quand il sentait la secousse, le chanteur émettait sa note. […] L’humanophone présentait un avantage fondamental : il permettait aux personnes qui chantaient le plus faux de chanter quand même en choeur. En effet, si bien des gens sont incapables d’aligner trois notes sans chanter faux, il est en revanche beaucoup plus rare de trouver quelqu’un qui ne puisse pas émettre une note unique avec une intonation parfaite et un bon timbre.

CC, 89-90

À cela s’ajoute le temps passé à s’occuper d’une fanfare, qui donnera un inoubliable spectacle dans la ville. La population verra se rencontrer et se croiser, au milieu d’une rue centrale, deux groupes de musiciens, et surtout « deux nuées de sons, canalisées dans les mille pas de cette rue, la seule vraie rue de Quinnipak » (CC, 217).

Du logophore à l’humanophone à la fanfare, c’est d’un vrai laboratoire humain portant sur les sonorités que s’occupe Pekisch. Certes, le lieu de répétition d’un choeur n’est pas un laboratoire et la musique n’est pas à proprement parler une science — bien que les gens ayant tendance à considérer le niveau de scientificité d’un discours en fonction de son niveau de formalisation, « il faudrait [en toute logique] tenir les partitions musicales pour les plus anciens des textes scientifiques [14]  ». Cependant, comme on le voit avec l’humanophone, la voix et les sonorités ne peuvent se penser indépendamment. En ce sens, « les nuées de son », « l’orage sonore » (CC, 217), les « sons mobiles, itinérants et vagabonds » (CC, 218), « cette fournaise de sons » (CC, 221), le « million de sons qui s’échappent affolés » et « l’explosion de sons qui s’embouteillent au milieu [des gens] » (CC, 224), constituent aussi bien une description des sons musicaux que des voix humaines qui traversent tout le roman, avec ou sans tube, affirmant l’identité de chacun. La voix est le signe premier, troublant, de l’identité des êtres.

Cette obsession des sons deviendra pour Pekisch une véritable maladie, au sens littéral. Peu à peu, dans son esprit, dix petites mélodies s’imposent, sans qu’il puisse les évacuer. Il est ainsi tué à petit feu par dix mélodies imbéciles jouées dans sa tête — c’est-à-dire que lui seul entend — par dix orchestres différents. Déjà insupportable, ce supplice devient meurtrier quand les orchestres se mettent à jouer faux. Les sons finissent par emporter Pekisch.

Dans les années 1960, les chercheurs associés à la « Nouvelle Communication » (Bateson, Goffman, Hall, Jackson, Watzlawick, etc.) ont utilisé l’image de l’orchestre pour expliquer leur conception du système social [15]. Communiquer signifiait dorénavant participer à un ensemble. L’individu, à la manière d’un musicien, participait à un réseau communicationnel. On pourrait pousser plus loin l’analogie avec Châteaux de la colère   : alors que la voix de chacun devient une note dans un ensemble harmonique, les voix à travers le tube devraient permettre d’unifier les populations («  Étant donné que les derniers calculs établissent à 340 mètres par seconde la vitesse du son, il sera possible d’envoyer une commande commerciale de Bruxelles à Anvers en dix minutes … » [ CC, 49]) Or, en bon prophète, Pekisch va trop vite pour le monde qui l’entoure. Dans des sociétés où l’idée de réseau fait peu à peu son chemin, sa volonté de lier les voix est trop rapide et il finit par entendre les sons imploser dans sa tête.

La finale du roman convoque une autre voix. Dans le but de payer sa traversée, une jeune femme se donne au capitaine d’un bateau. Pour survivre psychologiquement à la situation, elle se raconte des histoires après chaque passage de son visiteur et on comprend, grâce aux bribes de son monologue, qu’elle a inventé celles dont le lecteur vient de prendre connaissance. À travers cette coda, pour filer la métaphore musicale, une ultime voix se fait entendre, celle d’une nouvelle Schéhérazade à qui, sans le savoir, nous avons prêté l’oreille.

Les voix de la paranoïa

Si on peut, sans conséquence apparente, dire ce qu’on veut dans l’appareil, le téléphone ne manque pas d’être paradoxal. La communication téléphonique ne laisse pas de traces mais, en principe, si quelqu’un se trouve à proximité, il peut entendre. D’où cette ambiguïté : il empêche le secret (on entend tout) et c’est en même temps le lieu de la parole secrète. Ce qui a conduit à une image d’Épinal de l’enquête policière et du récit d’espionnage au xxe siècle : un personnage, bouche appuyée sur le microphone du combiné, main protégeant celui-ci, porte un regard angoissé sur son environnement immédiat. On notera par ailleurs, à ce propos, un effet étonnant du téléphone à ses débuts : « Le grand nombre encore d’histoires exprimant la crainte d’être vu au téléphone indique bien à quel point la nouveauté psychologique que constituait la conversation téléphonique trouvait avec difficulté sa place parmi les us et coutumes [16]. »

La Guerre froide a permis de multiplier cette occurrence de la voix secrète, que Le premier cercle d’Alexandre Soljenitsyne met en scène de manière particulière. Malgré l’importance du deuil dans Châteaux de la colère, que le sujet de cet article ne m’a pas permis d’aborder vraiment, la dimension burlesque et imaginative du roman laisse une impression de légèreté qui détonne à côté de la désolation et du climat mortifère (et ce, malgré son ironie) dans lequel se développe, sur un millier de pages, l’ouvrage de Soljenitsyne.

L’écrivain russe situe une importante partie de l’action de son roman Le premier cercle dans deux laboratoires de l’Institut de recherches scientifiques de Marfino. Cet institut apparaît en réalité comme une prison où des « criminels » d’État (scientifiques et non scientifiques) font des recherches sur la voix, dans le but d’inventer un appareil servant à analyser la parole et surtout à décoder, d’après le ton de la voix, son appartenance de manière certaine, même si le locuteur tente de la masquer. Nous sommes cinq ans après la Deuxième Guerre et Staline veut apporter sa contribution indélébile à une nouvelle science, autre que la philosophie et l’histoire. Cet appareil doit en être la manifestation.

Monde dystopique, fermé sur lui-même, avec ses nombreuses hiérarchies et ses règlements absurdes, cette prison-laboratoire (la charachka) maintient dans la narration un lien avec l’extérieur à cause de l’embrayeur narratif grâce auquel le lecteur pénétrera dans l’univers carcéral. Un diplomate, Innokenti Volodine, téléphone d’une cabine publique à l’ambassade américaine et révèle que des espions soviétiques s’apprêtent à voler les plans de la bombe atomique. L’attitude de Volodine, tout au long de cette scène, correspond exactement à l’image d’Épinal que je soulignais plus tôt :

Il se demandait d’où téléphoner pour n’être pas tenaillé, exaspéré par l’impatience des autres, pour n’être pas épié. Mais chercher une cabine isolée et tranquille, c’était se faire remarquer. […] La gorge, la bouche sèches, de cette soif qu’aucune boisson ne peut étancher. […] Innokenti prit sa place dans la cabine, tira soigneusement à lui la porte de verre épais et garda la main sur la poignée ; de son autre main gantée, tremblante, il glissa sa pièce dans la fente et composa le numéro. […] Vous comprenez ce que je risque ? demanda Innokenti, cinglant.

Il crut entendre tambouriner contre la vitre, dans son dos [17].

La paranoïa de Volodine, dont on comprend aisément qu’elle se justifie (d’ailleurs il terminera le roman en prison), impose d’emblée un climat de méfiance et de suspicion qui s’étend à l’ensemble de la société soviétique, dont la prison-laboratoire représente le microcosme. L’appel du diplomate sera rapidement intercepté par un central téléphonique qui enregistre les conversations sur les lignes de l’ambassade américaine, mais croyant avoir mal effectué l’enregistrement, l’employé panique. Or, « il était impossible de faillir si on respectait [l]es instructions » (PC, 19). Ainsi la voix, la moindre parole, mal dite ou mal écoutée, peut entraîner la chute des individus qui vivent, pour cette raison, dans une peur constante. Dès lors, on ne s’étonnera pas que pour Volodine le téléphone devienne un objet d’angoisse : « Soudain le téléphone sonna. Innokenti frissonna, son coeur, avec un léger retard, se mit à cogner à gros coups sonores. » (PC, 857)

Les dialogues abondent dans Le premier cercle, la voix joue un rôle essentiel. À moult reprises, un personnage notera une intonation particulière dans la voix de son interlocuteur (surtout s’il s’agit d’un supérieur) qui lui permettra de prêter à ce dernier de mauvaises intentions, déclenchant souvent chez lui une action qui aura des conséquences importantes. La paranoïa se manifeste de manière d’autant plus forte que, dans les premières pages, un message téléphonique est lié à des secrets sur la bombe atomique. Au-delà de la peur engendrée par le système stalinien, c’est le risque d’une autodestruction planétaire qui survole le roman. La prison-laboratoire devient l’espace à partir duquel ces enjeux sont débattus.

Le concept de réseau chez Soljenitsyne n’a évidemment pas le même sens que chez Baricco. Cependant, comme dans le xixe siècle de Châteaux de la colère, il joue un rôle déterminant sur la psyché des individus. Le réseau s’inscrit ici à l’intérieur d’un système totalitaire où le pouvoir se retrouve dans toutes les instances, dans toutes les structures administratives. Mais le mensonge et la dénonciation s’inscrivant quasi « scientifiquement » dans les rets du système, dès lors rien ne peut garantir l’objectivité des décisions prises. Par conséquent, l’importance qu’on accorde au hasard et aux décisions aléatoires finit, paradoxalement, par devenir normale. L’enchevêtrement des réseaux téléphoniques laisse apparaître en palimpseste les réseaux du pouvoir.

Dans ce roman volumineux où les discussions politiques et philosophiques abondent, où les manigances entre les individus à l’intérieur de la hiérarchie se multiplient, le laboratoire d’acoustique de Marfino et les recherches en téléphonie qu’on y effectue sont déterminantes. Le roman répond exactement au paradoxe du téléphone évoqué plus tôt : permettant de transmettre rapidement de l’information, il devient idéal pour la dénonciation puisque le développement de la technologie permet de tout entendre. Ainsi, Staline « s’était laissé souffler l’idée d’un téléphone spécial, secret, qui eût rendu ses propos hermétiques à toute interception et qui lui eût permis d’appeler Molotov à New York de sa résidence de Kountsevo, et de s’entretenir avec lui » (PC, 82). Cette idée en engendre une opposée, pour laquelle on travaille également à Marfino : « tel est le sort qui attendait ici le langage : débité en menues portions par l’impulsographe, il devait être ultérieurement reconstitué et derechef identifié pour permettre au Patron [Staline] de savoir à qui il parlait » ( PC, 91). D’un côté un « déchiffreur […] animé d’une rotation mécanique entraînant l’enclenchement et le réenclenchement d’une multitude de relais chargés de brouiller les impulsions rectangulaires d’un langage rendu méconnaissable » (PC, 304), de l’autre un « appareil à photographier les sons [et] capable de déchiffrer le langage visualisé » ( PC, 329-330). On comprendra qu’à l’intérieur d’un même lieu, des travaux en apparence aussi différents engendrent diverses tensions. Mais surtout, on comprendra que pour des mathématiciens et des ingénieurs prisonniers d’un système, l’idée d’une science désintéressée, d’une recherche pure, fait problème. Dans la prison-laboratoire, la recherche s’inscrit dans une « science mortifère, depuis qu’elle est passée sous la coupe d’une technique de mort [18]  », pour reprendre dans un autre cadre les propos de Jean-Pierre Séris.

Lors d’une évaluation de la qualité d’un canal téléphonique, l’auditeur constate que son casque d’écoute « débitait une atroce cacophonie : les sons étaient déchirés par des craquements, des tonnerres, des glapissements. Mais toute mère contemple avec attendrissement les tares d’un enfant chéri et Iakonov, loin d’arracher le téléphone à ses oreilles suppliciées, y adhérait de toute son ouïe et trouvait que cette abomination valait mieux que celle du matin » (PC, 93), ce que chacun approuvera avant de se congratuler. On notera la différence avec ce pauvre Pekisch qui doit, en bon scientifique, admettre l’échec de ses tentatives : le son ne passe pas, Pehnt n’entendant rien. Au contraire, dans le laboratoire de la charachka, on entend très bien que le téléphone ne fonctionne pas, puisque la cacophonie est intense. Mais personne ne veut l’admettre, de peur d’en subir les conséquences. Le savant Pekisch ne travaillait que pour le plaisir pur de la découverte ; dans le laboratoire-prison, tout le monde travaille défensivement, craignant non pas l’échec de la science, mais l’échec personnel. À l’origine, le mot ingénieur signifie « celui qui “s’ingénie” à chercher dans son esprit le moyen de concevoir des “engins”, c’est-à-dire des ruses [engin ayant le même sens au xve siècle que ruse et habileté] permettant de vaincre les forces adverses, qu’elles soient matérielles ou humaines [19]  ». On comprend les ingénieurs très compétents, emprisonnés souvent pour des raisons fallacieuses, de ne pas ressentir un enthousiasme et une célérité intenses devant les recherches scientifiques qu’on leur demande d’accomplir et de ruser le plus possible pour échapper à d’éventuels châtiments… Obsédés par leurs propres craintes, fonctionnaires et militaires ne se sentent concernés que par les résultats, comme si le travail intellectuel que demande la recherche scientifique allait de soi. Devant les questions pressantes d’un ministre qui demande quand le téléphone secret sera achevé, l’ingénieur incarcéré Bobynine répond longuement et avec colère :

Quelle idée vous faites-vous de la science ? Sésame, ouvre-toi ! Il me faut un palais dès demain, et dès le lendemain le palais sera là ? Et si le problème était mal posé ? […] Vous ne vous êtes pas dit qu’il ne suffisait pas de donner des ordres ? Que les gens devaient manger à leur faim, être tranquilles, libres ? […] Tout le monde raconte qu’on met au point un système de téléphonie secrète à l’usage de Staline. Vous avez Staline sur les reins et, malgré l’importance du projet, vous n’êtes pas fichus de vous procurer l’équipement technique indispensable.

PC, 141-142

La fécondité heuristique de l’esprit fonctionne grâce à des écarts par rapport à une norme. L’innovation nécessite un contexte de liberté intellectuelle minimale pour donner des résultats adéquats. Toute la force du roman de Soljenitsyne tient dans cette double contrainte : montrer à quel point ceux qui sont en mesure de réaliser des choses en sont empêchés par ceux-là même qui leur demandent de les réaliser. Incapable de s’adapter, le système engendre sa propre mort. Le système engendre ici une mécanique administrative dans laquelle personne n’écoute, alors même, ironiquement, qu’on demande aux chercheurs scientifiques de travailler sur la voix.

Entendre des voix

Dans le monde occidental contemporain, le silence devient presque impossible. Déjà, à la fin des années 1950, William Burroughs stigmatisait cette incapacité de l’individu contemporain d’avoir droit au silence et y voyait un signe du développement d’une civilisation basée sur le totalitarisme. Sans aller aussi loin, on peut avancer que les possibilités technologiques d’utiliser la voix engendrent des effets d’agacement, sinon d’abrutissement, dont les réactions de plus en plus fortes devant la prolifération des téléphones cellulaires sont un symptôme (pensons à ces trains new-yorkais où certains wagons sont maintenant interdits aux téléphones cellulaires, comme d’autres aux cigarettes). Pekisch, en ce sens, ressemble à l’arroseur arrosé. Fasciné par les sons, multipliant les modes d’exploration de la voix, il finit lui-même englouti par des musiques de plus en plus discordantes, comme si la réverbération acoustique de toute une vie de recherche venait, en quelques semaines, fondre sur lui. Dans Le premier cercle, aucun mot n’est gratuit. Chaque mot est pesé, peut s’avérer compromettant, et les nombreuses recherches en téléphonie ne font qu’amplifier, à travers les buts visés, les risques de toute parole. Volodine en fera les frais.

La voix, par le biais de la technologie, ne se limite plus à un dialogue, mais se révèle combinatoire, réticule vibrant de la voix de tous, chassé-croisé à l’intérieur d’un réseau. Ce dernier, parce qu’il efface le dialogue au profit des diverses voix de l’orchestre, multiplie les risques de voir se manifester les fausses notes, voire les cacophonies, voire le chaos. Et le sujet n’est pas toujours certain de trouver sa place au sein de l’orchestre avec lequel l’harmonie ne s’accorde pas simplement. En ce sens, l’imaginaire de la voix tel que la technologie le met en scène dans le roman, épouse de plus en plus les contours d’un sujet dont l’identité se voit brouillée, dans un espace qui se dédouble et où la réalité empirique n’est plus la seule. La voix ne se contente plus du dialogue platonicien.