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L’homme est une vibration de la nature. (Ponge)

Je ne cherche pas les êtres. C’est la voix que je cherche. (Rilke)

« Laissez-moi, je vous prie, laissez-moi le temps de respirer une dernière fois ! [1]  » Voici ce que formule Louis-René des Forêts, étonné semble-t-il, d’entendre de façon si distordue la résonance déjà peu familière de son propre filet de voix. Comme si implorer une dernière respiration n’avait pour but, au fond, que d’entendre la profération au dehors de son désir le plus intime, celui « d’élever la voix, ne fût-ce que pour faire ses adieux au monde avant de retourner au lieu obscur de son origine » ( PP, 21). Mais pourquoi prononcer ce voeu de respiration, pourquoi demander à voix haute ce qui appartient, pour ainsi dire, à la mécanique silencieuse du corps ? Des Forêts le rappelle avec l’autorité de celui qui respire pour la dernière fois[2], c’est « la perte de la vie [qui est] subordonnée à l’extinction de la voix, et non pas l’inverse […] » ( PP, 74). Le mince filet de voix, déployé « fût-ce dans un désert où nul ne l’entend que lui-même » ( PP, 40), préside à toute forme de vie. Ainsi, dans la supplique d’une dernière respiration se profile celle d’une dernière écoute de sa voix, gage de son maintien l’« avant-dernier » instant. Car la respiration, aussi discontinue soit-elle, n’est jamais la dernière. Relevant de l’impensé, la « dernière fois » ne peut être exprimée, elle ne peut qu’advenir, c’est-à-dire passer à l’épreuve imprononçable de l’expérience. Ce n’est que dans l’avant-dernier instant vivant que la résonance est possible, que l’homme, « vibration de la nature », est en mesure de parler, d’exprimer quelque chose, ne serait-ce que le vide qui l’habite. C’est ainsi que j’entendrai le sens de la « voix » dans l’écriture. La respiration, qui est le mouvement même de cette voix, ne se réduit pas à une simple analogie du geste d’écriture, il s’agit pour l’écrivain d’écouter littéralement le monde à travers sa propre respiration et d’effectuer par là le passage de son être à l’universel [3]. Ce mouvement de la voix écrite passe, tout comme la voix orale, non pas du silence au sonore, mais du sonore au sonore, c’est-à-dire de l’extérieur vers l’extérieur. Plus encore, ce mouvement « respiratoire » de l’être obéirait à un irrépressible désir de transmission du silence par le sonore, seul moyen pour l’écrivain de raviver, ou plutôt « d’appeler » la présence, dans une sorte d’entente avec le monde possible uniquement dans l’accomplissement d’une respiration discontinue dont la finalité ne peut être qu’appréhendée. Occupé à « lutter contre l’asphyxie qui le menace » ( PP, 40), des Forêts aura montré dans toute son oeuvre que lorsque la respiration, mouvement d’accueil et de restitution du monde, se dérobera à la discontinuité, l’être entrera dans la fixité, étouffé par le dehors.

Le livre posthume Pas à pas jusqu’au dernier, formé de fragments réunis et révisés par l’auteur peu avant sa mort, apparaît certes d’abord comme un testament extrêmement lucide destiné aux êtres « animés » que sont le langage et la mémoire, mais aussi, et plus encore, il montre avec une exigence qui ne tolère aucune pudeur [4] les nombreux pas de la recherche inquiète d’une voix qui, au fond, n’aura jamais été la sienne. Recherche qui, depuis Les mendiants[5], se fait de plus en plus pressante : celle d’une voix autre qui n’est plus « animée », mais plutôt sans personne[6], une grande Voix libérée du dedans, de l’image, dont la possibilité réside dans la perte du moi, du corps, de la douleur, et qui entrerait dans l’espace de fascination [7] des voix aiguës et mortes de l’enfance, jadis elles-mêmes à l’écoute des « craquements nocturnes de la peur » et de « la rude voix de l’océan [8]  ». Des Forêts, depuis toujours « hanté » par son « désir de ressaisir l’insaisissable » ( PP, 27), dans l’attente de sa venue (« attente d’autant plus excédante que son objet ne se manifeste désormais que par son absence » [ PP, 27]), se (re)présente, au dernier instant, « tel un fantôme qui chercherait à se réincarner, il reprend sa plume pour constater qu’il ne sait plus qu’en faire » ( PP, 50). Il ne dispose plus que d’une « mise en scène », représentation faussée, image trouble d’une voix inaudible qu’il porte en lui comme son propre ennemi. Et c’est « dans le théâtre de cette discorde intime [que] se joue et se développe […] le tourment de l’être pris avec lui-même » ( PP, 69). Mais quoi de plus naturel que de perdre ses repères dans l’attente de l’impensé qu’est le dernier instant ? Lui qui implorait un moment de plus pour respirer ne sait plus « user de son corps », ne sait plus habiter l’espace de résonance irréductible à toute respiration, toute émission de voix. Il ne peut s’y soumettre que par l’imaginaire, insidieux « leurre de la maîtrise » ( PP, 60-61), mais qui le garde au plus près de ce qu’il ne saura que devenir, ce « loup aux abois hurlant à la mort sous la décharge meurtrière qui va lui couper le souffle » ( PP, 33).

Ce moment critique chez l’écrivain, rare surtout, vécu en sachant la mort imminente (et non plus au fond incertaine ) s’est écrit, me semble-t-il, dans un élan presque déjà rétrospectif. Dans sa tentative de « déjouer le temps », il m’a semblé que des Forêts, particulièrement dans Pas à pas jusqu’au dernier, en « s’accordant l’un des bienfaits que procure la perspective de la mort » ( PP, 12), s’est posé dans une attitude pour ainsi dire « posthume ». C’est bien contre la linéarité classique du temps que des Forêts entend jouer, mais en le suivant pas à pas : tel est le paradoxe de ce texte. L’auteur, et ce sera le soupçon qui travaillera en filigrane ma lecture, aura été tenté jusqu’à la fin de saisir non seulement le dernier instant (qui le ferait entrer dans le lieu neutre de la mort), mais également de conjurer l’impossibilité de « l’après-dernier » instant, dans lequel sa voix coïnciderait avec ce qui le presse tant de l’accueillir. Tentation vouée à l’échec, certainement, mais qui relève de « l’action perturbatrice, c’est-à-dire vivifiante » ( PP, 35) qu’est l’écriture. Je voudrais montrer que le mouvement tragique des voix qui s’appellent sans jamais se répondre, mouvement de « parodie » ( PP, 50) thématisé et travaillé dans le texte de des Forêts, mouvement respiratoire, paradoxal surtout, n’obéit qu’à la stratégie presque désespérée de l’écrivain en quête de sa voix, c’est-à-dire d’une présence qui le révèlerait au monde , pour autant, oserais-je dire, qu’il en soit absent.

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Mais d’abord, il me faut préciser en quelque sorte la nature de l’objet vocal. Qu’est-ce que la voix en écriture ? Comment arriver à la saisir, puisqu’elle appartient au monde « vers [lequel] on tente d’accéder [et qui] demeure problématique, très exactement […] mystérieux […] » ( PP, 39) ? Quelle est cette « voix d’encre » comme l’appelle Jabès, ne surgit-elle pas, au fond, dans un rapport uniquement analogique ou métaphorique ? Et si l’expérience de la voix orale (ou physique) est utile, dans quelle mesure compte-t-elle pour l’écriture ? Le « procès de la voix [9]  » n’étant pas univoque, je fonderai ma recherche sur une expérience simple : émettre le son d’une voix, lâcher dans le monde une vibration, une inflexion, un timbre ; puis une seconde expérience, tout aussi simple : entendre sa voix, que l’on arrive difficilement à reconnaître une fois émise et qui, aussitôt projetée, se retourne contre soi et se révèle comme la trahison la plus intime. Cette expérience de la voix paraît d’abord, à juste titre, « physique ». Elle relève de tout désir d’expression lié au corps. Or, lorsqu’il est question de la voix « physique », de la « physicalité » de la voix, ce que j’y entend, c’est la racine grecque phusis — nature ou tempérament du corps et, par extension, le corps, c’est-à-dire l’être, la substance et toutes les idées abstraites qui se rapportent à l’idée de nature. « Physique », opposé à « métaphysique », qui est naturel, appartenant au monde phénoménal et qui surtout peut être objet de connaissance expérientielle. Phusis, aussi chez Aristote (livre Delta ), comme nature, matière, force qui fait passer de la puissance à l’acte, ce passage de la matière à l’acte étant entendu comme le passage dans le temps, à ce qui est corruptible. La voix serait donc entendue au sens littéral, comprise comme une « force » du corps qui fait passer de la matière à la forme, grâce à sa nature « agissante », dans un mouvement de corruption et de génération. Ainsi, l’écrivain qui écoute sa voix, littéralement, entend autre chose. Il y a eu transformation, ou mieux, modulation. La voix qu’il portait avant cette écoute (celle qui est inscrite dans le cogito, l’immédiat, le vouloir-dire), n’est plus reconnaissable après sa profération, c’est-à-dire dans l’épanouissement de sa nature agissante. Que s’est-il passé ? Qu’y a-t-il dans la voix que l’on ne saurait encore nommer ? Du moins, il apparaît que ce soit sous la pression de cette voix ou « désir vocal » qui, du dehors, vibre, qu’une oeuvre telle que celle de des Forêts se compose. Ce dehors ne saurait être qu’intérieur puisque, comme Jacques Derrida l’a montré, « le sujet n’a pas à passer hors de soi pour être immédiatement affecté par son activité d’expression [10]  ». Dans cette optique, la pensée même, qui est liée au corps, espace de résonance irréductible à toute émission, serait aussi une voix. Une voix « articulée », à l’opposé du cri de Rousseau, d’un cri primal jaillissant d’un coeur trop plein ; une voix qui serait sans médiation une « phrase possible [11]  ». Ainsi, le mouvement de la voix, en écriture, obéirait à un circuit physique, paradoxe d’une « pneumatique corporelle » de la voix (« pourrait-on imaginer sinon le langage flottant dans le suprasensible ? ») qui relèverait d’une économie de la respiration. La modulation du timbre, sorte de « trahison de l’être » thématisée par des Forêts dans « Les grands moments d’un chanteur » par exemple [12], du rythme, de l’accent de la voix auront été nécessaires à l’écrivain pour qu’il arrive à incorporer le monde, à le rendre dans le rapport le plus transparent qui soit. Mais pourquoi ce passage obligé de la modulation dans l’expression vocale, pourquoi cette « souffrance » liée, chez des Forêts du moins, à la terreur ? « Tout ce qui parle, nous dit Samuel Wood, est fait de chair mortelle [13]. » C’est le corps qui est le lieu de toutes les voix et ce corps, s’il est « coupé du monde […], deviendra aphone par une indicible souffrance » ( PP, 47). Alors que nous avons tous la parole, une seule voix nous distingue, c’est le corps qui nous projette dans la « perte ». Cette perte du grand tout, chute dans le temps, point de séparation qui marque la grande faute problématique pour des Forêts, celle d’avoir une origine [14], est, je crois, cela même qui se joue dans la voix. Au début de son traité sur l’interprétation, Aristote affirme que « les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme, et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix [15]  ». Il nous faudrait entendre les « symboles » [ sumbola ], non pas au sens moderne de représentation ou de système artificiel, mais revenir à un sens qui lui a été donné antérieurement, [ sumbolon ] « un signe concret évoquant, par un rapport naturel, quelque chose d’absent ou d’impossible à percevoir [16]  ». Ainsi, « ce qui est dans la voix » [ ta en tè phonè ], ne serait-ce pas ce qui est absent dans la voix, ce qui relève d’un concret mis pour l’absence, ce qui, précisément, ne passe pas dans la voix  ? « Ce qui est dans la voix », ne serait-ce pas la partie dure, indéfectiblement matérielle [ sumbolon ] de l’âme, quelque chose qui résiste à l’être, qui dans le temps ne passe pas ? « Ce qui est dans la voix », chez l’humain, peut bien être le logos, qui marque sa faculté à distinguer le juste et l’injuste, mais pourrait aussi être, chez des Forêts du moins, « ce qui n’est pas en elle », le manque, la faute. Toute voix modulée, soumise au temps de la profération, à la « corruption », loin d’être un objet transcendantal, loge en son repli, ou plutôt son envers (un envers jamais accessible), un résidu irréductible, sorte de surplus de matière. Ainsi, l’écrivain ne peut saisir sa voix que par la négative. Il entend « à travers » sa voix ce qui, non seulement ne lui appartient pas, mais n’appartient à rien. Une « autre voix » que la sienne, non pas sa négation, ni même son tout-autre. Un « il-y-a » dont parle Emmanuel Lévinas [17], ni être ni néant, le « tiers exclu », ce que Maurice Blanchot nomme « l’autre nuit », ce que Virginia Woolf appellerait, peut-être, « l’extrême réalité ».

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Je distinguerai donc deux voix : la première, celle que Jean-Pierre Martin appelle la moi-voix [18], celle de l’écrivain, qui lui fait émettre des sons, des mots, et qu’il tente de nettoyer par une plus grande disponibilité au monde ; la seconde, la Voix, celle que l’on ne peut entendre, celle de la matière même, dont la « saturation » d’impuretés, est telle qu’elle bascule, pour ainsi dire, de l’autre côté de l’humanité, c’est-à-dire qu’elle devient inhumaine par une sorte d’excès de matière. « Écoute, nous dit Jean Tardieu, écoute le silence inanimé. C’est ta propre voix qui te parle à voix basse [19]. » Cette Voix, qui porte toutes les hantises de l’écrivain est presque humaine, et c’est ce « presque » qui la distingue. Le mouvement d’écriture est celui de la Voix qui vibre en l’homme, et qui, dans son indifférence (sa non-intentionnalité), « trahit [son] propre murmure [20]  ». En la remettant à l’extérieur, cette Voix du dehors déposée en lui, l’écrivain a l’impression qu’il la trahit, qu’il l’entendait mieux en silence, lorsqu’il ne l’exprimait pas, lorsque cette Voix le traversait et qu’il la laissait le dissoudre dans le monde. Quand il l’exprime, il rétablit une sorte de frontière entre le dedans et le dehors qui n’existait pas dans la jouissance possible de la voix. Mais alors, dirions-nous, pourquoi ne pas se taire ? D’une part, parce que la fusion avec la grande Voix, qu’elle soit tragique ou merveilleuse, ne saurait qu’abolir l’espace de résonance qui lui permet de respirer ; d’autre part, parce que de toute façon cette « mort » est un leurre, elle est impossible puisque l’écrivain ne peut entendre la Voix que lorsque la sienne résonne. « En se taisant, nous dit Peter Handke, on n’atteint pas le silence [21]. » C’est cette même tension qui permet l’écriture desforêtienne, elle en constitue le drame essentiel. La seule façon pour des Forêts de « ne plus mourir », de « se soustraire au temps », est de transmettre le silence, ou plutôt de se faire l’écho de la grande Voix qui, elle, est sans intentionnalité, pur désir muet. Une Voix qui serait, non pas l’instant absorbé dans la matière, mais le moment le plus intègre de la présence, celui où le moi n’est que résonance de ce qu’il n’est pas. C’est en ce sens que « la perte du moi », le « désoeuvrement », loin de renvoyer à des concepts vides et abstraits, sont les conditions de possibilité de l’écoute, mieux, de l’entente du monde à travers la neutralité de sa propre voix. Il s’agirait, en fait, de se débarrasser du « moi [qui] figure ici comme un intrus, un témoin indiscret […] » ( PP, 49 ; je souligne). Mais cette entreprise est toujours déjà mise en échec, « car comment espérer, par une prétention insensée, se désapproprier de soi, parvenir à délier le noeud solide qui tient chacun prisonnier en son être propre […] ? » ( PP, 73) Comment « réparer par une dépersonnalisation de tout l’être ses forces déclinantes » ( PP, 49) ? C’est ainsi que l’écriture, « encombrant verbiage de la subjectivité » ( PP, 49), lieu de mort, de signes et surtout de voix s’édifie, comme le dit Blanchot [22], sur ses ruines. Ruine du langage, mise à découvert de la nullité de la Voix, qui permet l’élan nécessaire à la création d’une forme. La voix serait donc ruine, mais aussi trace. Une trace du passé d’abord, des voix de l’enfance surtout, d’avant la mue, d’avant l’étranglement nous dira Quignard ; le signe d’une présence à jamais repoussée, fantomatique, privée d’être. Cette trace révèle aussi la mise à découvert du « dedans », du vide nécessaire à sa résonance. Le langage, en s’ouvrant à sa part de néant, permet l’écriture. Voilà le paradoxe d’une littérature qui hésite entre deux pentes, et l’oeuvre de des Forêts n’y échappe pas : celle qui veut sa nullité, la félicité de sa perte ; et l’autre qui veut son achèvement, désir qui marque, au fond, la plus grande ambition créatrice [23].

On l’aura compris, pour que la « recherche » ou le « désir de la pensée » soit encore possible dans ces conditions, pour que la voix, l’« animé » se manifeste, il faut maintenir l’ illusion de la présence. Il faut « [brider] l’élan naturel [qui voue] nécessairement à l’échec toute tentative […] » ( PP, 10). Cette illusion de la présence, le moi indéracinable en sera le « témoin » privilégié. Le plus souvent haï, il se posera non seulement comme le gardien de la trace, mais deviendra la « brèche » qui sape l’avènement de la densité absolue. Je veux dire que c’est la subjectivité même qui empêche le plein épanouissement de l’être, auprès duquel toutes les voix se confondraient. Car entendre la Voix, c’est faire l’expérience de l’être, lieu ou « strate ontologique » en deçà de l’être-là qui est situé dans le temps. Et l’expérience de cette densité absolue n’arriverait qu’à exclure l’être de la vie, la grande Voix se faisant la matrice de tout ce qui est disparu, de ce qui n’est pas. Cette expérience de la Voix, de laquelle on ne peut s’approcher qu’en niant le néant, qu’en opérant la double négation dont parle Blanchot, conduit l’écrivain à nier cette Voix (elle-même négative) et à s’en éloigner : d’une part pour se protéger de la suffocation ; d’autre part afin de permettre qu’elle passe à travers sa voix dans une « action positive » qui serait l’affirmation de l’oeuvre. La Voix qui imprègne le néant, la « voix du monde », celle qu’entend confusément Lily Briscoe dans La promenade au phare[24] ou qui terrasse avec une violence « inhumaine » le narrateur des Mégères de la mer[25], n’est pas « assujettie », elle n’a pas de « vouloir-dire », est sans conscience, n’a pas de corps. Cette Voix est pure expression, elle est l’expérience qui fonde l’expérience. Cette Voix, je l’aurai nommée ainsi faute de mieux, puisqu’elle n’est pas une voix, elle est souffrance inouïe, bien sûr, elle est pur désir.

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Il est donc heureux, au fond, que le langage accueille cet étranger qu’est le moi dans l’expression puisque l’espace d’une simple négation est nécessaire à la vibration du monde dans le langage. Cette privation de l’être par le subjectif, ce rapport de non-présence au sein même de la présence à soi, cet Autre — résidu négatif, dur, blessant — est, au coeur même de la blessure, ce qui permet le surgissement de l’unité. J’entends l’unité au sens d’une cicatrice qui sert de pont, de lien entre la voix et l’inassimilable. En grec, le sumbolon désigne aussi cette petite tablette que l’on brise en deux et qui sert de signe de reconnaissance et de gage d’hospitalité ; par ailleurs, il est aussi proche étymologiquement de sumbolé, qui désigne la rencontre de routes, l’emboîture des os, le confluent de fleuves. En fait, j’entends le sens précis d’une « phrase ». L’écrivain, en cherchant à « s’accorder » avec le monde, ne dispose que de sa voix (modulée par le langage) et c’est comme si, dans la communication, il y avait toujours incommunication. Comme s’il ne restait de sa voix « qu’une parodie de communication avec le dehors » ( PP, 50). La voix, « témoin indiscret », accompagne une présence constamment décalée, déjouée par la recherche de sa propre justesse. Mais même sachant cela, « comment pourrait-il ne plus en appeler au langage […], lui qui n’a d’autre point d’appui que sa voix plaintive, laquelle, altérée par […] la crainte du trépas, n’en demeure pas moins la sienne, son unique recours, sa dernière tentative de survie » ( PP, 59) ? En consentant par l’écriture à l’illusion de la présence (on ne sait jamais cependant, elle pourrait surgir à tout moment et le projeter dans la mort), des Forêts accepte l’impossibilité de l’expérience. C’est dire qu’il fait le plus haut (et le seul) sacrifice possible : celui de la réalité. Car dans la recherche de l’être, de la Voix, se déploie en fait la recherche du monde tel qu’il est, de « la chose même », tour à tour accueillie et restituée dans le mouvement de respiration commandé par la voix. Ainsi, « […] le prix à payer n’est pas une idée abstraite, mais la réalité même en ce qu’elle a d’inexorable. […] De là qu’il persiste à s’enfoncer […] dans l’inextricable bourbier des phrases, auquel il attend de la mort seule qu’elle vienne l’arracher » ( PP, 32).