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La présente contribution synthétisera un parcours volontairement exploratoire, à coup sûr réducteur. Elle interrogera la notion d’« hymnodie » hors de son domaine privilégié de déploiement confessionnel lorsqu’elle peut y avoir cette affectation qui, dans la mouvance d’« hymnologie » – une « science théologique qui relève de la théologie pratique, plus précisément de la liturgie » (Dictionnaire Bordas de la musique) –, lie le terme à la « fabrication » et à la théorisation dévouée d’une lyrique de religion (cultuelle, didactique, d’entretien des convictions)[1].

Pour cet élargissement, j’emprunterai à certaines orientations actuelles, à des analyses et réflexions en matière d’actions collectives, de situations publiques, de pratiques communicationnelles, ou encore à des réévaluations récentes de ce que l’on appelle la « nouvelle rhétorique », notamment ici sur des questions actuelles touchant au genre épidictique[2].

Programmations hymnodiques

Je propose d’entendre par hymnodie ce principe de programmations discursives en « mode poético-musical », mais encore à mécanisme rythmique de scansion (slogans, par exemple), ordonnées à l’accomplissement d’actions collectives de chant finalisées dans l’établissement de référents communs et servant ainsi à la cohésion, à la représentation unitaire et à la capacité démonstrative d’un groupe (disons, sa détermination à « faire pression »).

Schématiquement, ces programmations offriraient la particularité d’instancier[3], pour que chacun se les rende mutuellement présentes en une commune activité (cette action collective, précisément, de proférer en mode scandé ou de chant – en ce dernier cas, une action que l’on dira désormais de type « chanter-ensemble »), des entités, référents de nature diverse, que je distribuerai dans l’immédiat sous trois pôles.

  • Pôle d’entités supérieures, absolues et de respect, telles que Nation, République, Dieu, etc. L’exemple typique mais nullement exclusif à cette « hymnodie cérémonielle » pourrait en être, du côté civique, l’hymne national. Pour la suite, notre référent-type dans ce pôle, c’est-à-dire ce « même » que les participants se rendent mutuellement manifeste dans la commune activité de type « chanter-ensemble », sera plus commodément désigné par [Il].

  • Pôle d’entités axiologiques : il concernerait la valorisation de principes doctrinaux, disciplinaires ou de valeurs propres à un groupe, une organisation. Recueils de cantiques du côté religieux confessionnel ou paroliers ou chansonniers (booksongs) scolaires, parascolaires, de mouvements de jeunesse, etc., fourniraient nombre d’exemples de cette « hymnodie didactique ». Référent-type de la commune activité : [Le]. Autant le dire d’emblée, le partage entre entités de ce pôle et celles du précédent peut y être indécis. Ainsi la valeur de liberté peut-elle prendre rang d’entité supérieure commune, à valeur absolue.

  • Un troisième pôle concernerait des entités agonistiques. Cette « hymnodie de combat », ici polémique (mais on ne peut exclure sa présence en tant que telle au service d’une vocation coercitive des hymnodies précédentes), dont une importante caractéristique résiderait dans la « mise en cible », œuvrerait auprès du groupe à la définition d’altérités, à la désignation d’une adversité. Référent-type de la commune activité : [Ce]. Maintes parodies, par exemple celles, à l’articulation des XIXe et XXe siècles, communément dites anticléricales de La Marseillaise à d’autres utilisant des timbres de cantiques, constitueraient ici un modèle de choix. Comme dans les pôles précédents, la présence grammaticale exprès d’un « nous », sous une forme ou une autre dans l’énoncé même d’une programmation, ou son absence ne changent rien à l’affaire dans la mesure où le collectif qui nous intéressera ici serait d’abord ce qui se construit dans l’en-cours d’une situation (par exemple de manifestation de rue), à travers le travail de collaboration vocale entre coprésents se coordonnant entre eux, précisément en une commune activité profératoire.

Ainsi pourrait-on parler, de façon générale, d’hymnodies cérémonielle, didactique, polémique par exemple, et sans doute d’autres catégories et pôles d’instanciation seraient-ils envisageables ; il ne s’agit ici que de suggérer quelques niveaux possibles de spécification. Et parler aussi, en complémentarité, d’hymnodies confessionnelle(s) catholique, protestante, mais encore, par exemple, « de la Révolution » scolaire, militaire, civique ou républicaine, etc. Et pourquoi pas d’ailleurs, historiquement, d’un « espace hymnodique » ?

L’objectif consiste, dans cet article, à traiter de quelques conditions de disponibilité de la notion pour d’autres spécialisations que celles religieuses ou confessionnelles, avant de la lester de catégories classificatoires déterminées.

Cet essai s’appuiera sur une certaine fluctuation du substantif « hymne », fût-ce déjà cette intersexualité grammaticale (un hymne religieux, latin, national, poétique, etc. ; une hymne gallicane, liturgique, etc.) qui traverse ses occurrences. Pour autant, je ne me livrerai pas plus à quelque exégèse du « genre » que je ne descendrai dans l’étymologie du mot. M’importera fondamentalement, au départ, ce fait que le substantif se soit historiquement prêté à des reprises, des élaborations encomiastiques, des valorisations patriotiques et à des théorisations pédagogiques.

À commencer ici par celles de la Révolution française. Si cette dernière ne constitue aucunement en notre domaine un départ absolu, du moins s’offrirait-elle, en raison de ses laboratoires pédagogiques dans les secteurs du théâtre et de la musique, comme une étape d’importance qui ouvre sur le XIXe siècle. Le terme d’hymne détiendra, chez les pédagogues de la Révolution et leurs théoriciens devanciers (archéologues musicographes), une part de son prestige de cette universalité religieuse, dit-on, à l’origine de tant de « nations », qu’elles soient barbares ou policées, à savoir la célébration consensuelle de leurs divinités et de leurs héros fondateurs.

Il s’agissait là d’un « principal et noble emploi », qui faisait ainsi graviter certains types de productions poétiques (la question de leurs définitions formelles se fait volontiers conjecturale, la typologie y semble non moins flottante qu’en d’autres secteurs d’utilisation du terme au masculin) dans les sphères d’une pietas et de ses manifestations de considération portée aux entités constitutives d’une identité, ancêtres, puissances tutélaires ou protectrices, héros fondateurs. Il est bon d’observer, écrira Nicolas Framery, l’un des théoriciens du genre, dans son Avis aux poètes lyriques,

[...] que si les Grecs donnaient le nom générique d’odes aux chants réguliers avec lesquels ils célébraient la gloire des héros et les actions profanes, ils distinguaient par la dénomination particulière d’hymnes, ceux qu’ils consacraient aux cérémonies religieuses, à la louange des immortels. Pour les Français, dont la première religion est l’amour de la patrie, qui n’ont d’autre culte public que celui de cette divinité, les mots d’hymnes et d’odes sont à peu près synonymes, ou plutôt toutes leurs odes sont véritablement des hymnes, c’est-à-dire, des chants sacrés.[4]

Bien évidemment, sous ce même terme générique d’hymne, il nous faut aussi compter avec d’importantes élaborations littéraires, certes (s’agissant du XVIe siècle notamment), mais surtout musicologiques, catégorisant, sous le mot au masculin et au féminin, des productions discursives religieuses, le plus souvent poético-musicales et des pratiques de chant cultuelles ou didactiques.

On ne peut sous-estimer sous ces catégorisations, derrière la variabilité des appellations et fût-ce au prix de changements d’échelles et de périodes, la dimension d’appareil et de groupe qui sous-tend maintes productions poétiques ainsi répertoriées. Il y sera question de répertoires, parfois historiquement clos en corpus, et d’actions de louange, de valorisation et d’entretien de convictions, et de piété, certes. Mais aussi, et dès les premiers siècles du christianisme, de rivalités doctrinales et, lorsqu’une position (se) donne le pouvoir de marginaliser ou d’exclure, de sectes et d’« hérésies ». Et dès lors, d’opérations non moins didactiques par actions de chant interposées, d’emprise et de contre-emprise, de réfutation. Pour saint Ephrem, l’un des initiateurs du genre au IVe siècle de notre ère, son adversaire Bardesane, « hérétique » parmi quelques autres, offrait ainsi « aux gens sains, le poison amer dissimulé par la douceur [du chant] ». Douceur qu’Ephrem entendait bien se réapproprier à son avantage.

Cette dimension orthodoxique, compétitive ou concurrentielle et parfois directement polémique, qui court sous le vocable générique d’hymne dans la jeunesse du christianisme, se retrouverait plus tard chez nous, en d’autres situations d’affrontements confessionnels.

Évoquons pour l’heure ce Traitédu profit que toute personne tire de chanter en la doctrine chrétienne, et ailleurs, les hymnes, et chansons spirituelles en vulgaire : et du mal qu’apportent les lascives, et hérétiques, controuvées par Satan du jésuite Michel Coyssard (1606). Le professeur de grammaire et de rhétorique plaide le procédé de mettre en cantiques la doctrine catholique, fasciné lui-même par les chants et les pratiques musicales de communautés huguenotes. Il règle son argumentaire autant sur un réseau référentiel de citations bibliques, patristiques et de diverses autorités ecclésiastiques, que sur des emprunts aux grandes traditions de la rhétorique, tous éléments convoqués par la suite, à la manière d’évidences, par maints compilateurs-éditeurs de recueils cantiques s’obligeant à se justifier. On en retrouverait des éléments au coeur d’une vulgate lettrée – ce que l’on appellera les « postulats de l’efficience du chant » – que mettront à profit pédagogues de la Révolution, de la République ou, plus tard, ceux d’un chant scolaire équipant lui-même, par la pratique du « chant choral »[5], un modèle disciplinaire plus général d’expression vocale, voire corporelle, qui prenait siège dans l’École laïque et ses programmes didactiques d’axiologie républicaine.

Bref, le substantif serait plutôt à notre avantage, non seulement en raison de l’imprécision qui court sous ses mises en œuvre, mais surtout parce que, tant au masculin qu’au féminin, il nous installerait à un moment donné dans un paysage de réglages orthodoxiques et d’actions discursives visant expressément à œuvrer à diffuser, valoriser des idées, des croyances, voire provoquer des transformations ou des changements d’état (idées ou croyances) chez des destinataires.

Ce faisant, je n’aspire à aucune théorie particulière et accomplie en la matière, mais j’ambitionne plutôt de négocier un outil susceptible de contribuer, au niveau descriptif qui pourrait devenir le sien (sans doute dans l’immédiat d’un fort degré de généralité), à la problématisation de quelques questions musicales repérables dans la gamme d’activités, de manifestations, d’usages, de conduites, etc., couramment indexés dans la catégorie complexe des « cultures politiques »[6].

Campagnes électorales, rassemblements partisans, manifestations syndicales ou d’associations diverses et parmi bien d’autres procès de mobilisation collective, sans compter tant de volontarismes chansonniers[7], de Pierre-Jean de Béranger, parmi bien d’autres à l’époque et jusqu’à nos jours, dont les productions sont communément inscrites dans les catégories passablement floues de « chanson sociale et politique », « chanson de circonstance » ou « chanson engagée » : autant de situations qui témoignent de logiques plus ou moins différentes d’intégration en modes profératoires scandés ou chantés, d’actions musiciennes au service d’enrôlement dans des causes générales ou singulières, politiques, sociales, religieuses ou autres.

En somme, on peut ici penser tout autant, par exemple, à une hymnodie de combat « anarchiste », naguère relativement abondante, que de nos jours aux volontarismes chansonniers, politiques ou compassionnels (enfance maltraitée, SIDA, etc.). Si la notion d’hymnodie n’épuise aucunement la diversité de ces situations, du moins permettrait-elle, comme instrument d’analyse expérimenté dans la perspective d’une pragmatique des activités musiciennes[8], d’y introduire quelques angles de vue et outils qui pourraient désenclaver telles ou telles questions musicales de la marginalité dans laquelle elles semblent souvent tenues, du moins dans ce cadre problématique des cultures politiques.

Dispositifs musiciens

Notre base de départ, probablement un peu lapidaire, concernera le terrain français sur la période des XIXe et XXe siècles. Milieu familial, école, armée, milieu de travail, appartenance à un parti politique, appartenance confessionnelle, média, etc. constituent dans nos sociétés modernes autant de vecteurs concurrentiels d’établissement, de transmission et de contrôle de principes, de valeurs, ici solidaires ou complémentaires entre eux, ou là, antagonistes.

Certains de ces vecteurs, institutions confessionnelles, scolaires, partis politiques, syndicats, par exemple, affichent expressément une vocation didactique dirigée vers l’obtention de ce qu’ils estiment devoir constituer, selon leur axiologie propre, un « bien commun ». Ils sont équipés pour œuvrer sur le plan des individus et de la société dans le monde épistémique, pour valoriser des idées, provoquer des transformations ou des changements d’états de croyances, de comportements ou de moeurs. Bref, ils se présentent comme autant de structures organisationnelles d’encadrements multiformes, d’expériences et d’activités diverses. Formulons sans plus attendre nos enjeux. À un niveau ou un autre de leurs activités organisationnelles, et certains de manière plus appuyée que d’autres, ces vecteurs peuvent recourir, dans leurs projets didactiques, aux services de modes ou de formes d’expression musicale, donc d’actions musiciennes, et privilégier des options stylistiques particulières en la matière. Et même, revendiquer des choix à ce sujet, investir spécifiquement dans un appareil spécialisé de charges ou de fonctions, d’« officialités » (officium, service), telles que lutrins, chorales, fanfares, harmonies, dans des équipements divers tels qu’instruments de musique, recueils ou manuels de chant, chansonniers (songbooks, sélections anthologiques propres, hymnes ou répertoires en position hymnique, c’est-à-dire destinés à la représentation unitaire et valorisante du groupe).

Appareils (et leurs officialités) et équipements constitueront pour nous, à travers leur fonctionnement en réseau, des dispositifs institutionnels musiciens.

Le modèle ayant servi de base à la précédente proposition sur les appareils musiciens est celui, historique, de grandes institutions confessionnelles, prudemment limitées ici à l’institution catholique parce que mieux connue de l’auteur de ces lignes. Que l’on pense par exemple à cette économie musicale de religion oeuvrant dans la différence stylistique, dominée sur plus de la moitié du XXe siècle par un modèle spécifique, le « chant grégorien », délibérément en rupture avec son environnement mondain ; une hétéronomie musicale d’autant propice à la constitution de ce que l’on appellera, dans un paysage d’expériences et d’accoutumances musicales et sonores d’un groupe ou d’une population, une « aire familière d’audibilité », en ce cas : culturelle[9].

Cette référence première à des modèles confessionnels de pratiques musicales nous intéressera, non tant d’abord parce qu’il devrait y être question de religion, de rites et rituels, de gestion du sacré ou de la présence divine, mais s’agissant du modèle catholique comme singularité historico-culturelle. Voilà une institution attachée depuis longtemps aux services de la musique (elle fut un cadre compositionnel de choix, dans l’histoire de la musique européenne) et par ailleurs souvent aux prises avec sa propre logique d’intégration des actions musiciennes dans ses exercices officiels de religion. Question lancinante d’une convenance cérémonielle. Des siècles de pratique musicale ecclésiastique, le XXe compris, sont régulièrement ponctués de rappels au règlement, d’interventions officielles recadrant une orthodoxie en la matière sous les termes disciplinaires d’excès (une trop grande pression esthétique de l’objet musical au détriment de la finalité religieuse qui doit justifier son inscription cérémonielle) ou d’abus : le caractère inapproprié de telle ou telle catégorie stylistique, d’opéra ou autre, par exemple. Bref, un corpus prescriptif traversé d’une certaine méfiance envers l’art des sons (le chant rituel étant considéré comme à part) lui assigne en définitive une position statutaire d’appoint, si ce n’est d’accessoire, affectée à une qualification d’importances calendaires ou d’exceptionnalités cérémonielles. La « Musique sacrée » (appellation officielle en 1903) procède d’un « décorum », d’un art de toucher ou d’émouvoir qui doit contribuer à l’édification des fidèles.

Une telle conception, encore affirmée au début du XXe siècle, ne serait probablement pas propre à l’institution ecclésiastique. On la retrouverait à la même époque (1908) dans les projets d’anthologie d’une lyrique républicaine sous la plume d’un musicologue notoirement dévoué à la cause, Julien Tiersot ; lyrique qui devait être à ses yeux l’homologue de celle, catholique, « restaurée » sous l’égide des moines de Solesmes. Une semblable symétrie, à la même époque, se repérerait dans ce recours, chez le même Julien Tiersot, au folklore musical pour l’élaboration de répertoires didactiques de chants appropriés à l’École de la République ; recours alors aux mêmes sources, prôné, côté catholique, par exemple dans le projet de renouvellement du corpus didactique de chants en langue usuelle sous l’ambition musicologique non moins dévouée d’établir des modèles historiques du véritable « cantique populaire français »[10].

Territoires hymnodiques

Ce projet de remise en ordre, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, du secteur d’une hymnodie didactique catholique (le secteur du cantique) n’est pas sans intérêt pour nous.

Il serait d’abord à replacer dans une option ecclésiastique, à la fois liturgique et politique, de territorialisation musicale entreprise depuis plusieurs décennies sous le terme générique de « restauration du chant et de la musique d’église », et qui en vient ainsi au cantique, lui-même de statut moindre dans la hiérarchie de ses objets musicaux. Ce secteur partageait avec son environnement mondain de mêmes modèles stylistiques et formels, du timbre de vaudeville de naguère à la romance de salon, à l’air de scène, en passant par cette cinétique musicale et rythmique, dite couramment « héroïque », « triomphante » ou « guerrière », c’est selon, pour instancier le « courage chrétien » ; cinétique mise en œuvre en ce dernier tiers du XIXe siècle dans une production massive d’appels à la mobilisation collective : qu’il s’agisse, alors, d’anciens chants et hymnes de la Révolution (le Chant du départ de Méhul ou La Marseillaise serviront de timbres de cantiques tout au long du XIXe siècle) ou de compositions mélodiques plus fraîches destinées aux bataillons scolaires ou aux valorisations patriotiques[11]. Ces discours de remise en ordre d’une économie musicale catholique, en l’occurrence de répertoires du cantique, à l’articulation des deux siècles, marginalisent ou discréditent des productions précédentes de même domaine et stigmatisent plus d’une fois celles de leur environnement mondain (cafés-concerts, refrains politiques, etc.). Leurs auteurs tentent de sécuriser un espace pédagogique dans lequel conformité doctrinale, stylistiques mélodiques (éthos modal avec en particulier chant grégorien, voire folklore musical français comme modèles par excellence) et destinations pratiques seraient convenablement assorties.

Mais cette conception d’un « territoire hymnodique » comme délimitation normative, voire comme clôture d’une poétique ou d’une lyrique didactiques à usage sinon réservé du moins préférentiel, ne serait-elle pas celle même, déjà évoquée, de Julien Tiersot à propos d’une lyrique républicaine, si ce n’est à propos d’un chant scolaire ? Mais encore, à un niveau pratique et de plus en plus systématique dans le XXe siècle, celle d’anthologies chansonnières partisanes, de mouvements de jeunesses, etc., prenant ainsi par définition leurs propres contours pour objet, et dont le principe même de sélection logerait telle ou telle garantie de particularités sinon d’homogénéité de leur secteur de déploiement axiologique ?

Il resterait à croiser de telles élaborations de corpus ou de sélections pratiques (opérations d’homologation anthologique sous l’égide d’appareils ou relevant d’initiatives privées mais autorisées) avec le développement de pratiques partisanes, de structures militantes au service tant d’une cohésion disciplinaire interne d’organisations que d’actions unitaires de pression par mobilisation et manifestations de rue (en France à partir des dernières décennies du XIXe siècle). Bien des partis, ligues, mouvements syndicaux, organisations parascolaires, etc. se constitueront progressivement des paroliers ou chansonniers (songbooks) ajustés aux rassemblements, exercices d’encadrement ou autres ; la synthèse sur ce point reste malheureusement tout entière à écrire. Dans ce même paysage hymnodique, la Commune et les périodes de guerre 1870-71, 1914-18, 1939-45, l’élan des grandes manifestations politiques et sociales de la fin du siècle (l’instauration du 1er mai comme fête internationale du monde ouvrier en 1890) seront propices aux programmations d’actions collectives de chant.

Les unes et les autres de ces programmations s’inscrivent ainsi dans un espace ouvert, concurrentiel. Elles peuvent être en relations d’alliance ou polémiques, se définissant plus ou moins implicitement les unes par rapport aux autres à travers leurs sélections respectives. Chacune s’établit parmi ou à partir de ce qui est déjà là, puise souvent dans une même et classique réserve argumentaire (les postulats pédagogiques d’une efficience du chant), justifiant des actions collectives qui lui seraient dévolues : « Le chant a une valeur morale. Il est un excellent moyen éducatif. C’est une école de discipline, le symbole de la collaboration d’équipe à un résultat un et indissociable »[12]. Dans cet espace concurrentiel, la parodie de chants, qu’elle emprunte à l’autorité d’un modèle pour le valoriser à son usage ou pour le discréditer (la parodie à éthos dépréciatif est un procédé commun), relèverait en son principe même du fonctionnement normal des choses – désignations d’altérités, mises en cible d’adversités. Dans ce même espace, adhérents ou sympathisants de partis ou de mouvements, d’églises ou d’organisations syndicales peuvent eux-mêmes circuler d’un parolier à l’autre, en pratiquer plusieurs en même temps au titre de leurs propres convictions.

Pédagogies tangentielles

Retenons aussi, de ce modèle confessionnel de pratiques musicales, qu’il argumentera, voire « théologisera » un mode collectif et individuel – ou plutôt solitaire mais communautaire (infra, note 22) – d’actions de chant, non plus nécessairement cultuelles mais appliquées à des opérations pratiques de diffusion doctrinale, de piété, d’entretien des convictions, le plus souvent sous ce terme générique, quoique fluctuant, de « cantique ».

Formulons brièvement deux remarques tenant à certains aspects historiques, structurels et tendanciels de cette catégorie, elle-même à grande hétérogénéité de productions, du XVIIe au XIXe siècle au moins.

La première remarque concernera la fragilité statutaire de ce type d’objet au regard d’autres répertoires ecclésiastiques comme ceux du plain-chant, lui-même relativement central dans l’espace des opérations cultuelles.

Cette fragilité est liée à la nature textuelle et musicale de l’objet. Prisé des procès collectifs de la didactique catholique que sont catéchismes, missions, retraites, prédications par exemple (on excepte ici une abondante production à destination de salons et de pensionnats), ce type de cantique appartient aux « petits genres », « petits poèmes lyriques fort courts qui roulent ordinairement sur des sujets agréables », chansons, ariettes, romances, etc. Les auteurs, notamment les missionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles, empruntent aux formes dominantes langagières et chansonnières pour gloser ou simplifier, au risque de rimes incongrues, la précision et la rigueur des réglages canoniques. L’approximation doctrinale peut y être de mise dans l’urgence de la métrique, de l’équivocité de la rime ou de l’assonance.

Ce type de chant relèvera de la circulation chansonnière. Il est précisément chargé de travailler au ras des jours et du quotidien, de servir aux activités domestiques (ou de coulisse, au sens goffmanien), il ambitionne de « parasiter » des antécédences familières pour les mieux annuler en s’y substituant. L’abbé Grégoire et les pédagogues de la Révolution appliqueront la même leçon, selon ce principe que « la morale est mieux goûtée dans un couplet que dans une maxime ; on retient mieux une chanson qu’un apophtegme » (L’Ami des Lois, 28 janvier 1796). De la même façon, les projets de « chansonnage » chers à Jules Michelet serviront plus tard à « inonder la France de la sève républicaine ».

Seconde remarque, solidaire de la précédente. Cette plasticité inhérente au genre du cantique l’a fait longtemps tenir non seulement dans la méfiance (il ne fera pas toujours l’unanimité dans le milieu ecclésiastique) mais dans la minoration. Méfiance parce que, s’agissant de la gravité des matières de religion, l’opération de « mise en cantique », dès lors qu’elle consistera à engager dans la langue familière, en quelque petit poème strophique, versifié et assonancé et sur un air connu, des sujets de doctrine ou de piété, menacera forcément de les faire déporter vers cet espace de la compétition chansonnière dont l’une des règles sera la réversibilité, c’est-à-dire la mise à mal du modèle, le retournement contre son autorité dans sa parodie – prédilection de tant de chansons satiriques, politiques.

Et puis, minoration, relativisation de l’importance d’un tel objet, ses inévitables défauts constituant, dit-on, des qualités du genre. Il relèverait de cet ordre une poétique pratique, « facile à comprendre et à chanter », qui ne se « pique pas du raffinement », corvéable à merci pour ponctuer, sonoriser certains actes collectifs et locaux de religion, faire décompresser un auditoire ou capter sa bonne volonté. Une poétique du pauvre...

Ce n’est pas tout. L’indice de minoration qui affecte à l’époque ce genre ecclésiastique d’espace chansonnier ne lui est pas propre. Il importerait même de voir plus large, d’interroger le genre lui-même au regard d’une économie générale discursive de procès pédagogiques, précisément délestée des contraintes ou des urgences d’un ratio argumentatif.

Économie de formes volontiers ludiques et tangentielles (notamment à équivocité interprétative, à travers le double sens, l’ironie formelle, etc.), dans lesquelles l’utile à asséner négocierait l’attrayant pour le faire. Univers, par exemple, de procédés destinés à se « saisir » d’un interlocuteur sur un mode familier et dans la connivence d’un auditoire, pour mieux le modérer... Univers, au bout du compte, de formes ou de modes idéalement virtuoses (autant dire, charitables) d’instanciation du bien, de la vertu, fût-ce dans la mise en scène et en cible de leurs contraires, le mal, la tare ou le vice, et qui jouent de la duplicité, de l’humour ou de perspicacité pour mieux s’attacher un auditoire.

Dans ce vieil univers pédagogique de l’habileté à persuader par le sensible, des formes « infra-argumentatives » de la critique morale, politique, sociale, la plaisanterie, par exemple, ou la raillerie « d’avertissement » (un certain art de blâmer)[13], en côtoient d’autres, tels la comédie, le vaudeville ou la chanson satirique. Émile Debraux, contemporain et rival de Pierre-Jean de Béranger, avançant en 1830 une histoire, une théorie et une rhétorique de la chanson dans son Bréviaire du chansonnier, rappelle les vertus du petit genre aux critiques, déplorant que la politique ait désormais envahi la chanson :

Comme si la chanson n’avait été inventée que pour célébrer l’amour et le vin ; ils avaient probablement oublié qu’à l’exemple de la comédie, la chanson était consacrée à la censure des vices, des travers, des abus et des ridicules du siècle.[14]

Ce que l’on appelle, en ces premières décennies du XIXe siècle, la « chanson politique », devrait idéalement procéder de cette même pédagogie tangentielle de naguère qui, avec un peu de « sel piquant qui assaisonne » (la métaphore du sel y est centrale), se plairait à jouer de la « mise au rire » pour instancier la vertu ou le bien public. Mais sans chercher noises. Simple « badinage d’une critique ingénieuse », pour l’avocat général Marchangy qui devait requérir contre Béranger au procès de décembre 1821 devant la Cour d’assises de la Seine[15].

Poursuivons la comparaison avec ce modèle normatif de la raillerie : celle – la « bonne » ou la « vraie » – qui sera toujours épreuve idéalement sans suite (sans déclaration d’offense) entre partenaires taquins. Elle aura pour elle, sous la rapidité de la flèche, la dérogation que peut lui offrir le talent ; elle doit savoir ne pas accrocher. D’ailleurs Marchangy n’attend pas davantage de la chanson telle que du moins, plaide-t-il, l’on pouvait la pratiquer naguère, prudente (civile) bien sûr, mais de toute façon éphémère par nature :

Compagnes de la joie, fugitives comme elle, il semble que ces rimes légères ne soient point propres à nourrir la sombre humeur du malveillant, et depuis Jules César jusqu’au cardinal Mazarin, les hommes d’état ont peu redouté ceux qui chantaient. [...]Le vent, ajoute-t-il, avait tôt fait d’emporter ses refrains...[16]

Mais voilà. Béranger commit l’imprudence, eut même la prétention de se confier à l’édition, à la stabilité d’un support qui peut retenir, se compulser, circuler, attacher (la métaphore de la contagion y bat son plein). Et de signer. Il ose rompre avec le principe de frivolité traditionnellement attaché à ce petit genre – son évanescence et l’impossible capitalisation de la voix le privant d’ailleurs de toute valeur marchande, ce dernier ne pouvait faire objet de quelque crédit que ce soit. Le chansonnier ambitionnait ainsi de se servir de la supériorité de l’imprimé, de la disponibilité de l’original. Il comptait sur sa crédibilité ? Le Sieur de Béranger

[...] a fait imprimer, distribuer et vendre, sous le titre de chansons, deux volumes de ses poésies [...] Voilà qui devient plus positif, plus durable qu’une chanson isolée et inédite. Comment ce prévenu pourra-t-il, en présence d’une spéculation aussi solidement réfléchie, invoquer l’indulgence due à la facétieuse étourderie d’un chansonnier, à ces impromptus brillans qui lui échappent jusqu’à son insu dans la chaleur de l’inspiration ?[17]

Son défenseur Dupin aura beau jeu de plaider la vieille tradition de futilité, et partant d’innocuité du genre. Sauf à se discréditer soi-même, précisément en le prenant trop au sérieux tant chacun sait ou devrait savoir que cette liberté prise se joue conventionnellement de la véracité des choses, qu’elle se plait à leur détour et sait pouvoir ignorer les règles de l’argumentation, le débat. Elle ne prétend pas s’agripper à sa cible, seulement jouer en passant, taquiner les circonstances. Il y aurait comme un parfum de plaisanterie dans l’air. Une complicité attache au genre, à sa pratique du raccourci et de l’amplification. Nos pères s’en amusaient mais ne s’en préoccupaient pas, dira Béranger. Voilà bien d’ailleurs le piège tendu au « Tyrtée du parti libéral » :

La belle plaidoirie de Dupin [...] donne la mesure de ce que je dois de reconnaissance à mon illustre avocat, qui ne fit jamais preuve d’une éloquence plus incisive, plus abondante, plus spirituelle. Seulement, j’ai dû trouver que, dans l’intérêt de son client, mon défenseur s’attachait trop à diminuer l’importance de la chanson ; et, sur ce rapport, ma vanité d’auteur et mon amour du genre me portaient à juger que l’accusation allait plus droit au but que je me proposais, en donnant à mes productions une valeur littéraire que Dupin s’attachait à dissimuler.[18]

D’une commune activité : « chanter-ensemble »

Des élaborations musicologiques, littéraires et théologiques (ou liturgiques) récentes sous le terme d’hymne[19], je me propose de négocier les deux propositions suivantes. La première tient à l’un des modèles d’action collective de chant qui, s’il n’est pas fondamentalement original à l’époque, sera valorisé par les théoriciens des hymnes et les pédagogues de la Révolution en France, modèle que l’on dira « à sociabilité ouverte » (il est couramment utilisé de nos jours) ; la seconde proposition concerne la nature de l’instanciation d’entités repérables dans les acceptions du terme d’hymne.

L’acception archéologique communément reçue comme première et fondamentale du terme d’hymne au XVIIIe siècle, à savoir « Louange à l’honneur de quelque divinité » (Encyclopédiede Diderot et d’Alembert), « Chant en l’honneur des dieux et des héros » (J.-J. Rousseau, Dictionnaire de musique), inscrirait en filigrane une conduite d’hommage ressortissant aux sphères de l’antique pietà (elle n’est pas exclusivement religieuse au sens strict), ses pratiques de respect et de dévouement – un culte rendu... ou une dette – à la patrie, aux parents, aux morts (les ancêtres) et aux dieux protecteurs[20].

Cette dimension archéologique nous intéresse dans la mesure où c’est à cette strate, telle qu’elle pouvait être appréhendée et connue à l’époque (et à une disposition épidictique contenue dans le genre : l’instanciation de grandes entités à célébrer ou à louer, comme la Nation, la République, la Liberté, le Peuple, etc.), qu’emprunteront les théoriciens des hymnes sous la Révolution, même s’ils puisent au passage dans un environnement poétique et musical confessionnel, voire maçonnique. Répertoires, écritures compositionnelles et moyens techniques instrumentaux, sous le terme d’hymne, œuvrent à une pédagogie de masse et de plein air. Une « scénarité vocale » y fait alterner solistes ou choeurs et l’ensemble des participants par l’articulation couplets/refrains ou par entrée de l’ensemble des voix sur les derniers vers bissés d’une strophe ; elle peut aussi programmer des effets progressifs de puissance (crescendo) par adjonction croissante de voix au fur et à mesure des strophes.

La Révolution valorisera ainsi ce modèle d’action collective de chant, déjà évoqué, de type « chanter-ensemble ». Modèle théorisé sous l’idéal rousseauiste de la fête populaire et civique. On y souligne volontiers la valeur d’égalité participative à travers l’instrument universellement partagé, la voix.

Dans ce type d’action, certaines exigences de compétence musicienne, comme celles de maîtriser le code solfégique, de savoir placer sa voix, de savoir tenir une partie, etc., y seraient relativisées, voire suspendues.

On serait ici en régime de sociabilité ouverte, en ce sens qu’il n’y aurait pas de limites techniques au recrutement des participants à une telle action, l’intérêt consistant dans la mobilisation vocale des énergies présentes, à compétences musiciennes inégales, et l’enjeu consistant dans une valorisation unitaire, consensuelle du regroupement vocal grâce auquel des participants peuvent, entre eux, rendre manifeste une entité supérieure. La musique, écrira Nicolas Framery, permet « d’attacher les citoyens les uns aux autres par des chants religieusement patriotiques » (cf. note 4: op. cit., p. 1).

Un [Nous] se construirait ainsi, chacun s’associant aux autres coprésents en une dynamique commune de référentialisation à ce « même » : une entité supérieure, qu’elle se nomme la Nation, la République, la Liberté. Une voix mal placée, une intonation défectueuse, etc. ne constitueraient nullement une condition qui entraverait la valeur de l’acte de chant ni celle, dans sa lisibilité publique, d’une sincérité de l’engagement. Non qu’il n’y ait place, bien sûr, pour la surprise ou la stupeur de vos partenaires devant vos déficiences vocales, mais la commune activité devrait, en son principe, y tolérer un certain niveau de désajustements, des approximations (degrés de tolérance dans l’alignement sonore, qu’il resterait à interroger plus précisément).

En outre, ce type d’action collective de chant offrirait la particularité de loger dans sa disposition une clause spécifiante de réflexivité qui convertirait l’action en activité d’engagement et instituante.

Il faut d’abord un cadre singulier et déterminé, celui du rassemblement en un lieu et un espace donnés. À un premier niveau, chaque participant s’engage et se coordonne avec d’autres dans l’accomplissement effectif d’une activité profératoire comprise et acceptée comme telle, puisqu’elle-même en rupture avec les techniques du parler de la conversation courante ; elle impose à chacun une autre économie respiratoire (musculaire faciale, laryngo-buccale, etc.) qui demande attention. Chanter, c’est d’abord s’employer à le faire en connaissance de cause, en acceptant un autre effort physiologique que celui de parler. Il faut donc, au départ, une prise de distance sur ce que l’on va faire. Ce niveau est celui préalable à une reconnaissance réciproque d’engagement, qui va transformer l’action collective en une commune activité.

Dans ce type d’action précisément collective, chacun s’inscrit avec les autres coprésents dans un cadre de participation identique qui programme des interventions vocales individuelles en activité conjointe. À un signal identifié, fixé dans la scénarité vocale elle-même (la disposition couplet/refrain, par exemple) ou communiqué autrement, les coprésents s’orientent conjointement vers la production coordonnée de cette activité momentanée, chanter-ensemble. Cette activité profératoire vocale devrait y être exclusive : ses participants centreraient leur attention sur sa réalisation pratique. Chanter-ensemble relèverait ici d’une commune activité. Chacun s’adresserait à..., parlerait de... ; bref, chacun construirait un « même » : l’un de ces référents-types évoqués en ouverture : [Il], [Le], [Ce].

On devrait pouvoir inscrire, dans la clause spécifiante de réflexivité ainsi logée dans l’action de chanter-ensemble, cette idée de produire un « effet de groupe », autrement dit, de viser collectivement ce résultat : la pression que pourrait exercer cette collaboration vocale en un espace et un temps donnés. Cette expérience collective d’« être-ensemble » serait alors celle d’une délimitation (autrement dit, la constitution d’un [Nous]) travaillant sur trois plans concomitants : le dehors, l’extériorité, l’altérité.

Plan du dehors : les présents regroupés et coordonnés entre eux constituent un ensemble délimité physiquement à travers une mise en site de l’action (une distribution et peut-être même hiérarchisation topographique des participants), délimitation physique éventuellement appuyée ou soulignée dans son objectivation par la matérialité de repères aussi diversifiés qu’un service d’ordre, des barrières, une architecture et autres aménagements instaurant matériellement des distances ou des écarts (une proxémique).

Plan d’une extériorité : une totalité locale, celle du rassemblement des présents éventuellement relayé hors site (au loin, d’autres adhérents à l’axiologie ou à la cause présidant au regroupement circonstanciel), se découperait sur une totalité englobante alors problématisable en instance de généralité et dans la position arbitrale ou de témoin, le [On] de « l’opinion publique » auprès de laquelle le regroupement ou la totalité locale plaide du bien-fondé de sa démarche. Mais ne constituerait-elle pas également ce vivier de recrutements potentiels à la cause ?

Enfin, plan d’une altérité : celui de la détermination au regard du rassemblement ou de la totalité locale, d’un autre, concurrent ou adversaire, ainsi désigné par une mise en cible (référent-type : [Ce]), objet d’instanciation directe ou en position d’adressé.

Entretien et valorisation des convictions

Proposons, sur la base de l’ensemble des remarques précédentes, de considérer sous hymnodie (sans l’y réduire pour autant) trois grandes catégories de répertoires, éventuellement solidaires entre elles, les unes et les autres précisément centrées sur le (destinées au) groupe en tant que tel, sa cohésion, mais instanciant chacune, de manière directe ou privilégiée, une entité particulière que l’on a déjà désigné comme référents-types : [Il], [Le], [Ce)]. Catégories que l’on pourrait dire pour l’instant, « doxologique »[21], « didactique », « agonistique » (ou plus globalement : « critique »).

Les répertoires de la catégorie doxologique concerneraient expressément le référent-type : [Il], entité absolue et de respect de type Dieu, Patrie, Nation ou autres, proposée au groupe comme référence supérieure commune, autorité à construire en un « même » à « célébrer » ou « honorer ». On retrouverait ainsi l’une des acceptions, archéologique et fondamentale, du terme d’hymne comme action profératoire (en mode de chant ou non) visant à manifester publiquement et collectivement de la considération à l’endroit d’une instance commune supérieure, c’est-à-dire partagée avec d’autres. Les hymnes nationaux, on l’a déjà suggéré, relèveraient de cette catégorie comme, plus globalement, tout chant en « position hymnique ».

L’action collective de chant à vocation doxologique intégrerait la clause de réflexivité évoquée précédemment. Mais il y aurait plus. S’engager à chanter, ici, ne serait pas seulement affaire de physiologie musculaire vocale. Ce serait également accepter qu’une telle manifestation profératoire distingue ses protagonistes, que l’on ne s’associe pas à cette action coordonnée pour le seul plaisir de chanter, mais pour contribuer à construire une cohérence autour de la référence (entité) instanciée. Ce serait aussi savoir que l’on accepte que cette décision individuelle de participation instaure une relation d’obligation de réciprocité (condition d’une ratification mutuelle) avec ceux qui s’y livrent avec soi. S’engager dans cette commune activité de chanter-ensemble définirait ainsi une appartenance (religieuse, politique, nationale, etc.).

Les répertoires didactiques concerneraient le maintien doctrinal, l’entretien de convictions propres au groupe et que chacun se devrait de partager en tant que membre.

Les entités axiologiques seraient ici en référent-type : [Le]. On retrouverait ainsi une abondante production de répertoires, par exemple confessionnels, ou de la Révolution, voire scolaires, mais bien d’autres encore, visant à instancier et à « reformuler » ponctuellement et pédagogiquement des principes doctrinaux, une axiologie, eux-mêmes explicités préalablement en des formes ou des modes discursifs éventuellement réservés ou protégés. « Reformuler », vient-on de dire. Sans doute toucherait-on là à l’une de ces caractéristiques importantes pour nous, concernant des répertoires de la catégorie didactique (mais également de l’ensemble des répertoires hymnodiques) et qui ne serait autre que celle de ce discours épidictique, dès lors qu’il pourrait viser peut-être « moins à un changement dans les croyances qu’à une augmentation de l’adhésion de ce qui est déjà admis » (cf. note 2 : Perelman et Olbrechts-Tyteca, op. cit., p. 72).

Soulignons alors ceci. Un contenu propositionnel et le recours, en la circonstance, aux ressources d’une structuration métrico-rythmique et d’une cinétique musicale relèvent d’une option programmatique, d’un projet didactique, celui d’emprunter ce régime particulier du chant pour déployer, confirmer ou valoriser des convictions, travailler dans le monde des idées, des croyances, œuvrer auprès des destinataires pour qu’ils puissent se transformer ou se mobiliser.

Répertoires doxologiques, didactiques et agonistiques, alors centrés sur un [Nous] réflexif – la situation de chant consistant, on l’a vu, en ce que les participants se rendent mutuellement présents et construisent ainsi ensemble un même, l’un des référents-types : [Il], [Le], [Ce], le partageant et le ratifiant entre eux –, recouvrent des unités formelles ou, si l’on préfère, des « pièces » de chant finalisées dans leur destination et distribuées comme telles (le parolier) ; bref, des objets verbaux-vocaux dont le contenu sémantique constitue un tout propositionnel éventuellement exposé de manière progressive au fur et à mesure des strophes.

Mais ces objets ne s’offrent pas en tant que tels, formellement, comme espace ou cadre interactionnel de débats, d’échanges argumentatifs. Proposons, fût-ce provisoirement, d’appeler ici « clôture monologique » ce principe souvent repérable tant, par exemple, dans l’hymnodie confessionnelle (cas évident du cantique catholique de piété, de mission, de catéchisme) que dans celle de la Révolution, elle-même abondante et souvent calquée sur des modèles de la précédente : outre que chaque objet verbal-vocal constituerait par lui-même un tout propositionnel, en quelque sorte bloqué sur lui-même – il ne se prête pas au débat parmi ses destinataires –, son contenu n’entendrait pas précisément induire de nouveautés, communiquer des principes ou des valeurs jusque-là inconnues des proférants. Ces répertoires seraient au service d’une pédagogie de la confirmation du déjà-connu ou du pré-accepté.

De tels objets viseraient à valoriser et à faire confirmer par chacun, dans cette situation d’actualisation que constitue l’action collective de type « chanter-ensemble » (mais aussi « solitairement », dans le cadre privé ou domestique)[22], une axiologie ou des principes doctrinaux formulés par ailleurs, en des formes discursives devant faire autorité auprès du groupe. Chacun doit connaître préalablement la nature et la valeur des référents instanciés, qu’il actualise ainsi, auprès d’autres coprésents.

Solutions profératoires de la protestation

Enfin, l’agonistique. Jusque-là les précédentes catégories, à dominante doxologique et didactique, concernaient la célébration d’entités supérieures et la valorisation axiologique. Affilierait-on dès lors celle à dimension agonistique à la catégorie, plus globale, de la critique[23] ?

On a suggéré précédemment d’inscrire la « chanson politique » dans la sphère des formes d’une pédagogie tangentielle qui, comme la plaisanterie dirigée ou la raillerie, la comédie ou le vaudeville de naguère et autres « armes offensives contre le ridicule », sous-tendaient des opérations d’instanciation se recommandant d’une cause religieuse, morale, politique ou sociale. Ce que l’on a appelé jusque-là instanciation consisterait, dans les grandes lignes, à se rapporter à une axiologie, à des idéaux ressortissant au « juste » ou au « bon », au « bonheur », au « bien public », etc., en se fixant sur ( cibler) des exercices d’actions humaines ou des événements ainsi proposés comme l’actualisation de cette axiologie ou de tels idéaux, mais alors, à partir de ce que l’on estime procéder de leur contraire, constituer leur négatif. Un groupe opposant, un certain ordre ou certaines situations sociales, etc. y seraient ainsi mis en cibles. La matière concernerait des conduites, des comportements, des actions, des figures ou des personnages, des institutions ou des structures politiques, sociales, religieuses, etc., désignées publiquement à la réprobation (référent-type : [Ce]). Bref, protester (c’est-à-dire manifester publiquement sa réprobation). Et collectivement. On peut soupçonner comme relevant globalement d’une telle catégorie à dominante agonistique une assez grande hétérogénéité formelle et thématique de productions.

Les régies sonores de rassemblements comme les manifestations de rue offrent un dégradé de solutions profératoires protestatives à l’articulation d’une coercition interne et de la démonstration publique qui ne se limitent pas au chant. On pense bien évidemment au slogan. Au demeurant, ce terme générique peut recouvrir un éventail de solutions scandées, cinétiques rythmiques empruntant aux ressources phonatoires, intervalliques, gestuelles et proprioceptives, etc., voire à des scénarités vocales (procédé antiphonique entre mégaphone et participants, alternatim entre groupes de manifestants) qui poseraient la question des limites du slogan et du chant, des seuils entre jeux sur quelques degrés (deux ou trois) ou des intervalles marqués (seconde, quarte ou quinte) et des lignes ou profils mélodiques plus accentués. Outre que tous les slogans ne sont pas nécessairement sur tons fixes, ils peuvent consister en de brèves parodies mélodiques plutôt familières au plus grand nombre, utiliser quelques larges intervalles ascendants ou descendants, « parcourables » en portamento[24].

La notion d’hymnodie telle qu’on aimerait l’entendre devrait pouvoir gérer l’ensemble de ces solutions profératoires collectives.

Formulons l’hypothèse que l’action profératoire collective et coordonnée de « chanter » ne serait pas elle-même une simple alternative à celle de déclamer ou de réciter le même texte.

Il resterait d’ailleurs à déterminer, dans nos sociétés, le statut disons « civilitaire » et social de l’activité de chant. Dans la mesure où celle-ci n’irait pas de soi pour les uns et les autres, soit physiologiquement comme on l’a évoqué, soit ici socialement (pour beaucoup, une activité privée, de coulisse ou de convivialité proche ?), l’entrée dans l’action de chant pourrait signifier par elle-même un degré d’implication, d’engagement du sujet chantant dans le projet de valorisation de la cause et qui, ici, fait appel à une telle solution profératoire. Il se découvre devant d’autres. Par ailleurs, si l’on accepte ce que l’on a déjà dit, tant sur la clause spécifiante de réflexivité de ce type d’action collective de chant que sur le principe de clôture monologique, les participants ainsi entrés dans l’action savent qu’ils ne débattent, ni entre eux ni avec d’autres, de ce qu’ils mettent en avant. Leur présence dans le rassemblement, en tout cas leur participation effective à la profération collective, ici en mode de chant, doit valoir pour ratification, adhésion aux référents instanciés.

Autrement dit, la question devient celle du résultat visé par cette décision prise à l’échelle individuelle de collaborer avec d’autres, question de la signification que l’on souhaite collectivement livrer publiquement de cette collaboration, et, par là même, question d’une mesure du degré d’intensité participative et sa traduction en termes d’efficacité – question que pourrait problématiser la notion de « pression » (à exercer) : amener, recruter à ses vues, faire modifier des états de choses en captant l’attention pour la justesse de la cause à défendre.

Situations auriculaires

Dans cette même logique de recours aux ressources profératoires collectives, il faudrait prendre au sérieux cette capacité, inhérente aux dispositifs mis en œuvre, d’établir un espace perceptif commun aux présents physiques dans et à l’extérieur de la manifestation, dans lequel le poste d’opérations de saisie auditive (« entendre » dira-t-on) constituera une dimension importante de l’expérience ainsi procurée.

Ce que l’on appelle globalement « entendre » – « écouter » désignerait provisoirement, sur ce même poste, un travail de détection et de compétences descriptives s’exerçant sur la dimension sonore d’événements en cours – n’est jamais donné par avance (à la différence des équipements de la régie sonore de la manifestation, mégaphones ou autres, qui font pression sur l’écoute), mais s’effectue dans l’accomplissement même de l’activité profératoire commune et son acheminement d’un objet verbal-vocal. Les solutions profératoires sont ainsi indissociables de « situations auriculaires » qu’elles établissent. « Entendre » ne relève pas de simples effets collatéraux, sonores, de la manifestation, mais des résultats escomptés de la solution profératoire en mode scandé (slogans) ou de chant.

Notre insistance sur cette dimension auriculaire ne saurait signifier pour autant qu’on l’isole des autres composantes perceptives de la manifestation, comme configuration spectaculaire, qui engendrent l’expérience effective inhérente au « moment manifestant » (les modalités perceptives et proprioceptives y font cinesthésiquement système).

Il s’agirait plutôt d’examiner ce que pourrait plus spécifiquement problématiser cet « entendre » au regard de la présente programmatique centrée sur les actions collectives de chant. Et d’interroger par commodité de travail ce poste de la perception auditive en y dissociant l’entendre/écouter, comme espace d’opérations de coordination profératoire interne à la manifestation et de collaborations ou de partenariat vocal entre participants, de cet autre entendre/écouter, alors saisie auditive globale réalisée et travaillée notamment à l’extérieur de la manifestation.

La coordination profératoire engendre un effet de masse sonore assimilable à une sorte de cluster[25] ou, si l’on préfère, à ce résultat collectif : un synchrétisme phonatoire par exemple d’attaques, de tons, de timbres, d’accentuations, d’intensités. Bref, une simultanéité vocale, éventuellement approximativement unifiée, peut-être plus ou moins floue, mais suffisamment homogène pour donner à repérer des régularités et des séquences d’articulation « ensemble ». Par ailleurs, dans l’entendre/écouter interne au rassemblement, je me perçois chanter, j’entends chanter mon voisin. Outre ces opérations d’ajustements intonatoires et vocaux réciproques au sein du rassemblement, la perception auditive peut procurer une forme d’accessibilité mutuelle à la nature et au degré d’engagement de l’autre. L’intensité participative vocale des présents dans la manifestation appartient elle-même au résultat recherché, soit, plus globalement, à la lisibilité escomptée des indices de conviction (la valeur démonstrative de la manifestation) destinés au dehors, adressés à l’extériorité et à l’altérité, au « public », notamment aux instances d’observation spécialisées dans le compte rendu (la presse) ou dans la prise de décision, tels les pouvoirs publics.

Formulons, dans cette optique, cette autre hypothèse que tout texte ainsi en régime de chant se voit déplacé, déporté de sa vocation simplement assertive, que le contenant n’est plus ce texte en tant qu’organisation linéaire de mots, mais son chant comme effet sonore engendré dans la prise en charge vocale et l’action collective.

Ce chant, suggérera-t-on, n’est plus parler ou dire au sens commun d’asserter un propos comme dans la conversation courante, ni même réciter : il peut sciemment (des techniques rédactionnelles ou compositionnelles y sont à l’œuvre) jouer à étirer ou distendre, donner de l’élasticité à la surface des mots. Les opérations de la saisie auditive sont invitées à prendre leur temps, à accepter l’intervention de paramètres vocaux intonatoires, articulatoires, etc., qui mettent les mots à distance, non comme un parasitage ou une obstruction de sens, mais comme une autre possibilité offerte au texte en sa qualité de matériau disponible. Le chanter ne saurait être, ici, considéré comme simple complément de la récitation ou de la déclamation : il est une solution profératoire, et à part entière, de la protestation. Avec ses implications propres.

Pour conclure

La notion d’hymnodie offrirait une base de questionnements qui ne serait pas sans intérêt dans le domaine des cultures politiques, en ouvrant un angle de vue sur la mise en jeu de ressources musiciennes, perspective alors délestée de ce que la question d’une « instrumentalisation de la musique » pourrait éventuellement offrir de passablement naïf sur ce terrain.

Naïveté, s’il fallait y soupçonner, sous-jacente, cette conception protectrice et pour tout dire endogène, elle-même générée par nos propres intérêts, enjeux et croyances en « La-Musique », qui font de cette entité une essence éternelle, transcendante (universelle) et réservée[26]. Dans cette conception, au bout du compte, certaines logiques économiques ou politiques en viendraient à nuire à la musique, l’aviliraient en lui imposant des conditions, une fonctionnalité ou une destination indignes de sa vocation esthétique. Je peux, en effet, comme « pratiquant » (culturel) passionné, déplorer un certain état de fait, par exemple m’insurger lorsque Jean-Marie Le Pen emprunte le choeur des esclaves de Nabucco de Verdi pour ses meetings politiques ou, tel autre homme politique, Beethoven – quitte à préférer cette seconde situation à la première ? –, ou lorsque Vivaldi sonorise la ronde des caddies en supermarché. Mais ce faisant, l’on risque de se tenir dans la logique même du processus que l’on est censé interroger.

Si cette entité généreuse et absolue que, dans nos sociétés, nous appelons « musique » devait être considérée comme, d’abord, une résultante à la fois historique et culturelle d’activités humaines multiples et spécialisées dont celles, d’ailleurs, de lui attacher des qualités exceptionnelles et des capacités extraordinaires (et ce point de vue, plutôt anthropologique, ne devrait pas nécessairement faire sacrilège) : alors, en ce cadre de problématique, on ne voit pas pourquoi la manière dont nous parlons de musique et en faisons ne devrait pas intégrer ici ces programmations qui inscrivent des modes ou des formes d’expression empruntant aux ressources de perceptibles sonores, ni pourquoi de telles mises en œuvre ne devraient pas participer de la dynamique organisatrice et instituante qui fait siéger cette entité parmi nous.

Cette même perspective, dès lors qu’elle travaille à se distancier de nos propres enjeux et intérêts musicographiques, de nos comportements endogènes et de nos familiarités musiciennes, tente d’éviter ou de contourner les états d’âme en la matière. Dans cette optique, la question deviendrait plutôt, ici, celle de logiques d’intégration d’actions musiciennes dans des programmations développant leur point de vue sur la meilleure manière d’organiser et de gérer la société, et qui investissent elles-mêmes dans des manières d’expression qu’elles veulent considérer comme les plus appropriées en certains cas pour pouvoir mobiliser sur elles. Le problème récurrent de la convenance (le caractère approprié ou non, formel ou stylistique, à une destination) n’est pas de droit divin : il appartient au fonctionnement normal du champ programmatique, des choix pédagogiques des moyens à utiliser et plus globalement de leur justification exégétique escortant les choix opérés en programmation.

On a déjà souligné le caractère exploratoire de cet article. Il resterait à affiner bien évidemment les dispositions structurelles assignables à la notion ainsi élargie ou redistribuée. Pour l’heure, les hypothèses de travail proposées dans ce cadre ne permettent sans doute pas de la stabiliser confortablement. Mais même expérimentalement, elles persistent à considérer, sous « hymnodie », cette définition tendancielle : un dispositif procédural finalisé dans une activité profératoire collective, centré sur une performance vocale d’acheminement et de collaboration mutuelle, elle-même valorisée et acceptée par chacun comme marque d’appartenance au groupe.

Ces mêmes hypothèses, dans leurs propres limites et plus historiquement, font émerger la problématique plus large d’un « espace hymnodique ». Et ce, en une synchronie donnée, soit, en France, la traversée du XIXe siècle à nos jours (avec les aménagements chronologiques qui s’imposeraient, précisément liés aux avancées et aux négociations d’un régime de démocratie en voie de développement et à l’émergence des masses dans le jeu politique), lorsque s’émancipent des investissements organisationnels concurrentiellement spécialisés dans l’expression publique de points de vue différents ou antagonistes (investissements visant à mobiliser des sympathies, susciter des adhésions, entretenir des convictions). Et parmi ces investissements organisationnels, la mise en œuvre, elle-même progressive jusqu’à la systématisation, de tels réglages discursifs à disposition collective, lorsque la communication de contenus propositionnels en appelle formellement aux ressources d’une structuration métrico-rythmique et phonique et d’une cinétique musicale pour agir en mobilisant des énergies individuelles sur de communes activités profératoires. Dans cette perspective de travail, ce ne serait pas tant le « collectif » qui présiderait à l’« être-ensemble » que, sous hymnodie, le dispositif procédural gérant de communes activités qui organiserait le collectif.

L’objectif immédiat ne serait pas de constituer des corpus de répertoires, d’en déterminer des caractéristiques formelles et stylistiques dans l’absolu, mais, en urgence, de cerner et d’interroger la dynamique des dispositifs, des appareils et des équipements musiciens évoqués dans cet article. Et dès lors, de voir la nature des productions, sans aucun doute massives, susceptibles d’être rapportées aux conditions esquissées au long de cette contribution. À commencer par celles, au coeur de telles actions collectives de chant, faisant s’articuler entre elles des visées coercitives et démonstratives. Gageons toutefois que l’on ne toucherait là que l’une des formes de médiations expressives engagées dans la militance, par exemple politique.

Mais il en resterait bien d’autres. Notamment ce que l’on a appelé précédemment le volontarisme chansonnier, probablement plus axé vers un régime de publicisation de l’engagement politique (l’une des particularités et non des moindres en serait la professionnalisation du déploiement esthétique) que de coercition et de démonstration de groupe, comme dans le cas des hymnodies. Non plus alors cette valorisation directe d’un [Nous] et sa mutuelle ratification, mais une individualité stylistique (et son savoir-faire scénique), troisième terme de la chaîne auteur-compositeur-interprète, qui s’engage dans une épreuve de plausibilité avec un public pour le transformer en audience. Comment alors gagner ou sauvegarder la crédibilité – les jugements d’authenticité, de sincérité, etc. – de l’action et de la cause que vous défendez lorsque le métier vous expose au soupçon de l’artificialité (« connaître les ficelles », dit-on communément) ?

Quelle forme de « prise de parole », au regard d’une grammaire de l’action discursive politique, constituerait un tel mode d’intervention – en son ordre propre d’exercice chansonnier – dans l’espace public ?