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Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, nombreux sont ceux qui ont établi une analogie avec le bombardement de la flotte américaine du Pacifique par l’aéronavale japonaise le 7 décembre 1941[1]. Les deux événements sont devenus synonymes d’attaques sournoises et brutales, qui ont engendré un traumatisme collectif parmi la société américaine[2]. Et tous deux ont servi de justification à la mise en place de mesures de sécurité et de défense extraordinaires, qui ont eu un impact non seulement aux États-Unis, mais chez bon nombre d’autres États.

L’analogie a évidemment ses limites, mais elle présente un certain intérêt… y compris pour les Canadiens. Ceux-ci n’ont retenu que peu de chose de l’attaque contre Pearl Harbor, comme si cet épisode n’appartenait pas à leur histoire. Ils en ont pourtant durement ressenti les secousses, puisque Ottawa a soudain découvert ce que signifie de vivre auprès d’un géant pris de panique qui érige, en catastrophe, une série de mesures de défense sans trop se soucier des inquiétudes de ses voisins ! À l’automne 1942, la crainte que les excès de zèle des Américains ne mettent en péril certaines dimensions de la souveraineté canadienne commençait à se répandre chez plusieurs dirigeants et diplomates canadiens.

Les similarités avec les lendemains des attentats terroristes à New York et Washington sont intéressantes. Au cours des semaines qui ont suivi, certains Canadiens ont réagi plutôt froidement aux propositions américaines de création du « périmètre de sécurité nord-américain » et du Northern Command, notamment en raison des incidences que ceux-ci peuvent avoir sur la souveraineté du pays. Tant au niveau des politiciens que des chercheurs, le débat sur la meilleure voie à suivre est bien engagé.

L’objet de ce texte est d’étudier certaines récurrences dans la dynamique des relations canado-américaines en période de crise, ceci en traçant des parallèles entre les événements de 1941 et ceux de 2001. Cet exercice permet d’abord de mieux comprendre la logique derrière la réaction des gouvernements dans leurs relations mutuelles. Il démontre non seulement que les problèmes auxquels font face les Canadiens depuis le 11 septembre 2001 ne sont pas nouveaux, mais aussi qu’ils ne sont pas insolubles. Il y a donc des leçons à tirer des événements de 1941-1942. Celles-ci permettent de nuancer l’idée selon laquelle le Canada n’a, particulièrement en période de crise, guère le choix que d’obéir aux directives émises par Washington. Au contraire, les Canadiens peuvent faire preuve d’une « capacité de résistance » étonnante compte tenu de leur vulnérabilité face aux États-Unis, même s’ils craignent parfois le pire. Toutefois, cette recherche permet aussi de conclure que cette capacité de résistance ne signifie pas pour autant que le Canada puisse jouir d’une plus grande influence auprès de Washington.

Le texte est divisé en trois parties. La première porte sur les débats suscités, au Canada, par les projets de création d’un périmètre de sécurité nord-américain, ceci pour bien comprendre la nature des craintes exprimées par l’élite politique canadienne. La seconde décrit la situation qui prévalait en Amérique du Nord entre 1938 et 1941, alors que Washington et Ottawa jetaient les bases de la coopération en matière de défense. Enfin, la dernière traite des conséquences, au Canada, de l’attaque japonaise, ainsi que sur les approches utilisées pour gérer les problèmes bilatéraux qui en ont découlé. Ces deux derniers thèmes sont traités de manière à faire ressortir les parallèles avec la situation prévalant en Amérique du Nord en 2001.

I – Le périmètre de sécurité nord-américain : corne d’abondance ou cheval de Troie ?

A — La notion de « périmètre de sécurité »

Le concept de « périmètre de sécurité » fait maintenant partie du vocabulaire des journalistes et des commentateurs qui s’intéressent aux relations entre le Canada et les États-Unis. Bien qu’il ait été d’abord utilisé par des hauts fonctionnaires canadiens, il a surtout été popularisé par l’ambassadeur américain au Canada, Gordon Giffin, et son successeur, Paul Cellucci. Le concept devient un élément central du discours sur les relations canado-américaines à partir d’octobre 2000, lorsque Giffin y fait référence dans une allocution prononcée à Vancouver :

Au pays, nous faisons face à des préoccupations semblables, telles que la menace terroriste et la criminalité transfrontalière, pour ne nommer que celles-là. Ce type de problèmes […] devrait nous inciter à nous demander si, à terme, nous devrions considérer l’élaboration de certaines politiques « de périmètre » à travers lesquelles nous adopterions des mesures similaires aux frontières, nous permettant ainsi d’être plus efficaces, et donc d’accroître la sécurité le long du 49e parallèle.

Convenablement appliquée, cette vision de la frontière pourra faciliter le déplacement des citoyens américains et canadiens, tout comme du commerce légitime, tandis que nos forces de l’ordre respectives pourront concentrer leur attention et leurs ressources sur les délinquants. Par ailleurs, dans la mesure où cette initiative requiert des politiques similaires ou communes, elle constitue un processus d’harmonisation, et non l’adoption, par le Canada, de politiques américaines, ou vice-versa[3].

En d’autres mots, il s’agit de permettre aux deux gouvernements de concentrer leurs efforts sur l’identification et l’interception de personnes et de marchandises suspectes provenant de pays tiers, de manière à minimiser les contrôles à la frontière canado-américaine.

Le thème a été repris par Paul Cellucci, avant même les attaques contre le World Trade Center et le Pentagone[4]. Dans les semaines qui suivent le 11 septembre 2001, l’Ambassadeur évoque presque systématiquement la création d’un tel périmètre et lui donne un sens plus précis[5]. Le terme sert à désigner un ensemble de mesures de sécurité visant à réduire la vulnérabilité du continent nord-américain face aux menaces « asymétriques », telles que la criminalité transfrontalière, l’immigration illégale, les attaques informatiques ou surtout le terrorisme. Ces mesures relèvent donc, principalement, du contrôle des frontières (douanes et immigration), de l’échange de renseignements et de l’application des lois. Toutefois, de nombreux autres programmes, touchant aux domaines de la défense ou de la préparation d’urgence (protection civile et santé), peuvent aussi être considérés comme des sphères d’activité couvertes par le périmètre de sécurité. Concrètement, la mise en place de ce périmètre se traduit par la mise en oeuvre de quatre types de mesures, soit : le renforcement de mesures existantes, ce qui signifie essentiellement une augmentation des ressources humaines et financières consacrées à ces différents domaines d’activités ; le recours systématique aux technologies de pointe permettant un meilleur contrôle des individus et marchandises entrant en Amérique du Nord ou traversant la frontière ; l’approfondissement de la coopération entre les autorités des deux pays ; et, enfin, l’harmonisation des politiques et de la réglementation nationales dans les domaines touchés[6].

Le périmètre de sécurité est devenu une réalité. Trois accords majeurs ont été signés pour améliorer le contrôle aux frontières, soit la Déclaration sur la Coopération sur la sécurité des frontières et le contrôle de la migration régionale (3 décembre 2001), le Plan d’action pour la création d’une frontière intelligente Canada-eu (12 décembre 2001) et l’harmonisation des règles concernant l’accueil des réfugiés (juin-juillet 2002). À ceci s’ajoutent les mesures adoptées unilatéralement par le Canada. Celles-ci comprennent principalement le budget du 10 décembre 2001, qui consacre une somme totale de 7,7 milliards de dollars au renforcement de la sécurité[7], ainsi que les projets de lois C-36 sur les mesures antiterroristes et C-55 sur la sécurité publique (remplaçant le controversé projet C-42).

Le processus n’est pas complété ; la création du Northern Command, le 1er octobre 2002, est probablement le signe avant-coureur d’une nouvelle étape dans l’intégration continentale. Son commandant en chef, responsable de la sécurité du territoire américain et de la défense de l’Amérique du Nord, assumera aussi le commandement du norad, ainsi que la supervision de la coopération en matière de sécurité et la coordination militaire avec le Canada et le Mexique. Même si le Canada a refusé officiellement d’en faire partie, une petite cellule de planification bilatérale a été mise sur pied pour étudier les possibilités de coopération dans les domaines de la défense terrestre et maritime. Par ailleurs, il est fort possible que les États-Unis demandent, au nom de la « sécurité », de nouvelles concessions au Canada, dans des domaines apparemment éloignés, tels que la santé publique (dans la mesure où elle touche à la préparation contre le bioterrorisme), le commerce d’eau potable ou l’énergie[8].

À bien des égards, le débat sur l’intégration de la sécurité nord-américaine et sur la création d’un périmètre de sécurité rappelle non seulement celui qui a eu lieu dans la seconde moitié des années 1980 à propos des accords de libre-échange, mais aussi (comme nous le verrons dans le seconde partie du texte) celui qui a suivi la déclaration d’Ogdensburg en 1940. Aujourd’hui comme à l’époque, le débat oppose ceux que l’on peut qualifier de « fatalistes» ou « d’opportunistes », partisans d’un rapprochement avec les États-Unis, aux « nationalistes » (ou « critiques »), plus méfiants à l’égard de ce processus.

B — Fatalisme et opportunisme : la sécurité comme source de prospérité

L’idée d’approfondir le processus d’intégration (au plan économique comme de la sécurité et de la défense) recueille de nombreux appuis, tant au Parlement que dans la société civile. Ainsi, le Parti conservateur et l’Alliance canadienne se sont déclarés en faveur de la mise en place du périmètre de sécurité, tant dans le domaine de la gestion de la frontière que de celui de l’immigration ou de la défense. Ils sont appuyés en cela par des regroupements de gens d’affaires, comme la Coalition pour des frontières sécuritaires et efficaces sur le plan commercial qui, en décembre 2001, rendait public un Plan d’action visant à faciliter les échanges commerciaux entre les deux pays en renforçant la sécurité et la coopération bilatérale à la frontière[9]. Plusieurs chercheurs se sont aussi prononcés en faveur de l’approfondissement du processus d’intégration en matière de sécurité.

La logique derrière cette position tient au fait que le Canada est d’abord et avant tout une nation commerçante, et que ce commerce se fait, pour l’essentiel, avec les États-Unis. Comme l’a affirmé Denis Stairs, « Il n’y a, en politique étrangère canadienne, qu’une seule priorité. Elle consiste à maintenir des rapports politiques amicaux, et donc à conserver une relation de travail efficace, sur le plan économique, avec les États-Unis[10]. » Les Canadiens doivent donc à tout prix préserver leur accès au marché américain, et donc s’assurer que les États-Unis ne freinent le commerce bilatéral en imposant des contrôles plus serrés aux frontières. Ils ont donc tout intérêt à renforcer leur propre système de sécurité, de façon à ne pas être perçus, à Washington, comme un sanctuaire pour les terroristes.

Cette position traduit une certaine forme de fatalisme, puisque l’intégration, surtout en matière de défense et de sécurité, est perçue comme un phénomène inévitable, considérant l’asymétrie de puissance entre les deux États et la dépendance du Canada face au marché américain. Mais ce raisonnement suppose aussi souvent une dose d’opportunisme, puisqu’il s’agit non seulement de préserver des acquis, mais aussi de tirer des bénéfices de ce processus d’intégration.

Les travaux de Wendy Dobson et J.L. Granatstein offrent de bons exemples de type de raisonnement[11]. La première suggère que le Canada augmente sa contribution à la défense du continent de manière à inciter les États-Unis à accepter l’idée de créer un marché commun et une union douanière entre les deux pays. Le renforcement de la sécurité sert donc de monnaie d’échange ou d’incitatif pour obtenir des concessions dans la sphère économique. Le second considère l’intégration en matière de défense comme un processus inévitable, sinon comme un fait accompli. Dans de telles circonstances, il vaut mieux, pour le Canada, participer volontairement au processus que s’y opposer inutilement et risquer de mettre en péril les bonnes relations établies avec Washington depuis 1940. Au contraire, il doit prendre l’initiative et proposer des ententes aux États-Unis, plutôt que d’attendre que ceux-ci ne le fassent selon leurs propres conditions, lesquelles ne pourront être que défavorables aux Canadiens. Selon Granatstein, il s’agit encore de la meilleure façon de préserver l’indépendance et la souveraineté du Canada. En toute logique, ces auteurs estiment généralement que le Canada n’en fait pas assez ; tous recommandent une augmentation substantielle des dépenses consacrées à la sécurité et à la défense.

C — Nationalisme et souveraineté

Cette analyse (ou, du moins, les conclusions qui en découlent) ne fait pas l’unanimité, et c’est surtout sur le terrain de la préservation de la souveraineté canadienne que se situent les critiques de cette approche. Ces critiques émanent non seulement de la société civile, mais aussi, en termes voilés, du gouvernement lui-même.

Si le périmètre de sécurité est, dans les faits, une réalité, il n’existe pas dans la terminologie du gouvernement canadien. Les déclarations répétées de Paul Cellucci ont surtout eu comme effet de faire naître la méfiance des dirigeants canadiens, au point où, le 4 octobre 2001, le ministre des Affaires étrangères du Canada de l’époque, John Manley, qualifiait le concept de périmètre de sécurité de réponse « simpliste » face à un problème très complexe[12]. Fin octobre, après des débats houleux, le Cabinet décidait de bannir le terme du vocabulaire officiel[13].

L’allergie contractée par Jean Chrétien et certains de ses ministres s’explique par le fait que « le Premier ministre et M. Manley craignent que [la création d’un] périmètre entraîne une perte de souveraineté parce que les décisions en matière de sécurité devraient être prises conjointement avec un partenaire dix fois plus gros et puissant que le Canada[14] ». La création du périmètre – et en particulier le processus d’harmonisation qu’il sous-tend – peut, en effet, se traduire par une réduction de la souveraineté du Canada. Celui-ci n’aura d’autre choix que de s’ajuster aux mesures en vigueur aux États-Unis – l’inverse étant peu plausible. Le problème est compliqué du fait que plusieurs des mesures possibles peuvent affecter directement certaines valeurs fondamentales de la société canadienne, en ce qui concerne, par exemple, les libertés civiles ou l’immigration. Le 11 octobre 2001, le ministre Manley a senti l’obligation de réitérer clairement la position du gouvernement face au processus d’harmonisation :

Le Premier ministre a déclaré clairement que, dans cette lutte contre le terrorisme, le Canada doit agir selon ses propres termes et ses propres valeurs. Il a dit tout aussi clairement que cette lutte n’irait pas sans un certain prix ni sans risques. Cependant, les risques pour notre société et le prix pour notre mode de vie seraient bien plus lourds si nous n’affirmions pas ces valeurs maintenant, à un moment il faut se dresser et se faire entendre[15].

La réaction du gouvernement Chrétien n’est pas surprenante. Depuis l’époque de Pierre Trudeau, le Parti libéral incarne la conscience nationaliste – voire « souverainiste » – du Canada, dans la mesure où ses dirigeants considèrent avec méfiance tout rapprochement avec les États-Unis (une position défendue par les Conservateurs jusque dans les années 1960). Malgré les excellentes relations qu’il entretenait avec Bill Clinton, Jean Chrétien a toujours cherché à garder ses distances vis-à-vis des États-Unis, peut-être en partie en raison de l’héritage intellectuel reçu de Trudeau, mais probablement aussi de crainte d’être associé à son prédécesseur, Brian Mulroney, qu’il avait fustigé au cours des débats sur le libre-échange ou sur l’engagement canadien dans la guerre du Golfe. Plusieurs de ses ministres, et en particulier Lloyd Axworthy, se sont montrés encore plus intraitables que lui sur ce plan[16].

Confronté à la réalité économique, le gouvernement a néanmoins dû faire preuve de pragmatisme et adopter des mesures propres à calmer les inquiétudes des Américains. En conséquence, la politique canadienne demeure teintée d’ambivalence, tant au niveau des faits que du discours. Ainsi, le gouvernement canadien préfère s’appuyer sur un nombre limité d’accords sectoriels avec les États-Unis et sur des mesures de portée nationale plutôt que de s’engager dans un processus de négociation pouvant mener formellement à la constitution du périmètre de sécurité. Et puisque ce dernier demeure informel[17], le gouvernement peut continuer d’en nier l’existence! Il est d’ailleurs significatif d’entendre, dans les heures qui suivent la conclusion de chacun des accords avec les États-Unis, les ministres canadiens jurer qu’ils n’ont pas cédé un pouce de souveraineté aux États-Unis !

À l’extérieur du gouvernement, les sentiments « nationalistes » semblent moins répandus qu’on pourrait s’y attendre si on se réfère à l’opposition soulevée par la signature de l’Accord de libre-échange de 1988. Les opposants, faut-il s’en surprendre, se recrutent d’abord chez d’anciens ministres libéraux, comme Lloyd Axworthy ou Paul Hellyer[18] tandis que d’autres, comme Stephen Clarkson ou Michael Byers, sont des universitaires[19]. Pour ces auteurs, les attentats de l’automne 2001 n’ont pas changé les données fondamentales des relations canado-américaines; au contraire, celles-ci semblent figées dans la logique de la guerre froide. La lutte contre le terrorisme sert en fait de prétexte à une forme d’intégration qui sert d’abord les intérêts américains, tout en réduisant la capacité du Canada à adopter des politiques distinctes (et donc parfois critiques) de celles des États-Unis.

Leurs craintes sont liées au processus d’intégration économique, à l’harmonisation des politiques que suppose la constitution du périmètre de sécurité, et, surtout, à la création du Northern Command. Tous ces facteurs remettent en question la capacité du gouvernement canadien à mener une politique étrangère indépendante et à garder le contrôle sur ses forces armées, leurs missions et leurs déploiements. À terme, c’est l’identité même du Canada qui pourrait être remise en cause. Sans nier l’importance des contraintes que font peser les rapports commerciaux sur la marge de manoeuvre politique du gouvernement canadien, ces auteurs recommandent la prudence. Ottawa doit éviter d’agir avec trop de précipitation et réduire au strict minimum les engagements bilatéraux avec les États-Unis, tout en mesurant avec circonspection les conséquences de chacun de ceux qu’il accepte.

La crise engendrée par les attentats de New York et de Washington a accéléré le processus d’intégration de la sécurité nord-américaine. Celui-ci aura-t-il nécessairement des conséquences funestes pour le Canada, comme le prédisent les « nationalistes » ? Est-il possible de le gérer de façon satisfaisante pour le Canada, comme le prétendent les « opportunistes »? Si l’expression de ces points de vue a donné lieu à des échanges parfois virulents[20], ce débat est loin d’être clos, en grande partie parce qu’il porte sur un processus toujours en cours et dont le produit final est, par définition, encore flou. L’une des façons de contourner cet obstacle est de retourner dans l’histoire et de retrouver des situations comparables susceptibles de guider le chercheur dans l’analyse des événements qui se déroulent sous ses yeux.

Du point de vue des relations canado-américaines, la crise découlant des attaques du 11 septembre 2001 diffère de celle causée par le bombardement japonais sur Pearl Harbor sur plusieurs plans. Mais les suites de ces deux événements présentent néanmoins quelques traits communs qui autorisent une étude comparative. Dans les deux cas, les États-Unis ont été plongés dans une situation où ils se sont sentis obligés d’ériger, à toute vapeur, des mesures de défense à l’échelle continentale. Dans les deux cas, la crise a accéléré de façon spectaculaire un processus d’intégration de la défense continentale déjà entamé au cours des années précédentes. Et enfin, dans les deux cas, ce processus a causé de vives inquiétudes, au Canada, en ce qui a trait à l’avenir de la souveraineté et de l’identité du pays.

II – Veillées d’armes

A — Le Serment de Kingston ou les principes fondamentaux des relations canado-américaines (août 1938 - décembre 1941)

Jusqu’au début des années 1930, Canadiens et Américains n’éprouvaient pas la nécessité de travailler de concert à la défense du continent. En fait, les militaires des deux côtés de la frontière passaient plus de temps à préparer des plans de guerre l’un contre l’autre qu’à discuter de coopération[21]. Ce n’est qu’à partir de 1933 que les premiers pas vers la défense commune, très timides, sont franchis. C’est, en effet, à cette époque que le président Roosevelt et les militaires américains commencent à s’inquiéter de la vulnérabilité de l’Alaska et de la côte Ouest du Canada. Leur principal souci est la construction d’un lien terrestre entre l’État de Washington et l’Alaska. Malgré un enrobage d’arguments économiques, l’utilité militaire du projet n’échappe pas à Ottawa, qui manifeste aussitôt des réticences et tergiverse si bien que ce n’est qu’au lendemain de Pearl Harbor que débutent les travaux. Cette attitude s’explique, pour l’essentiel, par la crainte d’être aspiré dans un conflit entre le Japon et les États-Unis[22].

Il faut attendre 1938, alors que les rumeurs de guerre en Europe se multiplient, pour que démarre le processus d’intégration de la défense de l’Amérique du Nord. Le président Roosevelt et le premier ministre Mackenzie King posent alors, en quelques mots, les principes fondamentaux de la relation entre les deux pays en ce domaine. Leurs déclarations, qui forment ce que l’on appellera le « Serment de Kingston », définissent les engagements des deux États l’un vis-à-vis de l’autre. Selon Roosevelt, les États-Unis n’allaient pas rester passifs si le Canada était menacé, et s’engageaient donc à protéger leur voisin en cas d’agression ou de menace d’agression. Du point de vue américain, il s’agit d’une considération de sécurité nationale, dans la mesure où le contrôle du territoire canadien par une puissance étrangère potentiellement hostile constituerait une menace pour les États-Unis. Le Premier ministre canadien semble l’avoir fort bien compris puisqu’il déclarait, en réponse au discours de Roosevelt, que le Canada devait éviter que son territoire ne serve de base avancée ou de voie d’accès à une puissance hostile aux États-Unis.

Nous avons, nous aussi, des obligations à titre de bons voisins, et l’une d’elles consiste à veiller, de notre propre initiative, à ce que notre pays soit, aussi efficacement possible, mis à l’abri de toute attaque ou invasion et que, l’occasion survenant, nulle force ennemie ne puisse attaquer les États-Unis par terre, par mer ou par air, en passant par le territoire canadien[23].

Le Serment de Kingston a d’importantes conséquences pour le Canada. En premier lieu, il signifie qu’il bénéficie d’un niveau de sécurité plus élevé qu’il ne pourrait jamais l’atteindre avec ses seules ressources ou grâce à l’appui d’une puissance européenne. En second lieu, si cette garantie américaine permet aux Canadiens de faire du resquillage (ou free-riding) sur le dos de leurs voisins, elle ne les dispense pas de tout effort en matière de défense. La déclaration de Roosevelt peut être interprétée comme contenant une menace implicite. Si les Canadiens se révèlent incapables d’assurer leur propre sécurité, les Américains le feront à leur place – qu’Ottawa le veuille ou non ! Par conséquent, le seuil minimal des ressources que les Canadiens doivent consacrer à la défense correspond à ce que les États-Unis jugent nécessaire. Dans la mesure où les deux gouvernements ne partagent pas systématiquement la même perception de la menace, le seuil fixé par les États-Unis pourrait bien se révéler plus élevé que celui que les Canadiens jugent eux-mêmes suffisant. Les Canadiens doivent donc articuler leurs politiques de sécurité non seulement en fonction des menaces dirigées contre eux (si tant est qu’il y en ait), mais aussi de celles qui pèsent sur les États-Unis[24]. Bref, le Serment de Kingston signifie que les Canadiens n’ont désormais d’autre choix que d’accepter la définition de la menace et des moyens de s’en prémunir élaborés par Washington, même s’ils n’y croient pas !

Le Serment prend un sens plus concret deux ans plus tard, à l’été 1940, alors que le Canada est placé dans une situation délicate. Le déferlement des panzers à travers la Belgique et la France, de même que le début de la bataille d’Angleterre, paraissent annoncer la capitulation imminente des Britanniques. Le Canada, qui a déclaré la guerre à l’Allemagne le 10 septembre 1939, resterait donc l’un des rares pays encore en lutte avec le Reich !

C’est donc avec beaucoup d’intérêt que le premier ministre Mackenzie King se rend à Ogdensburg (État de New York) pour une rencontre informelle avec son homologue américain les 17 et 18 août 1940[25]. Sur proposition de Roosevelt, les deux hommes décident de créer la Commission permanente canado-américaine de défense, Permanent Joint Board on Defence (pjbd), dont le mandat est d’entreprendre « des études sur les problèmes de défense maritimes, terrestres et aériens, y compris le personnel et le matériel », et d’examiner « la question globale de la défense de la moitié nord de l’hémisphère ». Composée de représentants civils et militaires des deux pays, la Commission est un organe de consultation et de négociation, dont la tâche est de soumettre des recommandations à Ottawa et Washington. Si la Déclaration d’Ogdensburg n’est pas une alliance au sens formel du terme, elle apparaît comme le premier pas dans l’intégration de la défense du continent nord-américain. Avec cet accord, le Canada tisse non seulement des liens qui lui permettent d’accroître sa propre sécurité, mais il contribue aussi à rapprocher les États-Unis de la cause des Alliés. Cet accord est suivi, le 20 avril 1941, par la Déclaration de Hyde Park, qui marque le début de la coopération en matière de production de défense et, par le fait même, de l’intégration industrielle des deux États.

Ce rapprochement avec les États-Unis engendre, parmi l’élite politique canadienne, un débat sur les risques qu’il comporte, débat qui resurgira à chaque étape subséquente du processus d’intégration – y compris après le 11 septembre 2001. Les Canadiens semblent, en effet, bien conscients des dangers inhérents à une telle association avec une grande puissance. L’analyse qu’ils font de la nature du danger, de même que les solutions proposées, varient cependant d’un groupe à l’autre.

Les plus inquiets sont les membres du Parti conservateur et les milieux impérialistes canadiens-anglais, qui dénonçaient déjà, en 1936, l’attitude jugée trop pro-américaine du gouvernement libéral. Le plus virulent critique est probablement le chef de l’Opposition au Parlement, Richard B. Hanson, ainsi que le sénateur et ancien premier ministre Arthur Meighen, lequel affirme avoir avalé son petit déjeuner de travers lorsqu’il prit connaissance de la Déclaration d’Ogdensburg. Pour les Conservateurs, le renforcement des liens avec les États-Unis ne peut se réaliser qu’au détriment des rapports avec l’Empire britannique[26]. Plus encore, le Canada pourrait être forcé de participer à une guerre déclenchée par les États-Unis.

Les analystes plus proches des Libéraux et du gouvernement font un calcul différent. La formation d’une alliance avec les États-Unis leur semble souhaitable et nécessaire en raison de la menace que représentent les forces de l’Axe. Renforcer les liens de sécurité avec Washington ne présente pas, en soi, de danger, dans la mesure où le processus est amorcé avant qu’une menace directe plane sur les intérêts de sécurité vitaux des États-Unis et que la population et l’élite américaines soient aux abois – ce qui n’est pas le cas à l’été 1940. À l’inverse, il aurait été désavantageux pour le Canada d’attendre que l’ennemi se présente sous les remparts de la « forteresse Amérique » et que les États-Unis, poussés par la nécessité, déterminent unilatéralement les règles de la coopération avec son voisin. Le 27 juin 1940, H.L. Keenleyside, alors conseiller aux Affaires extérieures, jugeait que le Canada devait désormais reconnaître le rôle prépondérant des États-Unis dans la défense de l’hémisphère occidental et la nécessité de coopérer à cette tâche. Il recommandait que Londres et Ottawa permettent aux États-Unis d’avoir accès aux infrastructures de défense dans les Caraïbes et en Colombie-Britannique.

Offrir ces installations au moment présent serait reçu comme une démarche généreuse. […] Elle calmerait les ardeurs des éléments anti-britanniques aux États-Unis qui ont suggéré la saisie des bases anglaises dans les Caraïbes. Si les initiatives de cette nature devaient être retardées jusqu’à ce qu’elles soient rendues nécessaires par des change-ments rapides de circonstances ou par des pressions américaines, elles perdraient toute leur valeur comme gage de bonne volonté[27].

Cette idée est reprise dans un rapport intitulé Program for Immediate Canadian Action préparé à la suite d’une rencontre organisée les 17 et 18 juillet par l’Institut canadien des Affaires internationales (ciia), à laquelle assistaient plusieurs députés libéraux et hauts fonctionnaires. Selon les participants, il semblait raisonnable que le gouvernement canadien saisisse l’occasion de négocier un accord équitable avec son voisin avant que les conditions ne se révèlent trop défavorables[28].

Cette dernière analyse est probablement juste. L’accord d’Ogdensburg et le fonctionnement du pjbd sont, pour le Canada, une véritable aubaine. Au cours de la période qui s’étend de la rencontre d’Ogdensburg jusqu’à l’attaque de Pearl Harbor, les choses se passent relativement bien pour les Canadiens. Entre août 1940 et le 7 décembre 1941, la Commission aura le temps d’émettre 21 recommandations[29]. Tout au long de cette période, la coopération canado-américaine en matière de défense sera efficace et les relations entre les deux États resteront bonnes, sinon cordiales. Plusieurs projets de défense seront entrepris au Canada (construction de postes de dca, de stations météo, de routes, etc.) à un rythme relativement lent, sous la supervision du gouvernement canadien.

Les Canadiens enregistrent bien quelques déceptions. Par exemple, plusieurs des dirigeants et diplomates caressaient le projet d’établir, grâce à ces rapports de coopération bilatéraux, une « relation privilégiée » avec Washington, et ainsi acquérir une plus grande influence sur leur puissant voisin[30]. De même, Mackenzie King espère s’imposer comme l’intermédiaire entre les États-Unis et la Grande-Bretagne. Toutes ces manoeuvres n’ont qu’un succès limité. Le rôle d’intermédiaire se révèle finalement plutôt déplaisant, puisque King est surtout chargé de relayer les propositions les plus explosives, comme celle de Roosevelt qui, en juillet 1940, souhaite que la Royal Navy se replie dans des ports américains. La « relation privilégiée » demeure donc plus virtuelle que réelle.

Par ailleurs, toute nécessaire, amicale et efficace qu’elle fût, la coopération avec les États-Unis n’a pas été sans faire apparaître des problèmes. Le plus grave est probablement celui qui porte sur le commandement des forces canadiennes, et il illustre bien la capacité de négociation des Canadiens.

Le problème survient lors de l’élaboration des plans de défense par la pjbd. Ces plans confèrent aux États-Unis la «direction stratégique» des forces canadiennes, si l’Angleterre venait à être envahie (Basic Plan 1[31]) . Toutefois, craignant de donner trop de pouvoir à leurs partenaires, les Canadiens refusent d’étendre cette mesure au Basic Plan 2 (ou Plan ABC-22), qui doit s’appliquer si les États-Unis entrent en guerre aux côtés des alliés. Après des négociations parfois difficiles, les parties s’entendent pour que leurs relations s’établissent sur une base de «coopération mutuelle » :

La coordination de l’effort militaire des États-Unis et du Canada doit être réalisée grâce à la coopération mutuelle et par l’assignation de forces de chaque nation à des tâches spécifiques pour lesquelles elles seront responsables au premier chef. […] Chaque État doit conserver la direction stratégique et le commandement de ses forces, sous réserve des dispositions précédentes[32].

Somme toute, en 1940 et 1941, les rapports avec les États-Unis se déroulent relativement bien, surtout si l’on tient compte de l’énorme différence de puissance entre les deux États, et si l’on reconnaît qu’en 1940, c’est le Canada qui est demandeur. Les choses changent abruptement avec l’attaque de Pearl Harbor.

B — La gestion de la frontière (février 1995 – septembre 2001)

En 1938, lorsque Roosevelt prononce le discours de Kingston, tous les observateurs savent que la guerre n’est qu’une question de temps ; en Europe, la Crise des Sudètes s’envenime, tandis qu’en Chine, les troupes japonaises poursuivent leur avance et s’approchent de Canton. Trois ans plus tard, l’agression japonaise n’est pas non plus totalement inattendue; c’est plutôt le lieu et le moyen qui ont surpris les dirigeants américains, qui doutaient de la capacité de la flotte nippone à traverser l’océan Pacifique sans être détectée et à débusquer les navires américains dans leur mouillage d’Oahu[33].

De même, si tous les intervenants et observateurs ont été surpris par les moyens utilisés par les auteurs des attentats du 11 septembre 2001, ainsi que par l’ampleur des dégâts qu’ils ont provoqués, bien peu ont été réellement étonnés. Depuis le milieu des années 1990, les dirigeants américains ont pris conscience de la vulnérabilité de leur pays face à la menace posée par le terrorisme, ce qui a eu un impact sur les relations canado-américaines. La notion de « périmètre de sécurité » n’a pas été élaborée dans le climat de panique suivant les attaques terroristes à New York et Washington. Deux facteurs vont contribuer à la faire naître, ceci dès l’hiver 1999-2000.

Le premier facteur est la croissance phénoménale des échanges commerciaux entre les deux pays. Entre 1988 et 1999, le montant de ces échanges est passé de 174 milliards à 447 milliards de dollars américains[34]. L’essentiel des biens échangés est transporté par camions dont les routes se concentrent autour d’une dizaine de postes frontière. Les services douaniers, complètement débordés, ne pouvaient plus gérer un tel trafic, si bien que les contrôles frontaliers sont devenus un sérieux obstacle au commerce. Dès le milieu des années 1990, la nécessité d’entreprendre une réforme de ces procédures de contrôle s’est donc imposée.

Le processus de réforme débute véritablement en 1995, lorsque Bill Clinton et Jean Chrétien signent l’Accord sur la frontière commune, lequel vise à « promouvoir les échanges internationaux, faciliter la circulation des gens, fournir une meilleure protection contre la drogue, la contrebande et la circulation irrégulière des gens, et réduire les coûts pour les deux gouvernements et les utilisateurs ». Deux ans plus tard, en avril 1997, deux nouveaux mécanismes sont créés : le Forum sur la criminalité transfrontalière, co-présidé par le Solliciteur général du Canada et le Procureur général des États-Unis, dont la tâche est d’examiner des questions comme la contrebande, le crime organisé, le blanchiment d’argent ou les enlèvements d’enfants ; et l’Accord sur la Vision de la frontière, qui réunit des représentants de Citoyenneté et Immigration Canada et du Service d’immigration et de naturalisation (ins) des États-Unis, et dont l’objectif est d’élaborer une approche régionale commune des migrations. Enfin, en 1998, les deux gouvernements mettent en place le Groupe bilatéral consultatif sur l’antiterrorisme.

Une autre étape importante est franchie en octobre 1999, lorsque Chrétien et Clinton mettent sur pied le Partenariat Canada-États-Unis (pceu, mieux connu sous l’acronyme anglais cusp). Cette entente vise trois séries d’objectifs, soit la modernisation, l’harmonisation et la collaboration en matière de politiques et de gestion frontalières; l’intensification de la coopération en vue d’accroître l’efficacité des services de douanes et d’immigration, de l’application de la loi et de la protection environnementale à la frontière et au-delà; et la collaboration pour contrer des menaces communes qui proviennent de l’extérieur du Canada et des États-Unis[35].

Ainsi, entre 1995 et 1999, des progrès significatifs ont été accomplis en matière de gestion de la frontière. Toutefois, au moment des attaques contre le World Trade Center et le Pentagone, la réforme n’est pas complétée, comme l’indiquent les déclarations répétées (évoquées plus haut) des ambassadeurs Giffin et Celluci en 2000-2001 en faveur de la création d’un « périmètre de sécurité ». En fait, l’insatisfaction et l’impatience des Américains témoignent d’un réalignement dans les préoccupations à l’origine de la réforme. En 1995, il s’agissait surtout de s’assurer de la circulation sans entrave des biens et personnes. À partir de 1996-1997, une autre considération viendra s’y greffer, au point de reléguer, aux États-Unis (et au grand dam des Canadiens !), les préoccupations commerciales : la sécurité.

La crainte de voir le Canada servir de sanctuaire à des terroristes voulant opérer aux États-Unis constitue le second facteur qui explique l’émergence de la notion de périmètre de sécurité. Les attentats survenus au World Trade Center (1993), dans un édifice fédéral à Oklahoma City (1995), dans le métro de Tokyo (1995), contre les ambassades américaines de Dar es Salam et Nairobi (1998), pour ne mentionner que ceux-là, ont alarmé la classe politique et la communauté de sécurité américaine, si bien que les appels en faveur d’un renforcement des mesures de prévention et de réaction face aux menaces asymétriques se sont multipliés. Entre 1994 et 2001, ces appels se traduiront par la formulation d’une vingtaine de directives présidentielles ou de dispositions législatives, l’injection de ressources financières astronomiques, la conduite d’une dizaine d’études gouvernementales et la réorganisation des agences et organismes chargés de protéger le territoire national[36]. Toutes ces activités ont eu un impact sur le processus de réforme des contrôles frontaliers et ont contribué à le redéfinir.

Durant la seconde moitié des années 1990, la frontière canadienne est de plus en plus fréquemment montrée du doigt comme une porte d’entrée aisément franchissable par des terroristes étrangers voulant opérer aux États-Unis. En 1997, lors d’un procès pour complot en vue de commettre un acte terroriste, les membres du Congrès ont appris qu’un des accusés était entré aux États-Unis, après avoir été refoulé une première fois dans un aéroport américain, en passant simplement par Montréal[37]. Les craintes qui commencent à naître alors sont aussi nourries par les propos de certains fonctionnaires américains témoignant devant le Sous-Comité de la Chambre des représentants sur l’Immigration (avril 1999[38]). Pour couronner le tout, certains responsables canadiens en rajoutent (comme ce sera le cas à de nombreuses reprises par la suite), notamment Ward Elcock, directeur du Service canadien de renseignement et de sécurité, qui affirme que le Canada est « un sanctuaire pour les terroristes[39] ».

L’arrestation, par les autorités américaines, d’Ahmed Ressam, un ressortissant algérien ayant vécu à Montréal et accusé d’avoir voulu perpétré un attentat aux États-Unis en décembre 1999, vient confirmer les pires appréhensions des membres du Congrès. Lors d’une nouvelle série d’audiences tenues devant le même sous-comité en janvier-février 2000, de nombreux hauts fonctionnaires américains viennent témoigner de la porosité de la frontière canadienne. La perception selon laquelle les Canadiens « ne font pas leur juste part sur le plan de la sécurité, et que la relation très ouverte entre les deux pays pourrait un jour desservir les Américains[40] » commence à se répandre parmi l’élite politique aux États-Unis.

C’est dans ce contexte que des fonctionnaires canadiens formulent, en janvier 2000, le concept de périmètre de sécurité[41]. Il s’agit visiblement de trouver un moyen de rassurer les dirigeants américains et d’éviter que les considérations de sécurité ne constituent une entrave au commerce. Mentionné publiquement à quelques reprises (par exemple, lors des discussions du Forum du pceu en avril et en juin 2000), il est cependant rapidement abandonné par les Canadiens… pour être repris par les représentants américains. Ainsi, les dirigeants et hauts fonctionnaires canadiens semblent bien conscients des craintes de leurs collègues américains mais, entre janvier 2000 et septembre 2001, aucun progrès notable n’est enregistré.

La situation qui prévalait en 1940-1941 est fort différente de celle de l’été 2000-2001. En 1940, c’est le Canada qui est aux abois; soixante ans plus tard, ce sont les États-Unis qui se sentent menacés et s’attendent à obtenir la collaboration du Canada. Par ailleurs, en 2000, les dirigeants canadiens peuvent, théoriquement du moins, compter sur un réseau d’institutions internationales élaborées pour trouver une alternative à la coopération bilatérale avec les États-Unis, ce qui n’était pas le cas pour leurs prédécesseurs en 1940[42].

De la comparaison de ces périodes de veillée d’armes, on peut tirer quelques conclusions préliminaires. En premier lieu, il semble bien que les principes qui servent de fondements aux relations de sécurité canado-américaines – le Serment de Kingston –, s’appliquent encore aujourd’hui[43]. La menace terroriste s’est simplement substituée à celle que posait, en 1938, une « puissance étrangère ». Ceci explique (en partie) l’attitude si critique des dirigeants américains en 1998-2000. C’est, en effet, en ces termes que semblent raisonner (probablement inconsciemment) les membres du Congrès, qui considèrent que le Canada ne remplit pas sa part des obligations qui découlent de l’association entre les deux pays.

Une seconde observation touche à la façon dont sont gérées les relations entre les deux gouvernements, en particulier au plan institutionnel. Malgré les nombreuses ententes bilatérales conclues entre 1995 et 2001, ces efforts paraissent plutôt timides par rapport aux progrès observés en 1940-1941. En effet, si les institutions créées par Jean Chrétien et Bill Clinton ont permis d’entamer un dialogue entre un certain nombre d’intervenants, leurs travaux n’ont pas donné des résultats concrets comparables à ceux du pjbd en 1940-1941. Plus encore, la Commission aura contribué à poser des principes de coopération qui se révéleront fort utiles par la suite.

En 1940-1941, les dirigeants canadiens, aiguillonnés par l’atmosphère de crise, avaient toutes les raisons du monde de faire preuve de bonne volonté à l’égard des États-Unis et à faire des concessions à Washington. Une telle motivation n’existait pas en 2000-2001. Rares étaient ceux qui, au Canada, prenaient au sérieux les craintes exprimées aux États-Unis concernant la possibilité d’une attaque terroriste[44]. Bien peu de choses poussaient donc Ottawa à faire des pressions pour que soit conclu, dans le domaine de la sécurité, un accord de portée générale avec les États-Unis. À plus forte raison, on voit mal le gouvernement Chrétien, si soucieux de ne pas paraître trop proche des États-Unis, faire des concessions qui pourraient être interprétées, au sein de son propre parti, comme une menace à la souveraineté du gouvernement canadien. Bref, l’attitude du gouvernement canadien rappelle plus celle adoptée par King en 1933-1938 que celle de 1940-1941.

III – Annus Horribilis : Les crises et leurs suites immédiates

De l’année 1942, les Canadiens se rappellent surtout de la crise déclenchée par les résultats désastreux du plébiscite sur la conscription et du massacre de la 2e Division d’infanterie sur les plages de Dieppe. Pourtant, une troisième raison autorise les Canadiens à qualifier cette période d’annus horribilis. Lorsque les bombardiers et torpilleurs japonais fondent sur la rade et les aérodromes américains d’Hawaï, les relations canado-américaines, jusque-là cordiales et rassurantes, se transforment radicalement.

L’impact des événements de décembre 1941 sur les rapports entre les deux pays est perceptible sur quatre plans différents, soit la dégradation du statut diplomatique du Canada à Washington ; le fait que le Canada soit visiblement considéré comme une composante du territoire américain; la présence militaire américaine au Canada ; et, enfin, l’harmonisation des politiques de sécurité internes. Pour chacun de ces éléments, il est possible d’établir certains parallèles avec la situation qui prévaut dans les mois qui ont suivi les attentats à New York et Washington soixante ans plus tard.

A — La rétrogradation de la position diplomatique du Canada à Washington

En 1940, Mackenzie King pouvait avoir de fréquents contacts avec Roosevelt et, de fait, il a su établir une relation très cordiale avec le Président américain. C’est à partir de cette expérience qu’il a pu croire, un moment, que le Canada pouvait obtenir un statut spécial à Washington. L’entrée en guerre des États-Unis révèle une tout autre réalité. À partir de la fin 1941, le gouvernement américain a beaucoup moins de temps à accorder au Canada. Loin de bénéficier d’une relation privilégiée, les Canadiens disparaissent presque complètement de l’agenda politique des Américains[45].

L’attitude des dirigeants américains s’explique en grande partie par le fait que leurs préoccupations concernent désormais toute la planète, et non plus uniquement l’Amérique du Nord. Les diplomates canadiens comprennent que les États-Unis consacrent maintenant toute leur attention à leurs relations avec les grandes puissances[46]. Pour les Canadiens cependant, ceci signifie une marginalisation croissante, non seulement sur le continent, mais aussi à l’extérieur. Dès le 27 décembre 1941, Keenleyside, désormais sous-secrétaire d’État adjoint, déplore le fait que « Washington omet de nous consulter ou même de nous informer à l’avance des questions d’intérêt mutuel[47] ». Pour le reste de la guerre, le gouvernement canadien ne sera à peu près jamais consulté sur la direction des opérations militaires ou sur la question du règlement de la paix avec l’Allemagne ou le Japon[48].

Un phénomène semblable s’est produit à la fin du mois de septembre 2001. Le Canada semble avoir alors complètement disparu des préoccupations américaines… sauf lorsqu’il s’agit de soupçonner Ottawa de laxisme en matière de contrôle des frontières. De même, le Canada n’a que peu à dire sur la conduite des opérations en Afghanistan ou sur le déclenchement d’une éventuelle attaque contre l’Irak.

B — Le 51e État de l’Union ?

De nombreux Canadiens se rappellent avec amertume l’omission, faite par le président G.W. Bush lors son discours au Congrès le 20 septembre 2001, du Canada dans la liste des pays qui ont soutenu les États-Unis suite aux attaques survenues neuf jours plus tôt. Il s’en excusera plus tard, disant qu’il ne jugeait ne pas avoir à remercier un frère ! Toutes ridicules et insignifiantes qu’elles soient, ces deux réactions illustrent très bien la tendance des Américains à prendre leur voisin pour acquis, avec les inconvénients que cela comporte.

Dans les semaines et les mois qui suivent Pearl Harbor, plusieurs rapports produits par des hauts fonctionnaires ou des diplomates font état d’un changement d’attitude des États-Unis à l’égard des projets de coopération dits « conjoints » et du traitement pour le moins cavalier dont le Canada est subitement l’objet.

Deux semaines après l’entrée en guerre des États-Unis, Norman Robertson (nommé sous-secrétaire d’État aux Affaires extérieures suite au décès de O.D. Skelton) note un changement de ton à Washington. Les Américains agissent désormais comme s’ils considéraient l’appui du Canada « comme acquis ». Il ajoute : « Les Américains considèrent maintenant les questions canadiennes de façon plus modeste, comme s’il s’agissait de questions internes[49]. » Keenleyside va dans le même sens lorsqu’il affirme que la tendance des autorités américaines à traiter le Canada comme une « dépendance coloniale » pourrait nuire à l’effort de guerre[50].

Cette perception selon laquelle les États-Unis considèrent le Canada comme un simple appendice du territoire américain, ou encore comme une colonie, revient fréquemment dans les rapports et mémoires rédigés à cette époque. En janvier 1942, Escott Reid, un haut fonctionnaire des Affaires extérieures, rédige un mémorandum au titre évocateur, The United States and Canada : Domination, Cooperation and Absorption, dans lequel il note « une tendance, de la part du gouvernement américain, à donner des ordres au Canada[51] ». Trois mois plus tard, c’est à nouveau Robertson qui exprime de telles préoccupations :

Les Américains ont de plus en plus tendance à entreprendre des actions qui affectent les intérêts canadiens, et même qui se déroulent en territoire canadien, sans en avertir au préalable le gouvernement canadien. Nous sommes donc en droit de considérer que nos relations avec les États-Unis sont entrées dans une phase insatisfaisante, de celles qui doivent se terminer au plus tôt[52].

Dans le même ordre d’idée, Lester B. Pearson, alors en poste à Washington, écrit, en mars 1943 :

Les autorités américaines tendent à nous considérer non pas comme des étrangers, mais comme des leurs […]. Ils nous demandent subitement de faire des concessions ou de coopérer sur des questions qu’ils considèrent comme rendues urgentes par la guerre, et ne comprennent pas pourquoi nous ne réagissons pas comme le ferait le gouverneur d’un État[53].

L’évocation de la « colonisation du Canada par les États-Unis » s’accompagne souvent de réflexions sur les principes qui guident désormais les relations de sécurité entre les deux pays. Ce sont les États-Unis qui déterminent la nature de la menace et des moyens de s’en protéger. En conséquence, les Canadiens n’ont d’autre choix que d’ajuster leurs efforts de défense en fonction des perceptions des États-Unis. Cette logique est exposée explicitement en 1944 par Maurice Pope, membre de la délégation canadienne au pjbd :

Nous devons […] prendre bien soin de disposer des forces adéquates, non pas tant pour nous défendre contre de possibles raids ennemis (quoique cela puisse être nécessaire), mais surtout pour s’assurer qu’il n’y ait pas de crainte, dans l’opinion publique américaine, concernant notre sécurité. […] Ce que nous avons à craindre est plus un manque de confiance, de la part des États-Unis, en ce qui a trait à notre sécurité, que l’action de l’ennemi. En d’autres mots, si nous en faisons suffisamment pour rassurer les États-Unis, nous en faisons beaucoup plus qu’une froide évaluation des risques l’aurait commandé[54].

Paradoxalement, l’ajustement des politiques de sécurité canadiennes en fonction des perceptions américaines est considéré comme une façon de préserver la souveraineté du pays. En effet, tout manquement du Canada sur ce plan aurait pu inciter les États-Unis à agir unilatéralement, sans s’embarrasser des prérogatives d’Ottawa. En 1945, lorsque les membres du Comité consultatif sur les problèmes d’après-guerre feront le bilan de la coopération canado-américaine, ils évoqueront cette possibilité :

Il est possible que, si le Canada n’avait pas été en mesure de mettre en place les mesures nécessaires à la défense du territoire canadien, les États-Unis l’auraient fait, même lorsqu’ils n’étaient pas encore en guerre. Cette attitude est devenue encore plus évidente après l’entrée en guerre de ce pays. Si le Canada avait refusé ou s’était avéré incapable d’entreprendre les projets faisant partie des plans américains […] ou les mesures en territoire canadien destinées à protéger les États-Unis […ceux-ci] étaient disposés, et même impatients, d’agir seuls[55].

Soixante ans plus tard, les Canadiens peuvent encore avoir l’impression humiliante qu’ils n’ont guère le choix d’harmoniser leurs politiques avec celles adoptées par Washington, que ce soit en matière de contrôle des frontières, d’immigration ou de lutte antiterroriste. Les faits semblent leur donner raison. Dans les jours qui suivent les attentats de New York et Washington, le gouvernement américain s’est mis à exercer des pressions pour qu’Ottawa adopte rapidement des mesures antiterroristes, sans nécessairement porter attention aux intérêts ou aux sensibilités des Canadiens. Et ceux-ci se sont finalement pliés aux demandes des États-Unis. Malgré les réticences affichées par le gouvernement Chrétien, le Canada est bel et bien engagé dans la création d’un périmètre de sécurité.

Les conclusions de Maurice Pope ou celles du Comité consultatif sur les problèmes d’après-guerre ont fait école, si bien que soixante ans plus tard, plusieurs, à Ottawa, font des calculs semblables. Si le Canada ne veut ou ne peut prendre des mesures de défense suffisantes pour protéger les États-Unis, ceux-ci le feront à sa place. Par exemple, le Comité sénatorial de la Sécurité nationale et de la Défense craignent que, si le Canada ne prend pas les mesures appropriés, « les États-Unis agissent unilatéralement pour défendre leur périmètre de sécurité – qu’ils définissent principalement comme l’Amérique du Nord – sans le consentement du Canada et même à son insu[56] ».

La réaction canadienne aux événements du 11 septembre a souvent été décrite comme un « test de loyauté » et cette évaluation est, du point de vue des dirigeants américains, probablement juste. En échange de la protection dont bénéficie le Canada, les Américains s’attendent à obtenir la coopération de leur voisin lorsqu’ils se sentent menacés. Les engagements et les mesures adoptés par le Canada pour éviter de mettre en péril la sécurité des États-Unis semblent être considérés, à Washington, comme allant de soi! Dans cette perspective, les Canadiens ne doivent pas s’attendre à obtenir des faveurs en échange de leur collaboration, et encore moins espérer monnayer cet appui pour obtenir des concessions dans d’autres domaines, comme le suggéraient certains auteurs « opportunistes » cités plus haut.

Pour le meilleur et pour le pire, la logique qui s’est installée à la faveur du Serment de Kingston et de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale semble encore s’appliquer aujourd’hui.

L’armée d’occupation

L’attitude cavalière des États-Unis dans ses rapports avec le Canada a des répercussions immédiates sur le terrain. Deux problèmes concrets se posent au gouvernement canadien : la question du commandement des forces canadiennes et la présence militaire américaine en sol canadien.

Le premier problème, qui devait engendrer des débats acrimonieux au sein du pjbd, trouve ses origines au printemps 1941. Comme nous l’avons vu plus haut, ce plan, qui devait servir à la défense de l’Amérique du Nord après la capitulation de l’Angleterre, prévoyait le passage des forces canadiennes sous commandement américain. Les membres américains du pjbd voulaient étendre cette mesure au Basic Plan 2, lequel devait être mis en oeuvre si les États-Unis entraient en guerre alors que le Royaume-Uni poursuivait toujours la lutte. Leurs interlocuteurs canadiens refusèrent catégoriquement cette mesure, puisque le contexte dans lequel ce plan devait être exécuté était très différent de celui du premier. Le « contrôle canadien des forces canadiennes stationnées au pays » est ainsi devenu un principe cardinal de la politique de défense[57].

Les militaires américains seront à même de constater le sérieux de cette position lorsqu’ils se verront refuser, un mois à peine après Pearl Harbor, l’inclusion des forces canadiennes basées en Colombie-Britannique dans le système de défense américain de la côte Ouest[58]. L’épisode est révélateur de la capacité de résistance du Canada – surtout lorsqu’on tient compte de l’état de choc dans lequel tant les militaires que l’opinion publique américaine étaient plongés au lendemain du bombardement japonais – à des demandes qui paraissent exagérées et potentiellement dangereuses pour la souveraineté militaire du Canada.

D’autres problèmes allaient cependant surgir. Le rythme et la désinvolture avec lesquels les Américains entreprennent les travaux de renforcement de la défense continentale après Pearl Harbor inquiètent les Canadiens. Plusieurs projets de défense conjoints menés en sol canadien sont, en effet, entrepris par Washington avant que les formalités entre les deux pays soient réglées, comme s’il s’agissait d’un territoire américain. Entre la fin décembre 1941 et la mi-avril 1942, Keenleyside identifie une demi-douzaine de projets dont l’exécution est suspecte[59].

Les inquiétudes du gouvernement canadien s’aggravent au cours de l’année qui suit, lorsqu’il prend conscience, après une série de rapports du haut-commissaire britannique Malcolm MacDonald[60], de l’ampleur de la présence militaire américaine en territoire canadien. En 1940-1941, les projets de défense les plus controversés, comme la construction de l’autoroute de l’Alaska ou du pipeline Canoil, ont été mis en veilleuse. Au lendemain de l’attaque japonaise, ils sont réactivés en catastrophe, sans égard pour les sensibilités politiques ou sociales qu’ils heurtent au Canada.

Pire encore, les Américains sont présents en grand nombre sur le territoire canadien. En juin 1943, on dénombre, dans le Nord, 33 000 Américains (civils et militaires) qui construisent, gardent ou exploitent un ensemble d’installations (oléoducs, stations météorologiques, aérodromes, routes, etc.[61]), et qui se surnomment eux-mêmes, non sans un humour grinçant, « l’armée d’occupation[62] ». Le problème, du point de vue d’Ottawa, réside dans les risques que comportent ces précédents pour la souveraineté canadienne dans le Nord après la guerre, les Américains pouvant éventuellement invoquer des « droits acquis » pour rester sur place et utiliser les installations et le territoire selon leurs intérêts, civils comme militaires. Rien n’indique cependant que telle ait été l’intention du gouvernement américain[63].

Au cours de l’hiver 2001-2002, le gouvernement canadien devra à nouveau affronter des démons semblables à ceux apparus soixante ans plus tôt. Ainsi, des nombreux projets controversés, évoqués avant les attentats, ont été mis en en oeuvre en catastrophe dans les semaines suivant le 11 septembre. C’est le cas de la plupart des composantes du périmètre de sécurité, en particulier les ententes du 3 décembre et du 12 décembre 2001.

Parmi les sujets prêtant à controverse, on note la question de la présence d’agents de douanes américains armés en sol canadien (évoqué par John Ashcroft en décembre) et, surtout, les conséquences possibles de la création du Northern Command. Pour plusieurs, nous l’avons vu, celui-ci risque, à terme, de forcer le Canada à placer la plus grande partie de ses forces sous commandement américain. Les débats que ce projet soulève pourraient donc bien ressembler à ceux survenus en 1941-1942, sur le même sujet. Mais s’il est une leçon qui peut être retenue des événements survenus à cette époque, c’est qu’avec un minimum de doigté, le gouvernement canadien peut conjurer les dimensions les plus menaçantes des projets américains le concernant. La subordination des forces canadiennes à celle des États-Unis n’est pas inéluctable, même en période de crise.

L’harmonisation des politiques internes

L’harmonisation des mesures de contrôle de frontière et de l’immigration semble constituer l’aspect le plus troublant, pour le gouvernement Chrétien, du projet de création d’un périmètre de sécurité. Sur ce plan également, il existe un parallèle que l’on peut établir avec les événements de 1941, et il n’a pas de quoi rassurer, puisqu’il touche à l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire canadienne.

Dans les heures qui suivirent l’attaque contre la flotte américaine, le gouvernement King mit en application une série de mesures contre les citoyens canadiens d’origine japonaise. Ici encore, ces mesures avaient déjà été évoquées dans les mois et années précédentes, nourries en grande partie par le sentiment anti-japonais d’une partie de la population blanche[64]. Bien qu’elle trouve son origine dans des considérations locales, il convient de noter que la chronologie des événements au Canada suit, à partir de ce moment, celle qui se déroule aux États-Unis. Par exemple, le 11 février 1942, le gouvernement américain décidait de déplacer les citoyens d’origine japonaise à l’intérieur du continent. Deux semaines plus tard, le 25 février, le gouvernement canadien en faisait autant[65] ! Il convient de noter que très peu de preuves formelles étayent l’hypothèse d’une réaction canadienne à une demande américaine. La similitude des réactions demeure cependant suffisamment troublante pour être relevée ici.

Pour plusieurs observateurs, les mesures adoptées par le gouvernement canadien au lendemain des attentats du 11 septembre (notamment l’adoption du projet de loi C-36 sur les mesures antiterroristes), risquent d’avoir un impact comparable, au sens où elles pourraient surtout contribuer à violer les droits de citoyens innocents, sans améliorer réellement la sécurité nationale.

Le règlement de questions litigieuses

Si les douze à dix-huit mois qui suivirent le bombardement japonais marquent une période particulièrement douloureuse pour les Canadiens, la suite des événements était plus rassurante.

Dès 1943, le niveau d’activité américaine en territoire canadien se met à décliner, au fur et à mesure que la menace diminue et que les projets entamés (dont la construction de l’autoroute de l’Alaska) sont terminés. Le gouvernement tente néanmoins de trouver des formules permettant la mise en place d’installations américaines en territoire canadien pour la période de la guerre, tout en permettant au Canada de conserver intégralement ses droits après le conflit.

C’est d’abord dans le cadre de la Commission permanente que l’on cherche des solutions. Ainsi, la 28e recommandation propose une série de règles devant encadrer le transfert des installations américaines aux autorités canadiennes après la guerre. Émise le 13 janvier 1943, elle est approuvée par les deux gouvernements quatorze jours plus tard[66]. L’une des solutions avancées consiste à rembourser les dépenses encourues par les États-Unis pour les installations permanentes (notamment les aérodromes), ce qui coûtera au Canada la bagatelle de 93 millions de dollars, pour des installations dont le coût original est évalué à 211 millions de dollars[67]. Un autre volet de la stratégie établie par le gouvernement canadien, en décembre 1943, est de ne plus autoriser les États-Unis à mener des activités ou à construire des installations, sauf si le Canada participe à leur financement et à leur fonctionnement, ce qui permet à Ottawa de conserver un certain contrôle sur celles-ci. D’autres mesures seront également adoptées, telles que le refus de négocier un accord sur l’utilisation militaire de l’autoroute de l’Alaska pour l’après-guerre, la nomination d’un commissaire spécial au projet de défense dans le Nord-Ouest, le renforcement des procédures régissant la mise en oeuvre des activités américaines, etc.[68]. En 1943-1944, une série de négociations bilatérales permettent de régler certains des dossiers problématiques, en prévoyant notamment que les installations américaines seraient placées sous contrôle des gouvernements fédéral ou provinciaux à la fin des hostilités[69]. Dans l’ensemble, et compte tenu des craintes exprimées par les dirigeants et les diplomates au cours des premiers mois de 1942, le Canada ne s’en tire pas si mal.

Conclusions

Quatre conclusions générales peuvent être tirées de cette étude. Toutes peuvent contribuer au débat entre « nationalistes » et « fatalistes » évoqué dans la première partie.

La première – et il ne s’agit pas d’un constat original – a trait aux préoccupations des Canadiens touchant à la défense de leur souveraineté ou des valeurs qui leur sont chères. Si, en temps normal, Ottawa parvient effectivement à gérer de façon satisfaisante ses relations avec Washington, il n’en va pas de même en période de crise! Il n’y a pas là de quoi surprendre… Les événements de 1942 semblent donc donner raisons aux auteurs, souvent proches du courant nationaliste, qui recommandent la prudence, voire la résistance aux propositions américaines.

La seconde conclusion est que les principes établis par le Serment de Kingston s’appliquent encore aujourd’hui et ils teintent encore, de façon inconsciente, les réactions des dirigeants américains. Ceci signifie que, pour maintenir des relations harmonieuses avec Washington et pour conserver la marge de manoeuvre lui permettant de refuser les demandes américaines jugées excessives, le Canada doit à tout le moins remplir sa part du marché et élaborer ses politiques de sécurité, de manière à ce qu’elles ne soient pas une source d’inquiétude aux États-Unis. Cette contrainte qui pèse sur l’élaboration des politiques canadiennes est politiquement et financièrement moins onéreuse qu’il n’y paraît (le seuil de tolérance des Américains étant somme toute assez élevé), mais elle nécessite néanmoins des investissements périodiques. Ainsi, du strict point de vue des relations canado-américaines et de la préservation de la souveraineté militaire canadienne, les nombreux appels en faveur d’une augmentation substantielle de l’enveloppe budgétaire consacrée à la défense et à la sécurité semblent justifiés. Cette seconde conclusion tend plutôt à aller dans le sens de celle des auteurs « fatalistes »

La troisième conclusion est à l’effet que, malgré sa vulnérabilité, le Canada dispose de certains atouts pour « limiter les dégâts » et pour corriger, à la satisfaction des deux parties, les excès de zèle ou les abus survenus au cours d’une crise. Ainsi, la grande majorité des contentieux survenus entre les deux gouvernements après Pearl Harbor ont effectivement été aplanis en 1943-1944. Mieux encore, il est intéressant de noter que ces dérapages survenus en 1942 ne se produiront plus jamais par la suite, y compris aux heures les plus sombres de la guerre froide (entre 1950 et 1954), alors que le continent nord-américain semblait à nouveau menacé. En fait, les principes et les règles adoptés en 1943-1944 (contrôle sur les installations américaines au Canada, partage du commandement, respect de la souveraineté territoriale, etc.) continueront de s’appliquer par la suite.

Enfin, la dernière conclusion de cette étude concerne les institutions bilatérales comme moyen pouvant être utilisé par les dirigeants canadiens pour limiter les dégâts. Ce constat à saveur institutionnaliste tend surtout à donner raison aux auteurs qualifiés ici de « réalistes » et qui recommandent au Canada d’aller de l’avant dans le processus d’intégration continentale de la sécurité et de conclure de nouvelles ententes avec les États-Unis.

Selon H.L. Keenleyside, par ailleurs critique de l’attitude des États-Unis, les accords conclus dans le cadre du pjbd avant Pearl Harbor semblent avoir permis au Canada de mieux résister que « certains autres États » au « néo-impérialisme américain » et à la «psychose du temps de guerre» qui, après l’attaque japonaise, poussent les États-Unis à agir parfois sans égard pour les susceptibilités canadiennes[70]. C’est aussi la conclusion à laquelle arrivent les membres du Comité consultatif sur les problèmes d’après-guerre, qui recommandent le maintien du pjbd après la fin des hostilités[71]. Plusieurs observateurs ont, par la suite, émis des commentaires allant dans le même sens[72]. C’est notamment le cas de Galen R. Perras :

Conscient que Roosevelt allait organiser la défense du continent avec ou sans l’accord du Canada, King a, au moins, gagné une voix au chapitre, et probablement une voix importante, dans la formulation des mesures de défense hémisphérique, ce qui n’est pas peu dire pour une nation dix fois moins grande que sa voisine. […] Comme le malheureux échange sur le commandement conjoint des forces sur la côte ouest l’a démontré, le Canada peut faire valoir son point de vue même lorsqu’il y a divergence […], quoique l’histoire aurait pu être différente si des intérêts vitaux des États-Unis avaient été en jeu. Heureusement pour les Canadiens, les Américains ont fait preuve d’une « conscience qui les empêchaient de nous imposer leurs vues ». De nombreux autres peuples, vivant auprès d’une grande puissance – Finlandais, Polonais, Latino-Américains, par exemple – n’ont pas eu cette chance[73].

En ce sens, il est probablement heureux que King n’ait pas tergiversé avant d’accepter de créer la Commission permanente. Dans le climat d’hystérie engendré aux États-Unis par l’attaque japonaise, mettre en place une telle institution aurait probablement été impossible, du moins sous cette forme.

L’idée de créer un « périmètre de sécurité nord-américain » flottait dans l’air bien avant les attaques du 11 septembre. On pourrait reprocher au gouvernement canadien de n’avoir pas su prendre l’initiative et de ne pas avoir négocié avec les États-Unis alors que les circonstances étaient encore favorables. Certes, contrairement au Canada de MacKenzie King, celui de Jean Chrétien n’était pas, en 2000-2001, au bord du précipice. Néanmoins, les craintes exprimées par les dirigeants américains depuis 1996 étaient suffisamment nombreuses et persistantes pour inciter Ottawa à adopter des initiatives permettant de limiter les dégâts en cas de crise.

Les attentats du 11 septembre ont accéléré le processus d’intégration nord-américain, et celui-ci sera probablement appelé à se poursuivre au cours des années à venir. À moyen et long terme, la possibilité de créer une institution formelle (éventuellement inspirée du pjdb, pourquoi pas ?) fixant les principes et les limites de la coopération canado-américaine en matière de sécurité (et non plus seulement de défense) devrait être sérieusement envisagée par le gouvernement canadien. Dans l’immédiat, cependant, il est probablement prématuré pour le gouvernement canadien de vouloir prendre l’initiative et tenter d’institutionnaliser, dans des termes qui lui sont acceptables, cette intégration. Il faudra probablement attendre une « accalmie » dans les opérations de « guerre » au terrorisme pour que les circonstances s’y prêtent.

Les troisième et quatrième éléments de la conclusion semblent aussi donner raison aux auteurs fatalistes, dans la mesure où ils posent que le processus d’intégration avec les États-Unis en matière de défense et de sécurité n’a pas, au Canada, de conséquences aussi dramatiques que celles qu’évoquent les nationalistes. Toutefois, il convient de rester prudent, dans la mesure où rien, dans cette étude, ne vient étayer la seconde partie de leur raisonnement, qui veut que ce processus d’intégration offre aux Canadiens l’opportunité de faire valoir leurs intérêts politiques et économiques auprès de Washington. Ainsi, la conclusion générale de cette recherche pourrait être que, si l’on tend souvent à surestimer les inconvénients de l’approfondissement du processus de coopération avec les États-Unis, on tend aussi à en exagérer les bénéfices !