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Il est toujours risqué d’analyser des événements sur-le-champ. Malgré cet instinct de prudence, les événements du 11 septembre 2001 ont été si traumatisants qu’ils appellent une certaine analyse (même préliminaire) de la part de la communauté politique canadienne en général et des spécialistes de la politique étrangère canadienne en particulier. Il y a donc lieu de se demander si la politique étrangère canadienne dans son ensemble a changé depuis ces événements, comme plusieurs l’ont avancé.

Dans les faits, tout porte à croire que le principal enjeu de la politique étrangère canadienne, à savoir la question de la frontière Canada/États-Unis, a changé après le 11 septembre pour devenir beaucoup plus explicite. S’éloignant du mantra de la coalition « de pays aux mêmes opinions » associé à Lloyd Axworthy, une attention considérable a été portée à l’élaboration de techniques de « gestion » plus efficaces visant à assurer un accès au marché américain. L’objectif est donc la recherche d’un équilibre entre les inquiétudes sécuritaires des États-Unis et les « préoccupations de nature matérielle » du Canada[1].

Ainsi, dans ce contexte, le 11 septembre a eu l’effet que les meilleurs analystes de la politique étrangère canadienne avaient anticipé depuis longtemps, soit la mise en évidence de la subordination de l’agent à la structure. D’un point de vue d’économie politique critique, cela s’est traduit par la reconnaissance que le Canada n’était pas différent des autres pays, dans la mesure où la capacité de l’État a été transformée sous la gouverne d’une nouvelle architecture du pouvoir. D’un point de vue de la diplomatie, les circonstances ont finalement été considérées comme supérieures à la volonté. En d’autres termes, et confirmant l’opinion de Denis Stairs, « la politique étrangère canadienne n’a qu’un impératif, soit le maintien d’une relation avec les États-Unis qui se veut amicale sur le plan politique, et donc efficace sur le plan économique[2] ».

Néanmoins, plus du point de vue du style que de la substance, ce qui détonne autant que le choc de la nouveauté est la familiarité de la réponse politique et institutionnelle canadienne. Au lieu de reconnaître immédiatement la nouvelle situation, le premier ministre Chrétien et ses principaux conseillers ont démontré une ambivalence calculée à accepter cette nouvelle donne. Même si la question frontalière représentait une priorité pour le principal acteur de la politique étrangère canadienne, certaines limites ont été imposées au processus. Rejetant la majorité, sinon l’ensemble, des principes de la politique étrangère d’Axworthy, John Manley a voulu différencier sa stratégie non seulement de la doctrine militaire américaine, mais aussi de la terminologie préconisée par les principaux membres de la communauté canadienne des affaires. La nomination subséquente de Bill Graham au poste de ministre des Affaires étrangères a confirmé la recherche d’un équilibre entre une relation bilatérale centrée et une orientation plus diffuse axée sur le multilatéralisme et/ou le régionalisme, avec cependant l’effet d’avoir retiré une partie des responsabilités du maeci dans le dossier de la frontière Canada/États-Unis. En outre, même sur le plan de la substance, il est possible de trouver des éléments de continuité. Malgré la reconnaissance de l’importance de la relation Canada/États-Unis, les milieux officiels canadiens ont néanmoins tenté de définir la frontière afin qu’elle réponde aux intérêts du Canada (et non à ceux de l’Amérique du Nord) : refus de donner le qualificatif de périmètre à la frontière, accent mis sur le gradualisme et une propension à définir la frontière d’un point de vue purement technique, et le rejet du trilatéralisme.

I – Le premier test de la transformation : le leadership du Premier ministre

Le premier test d’évaluation de l’impact du 11 septembre sur la politique étrangère canadienne doit consister à déceler un signe de changement dans le style et l’orientation du leadership du Premier ministre. D’un point de vue contextuel, la littérature fait état du rôle du premier ministre Chrétien dans la définition du style (et des paramètres) de l’État canadien face aux principaux obstacles auxquels il a été confronté depuis qu’il est en poste. Un élément de continuité se démarque dans l’approche du premier ministre Chrétien : au lieu d’agir comme un gestionnaire du changement qui a la décision, Chrétien a adopté l’approche plus classique (associée le plus souvent dans l’histoire canadienne à W.L. Mackenzie King) consistant à créer un équilibre tactique : avoir les mêmes positions que les États-Unis sans se montrer trop enclin à la chose.

Si l’on met en évidence la qualité inhérente de cette approche, on peut avancer que la position d’ambiguïté calculée est cohérente si l’on considère les efforts de Chrétien depuis 1993 consistant à être près, mais pas trop près, des Américains, et par le fait même d’établir une distinction entre la capacité de son gouvernement de choisir où et quand il veut coopérer avec l’image répandue (qu’elle soit véridique ou non) de l’adoption par le gouvernement Mulroney d’une sorte de camaraderie « unique ». L’empreinte stylistique de l’approche Chrétien depuis qu’il est Premier ministre est le refus de reconnaître publiquement la place privilégiée de la relation Canada-États-Unis dans l’élaboration des politiques au Canada.

Cette propension à l’ambiguïté calculée n’a absolument pas empêché le Premier ministre de chercher à entretenir une bonne relation personnelle avec les présidents Clinton et G.W. Bush. Un certain nombre d’épisodes importants et symboliques ont témoigné de la chimie qui opérait sur le plan personnel entre Chrétien et Clinton. Chrétien a souhaité « bonne chance » au président Clinton lorsque ce dernier a été impliqué dans un scandale sexuel à la Maison-Blanche. Clinton s’est catégoriquement affirmé derrière Chrétien dans le débat sur l’unité nationale canadienne. Dans la lignée de la tradition Eisenhower/St-Laurent, les deux chefs d’État ont même commencé à jouer au golf ensemble.

Cette propension à l’ambivalence calculée est renforcée par la détermination de Chrétien d’équilibrer le rôle du Canada comme partenaire des États-Unis et son rôle d’acteur autonome libre de dire ou de faire ce qu’il veut sur la scène nationale et internationale. En apparence, ce phénomène était enraciné, quoique souvent mis au jour involontairement, au cours des années Clinton. Un cas illustratif à cet égard est l’épisode du « microphone ouvert » au Sommet de l’otan de Bruxelles, en juillet 1997, où Chrétien a fait part au Premier ministre belge de ses sentiments partagés envers les États-Unis : « J’aime tenir tête aux États-Unis. C’est populaire. Mais il faut faire attention, parce que ce sont nos amis[3]. »

Au niveau national, Chrétien s’est donné beaucoup de mal afin de distinguer les systèmes politiques et sociaux du Canada et des États-Unis. Ce phénomène a été relevé dans des discours prononcés par le Premier ministre devant des auditoires américains. Par exemple, en avril 1997 au National Press Club, Chrétien a joué la carte des différences culturelles entre les deux pays, soulignant « notre système public de soins de santé qui nous est si cher » et la mise en place de « l’une des lois de contrôle des armes à feu les plus strictes du monde occidental[4] ». Des thèmes semblables ont été soulevés dans le cadre d’une série de remarques faites à l’improviste. Dans les dossiers de l’élargissement de l’otan et de la loi Helms-Burton, Chrétien a publiquement montré sa frustration à l’égard du localisme reflété dans la politique américaine. D’un point de vue plus défensif, le Premier ministre a officiellement démenti les critiques selon lesquelles le très médiatisé « exode des cerveaux » du Canada vers les États-Unis était imputable aux impôts élevés et au nombre de règles excessif.

Si l’on tourne notre attention vers la relation Chrétien-Bush, un modèle semblable est discernable. Pour tenter de dissiper l’aura de soupçon et/ou un fossé de connaissances, laissés par le Premier ministre canadien en appuyant ouvertement le vice-président Al Gore lors de l’élection présidentielle, Chrétien a immédiatement lancé une campagne de charme à l’endroit du président Bush. L’un des éléments de cette campagne a été la hâte démontrée par Chrétien à être le premier chef d’État à rencontrer Bush, le 5 février 2001. Un autre a été l’effort fait par Chrétien pour être un hôte responsable envers Bush lors de son premier voyage international non bilatéral, lors du Sommet des Amériques de Québec, en avril 2001[5].

Toutefois, comme en témoigne la réaction initiale de Chrétien aux événements du 11 septembre, cet effort ne s’est pas traduit par une réponse instinctive du genre « prêt, toujours prêt ». Au lieu d’offrir un appui immédiat et inconditionnel à la « guerre au terrorisme » lancée par les États-Unis, Chrétien a évité la question en soulignant la nécessité de prendre en compte les revendications de souveraineté du Canada. Cette recherche d’équilibre du Premier ministre a amené le Canada à « travailler très fort sur ces problèmes difficiles », à « parler avec les Américains » et à « travailler avec eux » en termes opérationnels. Cependant, l’objectif final de Chrétien est demeuré que les « lois du Canada soient adoptées par le Parlement du Canada[6] ».

Même si Chrétien s’est rendu à Washington deux semaines après le 11 septembre afin de rencontrer le président Bush, il a préféré ne pas se rendre immédiatement à New York sur Ground Zero (comme l’ont fait Tony Blair et même Jacques Chirac) prenant ainsi ses distances (et celles de son gouvernement) du site des attaques. Il a également indiqué à la Chambre des communes qu’il inciterait le président Bush à la prudence : « J’ai l’intention de discuter avec le président d’une approche à long terme, au lieu de prendre des mesures sensationnelles de court terme qui pourraient avoir des effets négatifs à long terme pour toute la population du globe[7]. »

Malgré la décision des politiciens de fermer l’espace aérien canadien pour recevoir les 242 vols détournés en provenance et à destination des États-Unis dans les jours suivant le 11 septembre, ils ont préféré préconiser des solutions « canadiennes ». À titre d’exemple, David Collenette, ministre des Transports et proche allié de Chrétien, a défendu l’approche du Canada en matière de sécurité aérienne et aéroportuaire, refusant notamment la présence de gardes armés dans les avions. « Tout le monde croit que les Américains ont bien agi. Ils n’ont pas bien agi. M. Bush a parlé des travailleurs dans les aéroports et de contrôles de sécurité accrus. Nous faisons déjà cela. La grc est impliquée. Les Américains n’ont pas été impliqués dans ce genre d’activités[8] », a mentionné le ministre Collenette dans une entrevue à la fin de septembre.

Il faut bien admettre que la logique d’une telle approche en termes de politique nationale n’était pas dénuée d’intérêt[9]. Non seulement a-t-elle permis au gouvernement libéral de prendre un certain recul et d’orienter sa position par rapport à la crise, mais elle a très bien résonné au sein du caucus libéral et du public en général. Ce qu’elle n’avait pas pris en compte, toutefois, c’était la détermination de l’administration Bush (et du public américain) de faire du 11 septembre un test de loyauté. Dans ce contexte, les pays (même les proches alliés) ne disposaient d’aucune marge de manoeuvre pour considérer d’autres options ou nuancer leur approche. Les pays, et les gouvernements, étaient soit derrière les États-Unis, soit contre les États-Unis. Avec les changements de règles introduits pas la doctrine Bush, il n’y avait aucune place pour la nuance ou le non-alignement.

Soumis à une telle pression, le premier ministre Chrétien a été contraint de prendre le train de la nouvelle coalition des Alliés et de se commettre ainsi avec une série d’engagements (la mobilisation de six frégates dans le cadre de l’opération Apollo, le déploiement de la Force opérationnelle interarmées 2, et l’envoi en Afghanistan d’un bataillon de l’infanterie légère canadienne Princess Patricia d’Edmonton). Néanmoins, même s’il ne faut pas minimiser l’importance de ce type d’engagement, il n’y a pas lieu non plus d’en exagérer la portée. D’une part, ils sont demeurés sélectifs, et non exhaustifs. Comme le mentionnait le ministre des Affaires étrangères de l’époque, John Manley, « nous avons certaines habiletés spécifiques qui pourraient être très utiles[10] ». D’autre part, Chrétien et ses conseillers se sont assurés de la possibilité de descendre du train de l’engagement international lorsque cela serait possible, notamment le remplacement après six mois des Forces canadiennes en Afghanistan par des contingents d’autres pays.

Renforçant davantage cette image de continuité, le premier ministre Chrétien a tenté de regagner en partie la marge de manoeuvre du Canada nécessaire à une plus grande autonomie d’action, et ce, en faisant la promotion de nouvelles initiatives spéciales non reliées au plan d’action contre le terrorisme. L’élément central de cette approche d’équilibre s’est manifesté lorsque le Canada a mis à l’ordre du jour du G-7/G-8 un effort concerté visant la création d’un Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique[11].

II – Le second test de la transformation : changements des responsabilités ministérielles

Si le point de départ de toute analyse sur la forme et les déterminants de la réaction du Canada au 11 septembre se concentre sur le Premier ministre, d’autres éléments du système politique doivent également être considérés. D’abord, le fait de consolider l’État en temps de crise était caractéristique de la notion de gouvernement avec premier ministre (ou tribunaux[12]). Dans cette recherche de sécurité, l’influence du Premier ministre et du Bureau du conseil privé a été confirmée. Les conseillers ayant l’accès le plus rapproché au Premier ministre la journée du 11 septembre, puis subséquemment, sont demeurés un groupe de proches conseillers.

En outre, au moment où la réponse du gouvernement était révisée dans les semaines suivant le mois de septembre, la grande influence de cette élite est détectable dans l’imposition par le gouvernement de son propre style de discipline par le dépôt d’un projet de loi antiterrorisme et par certains aspects du budget de décembre 2001. Lorsque des députés de l’opposition ont demandé au « véritable auteur du budget » de bien vouloir se lever, le premier ministre Chrétien a répondu à la question en indiquant que le « ministre des Finances est responsable du budget, mais le Premier ministre doit approuver le budget[13] ».

Ceci dit, en conformité avec une autre empreinte caractéristique du gouvernement Chrétien, certains ministres ont conservé une grande liberté d’action. Guidé par sa propre formation acquise au sein du gouvernement Pearson dans les années 1963-1968, Chrétien a évité de pratiquer une micro-gestion. Dans la mesure où ils ne commettraient pas d’erreur, les ministres disposeraient d’un haut niveau d’autonomie au chapitre de leurs responsabilités ministérielles. En général, et habituellement dans des cas particuliers, l’objectif n’a pas été de resserrer, mais de « relâcher le contrôle central du gouvernement en redonnant du pouvoir aux ministres[14] ». Si une image confirmait la tendance d’une concentration de l’autorité, une autre reflétait le modèle de la fragmentation dans lequel un nombre plus élevé d’acteurs disposent d’une présence et d’un droit de parole dans le processus de prise de décision. Cette idée de la fragmentation s’est reflétée dans une version exagérée (et écourtée) au cours de la période suivant le 11 septembre dans les gestes de Allan Rock, alors ministre de la Santé.

Un exemple plus soutenu (et plus spécifique) de l’habileté des ministres à améliorer leur position à Ottawa est très bien illustré par le cas de John Manley. Avant le 11 septembre, Manley était perçu par le public comme ayant une vision réductrice, un technocrate qui souhaitait transformer son nouveau ministère (maeci) en « portefeuille économique ». Même s’il allait éventuellement attaquer publiquement l’unilatéralisme des États-Unis, il a lui-même été critiqué pour son manque général de vision ou d’imagination par rapport au rôle du Canada dans le monde[15].

Au lieu de penser aux intérêts du monde, son principal enjeu consistait à gagner des guerres de territoire contre Brian Tobin (qui a pris la tête d’Industrie Canada) dans le dossier d’un programme sur la connectivité, et le ministre du Commerce international (Pierre Pettigrew) dans un certain nombre de dossiers (dont le très controversé dossier Bombardier/Brésil). En agissant ainsi, il a consolidé son image de libéral corporatiste entretenant des liens étroits avec le milieu de la haute technologie, mais n’ayant ni jugement ni poids politique[16]. De plus, le fait qu’il s’est concentré sur les États-Unis n’a pas été très bien accueilli par les principaux membres de la communauté de politique étrangère de l’ex-ministre Axworthy : les ong activistes.

Il faut ajouter à cela l’accueil mitigé de Manley au maeci. Contrairement à Axworthy, il a eu besoin d’une bonne séance d’information. Il a aussi tempéré l’anti-américanisme (ou plus précisément l’anti-républicanisme) et l’hyper-multilatéralisme d’Axworthy. Instinctivement, Manley s’est démarqué comme étant un bilatéraliste, avec un certain biais à recentrer l’attention sur les États-Unis et les relations d’État à État en général. Son souci de réformer la relation Canada/États-Unis a suscité naturellement un intérêt au sein des directions les plus importantes de l’édifice Pearson[17], tout comme son souhait de reprendre les relations avec des pays ignorés par Axworthy, soit l’Inde et le Pakistan.

Ceci dit, son influence (et sa relation avec les fonctionnaires du maeci) s’en est trouvée réduite par le scepticisme consistant à savoir s’il était ou non un ministre intérimaire. L’incident très médiatisé d’un diplomate russe accusé de conduite en état d’ébriété a aussi terni son arrivée aux Affaires étrangères. Il n’était pas évident non plus que Manley aurait plus de succès qu’Axworthy à améliorer la position du maeci dans la course aux ressources. Sa réputation de bon député ne l’a pas suivi dans les hautes sphères de la politique fédérale. On a d’ailleurs rapporté que Manley, à l’extérieur du pays le 11 septembre, n’a pu joindre le Premier ministre ou le bureau de celui-ci le jour des attaques.

Toutefois, après le 11 septembre, Manley a fait face à la crise et s’est repositionné avec succès. Dans le dossier de la « guerre au terrorisme », Manley s’est démarqué de la position de consensus axée sur l’ambivalence calculée. Mettant la crise à profit – afin de se distinguer non seulement des autres ministres libéraux, mais aussi de son prédécesseur – Manley s’est fait l’avocat d’un engagement important (et politiquement risqué).

Se détachant donc des principes d’autonomie et de soft power de la diplomatie d’Axworthy, la principale préoccupation de Manley fut de regagner le statut du Canada en tant qu’allié fiable, prêt et disposé à se battre aux côtés des États-Unis. S’il devait y avoir un alignement, ce ne serait pas avec les diverses coalitions de petits et de moyens États (souvent neutres) formées par Axworthy dans le cas des mines antipersonnel, et de la Cour criminelle internationale, mais bien avec les partenaires de l’otan et du norad et un ensemble très différent de coalitions de pays prêts à faire la guerre. Dans la même optique, le « nouvel » ordre du jour sécuritaire prôné par Axworthy était subordonné à la géopolitique (que ce soit en tentant d’agir comme intermédiaire entre l’Iran et les États-Unis, ou par la reprise des relations avec l’Inde et le Pakistan).

Manley a ainsi pu s’élever à un rang supérieur de l’échelle du pouvoir à Ottawa grâce à ce choix d’enjeux. Le premier indice de ce nouveau statut fut sa nomination au poste de président d’un comité spécial du Cabinet sur la sécurité nationale (qui a commencé à se réunir deux ou trois fois par semaine). Un autre indice est son rôle de ministre responsable des négociations avec le directeur du us Homeland Security (ou « tsar de la sécurité »), Tom Ridge, et de la signature de l’accord sur la « frontière intelligente » du 11 décembre. Un troisième signe est sa promotion au poste de vice-premier ministre, tout en conservant ses responsabilités dans le dossier de la sécurité à la frontière canado-américaine.

Cette chronologie ne laisse aucun doute quant au fait que Manley se révèle le grand gagnant des changements politiques et administratifs provoqués par le 11 septembre. Néanmoins, être élevé à un rang n’est pas synonyme d’hégémonie. Dans une certaine mesure, la transformation de Manley en tsar canadien de la sécurité l’était davantage par défaut que par intention. Cette approche faisait l’affaire du premier ministre Chrétien et de ses proches conseillers, puisqu’il allégeait la pression en répondant à l’initiative américaine – nommer un inconnu compétent au poste de « tsar de la sécurité » – comme l’avait d’ailleurs tenté le gouvernement de l’Ontario. En outre, contrairement à d’autres candidats potentiels, la nomination de Manley ne pouvait être vue comme une menace au statu quo politique.

Il y a aussi l’impression que Manley s’est placé dans une position qui n’en est pas une. Au chapitre de l’important dossier des relations Canada/États-Unis, Manley partage ses responsabilités avec l’autorité concentrée au Bureau du premier ministre et au Bureau du Conseil privé. Même s’il demeure un acteur clé, Manley ne jouit plus du niveau d’autorité sur la structure de la diplomatie canadienne dont il disposait comme ministre des Affaires étrangères. Il s’agit d’un point très important si l’on considère le haut niveau de responsabilité qui a été transféré à l’ambassade du Canada à Washington dans le dossier des relations Canada/États-Unis. Sur le plan structurel, l’ambassade a pris la forme de ce que Derek Burney a appelé un « mini-gouvernement » sur la première ligne face aux États-Unis[18]. Sur le plan situationnel, lorsqu’une gestion de crise est nécessaire, la principale ligne de communication se situe entre le Premier ministre et son bureau, le Conseil privé d’une part, et l’ambassade de Washington d’autre part. Le 11 septembre est venu confirmer cette structure. À partir du moment où les avions ont percuté les tours jumelles du World Trade Center à New York, ainsi que le Pentagone, l’ambassade est devenue la principale ligne de communication de la relation Canada/États-Unis. En effet, le Premier ministre à téléphoné à l’ambassade le jour même afin d’obtenir une meilleure évaluation de la situation et de définir les prochaines étapes à venir.

Comme par le passé, une grande partie du travail effectué par l’ambassadeur Kergin et son personnel consistait en un exercice plutôt défensif, particulièrement dans le cadre de la diplomatie publique, où l’on a dû réfuter l’image du Canada comme un point de transit ou un terrain d’entraînement pour les terroristes (c’est-à-dire la filiale canadienne) avant leur entrée aux États-Unis. L’un des éléments de l’exercice visait à faire état de l’important partage d’information et de renseignements de sécurité entre les deux pays, qui était devenu la norme depuis le cas Ressam de décembre 1999. Un autre élément consistait à faire éviter une remise en vigueur par le Congrès américain de l’article 110 de la loi américaine de 1996 sur la réforme de l’immigration illégale et de la responsabilité de l’immigration, qui menaçait l’instauration d’un système de documents d’entrée et de sortie aux frontières avec le Canada et le Mexique. Au niveau des moyens, on a fait appel, après septembre, à toutes les techniques de lobbying et de formation de coalitions élaborées au fil des ans. Afin de donner un aperçu de l’autorité de l’ambassade, l’ambassadeur Kergin était à Ottawa en décembre aux côtés de Manley et de Ridge lors de la signature de l’accord sur la frontière intelligente.

Du point du vue du domaine de la politique étrangère en général, le rôle de tête tenu par Manley a été ravi par Bill Graham, un ministre qui, sans jouir d’un poids politique considérable, fait preuve de compétence et d’une expertise en matière d’enjeux politiques. Sa nomination n’a pas représenté un désaveu du programme de Manley, surtout si l’on considère le retrait d’une partie des responsabilités du maeci dans le domaine des relations Canada/États-Unis. Cependant, comme l’indiquent ses activités de président du Comité permanent des Affaires étrangères et du Commerce international de la Chambre des communes, Graham a rapidement envoyé des signes très différents quant aux paramètres de la politique étrangère[19]. La préoccupation centrale de Graham, au lieu du bilatéralisme, s’est orientée vers la règle de droit dans le cadre des relations multilatérales. D’un point de vue fonctionnel, des dossiers comme la cci se sont vu accorder une attention renouvelée. Au lieu de concentrer son action sur les États-Unis, Graham a élargi le débat afin d’inclure une discussion sur la politique étrangère canadienne sur l’Europe et les Amériques. Même le mantra de la sécurité humaine d’Axworthy a effectué un retour dans les discussions.

Cet exposé suggère que toute analyse rapide et facile des répercussions du 11 septembre se bute à nombre d’embûches. Les prédictions quant aux gagnants peuvent être renversées lorsque l’on considère les influences compensatoires à plus long terme. Plus on s’éloigne du 11 septembre, plus les conséquences sont différentes.

III – Le troisième test de la transformation : l’impact sur la relation Canada/États-Unis, le principal enjeu

Avant le 11 septembre, le premier ministre Chrétien disposait d’une certaine liberté d’action pour éviter – ou à tout le moins dépolitiser – les éléments les plus controversés situés en tête de l’ordre du jour des relations Canada/États-Unis. La meilleure illustration de ce phénomène est une retraite du Cabinet au lac Meech, en juin 1999, consacrée essentiellement à l’enjeu des relations canado-américaines. Le moment choisi pour cette rencontre était significatif, dans la mesure où elle intervenait peu de temps après que Raymond Chrétien, alors ambassadeur du Canada aux États-Unis, eut prononcé un discours au Woodrow Wilson Center dans lequel il se demandait comment le Canada pouvait « rehausser et raffiner sa relation commerciale bilatérale avec les États-Unis afin de maximiser la prospérité et la sécurité en Amérique du Nord[20] ». Même si ces propos étaient formulés d’une manière très spéculative, le lancement d’un tel ballon d’essai donnait à tout le moins une idée de la transformation radicale de la relation bilatérale.

S’il s’est montré prêt à parler du nouvel ordre du jour des relations Canada/États-Unis, le premier ministre Chrétien est demeuré peu enclin à prendre des mesures radicales pour l’aborder. Dans ses déclarations, le Premier ministre refusait de reconnaître qu’un seul élément de la relation était en train de changer. Le mantra demeurait : « Nous avons une excellente relation avec les États-Unis en ce moment. Il y a très peu de problèmes[21]. » L’exercice de relations publiques suivant la retraite du lac Meech a d’ailleurs minimisé toute idée de grande vision consistant à repenser la relation bilatérale. La dimension sécuritaire de l’ordre du jour est restée invisible, toute perspective d’une intégration économique accrue passant par une union douanière où la dollarisation a été réfutée. On a plutôt mis l’accent sur les moyens que pourraient mettre en place les deux pays afin de collaborer plus étroitement à l’assouplissement des contrôles transfrontaliers, notamment en rationalisant et en modernisant les méthodes douanières du Canada et des États-Unis, et en ayant recours à des formes conventionnelles de facilitation du commerce. D’un point de vue institutionnel, il n’a pas été question de reprendre les rencontres régulières entre ministres clés dans le but de suivre l’évolution de la stratégie et de trouver des solutions. La gestion de la relation Canada/États-Unis était soumise à un processus ad hoc et ouvert.

Après le 11 septembre, la capacité de gouverner sur la base de cette stratégie d’évitement a été grandement réduite. L’un des indicateurs les plus importants de la période post-11 septembre a été l’effort des États-Unis consistant à discipliner le Canada au chapitre de ses réactions politiques. Cette fonction a été exercée, dans certains cas, par l’omission, en laissant le Canada isolé ou affaibli. Dans cette optique, on comprend mieux pourquoi le Canada a été « oublié » dans le discours à la nation du président Bush. Généralement, cela s’est plutôt traduit par une exhortation non déguisée et des mesures sélectives. L’ambassadeur Celluci a appelé à une application de la notion de périmètre de sécurité dans le contexte de l’Amérique du Nord. Les transactions commerciales transfrontalières, même si elles n’ont pas été complètement arrêtées, ont été substantiellement entravées.

Ainsi, le troisième et dernier test devant être considéré dans toute discussion préliminaire sur les répercussions du 11 septembre concerne le changement de priorité dans les relations Canada/États-Unis, soit de la gestion frontalière à la notion de périmètre de sécurité ceinturant l’Amérique du Nord. Selon la croyance répandue, ce n’est qu’en passant ce test que le Canada pourrait s’assurer un accès au marché américain. Un journaliste a même poussé la réflexion plus loin en affirmant qu’un premier ministre libéral pourrait être témoin de « la plus importante redéfinition des relations canado-américaines depuis que les États-Unis ont pris le contrôle de la défense de l’Amérique du Nord il y a des dizaines d’années. Dans le cas présent, les termes ne seront pas négociés par Ottawa, ils seront dictés à Ottawa[22] ».

Il est évident qu’il faut repenser la nature de cet aspect de la relation. L’adage traditionnel (ou cliché) de la plus grande frontière non militaire au monde ne tient plus la route depuis le 11 septembre. En effet, on peut avancer que ce processus de révision était substantiellement entamé avant le 11 septembre tel que l’indique le débat entourant l’article 110 (avec ses mesures d’entrée et de sortie) et les réactions à l’affaire Ressam.

La question soulevée par la présente étude est de savoir si oui ou non la redéfinition de la frontière est attribuable à une seule grande idée – la notion d’un périmètre de sécurité nord-américain – ou à une série de mesures additionnelles mises en oeuvre sporadiquement, avec comme objectif principal une gestion plus efficace de la frontière canado-américaine[23].

En plus de la campagne disciplinaire de l’ambassadeur Celluci et autres sélects bureaucrates américains, la logique du périmètre est appuyée avec le plus de vigueur au Canada non pas par l’establishment de la Défense, mais par des membres influents de l’élite économique, particulièrement Thomas d’Aquino, président du Conseil canadien des présidents d’entreprises, Perrin Beatty (pdg du Canadian Manufacturers and Exporters), Paul Tellier (pdg du cn) et des représentants de l’Association des camionneurs[24].

Cependant, malgré un appui considérable des leaders d’opinion et du public pour le concept, un endossement explicite du terme « périmètre de sécurité » a été explicitement rejeté par des éléments clés du gouvernement libéral, y compris le très « corporatiste » et « pro-américain » John Manley. Même s’il a été souvent étiqueté comme étant du côté pro-États-Unis du Parti libéral, d’abord comme ministre des Affaires étrangères puis comme vice-premier ministre, Manley a maintenu catégoriquement que la notion de péri-mètre était malavisée et inutile.

En outre, cette opposition semble plus fondamentale qu’une réaction basée sur les instincts défensifs face à une perte de souveraineté ou de contrôle, même si cet instinct s’est reflété dans les commentaires du premier ministre Chrétien aux membres de son caucus parlementaire[25].

L’un des problèmes est que, par sa connotation, le concept d’un périmètre dans le contexte nord-américain privilégie explicitement la sécurité au détriment des enjeux économiques et commerciaux, ses origines correspondant en tous points à la reconfiguration de l’approche américaine au chapitre de la sécurité intérieure, de la défense antimissile et de la réorganisation de norad et du commandement nordique. Le concept conditionne (et légitime) un changement de perception – au niveau conceptuel – où l’on observe la relation Canada/États-Unis se développer selon un modèle autonome réaliste, et non en fonction d’une position avantageuse d’interactions complexes. Dans ce contexte, le Canada est désavantagé puisqu’il demeure une source ou un vecteur de danger dans l’esprit des Américains, notamment en raison d’histoires inventées par les médias.

Un autre problème est relié à la perception des intentions des États-Unis. L’élite canadienne du monde des affaires a en tête un périmètre de sécurité qui serait équilibré entre une sécurité accrue face au monde extérieur et une liberté pour ceux qui seraient à l’intérieur. Néanmoins, si l’on considère les nombreux efforts voués à un grand nombre d’enjeux bien avant le 11 septembre (par exemple, l’article 110 et le système itars) et malgré les mesures prises après le 11 septembre, des questions subsistent quant à savoir si les décideurs américains ont effectivement ce modèle en tête. Au lieu d’un enthousiasme par rapport au modèle de l’ue (on donne ici le libellé alternatif le plus connu), les États-Unis semblent vouloir se contenter d’une forme plus raffinée de sécurité à long terme en fonction d’une approche à plusieurs niveaux. On ne devrait pas négliger les avantages qu’aurait une telle approche sur le Canada et les États-Unis en assurant une sécurité accrue dans les aéroports, les ports, etc. Il y a d’énormes avantages à être en dedans du périmètre et à en faire partie. Toutefois, il n’y a pas de garantie de réciprocité où les préoccupations du Canada (sur la contrebande d’armes) seraient sur un pied d’égalité avec celles des États-Unis, ou encore d’égalité en termes de culpabilité (une attention accrue portée non seulement sur le Canada mais sur les pratiques canadiennes dans le domaine de l’émission de visas, d’asile pour les réfugiés, etc.)

Un troisième problème concerne l’ampleur et la portée du périmètre. Même la question de la dimension du périmètre autour de l’Amérique du Nord peut être un sujet de controverse, avec sa surface terrestre, les océans, sa zone aérienne et sa zone économique exclusive. Toutefois, lorsque l’on considère son contexte plus général, la notion de périmètre est encore plus élastique. Par exemple, est-ce qu’un agent de service de Lufthansa (partenaire Star Alliance d’Air Canada) à Delhi ou ailleurs dans le sous-continent ou au Moyen-Orient ne constitue pas la première ligne de défense d’un périmètre ?

Une quatrième question sur le périmètre, celle-là plus ouverte, est reliée à l’image de la politique étrangère qui émane de ce changement d’orientation. Toute approche qui privilégierait le concept du périmètre implique un choix décisif et sans équivoque pour le Canada, à savoir s’il est prêt ou non, pas seulement du point de vue d’une certaine forme d’harmonisation au niveau national, mais plutôt au chapitre du rôle et du statut du Canada dans le monde. Manley, lorsqu’il était aux Affaires étrangères, a touché une corde sensible en soulignant que le Canada n’avait pas une tradition de neutralité et qu’il appartenait à une architecture particulière par son membership à l’otan et norad, et qu’il devrait rectifier le fossé en termes d’engagements et de capacités quant aux activités de défense et de maintien de la paix.

Le fait de se concentrer sur un périmètre envoie un message très différent, un message de contraction et d’un sentiment identitaire favorisant une vision du monde davantage axée sur le « nous et eux ». Même s’il s’agit d’un projet réalisable, est-ce que le Canada souhaite être vu comme étant de plus en plus renfermé sur le plan géographique au sein d’un bloc « nord-américain » (ou même d’une forteresse nord-américaine[26]) ?

Si l’on pousse l’argumentation, ces objections peuvent être cernées de façon plus nuancée en fonction d’une structure thématique propre à l’Amérique du Nord. La notion de périmètre doit prendre en considération les différences entre la politique et les politiques à l’intérieur des frontières Canada/États-Unis et Mexique/États-Unis. Avant le 11 septembre, l’ampleur de ces différences était éclipsée par l’attention (et peut-on soutenir par les signes d’inquiétude au sein des cercles officiels au Canada) accordée aux mesures du Mexique initiées depuis l’arrivé de Fox à la présidence, et au fait que le Mexique était devenu un demandeur sur les aspects le la libre circulation des personnes et de l’établissement d’une union douanière.

Le 11 septembre a mis en évidence, parmi plusieurs autres choses, le fossé toujours existant entre les approches de la politique étrangère canadienne et mexicaine, et où les deux pays se situent par rapport à la « sécurité intérieure » des États-Unis. Si un débat important a été lancé au Canada sur l’ampleur et le type des ajustements nécessaires des politiques canadiennes, sur le plan instrumental et symbolique, en raison des attaques du 11 septembre, du point de la frontière et de l’engagement militaire, le débat au Mexique a dégagé une tendance en faveur de la poursuite de la tradition de non-intervention et de souveraineté. Une telle réaction est compréhensible, mais elle a au moins le mérite à court terme de tenir tête aux forces politiques américaines qui souhaitent exploiter de tels sentiments afin de resserrer, et non assouplir, la frontière, à la fois pour des questions de sécurité et pour une tout autre catégorie d’enjeux allant de la migration aux pratiques commerciales de camionnage.

Pour toutes ces raisons, on comprend mieux pourquoi les politiciens et fonctionnaires canadiens ont tenté de redéfinir la frontière non pas dans le cadre d’un périmètre de sécurité nord-américain, mais dans le contexte d’un ensemble d’initiatives visant à rassurer les Américains que le Canada se préoccupe sérieusement de la sécurité, sans pour autant mettre de côté ses intérêts commerciaux ou son identité sur le plan de la politique étrangère en général. Si toute une variété de slogans alternatifs sont apparus, du plus facile (frontière Ziplock) au plus fouillé mais laborieux (zone de confiance mutuelle), celui de frontière intelligente s’est démarqué comme étant le plus large dans sa signification (garder les méchants dehors tout en permettant aux bons – et aux biens – d’y entrer). Le plan d’action en 30 points vise l’élaboration d’une méthode de pré-autorisation beaucoup plus systématique et sophistiquée, ainsi que l’expansion du travail du Partenariat Canada/États-Unis.

Sur le plan conceptuel, de nombreux universitaires des écoles d’admi-nistration et des écoles de pensée transnationales et de société mondiale n’ont toujours pas saisi toute l’importance des frontières. Ces frontières n’ont pas à devenir nécessairement des sites d’interaction insignifiants dans le modèle canado-américain. Toutefois, les images de sécurité accrue et de militarisation le long du 49e parallèle ne doivent pas être exagérées. Même si la frontière Canada/États-Unis sera soumise à un contrôle rigoureux, la responsabilité de cette activité a pris une forme très différente de celle caractérisant le sud de l’Amérique du Nord. Ce qui ressort de l’approche du Canada en regard du 11 septembre est le refus de considérer l’aspect trilatéral de la question des frontières[27]. Il n’y a pas de taille unique, même pour les frontières intelligentes.

Si la vitesse des changements opérationnels s’est accrue pour devenir plus intense, l’idée d’un périmètre de sécurité demeure controversée sur le plan politique au Canada. Les après-coups du 11 septembre ont peut-être remis en cause le vieux concept de la frontière Canada/États-Unis, le changement de définition n’a pas été surpassé par l’incrémentalisme et une réaction plus diffuse, nuancée et rapide.

Vers une conclusion

La réaction du Canada aux événements du 11 septembre a peut-être inévitablement démontré une certaine maladresse. Le gouvernement Chrétien est initialement apparu déséquilibré et pris au dépourvu alors qu’il se démenait pour affronter, et contenir, la turbulence. Sur le plan situationnel, cela a démontré le style de leadership du Premier ministre, soit le refus de prendre des risques. En revanche, sur le plan structurel, cette situation souligne l’existence des enjeux importants et de l’anxiété reliés à toute cassure radicale du statu quo impliquant notre voisin immédiat.

Considérant cette mise en garde, l’impression générale des conséquences du 11 septembre sur la politique étrangère du Canada en est une de mutation. La période de transition de l’après-guerre froide, au cours de laquelle on a pu voir l’espace diplomatique canadien s’ouvrir a été renversée. On a perçu l’action (ou plus précisément la réaction) du Canada en fonction du prisme dominant de sa localisation au sein d’une Amérique du Nord étroitement définie. Avec une préoccupation accrue pour la sécurité territoriale, le rôle de l’État canadien en tant que récepteur du changement (et non en tant qu’agent du changement) doit être mis en évidence.

Toutefois, malgré tous les attributs de cette perception, l’idée selon laquelle tout a changé doit être remise en question. Malgré le traumatisme du 11 septembre, l’élément qui ressort le plus de la réaction du Canada est l’opposition entre la réaction au choc de la nouveauté et le retour à la vie normale. L’importance de l’enjeu des relations Canada/États-Unis en général et de la frontière en particulier s’est révélée catégoriquement[28]. Malgré cela, d’autres aspects inhérents de la politique étrangère canadienne sont toujours présents pour consolider cette justification. S’ils ont reconnu que les paramètres et les modalités de ce changement étaient moins flexibles qu’auparavant, les représentants de l’État ont hésité à se confiner dans un système rigide. Le Canada s’est soumis en réponse aux événements du 11 septembre, et la préoccupation centrale consistait à reprendre le plus d’espace possible dans les circonstances. Le 11 septembre a réorienté l’attention sur les principaux objectifs de la politique étrangère canadienne, sans toutefois aller plus loin que la reconnaissance des moyens traditionnels et permanents visant l’atteinte de ces objectifs. Loin de sonner le glas de la politique étrangère canadienne, tel qu’il était compris avant cette date, l’impulsion du 11 septembre a amené le récit vers un autre chapitre distinct, mais toujours inter-relié.