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Les trois romans dont il sera question dans cette chronique n’intéresseront pas les amateurs d’histoires bien ficelées, de « vraies » intrigues avec rebondissements et suspens ou d’ambitieuses fresques sociales. De tels romans tendent d’ailleurs à se faire rares aujourd’hui, particulièrement au Québec, où l’art romanesque a longtemps été entravé par des considérations extérieures, tantôt idéologiques tantôt formelles. Jacques Poulin, France Daigle et Élise Turcotte constituent de bons exemples d’écritures délicates et retenues, incompatibles avec le roman à grand déploiement. Dans chacun des cas, l’écriture cherche moins à ouvrir les vannes de l’imagination romanesque qu’à créer un univers symbolique à partir de l’expérience personnelle du monde. Tous trois composent un tableau de petite dimension, qui ressemble à un détail d’un tableau plus vaste qu’on ne verra toutefois jamais.

Il y a aussi autre chose qui rapproche ces trois auteurs : appelons cela du symbolisme soft, appelé à la rescousse d’un réalisme un peu fatigué de lui-même. Chez Poulin, cela correspond au mystérieux murmure des livres ; chez Daigle, à l’art divinatoire chinois ; chez Turcotte enfin, au symbolisme médiéval. Le héros de chaque roman est tenté par des formes de croyance anciennes ou lointaines, aussi différentes que possible les unes des autres. Peu importe d’ailleurs à quoi le héros prête foi : il y a un parfum de mysticisme qui flotte autour de lui et qui semble avoir pour principale fonction de compenser la platitude de la réalité empirique. Pour ce héros, le quotidien a perdu de son exotisme. Le matérialisme actuel paraît borné, insuffisant et surtout en déficit de sens. D’où l’intérêt de lui injecter un peu de sens provenant d’un ordre différent. Il semble désormais de plus en plus raisonnable de croire à la nécessité de l’irrationnel. Mais attention : pas question de quitter vraiment la terre ferme et de se lancer tête baissée dans le religieux, le merveilleux ou le mythologique. Le héros accueille le symbolisme, mais à petite dose, par souci d’équilibre.

« Vous trouvez que mes livres se ressemblent trop ? », demande un des personnages du dernier roman de Jacques Poulin, Les yeux bleus de Mistassini[1]. Ce personnage s’appelle Jack Waterman, comme dans Volkswagen blues et Le chat sauvage. En plus d’être romancier, il est traducteur, comme Teddy dans Les grandes marées. Il est aussi libraire dans le Vieux-Québec et vient d’engager Jimmy, « le plus grand menteur de Québec » comme on pouvait déjà le lire dans l’un des premiers romans de Poulin, Jimmy, paru en 1969. On ne s’étonnera pas de rencontrer encore une fois un chat, appelé Charabia. Et puis il y a la femme, l’âme soeur qui est ici une véritable soeur, portant le nom d’une rivière du Grand Nord, Mistassini (Miss pour Jimmy). Enfin, on retrouve dans ce dernier roman les écrivains préférés de Poulin, le « vieil Hemingway », le minimaliste Raymond Carver et surtout une certaine Gabrielle, née au Manitoba.

« Ce matin-là, des nappes de brume avaient envahi la rue Saint-Jean. » Ainsi commence Les yeux bleus de Mistassini. On connaît la théorie de Poulin concernant la première phrase d’un roman, qu’il compare à une fenêtre ouverte, à une lumière dans la nuit ou au sourire d’une inconnue. Mais la prose de Poulin n’est pas exactement une avancée dans l’inconnu. La rue Saint-Jean, on connaît, malgré la brume. La librairie de Jack Waterman s’y trouve comme au creux d’un univers mille fois parcouru. On y est d’emblée chez nous, cocon invitant et parfaitement chaleureux. C’est d’ailleurs là que Jimmy s’installe pour vivre, parmi le murmure des livres. Car oui, chez Poulin, les livres parlent. Pour qui prête l’oreille, les livres font entendre la voix de leur auteur. Et si Jimmy est aussitôt adopté par Jack, c’est qu’il possède ce don d’entendre la voix réelle des écrivains s’échapper des livres. On comprendra que, dans ce contexte, la librairie devienne un lieu assez particulier, presque magique, en tout cas à l’abri des obligations bassement mercantiles. Chez Poulin, le livre a tous les droits, y compris celui de produire des hallucinations auditives. La loi du commerce, donc celle du réalisme, cède la place à une loi d’un autre ordre, qui suppose une foi absolue dans la musique des livres.

Dès que vous entrez dans la librairie de Jack, vous trouvez une table sur laquelle sont placés des livres déposés expressément pour ceux qui voudraient les voler. Le vol de livres a quelque chose d’honorable chez Poulin (le libraire s’empresse toutefois de préciser qu’il acquitte lui-même les droits d’auteur en cas de vol). Dans les derniers romans de Poulin, l’intention morale se fait de plus en plus appuyée. La vertu déborde le seul amour des livres. Quand le libraire oppose les best-sellers à la vraie littérature, quand il encourage le client à acheter ou à voler, plutôt qu’un Stephen King, « le premier roman d’un auteur québécois inconnu mais possédant déjà un style » (p. 121), ça sent le programme autant que le prêche. L’abbé Camille Roy n’aurait pas mieux fait dans son temps.

Les yeux bleus de Mistassini n’est pourtant pas un roman que Camille Roy aurait beaucoup apprécié. Derrière le doux murmure des livres, il s’y passe en effet une chose assez peu catholique : Jimmy et sa soeur Miss commettent l’inceste. Dans toute l’oeuvre de Poulin, la tentation de l’inceste est présente, mais jamais autant qu’ici. Cette fois, nous y sommes pleinement, comme si l’interdit avait sauté. À la défense de Poulin, on dira qu’il n’est pas le seul écrivain québécois à parler d’inceste : Réjean Ducharme, Victor-Lévy Beaulieu et quelques autres sont passés par là. Mais l’inceste, dans ce roman de Poulin, a une signification particulière. Il tient moins du malheur familial que d’une sorte de déviance acceptable, vécue aussi discrètement que la passion littéraire. Les deux formes de désir, le sexuel et le littéraire, ne sont d’ailleurs pas étrangères l’une à l’autre : toutes deux entraînent un formidable repli sur le même, sur l’identique. L’oeuvre de Poulin n’en finit pas de s’auto-citer, plongeant en elle comme Jimmy dans les yeux bleus de Mistassini.

Au milieu du roman, Jimmy se rend à Paris aux frais de Jack Waterman comme pour tester sa propre capacité à sortir de chez lui. Il y rencontre des intellectuels français (dont le très célèbre Philippe Rollers !), mais reste profondément étranger à ce monde, auquel il préfère celui des balayeurs de rue. Le voici bientôt contraint de dormir dans une camionnette semblable à celle qui avait permis à Jack de traverser l’Amérique dans Volkswagen blues. Mais Paris n’est pas l’Amérique et Jimmy n’y cherche aucun frère disparu. Il reçoit les lettres de sa soeur, livrées obligeamment jusque dans son Volks par la factrice du quartier. Dans une de ces lettres, Miss lui apprend que le vieux Jack Waterman va de moins en moins bien. Atteint de « la maladie d’Eisenhower » (p. 19), il parle à nouveau de se suicider. Jimmy décide aussitôt de rentrer à Québec pour tenter de l’en dissuader. Il y parviendra, mais au prix d’une promesse, celle de se mettre lui-même à l’écriture et de prendre la place de l’écrivain Jack Waterman.

Plus poulinien que jamais, Les yeux bleus de Mistassini construit ainsi un cercle dans lequel le roman se nourrit de ses propres tics d’écriture. L’écrivain en est évidemment conscient, lui qui s’amuse à mettre en scène des critiques qui disent exactement cela. Mais à force de dépouiller le texte de tout ce qui lui est extérieur, à force de se répéter et d’y prendre plaisir, l’écrivain ne risque-t-il pas de transformer sa constance (admirable) en vice ? N’y a-t-il pas ici une adoration un peu perverse de la littérature comme espace poétisé, trop pur pour être vrai ? La loi du même, celle qui autorise l’inceste, ne contredit-elle pas l’écriture romanesque qui est, par définition, projection dans l’autre ?

Avec Petites difficultés d’existence   [2], la romancière acadienne France Daigle choisit la même tonalité que Jacques Poulin. C’est à cause du mot « petites », bien sûr. Ici aussi, nous sommes en mode mineur, loin du bruit et de la fureur du monde. Terry et Carmen, déjà rencontrés dans le roman précédent, Un fin passage[3], attendent leur deuxième enfant. Terry s’occupe du premier, Carmen est serveuse dans un restaurant. La vie s’écoule à peu près normalement, au ras du quotidien. Le couple se pose quelques questions intéressantes sur l’amour et autres bons sentiments. On aimerait les fréquenter, manger chez eux, discuter de ces mille et une « petites difficultés d’existence » qui rendent ces personnages si pareils à nous.

Le dialogue serait d’autant plus chaleureux qu’il y aurait une « petite difficulté » particulière due à la langue. Terry et Carmen parlent en effet dans un chiac parfait. Terry ne s’était jamais avisé qu’il y avait peut-être là une difficulté. Un jour, Carmen lui fait quelques remarques à ce sujet :

— Asseyes-tu de dire que je parle trop chiac ?

— On dirait que c’est pire dernièrement. C’est quasiment comme si que tu faisais par exprès.

— Par exprès ? Quoi c’que tu parles about ?

— […]

— Je pense à Étienne. C’est pas beau un enfant qui parle chiac. Un adulte c’est pas si pire.

— ?

— […]

Geeze Carmen, tu me surprends. On n’a jamais parlé de ça. De la manière qu’on parle. Je veux dire, que ça serait un problème.

p. 144

Terry ne s’obstinera pas longtemps. Il fera des efforts, achètera des dictionnaires pour l’amour de sa Carmen et de ses enfants, sans trop savoir, par ailleurs, pourquoi le chiac est vraiment un problème. Rien à voir avec le combat du joual dans le Québec des années 1960 : le chiac a ici une fonction romanesque bien plus que politique. Il donne lieu à des dialogues extraordinaires et constitue l’un des ressorts les plus efficaces de l’écriture de Daigle.

Le chiac est d’autant plus éloquent dans la bouche de Terry que ce dernier passe pour un intellectuel parmi les siens. C’est qu’il consacre beaucoup de temps à lire le livre du Yi King, ancien art divinatoire chinois qui lui permet de méditer sur ses « petites difficultés d’existence ». Son ami Zed est catégorique :

— Quelqu’un qui lit quatre livres sus le même sujet est un intellectuel. Ça peut pas faire autre. Un sujet abstrait, je veux dire.

Terry est bien obligé de réfléchir à ce que vient de déclarer son ami.

— Tout’ dépend de quoi c’est que tu fais avec, je crois ben.

Zed tripote un des cordages purement décoratifs du bateau.

— Même si tu fais rien avec, tu peux être un intellectuel pareil. C’est dans ta tête pareil.

Terry ne sait pas trop par où commencer son explication.

— Neinnn. Un intellectuel, faut que ça parle. Ça peut pas yinque penser. Pis anyways, c’est quasiment la seule manière que le monde peut saouère qui c’qui l’est pis qui c’qui l’est pas.

p. 10

On résiste mal à l’envie de citer ainsi in extenso les dialogues comme celui-ci. Daigle excelle à frapper la note avec une justesse d’oreille qui rappelle les meilleurs textes de Michel Tremblay. On entend jusqu’aux silences des personnages, souvent d’ailleurs représentés graphiquement dans le texte par des points de suspension. L’écriture y acquiert une force théâtrale et une sorte de légèreté charmante dont on ne se lasse pas. À lire un tel roman, on se dit qu’il y a un bonheur d’écriture dans la superficialité.

Quant aux autres personnages, ils n’ont qu’une présence assez relative dans le roman. Le plus important d’entre eux est Étienne Zablonski, lequel décide de venir s’installer à Moncton avec sa femme Ludmilla, dans l’un des lofts fraîchement construits par Zed et un groupe d’amis. Il vient des États-Unis où il a fondé un mouvement artistique d’avant-garde, le « Prison Art ». Lui et Ludmilla arrivent à Moncton en plein hiver et sans crier gare. On ne sait pas trop ce qu’ils viennent y faire, mais leur intérêt pour les Acadiens paraît aussi sincère qu’inexpliqué et, en moins de deux, les voici intégrés à la vie de Moncton. Un beau jour, comme s’il se prenait pour un personnage de Poulin, Terry annonce même qu’il veut ouvrir une librairie avec Ludmilla. Il ne se passera rien de plus et le roman s’achève un peu brusquement, abandonnant chacun des personnages avec aussi peu d’explications que possible. Il n’y a eu aucun drame et il ne s’est presque rien passé dans Petites difficultés d’existence. Seul le hasard des rencontres a fait événement.

Mais il y a le Yi King pour offrir un minimum de résistance à la loi de l’aléatoire, au désordre continu de l’existence. Chacun des quatorze chapitres du roman porte un titre emprunté aux soixante-quatre hexagrammes du Yi King : le premier s’intitule « 21. Gruger et mordre au travers », le dernier, « 40. La libération ». Daigle aime construire ses romans autour de structures complexes, non linéaires, ce qui leur donne parfois l’allure d’un casse-tête. Elle mêle volontiers les genres, roman, poésie, scénario et théâtre. Cette façon de chercher une sorte de canevas original en dehors de la tradition proprement romanesque donne à Petites difficultés d’existence un aspect un peu fabriqué, comme si l’écriture s’amusait à se donner des contraintes formelles. Si Terry ne cesse de jouer au Yi King, lui qui n’est pourtant pas spécialement féru de religion orientale, c’est en effet qu’il y est un peu forcé. On dira, pour justifier l’intérêt qu’il porte à cet exercice spirituel, qu’il s’en sort plutôt bien, lui qui passe de longues journées à s’occuper du petit et qui ne demande pas mieux que de méditer sur l’ordinaire de la vie. Mais le véritable intérêt romanesque du Yi King, c’est de faire parler le personnage et, plus précisément, de lui donner accès à une parole extraordinairement vivante, grâce notamment à la force expressive du chiac. La langue orale et la langue écrite ont rarement fait aussi bon ménage.

Depuis Le bruit des choses   vivantes[4], qui l’avait révélée comme romancière il y a une dizaine d’années, Élise Turcotte s’est surtout imposée du côté de la poésie. Le Festival international de poésie de Trois-Rivières lui a d’ailleurs décerné en octobre dernier son Grand Prix à l’occasion de la sortie de Sombre ménagerie[5], son neuvième recueil de poèmes déjà. Son plus récent roman, La maison étrangère[6], porte la marque de cette poésie de façon plus évidente que dans Le bruit des choses vivantes. Les images, toujours nombreuses dans l’écriture de Turcotte, construisent ici leur propre univers de signification, leur propre cohérence. Le personnage y est sensible, autant sinon plus qu’à la présence d’êtres vivants. Élisabeth, une enseignante en littérature au cégep, s’entoure de rêves, de souvenirs, de photographies, de miroirs. Autour d’elle, le temps est arrêté, ou presque ; les mots et les symboles enveloppent chaque chose comme un vêtement pendant que le personnage observe son propre corps comme une « maison étrangère ». La poésie impose sa loi au roman.

Élisabeth vient de rompre avec Jim, un photographe d’origine irlandaise avec qui elle a vécu durant six ans. C’est lui qui est parti, précise-t-elle, avant d’ajouter « avec mon accord silencieux et définitif ». Il n’y a pas eu d’explication, et ni l’un ni l’autre ne cherche vraiment à comprendre les raisons de cette rupture. Dès la première phrase du roman, Élisabeth est catégorique : « Mon histoire ne prend pas sa source dans la rupture. » Le noeud qui fixe son lien au monde se défait depuis toujours, affirme-t-elle. On voudrait bien la croire, mais tout le roman raconte précisément le désarroi qui s’empare d’elle après cet événement. La maison étrangère commence, quoi qu’en dise la narratrice, sur ce qui ressemble fort à une dénégation. La rupture amoureuse est réduite à un accident de parcours et ne vaut ici qu’à titre de symptôme d’une rupture moins triviale, plus poétique en somme, entre Élisabeth et le monde en général. Mais Jim ne cesse de réapparaître pour hanter Élisabeth, comme s’il était lui-même la réalité et qu’il refusait de céder entièrement la place au symbolisme désiré et entretenu par la romancière poète.

Ce symbolisme a pour principal foyer l’imagerie médiévale pour laquelle Élisabeth se passionne. Elle prépare en effet une thèse de doctorat sur le Moyen Âge, réservoir inépuisable de poésie. L’art du bestiaire, la philosophie d’un Maître Eckhart, l’amour courtois, les enluminures des livres médiévaux, tout cela la captive. Elle croit à la réalité des rêves autant sinon plus qu’à la réalité des choses. Elle cherche dans chaque symbole le code d’accès à un quelconque secret. Elle paraît toujours attendre une sorte de révélation, comme si le fait d’être en état de parfaite disponibilité, coupée des obligations ordinaires, la rendait plus réceptive que jamais à un ordre caché de significations.

Plus que l’intrigue linéaire, ce sont les correspondances entre les thèmes et les personnages qui structurent La maison étrangère. Élisabeth a pour double une bibliothécaire (Lorraine), elle aussi coupée du monde. La rupture est toutefois si radicale et si pathétique chez cette dernière qu’elle se retrouve à l’hôpital psychiatrique. La réalité, symbolisée pour elle par les images d’une tuerie dans une école américaine, devient si insupportable qu’elle parle de tuer ses propres enfants pour leur éviter la violence du monde. Élisabeth ne va pas jusque-là, mais elle rêve de pouvoir souffrir elle aussi, comme pour se purger d’une culpabilité à la Dostoïevski.

Autre correspondance, celle entre Jim et Marc, le nouvel amant d’Élisabeth. Durant leurs ébats érotiques, où l’amour courtois et la mécanique de l’orgasme se font concurrence, elle imagine le corps de Jim. Elle se laisse aller au plaisir, comme si elle sombrait chaque fois un peu plus creux dans la solitude, incapable d’éprouver le moindre sentiment. Partout ne résonne que le bruit des choses lointaines. Curieusement, le personnage le plus vivant du roman est le père d’Élisabeth, qui annonce à sa fille stupéfaite qu’il s’en va en Suède rejoindre une ancienne maîtresse. Lui qui s’était enfermé dans une maison de retraite après la mort de sa femme, le voici qui rajeunit et se mêle de donner des leçons de vie à sa fille. Il est par ailleurs le seul personnage du roman qui ne se sente pas coupable.

La maison étrangère est en effet un roman de la culpabilité. Il y a celle de Jim, coupable d’être parti d’Irlande en pleine guerre de religion et d’avoir abandonné sa famille. On devine que, s’il a quitté Élisabeth sans crier gare, c’est précisément pour racheter cette faute. Il y a surtout les culpabilités de Lorraine et d’Élisabeth, beaucoup plus insidieuses que celle de Jim parce qu’elles existent indépendamment de la faute. Leur culpabilité, privée d’un contexte qui en fixerait les limites, paraît infinie. Il n’y a aucun récit susceptible de donner sens à ce malheur que chacune traîne comme une dette impossible à rembourser. Le Québec n’est pas l’Irlande du Nord : il n’y a aucune raison de ne pas y être heureux. Mais en même temps le bonheur leur semble un état presque indécent en regard des grandes tragédies humaines. D’où la tentation de s’abstraire du monde ou d’en produire une image figée. Élisabeth reste immobile dans sa « maison étrangère », incapable de partir vraiment, sauf en voyageant dans les mots et les symboles d’un Moyen Âge qui a toutes les apparences d’une fuite. Faut-il ajouter que la fuite est parfaitement légitime en littérature — et fort utile à certains moments de la vie ?