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La France n’est pas, on le sait, le pays de l’évaluation. Du moins pas au sens où l’évaluation des politiques publiques viendrait éclairer la définition de celles-ci et guider leur mise en oeuvre. Les politiques publiques françaises sont généralement définies par le haut, non sans référence à des travaux théoriques, certes, mais sans ce recours systématique, cher aux Anglo-Saxons, à des allers et retours entre la pratique et l’appréciation ou la compréhension de celle-ci. Les démarches évaluatives ne sont pas pour autant inexistantes. Sans entrer dans le détail [2], si l’évaluation dite de résultat est rare, plus fréquentes, et multiples, sont les réflexions portant sur les processus, destinées à améliorer la compréhension de l’élaboration et de la mise en oeuvre des politiques publiques. C’est dans ce second registre qu’on voudrait proposer une forme d’évaluation, pas très orthodoxe peut-être, mais qui produit des résultats ne manquant pas d’intérêt : une évaluation par la comparaison.

Comparer ne signifie pas ici établir un relevé méthodique des points de convergence et de divergence entre des politiques. La démarche comparative proposée consiste à adopter une façon différente de poser les questions, inspirée par ce qui se fait sous d’autres cieux : en l’occurrence, interroger les politiques locales de sécurité françaises — contrats locaux de sécurité et police de proximité — à partir de ce qui leur « ressemble » aux États-Unis — le « community policing » , et plus précisément la façon dont il est mis en oeuvre à Chicago. Pourquoi l’Amérique ? En France, un discours se développe qui consiste à mettre en garde contre une « dérive à l’américaine » des politiques de sécurité. L’État social deviendrait État pénal, traitant la misère par l’enfermement carcéral (Wacquant, 1999), lui-même associé à une désormais célèbre et new-yorkaise « tolérance zéro ». C’est ce qui nous a donné l’idée d’aller observer de plus près ce qui se pratique en Amérique — et New York n’est pas l’Amérique — pour ensuite envisager nos politiques sous un angle différent. Qu’est-ce qui permet la comparaison ? Des contextes communs et des préoccupations similaires. Aux États-Unis comme en France, on observe depuis une vingtaine d’années une évolution de la criminalité, aussi bien en nature qu’en quantité, qui met les politiques traditionnelles à quia et rend de plus en plus manifeste la stérilité du débat idéologique « prévention vs répression ». En découle, de part et d’autre de l’Atlantique, un changement de cible : ne plus se focaliser sur la délinquance stricto sensu, mais s’intéresser à ce qui fait la préoccupation quotidienne des habitants, les incivilités et les désordres, la dégradation des espaces. La ressemblance s’arrête peut-être là car, si les démarches française et américaine de « coproduction de la sécurité » s’inspirent l’une et l’autre de la « théorie des carreaux cassés » (Wilson et Kelling, 1982), si l’une et l’autre mettent en oeuvre une méthode nouvelle, pragmatique, consistant à parier sur le partenariat, les formes que prend cette « coproduction » sont fort différentes : partenariat interinstitutionnel en France, partenariat police-habitants aux États-Unis. J’évoquerai rapidement le « modèle » de Chicago, pour traiter, à sa lumière, des politiques françaises.

Que nous apprend Chicago ? On y découvre une mise en oeuvre particulièrement intéressante de la théorie des carreaux cassés. Rappelons que, selon ses auteurs, l’insécurité est cause de délinquance, parce que la dégradation de l’espace public provoque l’abandon de celui-ci par les habitants. Il en résulte la nécessité d’une police doublement différente. Il faut, d’abord, que la police élargisse son champ d’action. C’est ce que représente l’image des carreaux cassés, une intervention policière débordant le cadre des réponses à la délinquance, portant sur le contexte, sur les « petites choses ». Pourquoi ? Parce que le « désordre » dans un quartier, qu’il soit matériel (carreau cassé) ou « moral » (comportements indésirables), accroît le sentiment d’insécurité, donc le repli des gens sur les espaces privés, la fuite de ceux qui le peuvent hors du quartier, laissant celui-ci à l’abandon, livré alors à la vraie délinquance. Il faut donc réparer les carreaux cassés et sanctionner les incivilités, non pas parce que « qui vole un oeuf, vole un boeuf », comme le soutiennent certains exégètes français de Wilson et Kelling, mais parce que l’insécurité fait le lit de la délinquance et que lutter contre la dégradation du contexte revient alors à lutter contre la délinquance. Il faut, ensuite, que la police mobilise les habitants au lieu de se réserver le monopole du traitement des questions de sécurité. En effet, compte tenu du fait que l’ordre d’un quartier n’est pas celui d’un autre, il convient de mettre en place une police qui, pour préserver cet ordre, vienne au soutien des mécanismes de contrôle de la communauté, celle-ci étant l’acteur premier aussi bien de la définition de son ordre que de sa protection.

A Chicago, le programme policier mis en place à partir de 1993, intitulé « Chicago Alternative Policing Strategy » ( caps ) [3], fait clairement apparaître ces deux infléchissements. D’une part, les habitants sont considérés comme de vrais interlocuteurs, par le biais d’un système de réunions de quartier régulières, les « beat meetings », où ils rencontrent chaque mois la police, à laquelle ils font part de leurs préoccupations. D’autre part, et en corollaire, la police élargit effectivement le champ de ses interventions, sur le mode du « problem solving », et mobilise à cet effet les services de la ville, lesquels lui permettent d’apporter des réponses aux problèmes qui n’entrent pas dans les priorités ou les compétences policières. Elle se met ainsi en situation de rendre des comptes aux habitants, ce qui lui permet, comme en échange, d’obtenir d’eux une contribution — informations, plaintes — à son activité plus spécifiquement répressive concernant les affaires plus lourdes.

La France se distingue doublement de ce « modèle ». D’une part, le partenariat se limite aux institutions, ne ménageant pas de place réelle aux habitants. D’autre part, ce que ce partenariat produit se caractérise par un rapport vertical institutions-habitants, où la proximité, la protection, la pédagogie sont plus centrales qu’une démarche collective de « problem solving ».

« Coproduire » : un partenariat interinstitutionnel

Les politiques locales de sécurité se caractérisent en France, dès leurs origines, par la mise en oeuvre d’une partenariat interinstitutionnel. Celui-ci va peu à peu s’élargir, gagner en consistance, en qualité, sans jamais toutefois s’étendre aux populations.

Les origines

Au début des années quatre-vingt, le rapport de la Commission des maires sur la sécurité (1982) signe la fin du monopole des autorités répressives en matière de lutte contre la délinquance. Le partenariat qu’il inaugure peut être qualifié de « social ». Les conseils communaux de prévention de la délinquance ( ccpd ) réunissent, sous la houlette du maire, une série d’acteurs concernés par les questions de délinquance, mais le souci annoncé de réconcilier prévention et répression, de faire qu’elles s’appuient réciproquement l’une sur l’autre, s’efface rapidement devant les frilosités des différentes corporations. Les autorités répressives redoutent de se faire instrumenter par les élus, lesquels, avec les travailleurs sociaux, craignent d’être taxés de sécuritarisme. C’est la prévention, et même l’animation, qui l’emporte. Policiers et magistrats sont peu présents dans les ccpd, de même que les acteurs économiques. Parallèlement sont initiés, par la police et la justice, des partenariats que l’on qualifiera de « régaliens » : maisons de justice et du droit, plans départementaux de sécurité, etc. À la fin des années quatre-vingt-dix, les contrats locaux de sécurité ( cls ) opèrent en quelque sorte la jonction entre les deux types de partenariat, dans la mesure où, autour de la notion de sécurité, l’éventail des acteurs s’élargit considérablement. Signés au niveau municipal ou intercommunal par le préfet, le procureur, le(s) maire(s), l’Éducation nationale et divers autres institutions ou acteurs, selon les lieux, les contrats locaux de sécurité s’ouvrent sur un diagnostic local de sécurité, réalisé soit par un cabinet d’audit, soit en interne par les divers acteurs locaux qui croisent leurs données, chiffrées ou non. Ils comportent ensuite un certain nombre de « fiches-actions », qui décrivent le déroulement et le mode de financement des actions décidées, par chaque institution ou conjointement, pour améliorer la sécurité au niveau local.

Un partenariat qui s’élargit... à des acteurs institutionnels

Avec les cls, le partenariat s’élargit essentiellement à deux catégories d’acteurs qui, pour des raisons différentes, répugnaient à travailler avec la police et la justice. Ce sont en quelque sorte deux verrous qui sautent. Le premier concerne l’école. Voyant traditionnellement dans le parquet et la police les symboles de la répression, l’école les considère comme des interlocuteurs non valables parce que risquant de la conduire à ce qui serait perçu comme une logique de délation. De l’école-sanctuaire à la présence d’îlotiers dans les collèges ou au signalement des infractions par les autorités scolaires à la police et au parquet, que s’est-il passé ? L’accroissement des tensions dans les établissements a, en l’espace de quelques années, provoqué un basculement. Les enseignants en ont eu assez de retrouver crevés les pneus de leur voiture, les surveillants, de passer leurs journées dans des cours de récréation transformées en champs de bataille. Confrontée à des situations de non-sécurité qui l’empêchaient de mener à bien sa mission, l’école a accepté de collaborer avec la police et la justice. Ce furent les premières conventions de « signalement scolaire », au terme desquelles les incidents survenus dans les établissements sont systématiquement signalés non seulement à l’Inspection académique, mais surtout à la police et au parquet. L’autre verrou concerne les acteurs du secteur économique : commerçants, bailleurs sociaux, sociétés de transport... Ceux-là avaient coutume de se poser exclusivement en consommateurs de sécurité, considérant les mêmes institutions répressives comme des prestataires auxquelles ils ne s’adressaient que sur le mode de la revendication. Eux aussi, peu à peu, découvrent l’intérêt d’une action concertée, d’autant qu’elle ne s’élabore plus sous les auspices, si peu convaincants pour eux, de la prévention [4].

En revanche, ni les cls ni la police de proximité n’apparaissent comme déterminés à mettre en oeuvre une vraie implication des habitants dans la « production de la sécurité ». S’agissant des cls, les habitants n’ont que rarement et chichement été associés à la phase de diagnostic. Les quelques réunions organisées, à grand-peine, pour les entendre à ce stade de la procédure mettent en évidence, surtout, une absence de méthode permettant de prendre en compte leur « parole ». Responsables municipaux et policiers préfèrent en souligner les contradictions : les gens veulent plus de police, mais détestent ou se méfient de la police ; ils veulent que la police intervienne, mais refusent de porter plainte. Ces réunions tournent alors au dialogue de sourds. Les habitants campent sur une position revendicatrice exaspérée. Ils décrivent les trafics et dégradations en tous genres se déroulant quotidiennement sous leurs fenêtres, tout en ne voulant guère entendre les incitations à porter plainte qui leur sont adressées par le commissaire ou les élus. Ceux-ci, de leur côté, s’avèrent incapables de répondre à la crainte de représailles qui motive cette retenue. C’est également la « non-pertinence » des demandes qui est soulignée : « Les gens réclament plus de sécurité mais, quand on les consulte, ils soulèvent des problèmes de stationnement ou d’enlèvement d’ordures... ce qui n’est quand même pas très sérieux... ». Ce qui étonne le plus, quand on interroge les responsables sur cette question, c’est le sentiment que tout ce qui pourrait être une raison d’en faire plus conduit à justifier d’en faire moins ou de ne rien faire. On est frappé par le caractère d’évidence qu’a en France l’absence des habitants. De même, aucune instance ne représente véritablement les habitants dans le suivi des cls... ou alors, ils ne sont invités qu’à une réunion sur deux... pour que ne disparaisse pas totalement l’entre soi des acteurs institutionnels.

Du côté de la police de proximité, tout comme dans les cls, la non-implication des habitants est patente. Le rapprochement est clairement entendu par les policiers comme se limitant pour eux à plus de présence dans les rues et à un partenariat institutionnel leur procurant une meilleure connaissance des situations, mais en aucun cas à impliquer les populations dans des opérations de résolution de problèmes : on se contentera de les leur expliquer, une fois qu’elles auront été définies par les spécialistes de la question.

Un partenariat dont la qualité s’accroît

Avec l’élargissement du partenariat vient l’amélioration de son fonctionnement. Peu à peu il devient effectif, dépassant les écueils inhérents aux démarches transversales : l’indétermination de l’action, le syndrome de la grand-messe, la fameuse défausse des partenaires les uns sur les autres. Les intervenants interrogés mettent en évidence et se félicitent de l’implication des différents acteurs dans un collectif. Ils se retrouvent sur une scène commune, apprennent à se connaître, et en viennent à pratiquer ce que l’on pourrait appeler un partage. Le partage est d’abord celui du diagnostic. Là réside tout l’intérêt de réaliser le diagnostic local de sécurité en interne plutôt que de le confier à un cabinet d’audit. Chaque intervenant est invité à produire sa part de l’état des lieux, de telle façon que la situation à laquelle tous se trouvent ensemble confrontés prend l’allure d’une réalité tout à la fois partagée et maîtrisable. L’effet est double : d’une part on s’aperçoit que tous parlent de la même chose, de situations qui peuvent être particulièrement difficiles, mais d’autre part parfois, à l’inverse, la confrontation permet de sortir du fantasme. Le partage porte ensuite sur les interventions de chacun, réussites ou échecs. Des événements parfois minimes sont narrés dans le détail en sorte que la façon de faire de chacun apparaisse en filigrane, conduisant à une valorisation des uns par l’écoute des autres. Parfois, ces récits sont nominatifs. Cela fait hurler certains à une inqualifiable transgression du secret professionnel. Cela donne aux autres l’occasion de développer l’idée de « secret partagé » [5]. Échange de noms, oui, mais pas en vue d’une quelconque mise au pilori. Simplement au nom d’un pragmatisme qui veut qu’il s’avère plus efficace d’appeler choses et gens par leurs noms si l’on souhaite se saisir de leur situation d’une façon qui permette de la traiter véritablement.

Il s’ensuit, naturellement, un partage des préoccupations : peu à peu, chacun, comprenant mieux la logique de l’autre, est prêt à entrer dans un processus d’échange de services. C’est le cas en particulier pour ces acteurs autrefois réticents à informer la police et la justice. Passées les premières inquiétudes, ceux qui jouent le jeu voient le bénéfice qu’ils peuvent en tirer. Dans le signalement scolaire, du moins avec un parquet dynamique, les autorités scolaires trouvent une autorité, une réassurance par rapport aux élèves les plus difficiles (en étant informés du suivi judiciaire de leur cas, en pouvant y adapter leur action, par exemple). Le parquet les « réassure » également en offrant les services du Service éducatif auprès du tribunal ( seat ) pour dialoguer avec des parents récalcitrants, ou en organisant des réunions d’information à destination des parents. Tout cela afin de mettre en cohérence les réponses. Le résultat tient en une formule : « en faire plus devient la norme ». En effet, ce premier effet du partenariat, la revalorisation de chacun, permet ensuite que s’ébauche, de manière constructive et non plus exclusivement accusatrice, une mise en question, une interpellation de chacun quant à sa manière de contribuer à la sécurité. Il s’agit en définitive bien moins de construire un projet local au sens, ambitieux, où l’entendait la logique initiale des ccpd que, plus modestement, de procéder à des ajustements, à un jeu d’actions où chacun garde sa spécificité, mais accepte de réévaluer sa position. La synergie ainsi obtenue résulte d’une adaptation avec les moyens existants. On évite aussi bien la « logique de guichet » qui était devenue celle des ccpd. « En faire plus », c’est mobiliser une énergie supplémentaire, propre à chacun, venue de l’intérieur, et non pomper sur des crédits, impersonnels, venus d’ailleurs. Comme le disait un intervenant, « tout commence avec la signature du cls  ».

Sécurité et proximité : un autre rapport aux institutions

Que produit ce partenariat ? Aux États-Unis, le travail sur le contexte passe par une remobilisation des habitants et n’exclut pas une tendance à la sévérité. En France, on vient de le voir, la vision des habitants est tout autre. Ils ne sont pas des acteurs : leur discours n’est pas pertinent, ou alors il est hyperrépressif et on ne sait trop qu’en faire. Qu’en est-il de l’aspect répressif des actions menées ? On l’a dit, certains travailleurs sociaux, juges des enfants et sociologues, menacent la France d’une dérive à l’américaine. L’actuelle politique de sécurité est présentée comme une politique... sécuritaire, c’est-à-dire où la répression viendrait se substituer à la prévention et plus largement aux réponses sociales. L’examen du contenu des cls permet sans doute d’y repérer quelques éléments qui rappellent la théorie des carreaux cassés. Un certain nombre d’actions sont en effet des actions de renforcement des effectifs policiers, de prévention situationnelle, de travail sur l’environnement physique. De là à y voir le décalque d’une tendance américaine à l’État pénitence, il faut relativiser. Le renforcement des effectifs policiers prend la forme d’adjoints de sécurité, c’est-à-dire d’emplois sociaux occupés par de tout jeunes gens, affectés à des missions qui ne sont pas essentiellement de répression [6]. La prévention situationnelle, longtemps vécue en France comme liberticide, se développe dans des proportions qui restent plus que raisonnables. Il en va de même pour les actions sur la qualité de l’environnement.

En fait, l’essentiel du contenu des contrats locaux de sécurité consiste en des actions qui visent à « restaurer le lien social ». Et c’est là que l’on mesure la différence essentielle qui sépare la politique américaine de la politique française. Aux États-Unis, la thématique est celle de la dégradation du quartier et, par-derrière, de l’abandon du quartier par ses habitants, de la disparition des contrôles informels. Face à cela, la réponse que l’on organise consiste pour la police à mobiliser les habitants pour que, avec elle, ils reprennent possession de leur quartier, de leur espace. En France, ce n’est pas le quartier qui est abandonné, ce sont les habitants. Et ce ne sont pas les habitants qui vont être mobilisés : on va plutôt s’occuper d’eux. Plus précisément... Les attendus des fiches-actions sont éloquents : il n’y est question que du sentiment d’abandon des habitants. Abandonnés de qui ? Abandonnés des institutions. C’est en tout cas ce qu’on peut déduire de leur lecture. Un peu comme si la principale cause possible des problèmes de « ces populations », et en particulier de leur sentiment d’insécurité, était l’accès insuffisant au service public. C’est, d’abord, parce que les services n’atteignent pas les gens que ceux-ci sont « perdus ». Restaurer le lien social, pour lutter contre ce sentiment d’abandon, va alors consister à « retisser » le lien entre les habitants et les institutions, à faire connaître aux premiers les services rendus par les secondes. C’est cela, la proximité, en France : rapprocher les institutions des habitants, tout d’abord pour qu’elles s’occupent d’eux, pour qu’elles les rassurent.

Rapprocher les institutions

Ce rapprochement s’effectue de diverses manières. L’ébauche d’un rapprochement « direct » par rapport aux usagers est principalement le fait de la police. En plus du vaste mouvement de réforme de la police dite « de proximité », tous les cls sans exception prévoient ainsi l’amélioration de l’accueil dans les commissariats. Il s’agit d’abord de l’accueil des usagers en général, avec notamment l’engagement de limiter leur temps d’attente — à vingt minutes généralement — ou la mise à leur disposition de « fiches-conseils ». Il s’agit également d’améliorer l’accueil des victimes venues porter plainte.

Les autres moyens de pourvoir au « rapprochement » entre institutions et usagers sont indirects. Nombreuses à figurer au menu des cls, les maisons de services publics ont vocation à... rapprocher les services des habitants, en particulier dans des quartiers d’habitat social enclavés, mal desservis par les transports en commun et désertés par la plupart des activités économiques. Elles rassemblent en un lieu unique un éventail plus ou moins large de services, publics mais aussi privés. Les uns y sont présents à temps plein, d’autres sous forme de permanences ponctuelles. L’opération en fait est double. Il s’agit bien sûr, d’abord, de mieux servir les habitants, par cette proximité physique qui leur assure un meilleur accès aux services, et par la facilitation du travail institutionnel qu’induit la présence de tous les services en un même lieu et donc une réponse plus efficace à des demandes qui sont souvent complexes. Mais derrière cet objectif instrumental, il s’agit surtout de restaurer la confiance dans les institutions et, grâce à leur « visibilité », à leur présence dans le quartier, de mettre fin à l’impression de déréliction, d’abandon, d’insécurité, qui frappe les habitants. Il n’y a donc rien de commun, dans cette démarche, avec ce qui sous-tend la démarche américaine. Il ne s’agit pas de mettre le service en situation de rendre des comptes aux usagers, mais de faire en sorte qu’il assure leur « cohésion sociale ». Ces institutions qui ont vocation à être rassurantes, c’est à raison de leur position « surplombante », protectrice, exclusive de toute véritable remise en question. Comme le résume bien un commissaire de police, « l’enjeu, pour la police et pour tous les services publics, c’est de faire que les gens se rendent compte de la qualité du service qui leur est rendu » et d’ainsi les rassurer. Dans le même ordre d’idées, les maisons de justice et du droit de la génération la plus récente, axées sur l’accès au droit plus que sur le traitement judiciaire des petites infractions, ont également vocation à rapprocher les services des habitants.

La deuxième forme de proximité est confiée aux divers emplois sociaux créés à partir de 1997, dont 35 000 [7] sont affectés au domaine de la sécurité : agents locaux de médiation sociale ( alms ) et autres « correspondants », de jour ou de nuit, à qui l’on demande de faire le lien entre les gens et les différentes institutions : dans les stations de métro et dans les gares, pour expliquer aux gens comment se servir des distributeurs automatiques de billets ; dans les municipalités, pour envoyer les jeunes dans les centres de loisirs, les sans-abri au centre communal d’action sociale ; dans les immeubles d’habitat social, pour faire le lien entre les locataires et le bailleur et régler les divers problèmes quotidiens, etc. Là aussi, que ce soit sous une appellation ou sous une autre, il s’agit de répondre au sentiment d’abandon, de créer un lien. Mais là encore, c’est au prix d’une absence de remise en question des institutions. Ce qui ne va pas, ce qui n’allait plus dans leur fonctionnement et que révèle la montée de l’insécurité n’a pas fait l’objet de débats mais d’une oblitération sociale en quelque sorte. Les missions de ces jeunes sont floues, leur formation minimale, et le dispositif donne l’impression, dans bien des cas, que les divers services se déchargent à bon compte (d’autant meilleur que c’est en créant des emplois sociaux), sans modifier leur fonctionnement interne, de la partie la plus délicate de leur mission, le lien avec les publics en difficulté.

Reste l’aspect positif : la sollicitude que les institutions déploient à l’égard des usagers. On veut montrer aux gens que les institutions sont présentes, qu’elles sont efficaces, et ainsi rassurer les habitants « abandonnés ». Donc, en France, ce ne sont pas les habitants qui se rassurent, en travaillant avec la police ; ce sont les institutions qui rassurent les gens, qui produisent de la sécurité, en se rendant plus visibles, plus proches... et en se serrant les coudes.

Transmettre un message de pédagogie du droit, rappeler les usagers à la règle

Le mouvement actuel de la politique française de sécurité se résumerait-il alors à un retour de la prévention — qu’est-ce que le bon fonctionnement du service public, sinon de la prévention ? — d’autant plus rassurante que « déguisée » en sécurité ? Le « rapprochement protecteur » n’épuise pas le contenu des cls. On y trouve également de nouvelles formes de réponses judiciaires à la petite délinquance, ainsi que diverses formes de signalement à la police et au parquet des incidents survenus dans les transports, l’habitat social, les écoles. D’aucuns voient là de la répression, du « sécuritaire ». Mais une autre analyse peut en être proposée, qui éclaire le contenu de la démarche cls. Qu’il s’agisse des nouveaux modes d’intervention de la justice, ou des signalements divers et des réponses qui y sont associées, leur point commun serait non pas une extension de la répression, mais plutôt une dimension pédagogique. La justice française a mis en place des procédures de « rappel à la loi » ou de classement sans suite des petites infractions sous condition de réparation, de mise en règle (Faget et Wyvekens, 2002). C’est une forme de réponse aux comportements déviants ou incivils qui préfère à la répression une démarche consistant à tenter de replacer les auteurs de ces comportements dans une position d’« acteur social », de sujet faisant partie d’une société dont il s’agit de leur réapprendre d’abord les règles de fonctionnement, ensuite le respect. Les autres acteurs s’inscrivent dans une logique identique. Les fiches-actions des cls prévoient des interventions de la police dans les écoles pour la prévention du racket ou du port d’armes, des interventions des sociétés de transport expliquant aux élèves « la ville » et la circulation en ville, pour les emmener ensuite en sortie, moyennant un ticket. Les villes participent aux mesures de réparation présentencielles ou au travail d’intérêt général pour les mineurs. L’Éducation nationale articule ses actions autour de la notion de citoyenneté, invite les élèves à réfléchir sur le règlement intérieur.

On ne se trouve donc pas en présence, comme aux États-Unis, d’une police plus ou moins affranchie de la justice, qui fait régner un ordre du quartier, sur fond d’un accroissement plus ou moins net, parfois complexe, des tendances répressives. C’est la justice qui donne le ton d’une lutte contre les incivilités, mettant en oeuvre non pas plus de répression, mais une pédagogie du droit qui revisite les rapports prévention/répression. Il y a « répression » au sens où il y a coup d’arrêt mis à ce qui empêche les institutions de fonctionner, mais ce n’est pas de la répression pour la répression. C’est une façon de faire qui « comprend » l’origine des incivilités et cherche, tout en y mettant un terme, à en tarir également la source.

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La France n’est pas l’Amérique. Certes. Une aversion historique pour la délation s’oppose, du côté des habitants, à une « collaboration » à l’américaine avec la police. Plus généralement, le « community policing » de Chicago se fonde sur une tradition communautaire qui nous est étrangère. Il n’empêche que des réalisations comme celles que l’on a observées à Chicago sont de nature à nous faire voir d’un autre oeil nos politiques de sécurité. Pour résumer la comparaison avec les États-Unis, nous n’avons pas, comme à Chicago, une police qui rend des comptes aux habitants et les implique dans son action. La démarche française est verticale plutôt qu’horizontale ; elle représente une façon nouvelle de concevoir la prévention plutôt qu’un renforcement de la répression.