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En tant que militante, j’ai souvent l’occasion de m’interroger sur les carences de l’engagement féministe par rapport à la question de la discrimination systémique et des nouvelles servitudes des immigrantes et des migrantes au Québec[1]. Afin de susciter la réflexion sur cette problématique, je tenterai dans le texte qui suit d’en aborder les principaux volets[2].

Il importe d’abord de se pencher sur la définition de la discrimination systémique. Selon Chicha-Pontbriand (1992, citée par Chouakri 2001 : 52), celle-ci peut être considérée comme « une situation d’inégalité cumulative et dynamique résultant de l’interaction de pratiques, de décisions ou de comportements, individuels ou institutionnels ayant des effets préjudiciables, voulus ou non, sur les membres de groupes visés par l’article 10 de la charte des droits et libertés du Québec ».

La Convention internationale pour l’élimination de toute forme de discrimination raciale propose une autre approche (Canadian Council for refugees 2000 : 8) : « Racial discrimination refers to any distinction, exclusion, restriction or preference based on race, colour, descent, or national or ethnic origin which has the purpose or effect of nullifying or impairing the recognition, enjoyment or exercises, on an equal footing, of human rights and fundamental freedoms in the political, economic social, cultural or any other field of public life. »

Quelle que soit la définition adoptée, la discrimination consiste en définitive en une mise à l’écart et un déni de la pleine citoyenneté à des femmes et à des hommes nés à l’extérieur du Québec ou du Canada. Cette discrimination systémique est, au sein de la société, à la base d’inégalités « racisées » qui concernent particulièrement les migrantes et les immigrantes. Elle renforce la dégradation de leurs conditions de vie et leur exclusion, et tout effort de mobilité sociale semble vain tellement les obstacles dus à cette discrimination et à ses effets induits sont nombreux (absence de reconnaissance des acquis professionnels ou des diplômes, surqualification par rapport aux emplois obtenus, barrières linguistiques et culturelles, manque de formation et d’information, dévalorisation, absence de représentation, stress, isolement, etc.) (Chouakri 2001 : 38-58).

Interpellés sur ces blocages qui perdurent, les différents acteurs et actrices de la vie publique imputent la discrimination systémique à un système désincarné, et ce concept est banalisé dans leur discours. Le racisme institutionnalisé n’est pas remis en cause. Cette banalisation sur le plan sémantique n’est pas inoffensive. Elle pave la voie dans la pratique à d’autres formes de discrimination comme les nouvelles servitudes que vivent surtout les no logo que sont les migrantes comme les femmes en processus de parrainage, les aides domestiques, les requérantes de statut de réfugiées, entre autres, c’est-à-dire des femmes qui ne sont considérées ni comme illégales ni comme immigrantes et encore moins comme citoyennes[3].

Leur statut juridique, social et économique est incertain puisqu’il dépend, selon le cas, du conjoint, des employeurs et de leur bon vouloir ou qu’il repose sur celui de l’État et de sa machine bureaucratique, quand ce n’est pas des trois à la fois. Les conditions déplorables liées à l’infériorisation de toutes ces femmes « au statut de sel » sautent aux yeux lorsqu’on est sur le terrain.

Ainsi, les unes servent de correctif démographique en produisant des enfants qu’elles élèvent souvent sans soutien et pratiquement sans bénéficier de services sociaux ni de programmes particuliers (Battaglini et autres 2000), les autres sont parfois des aides familiales – à qui le droit de maternité est carrément refusé – qui n’ont d’autre choix que de travailler en quasi-servitude pour un salaire de misère (Rose et Ouellet 2002), d’autres sont des « tâcheronnes » à domicile à statut économique et juridique précaire, d’autres encore travaillent dans l’ombre d’entreprises familiales, sans compter d’autres femmes qui servent d’armée de réserve dans les ateliers de misère (sweatshop)[4].

Pourtant, aucun de ces effets induits par la discrimination systémique et par l’exploitation des femmes dans une perspective néo-esclavagiste ne soulève de tollé ni de levée de boucliers dans une société qui se dit et se veut démocratique et pluraliste, dans laquelle les débats publics font cruellement défaut et où la rectitude politique cherche à réduire tout esprit critique, toute velléité protestataire et tout rêve de révolte.

On pourrait croire que les choses se déroulent autrement dans les milieux féministes tant sur le plan de l’analyse que sur celui de la pratique. Ce n’est pas forcément le cas, et cela appelle quelques constats.

L’invisibilité de la problématique de la discrimination systémique dans le programme féministe

Le traitement des inégalités entre immigrantes et non-immigrantes induit par le racisme institutionnalisé ne fait pas l’objet de débats dans les milieux féministes. Pourtant, il le devrait tant cette situation est intolérable, les gains en matière de droits et d’accès à l’égalité des femmes ne les représentant pas dans toute leur diversité.

Il est même des situations paradoxales comme le cas des aides familiales migrantes et immigrantes – pour ne donner que cet exemple – qui se font exploiter par d’autres femmes qui doivent souvent au féminisme leur statut professionnel.

La sous-représentation des immigrantes dans les institutions publiques, dans certains corps de métiers, sans parler des différentes structures de pouvoir, est patente. Encore faut-il disposer de données pour illustrer leurs situations particulières. Déjà celles qui concernent leur proportion semblent inexistantes (Chouakri 2001 : 32) :

Aucune donnée ne nous a permis de déterminer, pour l’instant, le nombre exact et la proportion des femmes immigrantes de l’île de MTL par rapport à l’ensemble des femmes de l’île. L’ensemble des femmes de l’île représente 52 % de la population de l’île, et les femmes immigrantes, elles aussi, environ 52 % de la population immigrante de l’île […] nous n’avons pour l’instant aucune donnée sur la proportion du chômage des femmes immigrantes par rapport à l’ensemble des femmes de l’île de Montréal.

Dans les différents milieux féministes, l’analyse porte plutôt sur les inégalités de genre et elle est renforcée par une exigence d’approche différenciée selon les sexes. Celle-ci est nécessaire tant il est vrai que la situation des femmes est déterminée par les catégories de genre. Toutefois, dans la société diversifiée qu’est le Québec, elle est également surdéterminée par les catégories de classe, de race et d’ethnicité, et cette approche, élaborée par un courant minoritaire, est loin d’être socialisée (Belleau 1994). Si l’on fait l’économie du débat sur le racisme comme une des causes historiques des inégalités sociales entre femmes, celles-ci restent masquées.

L’absence d’accent sur les causes de l’exclusion et de la précarisation constante des immigrantes 

Il est vrai que la question de l’exclusion et de la précarisation touche de plus en plus les femmes sous les coups de butoir d’une libéralisation économique sauvage et d’un désengagement progressif des programmes sociaux de la part des différents paliers de gouvernement. Cependant, il faut se rendre à l’évidence que certaines poches de pauvreté sont largement investies par les immigrantes, notamment issues de minorités visibles, et que ces dernières sont surreprésentées dans les secteurs les plus dévalorisés.

Martine d’Amour (citée par Chouakri 2001), remarquait en 1985, à partir des chiffres du ministère des Relations avec les Citoyens et de l’Immigration (MRCI), que les immigrantes avaient un taux d’activité légèrement supérieur à celui des femmes nées au Québec (49,0 % contre 47,3 %), mais que 40,0 % d’entre elles occupaient les emplois les moins rémunérés et se situaient au bas de l’échelle.

De plus, les immigrantes ne rattrapent en moyenne les gains des femmes nées au pays qu’après treize ans d’établissement ; quant aux gains des immigrantes et immigrants combinés, ils ne rattrapent ceux des hommes nés au Canada qu’après dix-huit ans (Chouakri 2001 : 33).

Cela peut paraître indécent de procéder à une sorte de « hiérarchisation de la misère » qui oppose des femmes qui, de toute façon, sont toujours vulnérabilisées. Cependant, la question des inégalités « racisées » qui traversent la société et celles qui existent également entre femmes dans une société diversifiée mérite d’être posée.

Les déterminants de ces inégalités doivent êtres analysés, car, en définitive, la précarisation du travail des femmes et le travail atypique[5] qui font l’objet de priorités dans différents programmes féministes se révèlent fondamentalement un prolongement de pratiques qui sont quasiment la norme chez les migrantes et les immigrantes. Ainsi, lorsque le patronat ne peut se localiser ailleurs, il re-localise ici de la main-d’oeuvre féminine à bon marché (cheap labour) !

On est alors en droit de se demander si les politiques migratoires ne favorisent pas ce processus. On peut également s’interroger sur les fondements d’un système politique, culturel et social qui institutionnalise la discrimination de groupes de femmes particuliers. (Cette discrimination ne pose-t-elle pas au fond tout l’enjeu de la citoyenneté basée sur le droit au sol par rapport à la citoyenneté émanant du sang ? Mais c’est là l’objet d’un autre débat.)

L’engagement en dents de scie

Bien sûr, l’engagement féministe sur la question des droits des immigrantes se manifeste à l’occasion de grandes mobilisations : pensons, par exemple, à la marche «Du pain et des roses » en 1995 et à la Marche mondiale des femmes en 2000. Les modalités d’action de ces mouvements ont alors été plus inclusives et ont intégré les préoccupations des immigrantes qui n’ont d’ailleurs pas boudé ces mobilisations.

Ainsi, si l’on analyse brièvement les revendications de la marche « Du pain et des roses », on y trouve l’appui à la demande spécifique des immigrantes quant à l’obtention de la réduction du temps de parrainage de dix à trois ans. Mince consolation lorsqu’on sait ce que certaines immigrantes endurent leur condition pendant trois ans à cause de leur situation de dépendance par rapport à un mari abusif.

Lors de la Marche mondiale des femmes, cinq besoins propres aux immigrantes ont été formulés : 1) l’accès à un financement de fonctionnement pour les groupes de femmes des communautés culturelles et des minorités visibles en vue de répondre à leurs besoins et de favoriser leur participation à la société québécoise ; 2) l’accès universel pour les Néo-québécoises, sans aucune exclusion basée sur le statut d’immigration ou sur les années de résidence au Québec, à des cours de français accompagnés d’allocations décentes et de l’accès à des services de garde ; 3) l’application par le gouvernement de moyens concrets favorisant un réel accès des femmes des communautés ethniques et culturelles, des minorités visibles, des femmes autochtones et des femmes handicapées au marché du travail ; 4) la protection des gardiennes et des aides familiales (domestiques selon la loi) par toutes les lois concernant le travail et par l’enregistrement obligatoire de l’employeur ; 5) la réduction du temps de parrainage de dix à trois ans pour toutes les immigrantes, sans aucune augmentation des exigences imposées au parrain.

Cependant, selon un bilan de la marche effectué par la Fédération des femmes du Québec (FFQ 2001 : 23) :

La réalité du sous-financement des groupes de femmes des communautés culturelles s’est fait sentir. N’ayant peu ou pas de permanentes, la tenue d’activités d’éducation populaire était pour plusieurs difficile voire même impossible à organiser [...] cette marche a certainement permis un rapprochement. Il est fondamental de penser à des moyens afin d’inclure ces femmes dans l’élaboration de nos projets collectifs dans le but de rassembler des féministes de toutes les communautés.

En dehors de ces mouvements certes mobilisateurs, l’engagement reste insuffisant non pas tant en matière de modalités d’action mais surtout en fait de pratiques au sein des organisations. Selon Belleau (1994 : 137), « [l]’affirmation de la différence femme et surtout de la différence femme québécoise n’a pas su tolérer, accueillir ou reconnaître la différence « femme non blanche, non francophone, non catholique, non occidentale » ». Les résistances sur la question de la diversité « ethnoculturelle » sont fortes et révèlent une dynamique de domination entre majoritaires et minoritaires à l’intérieur du mouvement[6].

On peut également se poser la question de la solidarité/sororité dans les groupes féministes à travers un exemple révélateur. Le comité des femmes immigrantes de la FFQ a procédé à une demande auprès des groupes membres à savoir s’ils pouvaient prêter temporairement des locaux à des groupes d’immigrantes non financés, à raison de quelques heures par semaine. Sur la centaine de groupes que compte la FFQ, le comité a reçu une seule réponse ! La question de la rareté des ressources peut très bien servir d’explication à cette absence d’engagement, mais la solidarité ne devrait pas être confondue avec la professionnalisation des activités militantes.

Sans doute faudrait-il compter, pour un temps encore, sur l’engagement individuel des militantes, des intellectuelles et des activistes proches des milieux communautaires qui sont souvent gagnées aux causes des migrantes et des immigrantes. Celles-ci investissent d’ailleurs ces secteurs où elles profitent d’un travail de proximité et de sensibilisation mutuelle.

La subordination des immigrantes dans les programmes des groupes

La recherche fondamentale féministe qui aurait pu nourrir les actions et les pratiques de groupes de femmes semble négliger ces phénomènes de société que sont le néo-esclavagisme féminin et la servitude des migrantes, phénomènes qui accentuent les inégalités entre sexes et entre femmes.

Le féminisme n’étant pas homogène, celui des féministes institutionnelles, comme les féministes d’État, traduit une certaine frilosité et quelques formes d’inertie concernant la discrimination systémique et les servitudes des migrantes et des immigrantes. Cette attitude se traduit au pire par une négation de leurs conditions spécifiques[7] et au mieux par la relégation aux calendes grecques d’actions et de réflexions sur leur situation.

Un exemple parmi tant d’autres peut être avancé : l’absence de position ou de réflexion autour d’un enjeu majeur au sein de la société québécoise, soit la pertinence du recrutement d’infirmières européennes. On cherche à les attirer en leur offrant des conditions attrayantes et en remboursant leurs frais de déménagement et, malgré tout, les deux tiers des effectifs finissent par repartir. Pendant ce temps, sur place, on refuse de reconnaître l’expérience et les diplômes d’immigrantes et de migrantes qui ont déjà travaillé comme infirmières ou comme médecins avant d’arriver ici et qui sont parfois obligées de travailler comme « domestiques » ou encore sont au chômage forcé.

Les activités de deux réseaux féministes comme la Table des groupes de femmes de Montréal et la FFQ, qui représentent des groupes coalisés et animés d’une même vision autour de la vulnérabilité des femmes, traduisent un malaise et un manque de coordination en matière de travail politique et de réflexion stratégique entre les groupes de femmes, et ce, malgré une reconnaissance des spécificités des femmes.

Ainsi, la Table des groupes de femmes de Montréal travaille à un plan d’action « général », mais dispose également d’un caucus d’immigrantes qui élabore par ailleurs son propre plan d’action. Dans les faits, l’articulation de ces deux plans n’est pas évidente. Pourtant, une recherche-action a été lancée par le même organisme pour tenter d’appréhender « la diversité ethnoculturelle à Montréal ou comment la Table des groupes de femmes de Montréal peut [...] faire une place aux femmes et aux groupes de femmes de diverses origines et intégrer leurs préoccupations ? » Les recommandations de l’étude (Chouakri 2001) ont insisté sur le fait que la Table devait favoriser la prise en considération de la diversité dans ses analyses, son fonctionnement, sa représentation et la participation des femmes.

La FFQ compte également entreprendre deux recherches-actions auprès des associations féministes ethnoculturelles. La première consistera à recueillir des données de base sur environ la moitié des organismes existants (approximativement 90) dans le but de faire un portrait large de ces groupes et de leurs besoins, tandis que la seconde analysera plus en profondeur les situations complexes dans lesquelles vivent ces groupes, y compris sur le plan de leurs ressources financières, humaines et matérielles, afin d’élaborer des pistes d’action appropriées[8].

Ces deux réseaux féministes (la Table des groupes de femmes de Montréal et la FFQ) comportent un caucus, ou comité des immigrantes, qui fonctionne de manière plutôt erratique et très isolée. Il faut reconnaître que les démarches qui consistent à rallier celles-ci dans des groupes féministes pour qu’elles travaillent ensuite à part est une pratique qui semble vouée à l’échec. Aussi, des militantes immigrantes insistent pour ne pas perdre de vue que l’analyse de la situation des immigrantes, surtout celle des plus démunies, ne doit pas être subordonnée à une ligne d’action dans laquelle beaucoup ne se reconnaissent pas.

L’auto-exclusion et le communautarisme

Exaspérées par une forme de marginalisation opérée par le mouvement féministe et gagnées par l’amertume, beaucoup d’immigrantes ont claqué des portes, baissé les bras et se sont dissoutes dans la masse, quitte à se désengager des causes qui leur tenaient à coeur. Combien, parmi celles qui sont restées, ont tenté d’exposer leur situation ? Combien sont-elles à vouloir simplement s’exprimer sur la question sans trouver de tribunes ? Entre la pratique du siège éjectable et les départs en claquant la porte, certaines militantes féministes immigrantes s’évertuent à convaincre les femmes du groupe majoritaire de se rallier à la cause immigrante. Par ailleurs, elles s’escriment en vain par rapport à bon nombre d’immigrantes occupées à combattre la discrimination systémique auxquelles elles font face pour assurer leurs conditions d’existence et ces militantes butent carrément sur d’autres qui ne se sentent absolument pas visées.

Ces militantes se retrouvent le plus souvent isolées, d’autant qu’elles n’arrivent pas à réconcilier des programmes qui tantôt s’entrecroisent, tantôt sont en décalage : le leur et celui du groupe majoritaire constitué de Québécoises d’origine. Tout se passe comme s’il y avait deux programmes, deux solitudes, sinon plus, qui ne se rejoignent qu’à l’occasion de grandes mobilisations.

Cette situation se traduit sur le terrain par des luttes concomitantes, largement polarisées, et des programmes séparés que très peu d’initiatives permettent actuellement de réunir. La Journée internationale des femmes pourrait être un moment fort pour des actions convergentes, de même que certains événements tels l’expérience de la première marche des femmes immigrantes du 9 mars 2002, qui a adopté comme mot d’ordre mobilisateur « Affirmons nos droits »[9]. Ces derniers, qui touchent autant à la pauvreté et à la violence qu’au racisme, à la discrimination, à la militarisation, à la guerre et à la sécurité, auraient pu rallier les femmes de diverses origines.

La coalition a regroupé plus d’une quinzaine de groupes d’immigrantes mais pratiquement pas de groupes de Québécoises d’origine. Des personnalités telles que Madeleine Parent y ont pris part, à la grande satisfaction des immigrantes. Cette expérience doit cependant être renouvelée et doit aussi faire l’objet d’analyse, car elle renoue avec les traditions du féminisme ouvertement contestataire des années 70.

La reconnaissance des droits acquis grâce aux luttes des femmes, dont celles des générations passées, existe chez les immigrantes qui ont conscience des conditions d’oppression et croient que la lutte commune pour l’égalité doit encore être menée.

Apprendre, échanger et agir

Il m’apparaît primordial de prendre le temps de s’interroger sur les nombreuses laissées-pour-compte d’un système reproducteur d’inégalités qui ne se joignent pas pour autant au mouvement féministe québécois et de confronter les contradictions de celui-ci. En effet, pour que les revendications féministes soient les plus inclusives possible, on ne peut faire l’économie du débat sur les inégalités entre femmes, dont celles qui existent entre les Québécoises migrantes, immigrantes et d’origine. Si, en matière de discrimination, toutes sont plus ou moins logées à la même enseigne, en fait d’obtention de gains et de droits, les femmes sont loin d’en bénéficier dans toute leur diversité.

Cette problématique cruciale pour la solidarité entre femmes semble invisible dans la ligne d’action du mouvement féministe, alors que les militantes sont alertes et soucieuses de talonner les décideurs et décideuses politiques sur beaucoup d’aspects concernant les droits à l’égalité des femmes. Manque d’empathie ? Désaffection ? Manque d’intérêt ? L’engagement reposerait-il alors sur les capacités d’identification aux problèmes posés et surtout au groupe d’appartenance ? L’engagement correspondrait-il à la lutte pour un pré carré délimité et une division des tâches et de la pensée ? Il faut avouer que la situation est troublante.

Obligé de rechercher des partenariats pour s’organiser de plus en plus en « agences » prestataires de services au détriment de la défense des droits de femmes, de toutes les femmes du Québec, le féminisme contestataire en oublie les principes sur lesquels il a fondé son idéologie : rechercher une justice sociale et une autre définition des rapports inégalitaires dont celui entre femmes.

Plaider en faveur de l’engagement envers le devenir des migrantes et des immigrantes et envers l’appui et la reconnaissance de leurs besoins ne relève pas d’une attitude sectaire ni d’une solidarité mécanique de ma part. Mon parti pris est celui d’une militante préoccupée par les droits à l’égalité des femmes les plus vulnérables. Les immigrantes et les migrantes le sont en tant qu’objet de multiples discriminations qui vont du droit à la citoyenneté juridique à son plein exercice civique ; elles le sont aussi en tant que marginalisées par une citoyenneté qui gomme les différences au profit des groupes dominants et par des institutions qui contreviennent même parfois aux principes et aux lois en matière d’accès aux droits et à l’égalité.

En définitive, la discrimination systémique subie par les immigrantes et le déni de leur pleine citoyenneté sont de puissants indicateurs d’exclusion et de hiérarchisation sociale entre les femmes. Tout se passe alors comme si les unes étaient les faire-valoir des autres. De plus, l’octroi sélectif de droits aux unes et non aux autres se révèle être un processus de vulnérabilisation des femmes qui aboutira à la longue à l’effritement des luttes collectives féministes et de leurs acquis. Il conduira également à un nivellement par le bas des conditions d’existence d’une large proportion de femmes, et ce, quelle que soit leur origine. Constats alarmistes ? Peut-être, mais, pour paraphraser Montesquieu, je dirais qu’une injustice faite à une seule femme est une menace faite à toutes.