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1. Introduction

Dans les sociétés pluralistes modernes, le désaccord politique reflète souvent un désaccord moral, lorsque les citoyens exprimant des points de vue divergents sur des valeurs fondamentales débattent des lois gouvernant leur vie publique. Toute théorie satisfaisante de la démocratie doit fournir un moyen de confronter ce désaccord moral. Les théoriciens de la démocratie font tous face au problème fondamental de trouver une manière moralement justifiable de produire des décisions collectives contraignantes malgré la persistance du conflit moral.

Les solutions proposées par la plupart des théoriciens donnent l’impression que le problème peut être plus facilement résolu qu’il ne l’est en réalité. Parce que ces solutions exigent le rejet des théories rivales, le gros du désaccord à l’origine même du problème est laissé de côté. Mais si, comme c’est le cas dans les sociétés pluralistes et dans la littérature théorique contemporaine, aucune théorie ne peut raisonnablement réclamer pour elle-même la souveraineté morale, la partie la plus difficile du problème persiste : comment confronter les conflits moraux exprimés par ces théories rivales ? De plus, le problème n’est pas seulement que ces théories sont en conflit, mais que ce désaccord fondamental peut survenir au sein même d’une théorie.

Nous faisons l’argument qu’une théorie délibérative de la démocratie fournit une approche différente — et meilleure — de ce problème car elle laisse ouverte la possibilité que les valeurs morales avancées par une large gamme de théories peuvent être justifiables. La démocratie délibérative est une conception de la politique démocratique dans laquelle les décisions et les politiques sont justifiées par un processus de discussion entre des citoyens libres et égaux ou leurs représentants imputables. Selon nous, une théorie délibérative contient un ensemble de principes prescrivant des termes équitables de coopération. Son principe fondamental est que les citoyens se doivent de fournir à autrui des justifications concernant les lois qu’ils s’imposent collectivement. La théorie se veut délibérative car les termes de coopération qu’elle recommande se conçoivent comme des raisons que les citoyens, ou leurs représentants imputables, se donnent dans un processus continu de justification réciproque. Les raisons ne sont pas simplement procédurales (« parce que la majorité est en faveur ») ou purement substantielles (« parce que c’est un droit fondamental »). Elles s’appuient sur des principes moraux (comme celui de la liberté de base ou de l’opportunité égale) que les citoyens, qui souhaitent trouver des termes équitables de coopération, peuvent raisonnablement accepter. Comme l’éventail des raisons acceptables est ici plus large que dans la plupart des autres théories, les principes de la démocratie délibérative sont, de par certains traits spécifiques que nous décrivons plus bas, plus ouverts à la révision que ceux des autres théories.

Afin de montrer comment la démocratie délibérative se distingue des autres théories, et comment elle est mieux en mesure de répondre au conflit moral, nous devons distinguer d’abord entre les théories démocratiques de premier ordre et celles de second ordre[1]. Les théories de premier ordre cherchent à résoudre les désaccords moraux en rejetant les théories ou les principes alternatifs avec lesquels elles sont en conflit. Elles mesurent leur succès par leur capacité à résoudre ces conflits selon leurs propres termes. Leur objectif est d’être l’unique théorie pouvant résoudre les désaccords moraux. Les approches substantielles familières — utilitarisme, théories libertariennes, égalitarisme libéral, communautarisme — sont des théories de premier ordre dans ce sens. Chacune de ces théories prétend pouvoir résoudre seule les conflits moraux, ou du moins fournir les bases d’une telle résolution. Chacune le fait d’une manière qui implique le rejet des principes substantiels de ses rivales qui sont en conflit avec les siens. Considérées dans leur ensemble, toutefois, elles constituent autant de manifestations du problème du désaccord moral plutôt que sa solution.

Les théories de second ordre abordent le désaccord moral en conciliant les théories de premier ordre qui sont en conflit. Elles mesurent leur succès par leur capacité à justifier leurs conclusions à tous ceux qu’elles engageraient — que ces conclusions résolvent le désaccord ou montrent qu’il ne saurait être résolu (pour l’instant). Ces théories sont dites de « second ordre » parce qu’elles portent sur d’autres théories : elles réfèrent aux principes de premier ordre sans en affirmer ou en rejeter la validité ultime. On peut y adhérer avec cohérence, sans rejeter aucun des nombreux principes moraux que l’on retrouve dans les théories de premier ordre. Plusieurs théories procédurales de la démocratie se présentent habituellement comme étant de second ordre, car elles se veulent neutres dans le conflit entre théories substantielles. Une théorie majoritaire, par exemple, pourrait justifier une législation utilitariste, égalitariste ou libertarienne pour autant qu’elle soit adoptée par une règle majoritaire. Mais comme nous le montrerons, cette neutralité est indésirable et inaccessible. Chaque théorie procédurale prise individuellement peut produire des résultats qui ne sont pas moralement justifiables. Considérées dans leur ensemble, on découvre entre elles des désaccords moraux substantiels, par exemple entre démocratie directe et représentative, populiste et madisonienne, majoritaire et constitutionnelle.

La démocratie délibérative est aussi une théorie de second ordre ; elle fait donc place (comme certaines théories procédurales) à un conflit moral persistant que les théories de premier ordre cherchent à éliminer. Toutefois, elle évite les difficultés des théories procédurales en reconnaissant explicitement les conflits substantiels qui les sous-tendent, et en affirmant explicitement ses propres principes substantiels. Une théorie complète de la démocratie délibérative inclut des principes substantiels et procéduraux, nie la neutralité morale des uns et des autres, et se permet de les juger d’un point de vue de second ordre.

Nous présentons une argumentation en faveur du caractère distinctif de la démocratie délibérative en ayant à l’esprit une théorie particulière, celle que nous défendons plus en détail dans notre ouvrage Democracy and Disagreement[2]. Cette théorie vise à développer une théorie de second ordre avec des principes autant substantiels que procéduraux. Mais que notre théorie soit acceptée ou non, le problème qu’elle considère pose un défi que toutes les théories démocratiques, délibératives ou non, doivent confronter. Jusqu’ici aucune ne l’a relevé adéquatement car face aux moralités de premier ordre concurrentes, les théories démocratiques ne font généralement que réitérer les conflits à la source du problème.

2. Réponses démocratiques au désaccord

Dans toute société pluraliste moderne où les individus sont modérément libres, il existe des désaccords persistants à propos des principes qui justifient les lois et les décisions qui les engagent mutuellement. Les utilitaristes soutiennent la maximisation de l’utilité générale, même s’ils divergent entre eux sur ce que cela signifie et sur la manière dont on doit procéder. Devrait-on maximiser l’utilité totale ou moyenne ? Est-ce que le fait de compter chaque personne comme une seule et pas plus requiert, permet ou empêche de tenir compte des idées et des vues morales de chacun sur la façon dont les autres devraient vivre leur vie ? La monnaie commune devrait-elle être le plaisir, les préférences ou quelque autre unité de satisfaction individuelle ?

Les libertariens aspirent à protéger la liberté de chaque individu de toute interférence, un but qui entre clairement en conflit avec le principe de maximisation de l’utilité générale, mais qui se heurte tout aussi clairement aux différentes interprétations des libertariens eux-mêmes. Les personnes sont inviolables ; ce ne sont pas des ressources sociales. Elles se possèdent elles-mêmes et sont responsables — et devraient être tenues pour responsables — de leurs propres actions ainsi que de leurs conséquences. Mais quelles institutions, quelles lois, quelles politiques respectent les principes fondateurs du libertarisme ? Les libertariens eux-mêmes se disputent raisonnablement sur les questions suivantes : jusqu’à quel point les parents devraient-ils contrôler l’éducation de leurs enfants, jusqu’à quel point le gouvernement devrait-il prêter assistance aux personnes qui ne peuvent prendre soin d’elles-mêmes ?

Par contre, les libertariens font front commun contre les propositions de l’égalitarisme libéral. La plupart des libertariens seraient d’accord sur le fait que la distribution de biens premiers dans une société n’a pas à corriger les inégalités naturelles. Ils rejettent, par conséquent, les théories libérales égalitaristes requérant une redistribution dans ce but précis. Les égalitaristes libéraux recommandent une distribution de biens premiers qui ne dépende pas des attributs naturels des individus (ils considèrent qu’elle devrait être « insensible aux dotations initiales », mais ils insistent pour que la distribution reflète le plus possible le libre choix individuel (ils jugent qu’elle devrait être « sensible aux différences d’aspiration »)). Ils respectent la capacité des individus rationnels à réviser leurs fins en accord avec des principes de justice permettant des distributions respectant ces deux critères. Les principes au fondement des théories égalitaristes libérales s’accordent mal tant avec la maximisation de l’utilité générale qu’avec la protection de la liberté individuelle de toute ingérence. Les égalitaristes libéraux se disputent raisonnablement entre eux aussi sur plusieurs questions morales importantes, incluant les critères d’insensibilité aux dotations initiales et de sensibilité aux différences d’aspirations, la priorité de la protection des libertés sur la capacité de garantir les opportunités, et la signification des concepts de liberté et d’opportunité.

Les communautariens débattent aussi entre eux, mais se veulent plus sceptiques vis-à-vis des principes de distribution sensibles aux différences d’aspirations, peu importe que ces principes soient d’origine utilitariste, libertarienne ou égalitariste libérale. Pour les communautariens, ces principes présupposent un soi distinct de ses fins constitutives. Celles-ci sont identifiées à une conception du bien prévalant dans la communauté à laquelle adhère la personne et que reflètent la langue, la religion de la communauté et d’autres modes de vie distinctifs. Par conséquent, pour les communautariens, les conceptions du bien ont priorité sur les conceptions de la justice, du moins celles qui ne sont pas fondées sur une conception distinctive du bien et qui pourraient donc affaiblir ces modes de vie communautaires.

Ces désaccords théoriques se reflètent dans beaucoup de débats politiques portant sur les politiques publiques. Bien sûr, la plupart des gens ne se réclament pas des formes pures de ces théories de premier ordre, et plusieurs désaccords ne prennent pas la forme explicite d’un débat entre principes de premier ordre. De plus, beaucoup de gens soutiennent des composés de principes de premier ordre provenant de différentes théories morales. Néanmoins, les débats politiques expriment fréquemment, et de différentes manières, des désaccords théoriques et de profonds conflits entre principes moraux.

De profondes divergences morales font surface dans les débats entre défenseurs et opposants de l’avortement, de la discrimination positive, des mères porteuses, de la peine de mort, du régime de santé universel, des bons d’éducation pour les écoles publiques et privées, de l’assistance sociale conditionnelle ou non au travail, et bien d’autres sujets de politique publique. Sans aucun doute, certains de ces débats procèdent de malentendus alors que d’autres sont motivés par la mauvaise foi et les intérêts politiques. Cela dit, des divergences morales légitimes persistent fréquemment, divergences qui ne peuvent être résolues sans rejeter les principes de certaines des théories de premier ordre mentionnées plus haut. Aucun théoricien jusqu’à présent n’a pu trouver une façon de transcender les désaccords fondamentaux qui animent plusieurs désaccords moraux importants (même si ce n’est pas tous) en politique démocratique. Dans la mesure où ces désaccords reflètent des différences entre théories de premier ordre, ou des doutes raisonnables qu’aucune de ces théories puisse offrir seule toutes les perspectives morales pertinentes, ils ne pourront être résolus par des appels à une théorie de ce type.

En l’absence d’une théorie ou d’un ensemble de principes pouvant résoudre ces désaccords, un théoricien de premier ordre voulant appliquer une théorie en politique fait face à une alternative : soit imposer la théorie de manière autoritaire, soit la soumettre à un choix démocratique. Bien entendu, la première option n’est pas une réponse démocratique du tout. Et la seconde abandonne toute prétention à devenir le standard souverain permettant de décider des conflits moraux en politique. Selon cette seconde option, la théorie n’en est qu’une parmi celles que les citoyens peuvent choisir, et la façon dont ils exercent ce choix doit devenir une préoccupation centrale de la théorie. C’est ainsi que les théories substantielles de premier ordre recherchant l’autorité politique peuvent se transformer graduellement en théories procédurales.

Une des raisons importantes de l’attraction qu’exerce le procéduralisme sur les théoriciens de la démocratie est qu’il permet d’éviter les choix difficiles auxquels sont confrontées les théories substantielles de premier ordre. Les théories procédurales n’ont pas à prétendre pouvoir transcender tous les désaccords moraux fondamentaux. Elles peuvent plutôt tenter d’indiquer une voie de règlement des désaccords dans la vie politique réelle sans sembler se commettre à une quelconque théorie substantielle.

Toutefois, les théories procédurales suivent ici deux approches différentes. La première est le procéduralisme pur qui exige, en fait, le rejet de certaines théories substantielles et s’avère donc une théorie de premier ordre. Les théories purement procédurales sont en compétition avec l’utilitarisme, la théorie libertarienne, l’égalitarisme libéral, le communautarisme et autres théories morales de premier ordre. Elles ne les affrontent pas directement en les rejetant au niveau moral, mais plutôt indirectement en rejetant leurs fondements ou leurs raisons. La forme purement procédurale du vote majoritaire, par exemple, présente la règle majoritaire comme un principe moral fondateur répondant à la question : sur quelles bases doit-on justifier les lois et les politiques publiques ? Cette version de la théorie majoritaire répond à la question en substituant le principe de la règle majoritaire aux principes d’utilité, de liberté, d’opportunité égale, ou d’une conception communautaire de la « bonne vie » comme fondement moral pouvant justifier une décision, et elle le fait avant toute prise de décision politique concrète. Une loi ou une politique est justifiée parce qu’elle est adoptée selon des procédures stipulées par la théorie.

Ce type de procéduralisme souffre de la même déficience que les autres théories de premier ordre. Parce qu’il cherche à remplacer les justifications ou les raisons présentées par certaines autres théories de premier ordre, il ne fait que reproduire le désaccord substantiel à l’origine même du problème du désaccord. Les démocrates procéduraux introduisent souvent des principes substantiels par la porte de derrière en les considérant comme des conditions d’un processus démocratique équitable. Les démocrates procéduraux tentent de limiter ces conditions substantielles à celles qui sont nécessaires pour assurer le caractère démocratique du processus, comme la liberté d’expression. Mais la frontière entre ce qui est nécessaire et ce qui ne l’est pas est difficile à tracer sans invoquer des considérations morales, et de toute façon certains principes devant être respectés par toute théorie démocratique adéquate, comme la liberté de religion, n’ont pas leur place dans une définition plausible de ces conditions nécessaires. En les examinant de près, on s’aperçoit que ces théories procédurales ne sont pas purement procédurales dans un quelconque sens significatif, qui impliquerait que le désaccord moral substantiel soit évité.

Certains démocrates délibératifs peuvent être considérés comme des procéduralistes purs en ce sens. La procédure justifiant pleinement tous les résultats est la délibération elle-même : toute loi adoptée à la suite d’un processus délibératif est justifiée. Mais comme la plupart des procéduralistes purs, ces démocrates délibératifs insèrent des valeurs substantielles dans les conditions définissant la délibération adéquate. Selon nous, ces valeurs, incluant la valeur intrinsèque de la pratique de la délibération, doivent être explicitées et sont sujettes à la contestation délibérative. Nous pensons (avec certains autres démocrates délibératifs) qu’il est préférable de considérer la démocratie délibérative comme non purement procédurale.

L’autre approche procédurale — appelons-la le procéduralisme conditionnel — se veut plus modeste que le procéduralisme pur. Il ne cherche pas à remplacer les théories substantielles ou leurs justifications. C’est à cet égard une authentique théorie de second ordre. Il considère les procédures comme des moyens permettant l’accomplissement de fins substantielles comme la stabilité, la légitimité ou d’autres conditions supposées nécessaires au maintien de l’ordre démocratique dans des conditions spécifiques, mais ne s’engage à aucune autre fin au-delà de ces conditions minimales. Par exemple, une décision se conformant au principe de la majorité est justifiée, mais seulement de façon conditionnelle. Ce type de procéduralisme laisse ouverte la possibilité qu’une décision puisse être critiquée comme injuste si elle violait des principes moraux substantiels (un opposant pourrait avancer, par exemple, que l’injustice de la décision est plus grave que le gain en légitimité). La difficulté avec le procéduralisme conditionnel est qu’il manque de ressources théoriques permettant de tirer avantage de la possibilité qu’il entrouvre : il ne peut soutenir par lui-même la critique d’une décision majoritaire injuste. Ce qui lui manque, ce sont des principes substantiels de premier ordre qui pourraient fonder les critiques du résultat des procédures qu’il prescrit.

Par conséquent, autant les réponses substantielles que procédurales au problème du désaccord moral souffrent de sérieuses lacunes. Aucune n’arrive à saisir pleinement le problème, soit en reproduisant simplement le désaccord comme un conflit de premier ordre, soit en réglant le désaccord d’une manière qui viole certains principes importants de premier ordre. Ces échecs suggèrent qu’il nous faut une théorie de second ordre (pour ne pas qu’elle rejette directement les théories substantielles ou procédurales), exhibant un certain contenu substantiel (pour que, contrairement au procéduralisme conditionnel, elle ait la capacité de critiquer des résultats procéduralement corrects). La démocratie délibérative rencontre précisément ces critères : c’est une théorie de second ordre avec des principes substantiels.

Comment est-il possible pour une théorie d’inclure des principes substantiels et procéduraux tout en accommodant un large éventail de principes de premier ordre ? La clé de la réponse est que les principes d’une théorie de la démocratie délibérative, qu’ils soient substantiels ou procéduraux, ont un statut différent des principes que l’on retrouve dans les autres théories. La démocratie délibérative ne recherche pas un principe ou un ensemble de principes fondateurs qui, précédant l’activité politique concrète, déterminent si une procédure ou une loi est justifiée. Elle adopte à la place une conception dynamique de la justification politique, dans laquelle la modification avec le temps des principes justifiables constitue une de leurs caractéristiques essentielles. Les principes de la démocratie délibérative se distinguent de deux manières significatives : ils sont moralement provisoires (sujets à changement en réponse à de nouveaux arguments moraux) ; et ils sont politiquement provisoires (sujets à changement en réponse à de nouveaux arguments politiques). Afin de montrer comment ces caractéristiques distinguent la démocratie délibérative des autres théories tout en fournissant une meilleure approche pour confronter le problème du désaccord moral, nous devons d’abord expliciter la substance des principes qu’une théorie de la démocratie délibérative pourrait contenir.

3. Principes de la démocratie délibérative

Les principes de la démocratie délibérative que nous proposons dans Democracy and Disagreement (et qui, croyons-nous, saisissent le mieux l’esprit de toute théorie délibérative adéquate) expriment, sous diverses formes, l’idée de réciprocité. Les principes délibératifs découlant de la réciprocité nous fournissent à la fois les conditions et le contenu permettant de justifier les lois et les politiques en démocratie. Réciprocité, publicité et imputabilité sont les principaux critères régulant les conditions de la délibération. La liberté de base, l’opportunité de base et l’opportunité équitable sont des éléments essentiels du contenu de la délibération.

La prémisse fondamentale de la réciprocité est que les citoyens se doivent les uns aux autres une justification des institutions, lois et politiques publiques qui les engagent collectivement. La réciprocité propose comme but la recherche de l’accord, sur la base de principes pouvant être justifiés à ceux qui partagent l’objectif d’atteindre un accord raisonnable. Certaines moralités de premier ordre acceptent implicitement la réciprocité, mais la plupart ne lui donne pas la primauté que lui confère la démocratie délibérative. Celle-ci prend la réciprocité plus au sérieux que les autres théories de la démocratie, et en fait le coeur des principes et des pratiques démocratiques.

La réciprocité ne fonde pas la démocratie délibérative de la même manière que des principes comme l’utilité ou la liberté fondent des théories de premier ordre. La réciprocité n’est pas un principe dont on dériverait la justice, mais plutôt un principe qui gouverne le processus continu par lequel les conditions et le contenu de la justice sont déterminés dans des cas spécifiques. Il peut être utile de considérer ce processus comme analogue à une caractéristique de la démarche scientifique. La réciprocité est à la justice en éthique politique ce que la reproduction est à la vérité en science. La découverte d’une vérité scientifique exige sa reproduction, qui requiert elle-même une démonstration publique. La découverte d’un principe de justice en éthique politique exige la réciprocité, qui requiert la délibération publique. La délibération n’est pas suffisante à l’établissement de la justice, mais la délibération à un certain moment du processus est nécessaire. Tout comme la poursuite de la reproduction s’avère futile une fois que la vérité d’une découverte (comme la loi de la gravité) a été amplement confirmée, la poursuite de la délibération n’est plus nécessaire une fois qu’un précepte de justice (comme la protection égale) a été longuement débattu.

Guidée par la réciprocité et les principes associés, la pratique de la délibération se veut une activité continue d’offre de raisons, ponctuée par des décisions qui engagent la collectivité. C’est un processus de recherche, non pas de n’importe quelles raisons, mais bien de raisons mutuellement justifiables. Il permet également d’atteindre une décision mutuellement contraignante sur la base de ces raisons. C’est donc plus qu’une simple discussion, et elle se veut substantielle autant que procédurale. Parmi les raisons substantielles que les citoyens ou leurs représentants considèrent dans ce processus, on en retrouve quelques-unes exprimées dans les théories morales de premier ordre. C’est là la source de la valeur instrumentale de la délibération ; sa tendance à promouvoir des résultats qui sont mutuellement justifiables est un élément de ce qui justifie la pratique elle-même. La délibération a de la valeur en partie parce qu’elle encourage les citoyens et leurs représentants à invoquer des critères substantiels afin de comprendre, réviser et résoudre les conflits moraux en politique (à cet égard sa valeur est à la fois épistémique et pragmatique). Mais ces conflits peuvent ne pas trouver de solution. Habituellement, ils ne sont pas entièrement résolus, et en tout cas certainement pas toujours en faveur d’une théorie substantielle. Une valeur additionnelle, non instrumentale, de la délibération est donc aussi un élément essentiel et distinctif de toute justification de la délibération. Cette autre valeur se retrouve dans l’idée de respect mutuel qui est un des éléments de la réciprocité. Les citoyens font preuve de respect envers autrui en reconnaissant leur obligation de justifier à autrui (en des termes qui permettent le désaccord raisonnable) les lois et les politiques gouvernant leur vie publique.

Le respect mutuel entre individus qui ont un désaccord raisonnable est une valeur en soi, mais il a lui-même des effets bénéfiques supplémentaires pour la politique démocratique. Un des plus importants est ce que nous appelons une économie du désaccord moral. Quand des adversaires politiques veulent économiser sur leurs désaccords, ils persistent à chercher des termes équitables de coopération sociale même lorsqu’ils sont placés devant le fait de leurs désaccords fondamentaux (et souvent fondateurs). Ils justifient alors les politiques qu’ils jugent le plus défendable moralement d’une manière qui minimise le rejet des positions raisonnables auxquelles ils continuent de s’opposer pour des raisons morales. En pratiquant une économie du désaccord moral, les citoyens qui ont un différend sont plus en mesure de travailler ensemble pour d’autres causes dont ils partagent les buts. Les citoyens devraient être capables d’accepter, par exemple, que les opinions d’une personne sur l’avortement n’a pas à influencer la manière dont elle est traitée s’agissant d’autres politiques publiques. Un militant pro-vie ne devrait pas refuser à une femme ayant subi un avortement l’accès à d’autres soins médicaux essentiels. Un militant pro-choix ne devrait pas refuser aux militants pro-vie le droit de se prononcer contre l’avortement, même devant une clinique d’avortement.

De pair avec la réciprocité, deux autres principes spécifient les conditions de la délibération démocratique. Le principe de publicité requiert que l’offre de raisons s’effectue publiquement afin que celles-ci soient mutuellement justifiables. Le principe d’imputabilité spécifie que les agents de l’État prenant des décisions au nom d’autres personnes, qu’ils soient ou non des électeurs, doivent être imputables à ces personnes. Des décisions engageant la communauté ne peuvent être justifiées moralement si les agents publics ne sont pas imputables devant ceux qu’on pourrait nommer les électeurs moraux. L’électorat moral de ces agents comprend plus que leurs simples électeurs, et encore plus que les citoyens. Il inclut des gens qui subissent effectivement la contrainte des décisions prises par les agents publics, même s’il est possible qu’ils n’aient pu participer à leur formulation. Les gens de pays étrangers qui doivent vivre, par exemple, avec les effets des déchets toxiques exportés par notre pays méritent que nos représentants leur rendent des comptes.

Les principes définissant les conditions de la délibération ressemblent à certains des principes avancés par les théoriciens procéduraux. Tout comme certaines théories procédurales, la démocratie délibérative est une théorie de second ordre. Malgré ces similarités toutefois, la démocratie délibérative, nous l’avons déjà vu, n’est pas une théorie procédurale. Elle peut donc revendiquer deux avantages importants sur le procéduralisme.

D’abord, la démocratie délibérative n’a aucun problème à affirmer que ce que la majorité décide, même après délibération, n’est pas nécessairement correct. Une majorité agit à tort si elle viole les libertés de base en exigeant qu’une minorité pratique la religion majoritaire. Toutefois, par un processus public et imputable de décision équitable, une majorité pourrait adopter une loi exigeant de tous les citoyens qu’ils s’adonnent à la pratique du culte d’une manière conforme aux croyances religieuses de la majorité. Selon une conception purement procédurale de la démocratie, une telle loi serait justifiée. Mais elle ne pourrait être justifiée envers les membres de la minorité qui ne partagent pas la religion de la majorité et dont l’intégrité personnelle est attaquée par cette loi. Ceci violerait donc le principe de réciprocité (ou tout idéal traitant chaque personne comme étant libre et égale).

Ensuite, lorsque les théories procédurales acceptent ou rejettent un résultat favorisé par une théorie de premier ordre, elles le font pour des raisons externes à cette théorie. Elles ne considèrent pas la théorie de premier ordre, ou ses justifications, dans ses propres termes, mais en appellent plutôt à d’autres considérations comme la stabilité sociale ou l’équité. Bien que ces considérations puissent être morales, les théories procédurales ne discutent pas directement des prétentions morales des positions qu’elles rejettent. Par conséquent, elles ne réussissent pas à traiter leurs adversaires avec le respect moral que la réciprocité exige, et elles laissent moins de place pour l’appréciation des conceptions opposées et pour leur modification totale ou partielle. Une théorie procédurale laisse les théories concurrentes, et leurs partisans politiques, dans la même position morale qu’au point de départ.

La démocratie délibérative ne souffre pas de ces difficultés car elle va au-delà du procéduralisme et inclut explicitement des principes substantiels de premier ordre. Mais certains critiques pourraient remarquer qu’en incluant des principes substantiels, la théorie s’enfonce dans des problèmes encore plus sérieux. Ils objecteraient qu’un principe substantiel comme la liberté de religion ne devrait pas faire partie d’une théorie démocratique. Les critiques conviendraient que la liberté de religion est un élément essentiel de la liberté de base et devrait être protégée. Mais ils affirmeraient aussi que la théorie démocratique ne devrait pas contenir de tels principes, aussi justifiés soient-ils d’un point de vue moral substantiel. Cet argument se veut plus définitionnel que substantiel : l’idée de la démocratie ne réfère qu’aux procédures.

Y a-t-il une raison de donner une définition si étroite de la démocratie qu’on en exclut les principes substantiels ? Ce ne peut être parce que le contenu de la liberté ou de l’opportunité de base est raisonnablement contestable ; il en va de même des principes dont le contenu est plus procédural, comme la publicité et l’imputabilité. Ce ne peut être non plus parce que la théorie démocratique devient incohérente si elle contient à la fois des principes substantiels et procéduraux. Il n’y a aucune incohérence à prétendre qu’une démocratie défendable se doit de soutenir la liberté de religion et d’autres libertés individuelles fondamentales, le droit de vote des individus et le droit à l’imputabilité de leurs représentants, et qu’elle se doit aussi de trouver une façon de décider équitablement entre des valeurs concurrentes lorsque celles-ci sont en conflit. Sans certains principes substantiels, la démocratie délibérative ne pourrait fournir de critères d’évaluation de nombreuses pratiques politiques, incluant non seulement les résultats des procédures, mais aussi les procédures elles-mêmes. De plus, elle serait moralement incomplète selon sa propre prémisse de réciprocité. Une constitution démocratique qui échouerait à protéger, par exemple, les libertés de base des citoyens ne serait pas justifiable envers ceux qui lui sont liés.

Les trois principes fournissant le contenu de la démocratie délibérative — liberté de base, opportunité de base, et opportunité équitable — découlent aussi du principe fondamental de la réciprocité. Les lois ne peuvent être mutuellement justifiées, comme la réciprocité l’exige, si elles violent l’intégrité personnelle des individus. Le principe de la liberté de base en appelle donc à la protection de l’intégrité personnelle de chaque personne, à travers des protections comme la liberté d’expression, de religion et de conscience, les garanties d’une procédure légale régulière et la protection égale devant la loi.

Des institutions, lois et politiques contraignantes qui privent les individus des opportunités de base nécessaires à l’exercice de choix entre bonnes vies ne peuvent être réciproquement justifiées. Ces opportunités de base incluent typiquement des soins de santé, une éducation, une sécurité, un travail et un revenu adéquats. Ces biens s’avèrent nécessaires à une vie convenable et à la capacité de faire des choix entre bonnes vies. Un principe d’opportunité de base requiert que l’on donne aux individus la capacité de faire des choix entre bonnes vies en leur fournissant les opportunités de base qui leur donnent une telle capacité.

La réciprocité prescrit également un principe d’opportunité équitable, lequel exige lui-même l’absence de discrimination dans la distribution des ressources sociales auxquelles une grande valeur est accordée, mais qui peuvent ne pas être essentielles à la bonne vie ou à la capacité de choix entre bonnes vies. Le principe d’opportunité équitable se fonde sur une thèse de réciprocité selon laquelle la discrimination individuelle dans la distribution de biens sociaux rares comme les charges publiques ne peut se justifier envers les individus qui en sont les victimes si elle repose sur des bases morales non pertinentes.

On ne se surprendra pas du fait que ces principes ressemblent à ceux que l’on retrouve dans de nombreuses théories de premier ordre. Le contenu substantiel de la démocratie délibérative s’inspire naturellement de la même source morale que les autres théories, et elle reflète plusieurs des mêmes conflits que ces théories génèrent. La plupart des théories de premier ordre partagent aussi, au moins implicitement, l’objectif de la justification mutuelle. Elles semblent seulement rejeter cet objectif lorsqu’elles tentent de justifier le fait que les exigences de la réciprocité peuvent ne pas être satisfaites dans certaines circonstances. Si elles récusent l’objectif en principe, comment peuvent-elles justifier l’imposition de lois et de politiques coercitives à des citoyens qui rejettent ces dernières sur des bases morales ?

En tentant de démontrer la supériorité de leurs propres principes, plusieurs théoriciens de la démocratie ont tendance à insister sur ce qui les séparent de leurs rivaux. A l’opposé, les démocrates délibératifs insistent sur ce qui les rapprochent, du moins initialement. Malgré les conflits fondamentaux que nous avons notés, les points de convergence entre les théories concurrentes de premier ordre et au sein de celles-ci sont appréciables. La plupart des théories défendent directement ou indirectement la protection de plusieurs libertés individuelles, surtout celles qui sont essentielles à l’intégrité des personnes (le coeur du principe de liberté de base). La plupart des théories soutiennent aussi que si leurs principes sont implémentés, tous auront l’opportunité de vivre une bonne vie, un idéal qui exprime le principe d’opportunité de base. De même, la plupart des théories suggèrent que leurs principes soutiennent ce que nous appelons l’opportunité équitable.

Ces points de convergence nous fournissent le contenu initial des principes substantiels de la démocratie délibérative. Bien que les autres théoriciens recherchent parfois une telle convergence, les démocrates délibératifs sont mieux placés pour l’atteindre, car ils ne tentent pas simplement de s’approprier ce qu’ils considèrent valable, de leur point de vue, dans les théories rivales. Bien qu’ils ne prétendent pas à la neutralité vis-à-vis des théories de premier ordre, les démocrates délibératifs n’exigent pas le rejet des théories concurrentes de premier ordre. Les principes substantiels de la démocratie délibérative jouissent d’un statut différent en démocratie délibérative : ils sont moralement et politiquement provisoires d’une manière qui les laisse plus ouverts à la critique et, par conséquent, plus réceptifs au pouvoir discrétionnaire démocratique.

4. Principes moralement provisoires

Les principes de la démocratie délibérative sont moralement provisoires parce qu’ils sont présentés, et ne sont justifiables que s’ils sont présentés, comme des énoncés pouvant être contestés et modifiés avec le temps en réponse à de nouvelles idées philosophiques, à des données empiriques ou à des interprétations de ces idées et de ces données. Bien entendu, plusieurs théories peuvent endosser, et certaines endossent, une perspective similaire — par exemple, en adoptant une certaine forme de faillibilisme ou plus simplement en approuvant de manière générale l’ouverture d’esprit morale et intellectuelle. Mais le provisionnalisme qu’adopte la démocratie délibérative envers ses propres énoncés fait partie intégrante de la théorie et ouvre la possibilité de changements fondamentaux au contenu même de la théorie. Cette capacité que possède la démocratie délibérative de soumettre avec le temps ses propres principes, ainsi que d’autres principes moraux, à l’examen critique est en partie ce qui en fait une théorie morale de second ordre. Une théorie de premier ordre ne peut incorporer une telle possibilité de révision fondamentale, tout en demeurant cohérente. Lorsque ses principes fondamentaux sont substantiellement modifiés, par exemple si l’on passe d’un contenu utilitariste à un contenu égalitariste, la théorie n’est pas seulement révisée, mais bien rejetée.

Le statut provisoire de ses principes fait partie intégrante de la démocratie délibérative car il est impliqué par la réciprocité qui est sa prémisse fondamentale. Les citoyens tenus de justifier à autrui les lois qu’ils cherchent à imposer doivent prendre au sérieux les raisons données par leurs adversaires. Prendre ces raisons au sérieux signifie que, au moins pour une certaine gamme de vues que l’on conteste, on doit reconnaître la possibilité qu’une de ces positions s’avère correcte dans l’avenir[3]. Cette reconnaissance comporte des implications non seulement pour la manière dont les citoyens devraient traiter leurs adversaires, mais aussi pour la façon dont ils considèrent leurs propres vues. Elle leur impose une obligation de continuer à les éprouver, en recherchant des forums où elles pourraient être mises à l’épreuve. Elle les contraint aussi à garder ouverte la possibilité de leur révision ou même de leur rejet. Cette obligation est ce qui rend possible la pratique d’une économie du désaccord moral décrite plus tôt.

Comment est-il possible pour la démocratie délibérative d’énoncer des principes constitutifs de sa théorie et de permettre simultanément que ceux-ci puissent être rejetés ? Une partie importante de la réponse consiste à adopter une vision dynamique de la théorie, la voyant non pas comme un ensemble de principes fixes en tout temps, mais comme un ensemble dont tout élément peut être transformé avec le temps. Tous les principes ne peuvent être contestés en même temps de l’intérieur de la théorie, mais tout principe (ou même plusieurs principes) peut être mis en cause à un moment particulier par d’autres principes de la théorie. De cette façon, la théorie contient les instruments de sa propre révision. Les citoyens et les agents publics imputables peuvent réviser un principe au cours d’un processus séquentiel dans lequel les autres principes sont maintenus constants. Ils peuvent altérer leur compréhension de tous les principes en les appliquant dans un contexte différent ou à une période différente. Par exemple, en comprenant l’importance de la liberté de base qui protège l’intégrité personnelle, les citoyens commencent à juger si l’information concernant la vie privée d’une personne est légitimement soumise au principe de publicité, lequel implique que les actions politiques pertinentes des agents publics doivent être soumises à l’examen public. Quand une personne est un agent de l’État avec une histoire de troubles psychiatriques, les valeurs d’imputabilité et d’intégrité personnelle peuvent entrer en conflit. Par le raisonnement moral sur ces valeurs en conflit, le principe de publicité peut se voir modifié, par exemple en restreignant son application ou en réinterprétant sa raison d’être.

Le principe de réciprocité lui-même donne les moyens de critiquer ses propres conclusions. Dans Democracy and Disagreement, nous utilisons le principe de réciprocité pour défendre une décision d’une Cour fédérale concernant la religion et l’éducation publique. La Cour rejeta la revendication de certains parents chrétiens fondamentalistes qui demandaient que leurs enfants soient exemptés du programme standard de lecture dans une école publique du Tennessee car le contenu des manuels obligatoires entrait en conflit avec leurs convictions religieuses[4]. Les parents soutenaient qu’on ne devrait pas enseigner aux enfants à poser des jugements critiques, à se servir de leur imagination, et à exercer des choix « dans des domaines où la Bible nous fournit la réponse ». William Galston n’accepte pas notre critique des parents et invoque l’idée même de réciprocité pour défendre leur revendication[5]. Galston imagine les parents fondamentalistes affirmant ceci : « Si vous pouviez croire ce que je crois... vous rechercheriez pour votre enfant ce que je recherche pour le mien. De plus, les accommodements que je demande, je les accorderais moi-même sans peine, si nos rôles étaient inversés »[6].

L’argument de Galston au nom des parents, fondé sur la réciprocité, est supérieur à tous ceux que les parents ou leurs partisans ont effectivement présentés dans cette affaire. Nous partageons l’avis de Galston que les enfants ne devraient pas être traités comme des simples créatures de l’État ou des parents, ce qu’implique la réciprocité. Notre désaccord porte plutôt sur le droit d’une école publique à rendre obligatoire un programme exposant tous les élèves à des idées qui sont raisonnablement conçues afin de les préparer à assumer les droits et les devoirs de la citoyenneté démocratique, et cela même si les parents de certains élèves jugent que ces idées offusquent leurs croyances religieuses.

L’argument de Galston aurait plus de force morale dans une réunion de commission scolaire que dans une cour de justice. La décision discrétionnaire d’une commission scolaire peut éviter de traiter les enfants comme des créatures des parents ou de l’État. (Comme les enfants reçoivent aussi une éducation dans la sphère familiale et dans l’Église, les écoles publiques comme telles ne traitent pas les enfants comme de simples créatures de l’État). La commission scolaire pourrait se servir de son pouvoir discrétionnaire légitime afin de rechercher une autre façon d’enseigner aux enfants que tous peuvent accepter. Celle-ci devrait être compatible avec les croyances religieuses sincères des parents, mais aussi avec l’objectif civique raisonnable de l’État d’initier les enfants à des idées comme la dignité des personnes, dont la justification ne dépend pas de l’approbation des parents. Au contraire, une décision de la Cour d’exempter les enfants étendrait la portée de la liberté de religion de telle manière que les parents auraient le pouvoir d’exempter leurs enfants de n’importe quel programme obligatoire du secteur public, même un programme aussi élémentaire et raisonnable que le programme de lecture prescrit dans ce cas-ci par la commission scolaire. La dignité des personnes était une idée (parmi d’autres) à laquelle les parents fondamentalistes ne voulaient pas voir leurs enfants exposés sans une déclaration de l’enseignant admettant que c’était là une idée erronée.

Que Galston l’emporte ou non dans sa défense des parents fondamentalistes, son mode d’argumentation démontre que les implications de la réciprocité elle-même peuvent être sujettes à la révision et à la réinterprétation par la délibération. De même, la démocratie délibérative peut soutenir efficacement la tentative de ses critiques de contester notre position selon laquelle l’utilitarisme, considéré comme une théorie morale de premier ordre, est incompatible avec la réciprocité car il ne respecte pas la liberté de base des personnes. Elle peut appuyer la théorie libertarienne dans une remise en question efficace de nos arguments s’opposant, par exemple, à l’exécution de certains contrats de mère porteuse contre la volonté de la mère naturelle[7]. Et elle pourrait soutenir les égalitaristes qui contestent notre argument selon lequel les citoyens qui en ont la capacité devraient travailler plutôt que de recevoir de l’aide sociale si un travail décent (et un service de garde adéquat) est disponible[8].

Il serait même possible pour un utilitariste ou un libertarien de contester les principes constitutionnels de la démocratie délibérative. Toute théorie adéquate de la démocratie délibérative inclut des principes de premier ordre (comme les principes de liberté et d’opportunité que nous avons proposés dans Democracy and Disagreement ), et ceux-ci sont sujets à la contestation au même titre que les principes de l’utilitarisme, de la théorie libertarienne et de l’égalitarisme. Mais cette contestation doit être énoncée dans un processus lui-même gouverné par la réciprocité. L’utilitariste, le libertarien ou l’égalitariste doit fournir des arguments moraux et en appeler à des principes ne pouvant être raisonnablement rejetés par ses adversaires. La constitution de la démocratie délibérative est en ce sens elle-même créée et soutenue en partie par un processus de délibération.

De façon similaire, la démocratie délibérative peut accepter que la pratique de la délibération politique soit elle-même contestée. Les théories de second ordre favorisant le marchandage aux dépens de la délibération, par exemple, s’appuient habituellement sur des prémisses morales dissimulées. Typiquement, elles supposent que la politique fondée sur les intérêts est moralement désirable. Leurs présupposés peuvent être évalués en termes moraux et ainsi tomber sous la juridiction de la démocratie délibérative. Que le marchandage politique satisfasse les standards de réciprocité dépendra en partie des conséquences effectives du marchandage politique dans un contexte social particulier. Si l’on peut démontrer que ces conséquences sont mutuellement justifiables aux individus qu’elles engagent, alors l’instauration du marchandage égoïste en lieu et place de la délibération peut satisfaire les principes de la démocratie délibérative.

Une apologie morale du marchandage politique peut être évaluée par des principes délibératifs, même si le marchandage politique en soi n’invoque pas directement de propositions morales dans son processus décisionnel (la démocratie délibérative n’implique pas que des raisons morales doivent toujours être offertes pour toute décision politique ou même toute décision tout court). Une apologie morale générale du marchandage égoïste affirmerait que le marchandage produit généralement des termes de coopération mutuellement avantageux. Une telle défense s’appuierait sur la réciprocité pour mettre en cause l’argument de Democracy and Disagreement selon lequel on ne peut généralement compter que le marchandage égoïste en politique produise des résultats mutuellement justifiables. Cette défense s’opère toujours à l’intérieur du champ de la démocratie délibérative car elle dépend de l’idée de réciprocité.

La nature provisoire des pratiques et des principes que la démocratie délibérative recommande est un élément intégral de la théorie. La démocratie délibérative nous offre une manière moralement justifiable de juger des désaccords raisonnables entre les individus qui contestent ses principes premiers, ses pratiques suggérées, ou les deux. Cette justification ne tient que si l’on traite ses principes comme étant essentiellement provisoires.

N’y a-t-il aucune limite aux désaccords que peuvent accepter les démocrates délibératifs — aucune limite à ce qu’ils considèrent comme provisoire ? Ils peuvent encourager la réinterprétation du sens et des implications de la réciprocité, mais ils ne peuvent tolérer le rejet en bloc de la justification morale qu’elle requiert. Ils peuvent accueillir la critique de leurs principes, quels qu’ils soient, mais ils ne peuvent accepter le refus de tout raisonnement moral dans la justification de décisions politiques contraignantes. Rejeter tout court[9] l’idée de raisonnement moral en politique signifie abandonner non seulement la démocratie délibérative, mais aussi toute forme de démocratie dans laquelle les lois doivent être justifiées aux citoyens qu’elles contraignent.

Par conséquent les démocrates délibératifs rejettent, et non seulement provisoirement, toute théorie qui fonde la politique uniquement sur le pouvoir. Ils s’engagent, et non seulement provisoirement, à juger la distribution du pouvoir d’une manière qui soit justifiable réciproquement. Les théoriciens qui prétendent que la politique n’est que pouvoir doivent rejeter bien plus que les propositions morales et les méthodes décisionnelles de la démocratie délibérative. Ils doivent aussi refuser la critique de toute distribution de pouvoir actuelle, aussi injuste soit-elle, ou s’ils la critiquent ils doivent le faire dans des termes que — selon leur propre conception — leurs concitoyens n’ont aucune raison d’accepter. S’ils renoncent à rechercher des principes et des pratiques politiques pouvant être mutuellement justifiés, qui devrait les écouter ? Certainement personne de motivé à trouver des termes équitables de coopération sociale. Leur auditoire ne peut être composé que de gens ayant eux-mêmes abandonné la recherche de raisons et d’arguments mutuellement défendables. Par conséquent, ceux qui voudraient renoncer aux raisons réciproques tentent soit de prêcher aux convertis, soit de toucher les déraisonnables. Dans le premier cas l’auditoire n’a aucun besoin de les écouter, dans le second aucune raison[10].

5. Principes politiquement provisoires

Les principes de la démocratie délibérative se veulent provisoires non seulement moralement mais aussi politiquement. Les démocrates délibératifs s’engagent à considérer leurs principes comme étant sujets à révision non seulement par des arguments moraux de philosophes ou d’autres individus délibérant entre eux, mais aussi par des arguments de citoyens et de leurs représentants délibérant ensemble. La justification de cet engagement, comme la justification du caractère moralement provisoire des principes, repose sur la valeur de la réciprocité. Du point de vue de la réciprocité, les personnes ne doivent pas être traitées comme un simple objet de législation, comme des sujets passifs à gouverner, mais comme des agents autonomes prenant part au gouvernement, directement ou via leurs représentants, en présentant et en répondant aux raisons qui pourraient justifier les lois sous lesquelles ils doivent vivre ensemble.

Ce processus d’offre de raisons a lieu non pas dans les demeures des citoyens ou les cabinets de philosophes, mais dans un forum politique public. Les lois engageant les citoyens devraient effectivement leur être justifiées, et justifiées par eux. Les démocrates délibératifs ne considèrent pas que les justifications hypothétiques proposées par certains théoriciens du contrat social soient suffisantes. De telles justifications peuvent faire partie du raisonnement moral auquel les citoyens réfèrent, mais ce raisonnement doit passer le test de la délibération concrète afin de fonder les lois engageant les citoyens. Ce n’est pas simplement une question de tenter de s’assurer de la légitimité de la loi, ou de faire en sorte que les citoyens sentent, ou même qu’ils aient de bonnes raisons de sentir, que leurs points de vue ont été considérés même s’ils désapprouvent le résultat. La délibération politique concrète est requise à un certain moment afin de justifier la loi pour cette société à ce moment. Le processus d’offre de raisons est nécessaire (mais non suffisant) pour proclamer qu’une loi est non seulement légitime, mais juste. Autrement, les principes la justifiant pourraient s’avérer corrects en général mais incorrects dans le cas particulier. La justice d’une loi dépend en partie de la façon dont elle doit être interprétée dans des circonstances déterminées, et cette interprétation dépend elle-même des raisons que les citoyens et leurs représentants donnent dans un processus concret de justification.

Comme sa contrepartie morale, le caractère politiquement provisoire de la délibération signifie que non seulement les principes d’une démocratie délibérative, mais aussi ses lois et ses décisions sont essentiellement révisables. Par la délibération réelle, les principes et les pratiques justifiés à un moment particulier peuvent être, avec le temps, révisés et remplacés par des principes et des pratiques différents, d’une manière qui s’accorde mieux avec la prémisse de réciprocité. Les démocrates délibératifs ne s’engagent pas toutefois à la délibération publique continuelle, peu importe les conséquences. Toutes les lois et décisions n’ont pas à être débattues en public. Il existe de bonnes raisons d’économie et de compétence — ainsi que des raisons offertes par les principes substantiels de liberté et d’opportunité (qui sont aussi révisables avec le temps) – qui plaident contre une telle délibération universelle.

La démocratie délibérative ne devrait pas être confondue avec le républicanisme civique. Les démocrates délibératifs peuvent favoriser une participation importante, mais pas comme but premier ou universel. Elle n’exige pas, comme le souhaitait Rousseau, que les citoyens « volent aux assemblées » continuellement. La démocratie délibérative soutient le gouvernement représentatif. Les agents publics responsables devant les citoyens peuvent avoir plusieurs bonnes raisons pour abroger ou laisser de côté la délibération lorsqu’ils prennent certaines décisions. La démocratie délibérative exige seulement que la décision d’abroger ou de renoncer à la délibération soit prise publiquement et par des agents imputables. Les circonstances et la nature des politiques qui ne sont pas élaborées de façon délibérative devraient être décidées de façon délibérative. La valeur de la pratique de la délibération est elle-même provisoire ; la délibération peut être abandonnée ou modifiée si l’argumentation publique démontre adéquatement qu’elle interfère avec la poursuite de fins substantielles plus importantes que la délibération elle-même.

Jusqu’ici nous avons supposé que les aspects moraux et politiques de la nature provisoire des principes délibératifs se renforcent mutuellement. Par les processus de délibération morale et politique, les citoyens évaluent les lois substantielles et les procédures de la démocratie délibérative. Mais, bien entendu, ces processus pourraient ne pas toujours fonctionner ensemble harmonieusement. Un théoricien ou tout citoyen pourrait bien, par sa délibération morale personnelle, en arriver à une conclusion se heurtant aux conclusions atteintes par la délibération politique de ses concitoyens. Le résultat d’un processus délibératif recommandé par les démocrates délibératifs pourrait se heurter aux principes de justice que ceux-ci favorisent également. Cela ne semble pas présenter un sérieux problème pour les théoriciens substantiels de premier ordre, qui pourraient simplement déclarer le résultat injuste. Les théoriciens purement procéduraux ne sont pas vraiment ébranlés non plus par ce problème : ils accepteraient tout bonnement le résultat en autant que les procédures respectent les conditions qu’ils spécifient. Nous avons déjà précisé pourquoi nous pensons que ces approches ne sont pas adéquates, et pourquoi une théorie démocratique se doit de posséder des principes de nature tant substantielle que procédurale. Mais les insuffisances des autres approches ne font pas disparaître le problème du conflit potentiel entre délibération morale et politique.

La démocratie délibérative peut-elle affirmer des conclusions substantielles sur la politique et continuer à soutenir la valeur de la délibération réelle, qui pourrait produire ou non ces mêmes conclusions ? Des philosophes politiques, incluant des démocrates délibératifs comme nous, en arrivent à des conclusions substantielles sans s’engager dans une quelconque délibération politique concrète. Voilà qui semble frapper de plein fouet l’engagement en faveur d’un jugement réel plutôt qu’hypothétique des désaccords politiques. Frederick Schauer présente ceci comme un paradoxe de la démocratie délibérative[11]. Schauer prétend que si, d’un côté, il accepte les arguments et les conclusions de Democracy and Disagreement, il n’a pas à réclamer de délibération politique concrète. Les auteurs de cet ouvrage lui donnent toute la preuve dont il a besoin pour penser que des conclusions solides peuvent être atteintes sans l’aide de la délibération réelle. Si, de l’autre côté, il rejette les arguments et les conclusions de l’ouvrage, alors il devrait aussi rejeter la délibération recommandée par ses auteurs. D’une manière ou d’une autre, la théorie de la démocratie délibérative ne parvient pas à défendre le règlement délibératif des désaccords en politique démocratique et rend superflue la pratique de la délibération démocratique.

Cette objection n’exprime pas un paradoxe authentique. Les conclusions substantielles et les principes proposés par les démocrates délibératifs ne contrecarrent pas la délibération concrète. Plus que dans toute autre théorie, les principes et les conclusions doivent être soumis aux rigueurs de la délibération effective ; cela fait partie de ce que signifie traiter ces principes et ces conclusions comme étant politiquement provisoires. Les démocrates délibératifs offrent leurs arguments non pas comme des contraintes philosophiques à la politique démocratique, mais comme des contributions à la délibération démocratique. Les arguments procèdent des principes de base de la démocratie délibérative, mais ils se fondent aussi fréquemment sur des positions réelles déjà formulées dans des débats politiques concrets. Ces positions trouvent souvent leurs sources dans les principes des moralités politiques de premier ordre, et des fragments de ces moralités, impliqués par ou contenus dans les débats publics.

Les conclusions substantielles auxquelles en arrivent les démocrates délibératifs sur les principes et les politiques qui en découlent doivent être comprises comme des hypothèses normatives. Étant donné certains présupposés sur la réciprocité, par exemple, les citoyens devraient accepter certains principes et conclusions pratiques. Les hypothèses sont normatives, car simplement démontrer que certaines personnes, même une majorité, rejettent en fait ces principes ou ces conclusions ne peut les réfuter. L’assistance sociale pour les jeunes mères, par exemple, peut se révéler être la meilleure politique même si une majorité de citoyens américains s’y oppose. Mais une hypothèse normative demeure une hypothèse car elle peut être réfutée ou raffinée en démontrant qu’il existe de meilleurs arguments pour des principes ou des conclusions concurrents dans un même contexte. Ces principes ou ces conclusions concurrents peuvent nous être donnés par une moralité politique de premier ordre. Mais que l’hypothèse normative soit réfutée ou bien raffinée, ce type de critique ne peut réussir qu’en soumettant les arguments rivaux aux rigueurs de la délibération réelle, prenant en considération les imperfections dont ce genre de processus souffre en pratique.

Lorsque les démocrates délibératifs critiquent les injustices d’une politique d’assistance sociale, par exemple (comme nous le faisons dans Democracy and Disagreement[12] ), la critique ne doit pas se substituer à la délibération concrète. Le but de cette critique est de reprendre les éléments les plus importants du débat réel, en extrayant ce qui a de la valeur dans ce qu’avancent les partisans des deux bords (bien qu’en ne prétendant pas à la neutralité ou au traitement égal de tous les principes de premier ordre). Les partisans d’une « obligation au travail » comme élément d’une politique d’assistance sociale en appellent, selon nous, à un principe de responsabilité personnelle, mais les partisans d’un assouplissement de cette exigence pour les mères ayant de jeunes enfants ont raison de reconnaître le besoin de soutenir les enfants qui ne sont pas responsables de leur pauvreté. De tels arguments sur l’assistance sociale, et bien d’autres sujets moralement difficiles que nous présentons dans ce livre, émanent de délibérations ayant eu lieu en politique américaine. Nous montrons comment ces arguments pourraient être améliorés, comment la délibération pourrait être étendue là où elle est présentement négligée. Nos arguments tentent aussi d’identifier les conditions (comme une plus grande inclusion ou une meilleure information) à partir desquelles la délibération s’approcherait de standards satisfaisants de réciprocité, de publicité et d’imputabilité. De plus, les valeurs générales exprimées par ces principes, peut-être sous différents noms, sont largement acceptées, non seulement par les démocrates délibératifs mais aussi par les utilitaristes, les libertariens, les égalitaristes libéraux et les communautariens, de même que par beaucoup de citoyens ordinaires.

Arrivées à un certain point, les délibérations politiques en viennent à une conclusion. Typiquement, les citoyens ou leurs représentants votent, et la décision collective est prise, les engageant tous du moins pour le présent. Mais ce qui survient avant et après la décision est aussi important que le simple geste de voter. La décision est légitime si elle est prise en accord avec des procédures politiques appropriées, mais quant à savoir jusqu’à quel point elle est moralement justifiable — jusqu’à quel point elle est juste ou correcte — voilà qui dépend substantiellement de la mesure dans laquelle elle a été élaborée et adoptée de façon délibérative. Plus les conditions réelles précédant le vote, et le comportement suivant le vote, se rapprochent d’une approximation des conditions idéales de réciprocité, plus la justification morale des politiques votées comme lois sera forte. Les démocrates délibératifs se prononcent sur le processus et ses résultats d’après des principes autant procéduraux que substantiels. Leurs jugements face à un désaccord raisonnable, comme les principes de leur théorie de second ordre, se veulent moralement et politiquement provisoires.

6. Conclusion

La démocratie délibérative diffère des autres théories car elle contient en elle-même non seulement les moyens de sa propre correction, mais aussi la possibilité de sa révision fondamentale. Le statut provisoire de ses propres principes permet à la démocratie délibérative de soumettre à l’examen critique tant le contenu et les conditions qu’elle prescrit, que les principes proposés par d’autres théories. La démocratie délibérative ne peut être simplement écartée en affirmant l’une ou l’autre des propositions morales qui forment le contenu des désaccords moraux de premier ordre. Ce serait là simplement reproduire dans sa forme originelle le problème du désaccord moral que la théorie démocratique est supposée transformer, sinon résoudre. Mais les principes délibératifs peuvent être critiqués de façon appropriée, tant de l’intérieur de la théorie elle-même que de l’extérieur par d’autres théories de premier ordre. Et tous les principes de la démocratie délibérative, incluant la réciprocité, pourraient être contestés en bloc en proposant un fondement moral alternatif permettant de juger des désaccords moraux de premier ordre en politique. Malgré le fait qu’aucune théorie n’ait fourni une telle alternative jusqu’à présent, la démocratie délibérative demeure ouverte à cette possibilité, ouverte, par conséquent, à son propre remplacement.

La démocratie délibérative maintient également son engagement ferme en faveur d’une valeur centrale, la réciprocité, qui lui sert de point de repère théorique et moral. Affirmer la valeur de la réciprocité ne revient pas simplement à soutenir une autre moralité, comme le font les théoriciens de premier ordre avançant leurs principes de justice ou d’utilité. Parce que la démocratie délibérative adopte une perspective morale de second ordre sur les désaccords moraux de premier ordre, elle peut maintenir sa cohérence devant un vaste éventail de principes et de positions de premier ordre. Avec le principe de réciprocité, les démocrates délibératifs offrent une méthode par laquelle les citoyens qui ont un désaccord raisonnable sur des moralités de premier ordre peuvent agir collectivement pour former des institutions, des lois et des politiques les engageant mutuellement. Dans la mesure où les principes et les pratiques de la démocratie délibérative demeurent cohérents avec la réciprocité, la théorie nous fournit une façon justifiable d’appréhender les désaccords moraux en politique. Cette façon est généralement plus justifiable que ce qu’offrent d’autres théories démocratiques car, parmi les théories démocratiques possédant les ressources nécessaires à la critique des pratiques et des principes politiques existants, c’est elle qui accorde le plus de place au désaccord raisonnable persistant entre citoyens et entre théoriciens. La démocratie délibérative embrasse de façon constructive — sans toutefois l’exalter — le conflit moral qui sous-tend une si grande part de la politique démocratique contemporaine[13].