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Au cours des 30 dernières années, un nombre croissant d’études historiques ont porté sur la contribution, la situation et le rôle des femmes dans le domaine des sciences. Cela a constitué une distinction importante par rapport aux études se rapportant aux sciences traditionnelles où les spécialistes de l’histoire ou les scientifiques mêmes soulignaient et vantaient le travail « héroïque » des hommes et leurs « découvertes sans pareil[1] ».

Que ce soit pour faire l’histoire des femmes ou mener des études féministes, on a emprunté une autre voie pour que les études portent non plus essentiellement sur les hommes, mais bien sur les femmes. On a adopté une nouvelle optique pour mettre en valeur la vie et les activités des femmes en les replaçant dans leur contexte historique constitué d’hommes et de femmes. Cette nouvelle méthode est le résultat du profond changement de mentalité qui s’est opéré chez les universitaires féministes ainsi que chez les militantes et les militants d’action communautaire qui, après le deuxième mouvement de libération des femmes à la fin des années 60, ont donné naissance à une tendance qui a entraîné un véritable changement de paradigme dans la recherche sur les hommes et les femmes[2]. Pour moi, en tant qu’historienne des sciences, cela est analogue à ce qu’il est convenu d’appeler la première révolution scientifique des xvie et xviie siècles, où le passage d’un univers géocentrique à un univers héliocentrique provoqua un véritable changement de paradigme. On sait, à présent, que le soleil fait partie d’un système beaucoup plus vaste parce qu’on a remis le système solaire dans son contexte. De la même façon, on commence à replacer les recherches axées sur les femmes dans des contextes historiques et géopolitiques plus larges qui tiennent compte à la fois des rapports sociaux qui existent entre les sexes et des autres rapports de pouvoir. En fait, on peut aborder les projets de recherche axés sur les femmes de différentes façons, en fonction du thème, du cadre théorique ou des méthodes utilisées. Dans le présent article, j’essaie de montrer comment le fait d’orienter différemment les recherches féministes influe sur les recherches historiques qui sont menées sur les Canadiennes et les sciences.

Il y a longtemps que la quasi-invisibilité des femmes dans le domaine des sciences, principalement en raison de leur exclusion des manuels scientifiques et des ouvrages de référence, alliée à la présence continuelle des hommes dans ce domaine, a donné l’impression que l’Occident ne comptait qu’une poignée de scientifiques féminines. Par ailleurs, les quelques femmes qui ont réussi à effectuer des travaux scientifiques ont rarement bénéficié de reconnaissance ou d’un poste convenable. C’est là une explication simpliste de ce qui se passe au sein des communautés scientifiques où la situation est, en fait, beaucoup plus complexe. Des études plus fouillées et les recherches axées sur les femmes ont révélé qu’un grand nombre de femmes étudiaient et travaillaient dans le domaine des sciences[3], que leur travail était reconnu, bien que leur parcours professionnel ait souvent différé de celui de leurs homologues masculins et même de celui de leurs collègues féminines. Jusqu’à tout récemment, la plupart des recherches qui ont porté sur les scientifiques féminines, y compris celles que j’ai moi-même effectuées, étaient essentiellement des études qui comparaient ces femmes avec leurs collègues masculins. Les recherches menées dans les années 70 et 80 découlaient d’une prémisse selon laquelle la comparaison des carrières des femmes avec celles des hommes était préjudiciable aux femmes (Zuckermann et autres 1991). S’il est vrai que cette façon de procéder a été utile pour étudier la condition des femmes dans le domaine des sciences, il existe d’autres méthodes tout aussi valables, et probablement meilleures, car, en comparant les chances d’emploi chez les femmes avec celles chez les hommes, nous perpétuons l’idée que la carrière des hommes constitue la norme et le but à atteindre.

Dans le monde occidental, la notion de réussite professionnelle est fondée sur les attentes d’hommes privilégiés, sur leurs expériences, sur leurs réalisations au sein de l’Église, de l’armée, de la fonction publique et dans diverses professions masculines qui regroupent, entre autres, des médecins, des avocats ou des ingénieurs. Cette notion ne tient compte ni des multiples expériences que les hommes vivent dans le secteur universitaire et gouvernemental ou en tant que scientifiques industriels, ni des batailles auxquelles doivent se livrer ceux qui sont issus de milieux moins favorisés. Les recherches biographiques ont déjà démontré que les scientifiques masculins n’ont pas tous connu une carrière en ligne droite, et que c’est encore plus rare chez les femmes (par exemple, Manning 1983 ; Bliss 1984 ; Ainley 1990b ; Hoecker-Drysdale 1992 ; Cranmer-Byng 1996 ; Bailey Ogilvie et Choquette 1999). Bien qu’il soit difficile d’obtenir de l’information biographique détaillée sur la vie active d’un grand nombre de scientifiques féminines, une lecture attentive des documents d’archives existants et des sources secondaires permettra aux spécialistes de l’histoire des sciences de voir combien la façon de mener une carrière pouvait varier d’une scientifique à une autre. Des enquêtes très nuancées font ressortir le fait qu’il existe des questions d’autonomie décisionnelle, expression que je définis plus loin, qui influent sur les prises de décision, sur la structuration de la vie (pour reprendre la formule de Mary Catherine Bateson (1989)) et qui se répercutent sur les changements qui jalonnent une vie. Il n’est pas facile, toutefois, de modifier sa façon de penser parce que nous considérons toujours une carrière d’homme comme la norme. Même si certains des premiers documents sur le féminisme qui ont été publiés dans les années 70 proposaient des modèles de carrière différents qui reflétaient la vie des femmes dans sa réalité, il s’agissait souvent de femmes mariées qui étaient également mères plutôt que des célibataires guidées par la réussite (White 1970). Malheureusement, je n’ai moi-même pas réussi à trouver un autre terme ni à construire un modèle qui puisse s’appliquer à la vie professionnelle de toutes les femmes, et de beaucoup d’hommes, qui ont travaillé comme scientifiques de 1890 à 1970. Nous pourrions élargir notre conception de ce qui constitue une carrière si nous comprenions qu’historiquement les scientifiques masculins n’ont pas tous atteint l’idéal de la « carrière linéaire », que c’est le fait d’avoir pu continuellement gravir les échelons sans entraves et accéder à des postes de mieux en mieux rémunérés qui leur a permis de se livrer à des recherches scientifiques grassement subventionnées, de recevoir des récompenses et d’être reconnus par la communauté scientifique. L’emploi, de façon interchangeable, des termes « carrière », « vie active » et « vie dans les sciences » nous permettra d’étudier tout un éventail d’expériences chez la femme comme chez l’homme dans le domaine des sciences et d’effectuer des comparaisons entre les sexes, les disciplines et les établissements.

Les nouvelles recherches féministes nous ont manifestement permis d’obtenir un tissu historique plus riche, une narration plus détaillée du passé et des comptes rendus plus précis des relations qui existent entre les deux sexes. Elles nous ont permis de constater qu’une histoire écrite du point de vue des grandes puissances donnait un récit biaisé et lacunaire. Il est possible d’étudier, d’évaluer et de retranscrire l’histoire des femmes en général, et des scientifiques féminines en particulier, de diverses façons. Depuis vingt ans, j’étudie le domaine des sciences au Canada dans une perspective féministe et mon travail a lui-même subi plusieurs transformations. Le présent article, que j’ai intitulé : « Une nouvelle optique [...] », est fondé sur deux présentations rédigées pour des colloques portant sur différents aspects de ma recherche. Dans la première, réalisée pour le Colloque sur l’histoire de l’éducation au Canada, lequel s’est tenu à Vancouver en octobre 1999, je compare les carrières des femmes avec celles de leurs collègues masculins. Dans la seconde, faite à Saint Louis, au Missouri, en 2000, lors du colloque intitulé : « Writing the Past, Claiming the Future : Women and Gender in the History of Science, Medicine and Technology », j’ai modifié mon point de vue pour essayer de rendre compte des changements qui surviennent au cours de la vie des femmes afin de faire ressortir l’importance de l’autonomie décisionnelle (agency). Par cette expression, j’entends « l’aptitude ou le pouvoir de prendre des décisions en fonction de nos besoins et de nos désirs personnels à propos de questions qui nous touchent directement[4] ».

Un premier regard sur les scientifiques féminines : l’avenir limité des professeures de sciences dans les universités canadiennes pendant la période 1890-1960

Même si les femmes ont commencé à enseigner les sciences dans les universités canadiennes vers 1890, elles n’ont connu qu’un avenir limité pendant presque tout le xxe siècle. Si l’on compare leurs possibilités d’avancement et le déroulement de leur carrière avec ceux de leurs collègues masculins, on se rend compte que les femmes ont été aux prises avec toute une série d’obstacles fondés sur le sexe. Toutefois, comme l’ont démontré les recherches faites aux États-Unis, en Australie et au Canada, les scientifiques féminines dotées d’une formation universitaire étaient nombreuses dans ces pays, et beaucoup d’entre elles occupaient un poste au sein d’un collège ou d’une université[5].

Depuis 1984, je mène des recherches sur l’histoire des Canadiennes et les sciences ainsi que sur la vie et le travail de William Rowan, zoologue à l’Université de d’Alberta. Le travail que j’ai effectué en parallèle sur ces deux projets m’a permis de faire la différence entre les problèmes d’ordre général, qui étaient l’apanage de la plupart des professeurs et des professeures de sciences, et ceux qui étaient fondés précisément sur le sexe. Dans le contexte de ma recherche biographique sur William Rowan, j’ai lu l’abondante correspondance qu’il a entretenue avec d’autres scientifiques de 1916 à 1957. Ces lettres illustrent l’immense pouvoir des administrateurs des établissements d’enseignement supérieur et les difficultés causées par le trop-plein d’effectifs, les longues heures de travail, le manque de ressources et de matériel scientifique – problèmes qu’ont connus tous les professeurs et professeures de sciences (Ainley 1993a).

La recherche que j’ai réalisée, par l’entremise d’archives et d’entretiens, auprès de trois générations de scientifiques féminines dans plus de vingt universités canadiennes m’a fourni de l’information institutionnelle et personnelle sur environ 200 d’entre elles qui ont obtenu leur diplôme avant 1970. La comparaison de leur cheminement de carrière, d’abord entre elles, puis avec celui de leurs collègues masculins, m’a permis de mieux comprendre les défis additionnels auxquels ont dû faire face les professeures de sciences, notamment la ségrégation hiérarchique et latérale qu’elles ont rencontrée dans leur milieu de travail.

Étant donné les contextes généraux dans lesquels se sont déroulées l’histoire des sciences et l’éducation des femmes au Canada, j’aimerais souligner que la convergence des deux tendances qui ont dominé à la fin du xxe siècle au Canada, c’est-à-dire l’accès aux études supérieures pour les femmes de race blanche, issues de la classe moyenne et de familles anglophones (ce qui exclut les francophones, les immigrantes et les autochtones), ainsi que l’institutionnalisation et la professionnalisation des sciences ont donné naissance, pour les femmes, à de nouvelles perspectives d’avenir dans le secteur des sciences. Cela a permis à des centaines d’entre elles d’occuper un poste à titre d’éducatrices scientifiques dans des universités canadiennes anglaises à divers échelons[6]. Parmi les circonstances qui ont influé sur leur carrière universitaire, citons l’attitude des différents administrateurs, la pénurie ou l’absence de fonds dédiés à la recherche, la lourdeur des charges de travail, la variété d’interprétations données au népotisme et à l’antinépotisme, le manque de collégialité et l’absence de mentorat. Autres raisons importantes : la société, qui poussait les femmes à se marier, à avoir des enfants et à rester à la maison, ainsi que l’absence de réseau de soutien social, qui empêchait les femmes de pouvoir effectuer des recherches scientifiques étant donné que ces dernières exigent beaucoup de temps et de main-d’oeuvre.

Pour étudier les scientifiques féminines qui travaillent au sein d’universités, il est intéressant de considérer le type de travail qu’elles ont effectué et le nombre d’années pendant lesquelles elles ont été en poste. On peut ainsi relever les différences entre le travail à temps partiel et celui à temps plein, entre les cheminements de carrière classiques et les cheminements autres chez les hommes, les disparités en fonction de l’établissement d’enseignement et de la discipline choisie ainsi que les changements historiques. On peut également trouver des documents sur la façon dont la ségrégation hiérarchique et latérale a empêché les femmes d’enseigner et de mener des recherches.

Il est évident, d’après les données que j’ai recueillies, que dans les plus grandes universités qui avaient besoin de professeurs adjoints et de professeures adjointes à la fois en matière d’enseignement et de recherche, les étudiantes et les diplômées ont obtenu un poste rémunéré comme professeures adjointes, chargées de travaux pratiques ou monitrices à temps plein ou à temps partiel. Les femmes ont commencé à occuper ces fonctions à l’Université McGill, au début des années 1890 et à l’Université de Toronto, au début du xxe siècle. À l’Université de Dalhousie et dans les universités canadiennes de l’Ouest, les femmes ont eu accès à de tels postes durant la Première Guerre mondiale. Toutefois, d’autres établissements, comme l’Université du Nouveau-Brunswick, ne les ont accueillies que beaucoup plus tard (à la fin des années 30). En dehors de cette période, des centaines de femmes et d’hommes ont occupé un poste temporaire à titre d’étudiantes ou d’étudiants ou encore de titulaires d’un diplôme tout au long du xxe siècle.

Durant la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, la vie en banlieue et le fait que la société commençait à redonner de l’importance aux valeurs familiales ont empêché un grand nombre de femmes de faire partie de la cohorte des personnes salariées (Strong-Boag 1991 ; Prentice et autres 1996 : 34). Certaines scientifiques croyaient qu’elles devaient rester à la maison avec les enfants, alors que d’autres, qui avaient interrompu leur carrière pour fonder une famille, étaient incapables d’effectuer de la recherche à temps plein ou d’enseigner puisqu’il n’existait pas de garderie à prix abordable pour leurs enfants. Elles acceptaient alors un poste dans un établissement d’enseignement supérieur où le peu d’argent qu’elles gagnaient servait à rémunérer la gardienne, et ces emplois ne s’accompagnaient d’aucuns avantages sociaux. Il existe encore, aux échelons les plus bas des universités, de tels postes, peu prestigieux, mal rémunérés, qui contribuent à l’exploitation des femmes.

Lorsqu’on examine les expériences qu’ont vécues les scientifiques féminines dans les établissements d’enseignement supérieur, on se rend compte que certaines d’entre elles, qui ont mené une longue carrière dans l’enseignement, ont commencé à travailler à temps partiel comme étudiantes ou comme enseignantes. La recherche générale qui a porté sur l’histoire des sciences au Canada et les recherches que j’ai moi-même effectuées, notamment sur les scientifiques féminines dans les sciences, révèlent que l’éventail des expériences est beaucoup plus large chez ces dernières que chez les hommes qui possèdent la même qualification. À l’Université McGill, Carrie Derick (1862-1941 ; maîtrise, Université McGill, 1896), après avoir été assistante à temps partiel en botanique en 1891, devint, en 1896, la première scientifique canadienne à occuper un poste à temps plein dans une université à titre de chargée de travaux pratiques et chargée de cours. Après avoir été promue professeure adjointe en 1904, elle fut nommée professeure titulaire en 1912. Ce poste de professeure résulta, en fait, d’un avancement latéral, car l’université nomma un homme à la tête du Département de botanique, et non elle. Carrie Derick était une pionnière en génétique végétale. Membre de nombreuses sociétés scientifiques canadiennes et américaines, elle fut élue membre de l’Association américaine pour l’avancement des sciences. À sa retraite, en 1929, elle était la toute première professeure émérite au Canada (Gillett 1990).

Clara Benson (1875-1964 ; Ph.D., Université de Toronto, 1903), n’ayant pas réussi à trouver un poste de professeure de chimie physique à l’Université de Toronto, se réorienta dans un secteur en émergence, la chimie alimentaire, qui ne comportait encore aucun expert et était considéré comme un domaine « pouvant convenir à une femme ». Malgré la ségrégation latérale évidente, Clara Benson fit une carrière convenable, après avoir été promue professeure et directrice du Département de chimie alimentaire en 1926. Après s’être taillé une place dans le milieu scientifique canadien, elle devint, en 1921, la seule femme, parmi les membres fondateurs, à faire partie de l’Institut canadien de chimie (Ainley 1993b ; Ainley et Crossfield 1994 ; Heap 1999).

La carrière de l’économiste Mabel F. Timlin (1891-1976 ; Ph.D., Université de Washington, 1940) présente un caractère plus sinueux. Née aux États-Unis, elle suit des cours pour devenir institutrice. En 1971, elle part enseigner au Canada dans une école rurale de la Saskatchewan. En 1921, elle est engagée comme secrétaire au Département de l’extension de l’enseignement en agriculture à l’Université de la Saskatchewan. Elle suit des cours du soir et, en 1929, obtient un baccalauréat. En 1930, elle occupe les fonctions de professeure-chercheuse d’économie tout en continuant à travailler à temps plein comme secrétaire. Nommée monitrice d’économie en 1935 (alors qu’elle poursuivait des études doctorales à l’Université de Washington), elle devient professeure adjointe en 1941, professeure agrégée en 1946 et professeure titulaire en 1950. Elle prend sa retraite en 1959 après avoir été promue professeure émérite. Mabel F. Timlin a publié des travaux sur l’économie keynésienne et sur la politique en matière d’immigration. Elle a été la première spécialiste de sciences sociales à être élue membre de la Société royale du Canada (1951) et la première femme présidente de l’Association canadienne de science politique (1959) (Ainley 1999).

À l’opposé de ce qui a été dit plus haut, un grand nombre de scientifiques féminines dans les universités canadiennes anglaises ont connu un avancement difficile, des emplois sous-payés et ont, pendant des années, exercé des fonctions subalternes. L’une d’entre elles, May Barclay[7] (baccalauréat, 1919, Université de la Colombie-Britannique), occupa pendant 40 ans des postes secondaires à cette même université. La physicienne Anna McPherson (1901-1979 ; maîtrise, Université McGill, 1923 et Ph.D., Université de Chicago, 1933) enseigna pendant presque 30 ans à l’Université McGill en tant que professeure adjointe, monitrice et chargée de cours. Ces femmes, en raison de leur surcharge de travail, ont peu publié. La lenteur de leur avancement est caractéristique de la ségrégation hiérarchique.

Ces quelques exemples montrent bien la grande diversité qui existait quant aux possibilités de faire une carrière intéressante dans le domaine des sciences, même pour les femmes célibataires. Quelques-unes ont avancé plutôt rapidement, au contraire de certaines autres. Tout dépendait de l’université, de la présence ou non de mentors, du secteur scientifique dans lequel elles travaillaient et d’une gamme d’autres facteurs qui n’ont pas encore été tout à fait élucidés. Ainsi, Carrie Derick n’a pas obtenu la direction du Département de botanique, Clara Benson a changé de domaine et Mabel F. Timlin a travaillé à temps plein dans des postes bassement rémunérés tout en étudiant pour obtenir ses diplômes. Il est clair que même les femmes célibataires qui semblaient poursuivre des « carrières d’homme », c’est-à-dire qui bénéficiaient d’une certaine visibilité au sein de la communauté scientifique, dont les compétences étaient hautement appréciées et qui avaient reçu prix et honneurs, se sont heurtées à des obstacles parce qu’elles étaient des femmes.

Les scientifiques qui étaient mariées ont connu des défis supplémentaires. La croyance selon laquelle le mariage et la maternité étaient plus importants pour les femmes qu’un emploi rémunéré et surtout l’importance qu’elles-mêmes accordaient à cette croyance faisaient que les femmes, en se mariant, abandonnaient leur emploi, ce qui avait un effet pernicieux sur leur carrière. Les femmes qui ont réussi à conserver leur poste après leur mariage ont dû faire face à d’importantes charges de travail, à la lenteur de l’avancement et à des salaires très bas. D’autres scientifiques féminines, qui menaient pourtant une carrière prometteuse, ont abandonné l’enseignement en se mariant. À l’Université du Manitoba, Lily A. McCullough (maîtrise, Université du Manitoba, 1918), qui occupait le poste de professeure adjointe au Département d’économie politique depuis 1917 et Eileen Bulman (Université de Columbia, 1918), qui avait été engagée comme professeure de zoologie en 1921, ont toutes deux quitté leur emploi en 1924, lorsqu’elles se sont mariées. En 1917, Merle Colpitt fut la première scientifique à être engagée par l’Université Dalhousie, à titre de chargée de travaux pratiques en physique. Promue monitrice en 1920, elle abandonna son poste en 1926 lorsqu’elle épousa H.L. Bronson, professeur de physique. À l’Université de la Colombie-Britannique, Doris Lee Lazenbee (maîtrise, Université de la Colombie-Britannique, 1925) a été professeure adjointe au Département d’économie, de science politique et de sociologie, de 1925 à 1928. Après son mariage, elle continua jusqu’en 1946 à travailler pour ce département, lorsqu’on voulait bien faire appel à ses services. À l’Université Queen’s, Etta Newlands entama une carrière de « tutrice » de mathématiques avant de devenir monitrice en 1922. Elle occupa également, de façon épisodique, un poste sous-payé de monitrice.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, la situation pour les femmes mariées se détériora au cours des années 30. En 1931, le Bureau des gouverneurs de l’Université de Toronto décréta « qu’il déconseillait l’embauche des femmes mariées […], sauf dans le cas où le Bureau estimait, sur une base individuelle, que ces personnes avaient besoin de gagner de l’argent pour subvenir aux besoins de leur famille » (Ford 1985 : 58). La plupart des universités suspendirent les règles sur l’antinépotisme, en particulier lorsque les administrateurs durent engager du personnel pour remplacer les hommes qui étaient partis à la guerre. En 1916, à l’Université de la Colombie-Britannique, Edith Berkeley (1875-1863), une mère d’âge mûr, devint la première professeure adjointe du Département de zoologie et la première scientifique qu’engagea cette université. Elle quitta l’établissement deux ans plus tard pour travailler comme enquêteuse bénévole auprès de la Station biologique du Pacifique. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les diplômées qui, auparavant, devaient abandonner le monde universitaire en se mariant se voyaient tout à coup proposer un poste en sciences. Cependant, la période où l’on engagea des scientifiques durant la Seconde Guerre fut de courte durée. À l’Université de Toronto, Beatrice Deacon (née Reid ; Ph.D., Université de Toronto, 1929) diplômée en physique de la même université, occupa les fonctions de chargée de cours et d’assistante à la recherche. Matti Rotenberg (née Levi, 1897-1989 ; Ph.D., Université de Toronto, 1926) fut engagée à temps partiel dans le même département à titre de chargée de travaux pratiques en laboratoire. À l’opposé, Norah Toole (1906-1990 ; baccalauréat, Université McGill, 1929) « monta en grade » en passant d’employée temporaire engagée en temps de guerre à employée à long terme. Elle avait été professeure de sciences à la Montreal High School for Girls, mais elle abandonna son poste en se mariant avec Frank Toole en 1934 avant de déménager à Fredericton. Là, elle travailla, sans rémunération, comme assistante auprès de son mari qui dirigeait le Département de chimie. En 1942, elle se vit offrir un contrat de huit mois à titre de monitrice de laboratoire. Cet emploi lui convenait à l’époque, étant donné qu’elle avait deux enfants d’âge scolaire, mais elle n’apprécia toutefois pas le fait de devoir travailler comme assistante de laboratoire jusqu’à sa retraite, en 1971, et cela, sans pension[8].

Jeanne Manery (1908-1986 ; Ph.D., Toronto, 1935) venait d’entamer une carrière prometteuse en biochimie à la Rochester University lorsqu’en 1938 elle épousa Kenneth Fisher, professeur adjoint de zoologie à l’Université de Toronto. En 1939, cette université lui attribua un poste de chargée de travaux pratiques en biochimie. Plus tard, elle s’est souvenue que l’on avait aboli la politique antinépotiste vu le peu d’importance que revêtait son poste. Lorsque son mari dut quitter l’Université durant la guerre, le Département de zoologie fut heureux de pouvoir l’engager pour superviser le laboratoire de son mari et pour donner ses cours. Elle a fait partie des sept femmes à qui l’Université de Toronto a accordé un statut de « chargée de cours spéciale ». Lorsque les hommes revinrent de la guerre et reprirent leurs fonctions à temps plein, ces femmes furent soit mises à pied, soit rétrogradées dans un emploi peu prestigieux et mal rémunéré. Seule, Jeanne Manery Fisher a retrouvé son poste de chargée de travaux pratiques. En 1948, elle devint professeure adjointe de biochimie à temps plein et, de 1953 à 1959, elle occupa les fonctions de professeure adjointe à temps plein. Elle fut ensuite promue au grade de professeure agrégée et, en 1969, à celui de professeure titulaire. Elle prit sa retraite en 1977 en tant que professeure émérite. Même si elle était devenue une éminente biochimiste, sa carrière ne progressa que lentement par rapport à celle de son mari parce que, comme elle l’a rappelé, elle était « née 40 ans trop tôt en plus d’être née femme[9] ».

D’après ce qui précède, il est évident que les expériences qu’ont vécues certaines scientifiques au sein des universités canadiennes pouvaient, selon le cas, être analogues à celles de leurs consoeurs ou de leurs collègues masculins qui possédaient le même niveau d’études et d’expérience ou en différer. Les professeures de sciences qui ont obtenu leur diplôme de 1890 à 1920 ont bénéficié de mentors compétents, de bourses d’études et de subsistance et, en tout premier lieu, elles n’ont pas éprouvé beaucoup de difficultés pour se trouver un emploi. Toutefois, leur avancement a été lent. À l’opposé, la carrière de leurs collègues masculins a progressé plus rapidement, leur salaire était plus élevé et ils n’avaient pas à choisir entre la famille et une carrière, ils ont bénéficié des réseaux officieux de scientifiques et ont obtenu une plus grande reconnaissance.

Durant la période 1920-1945, bien que le mariage et la carrière ne soient plus considérés, par les femmes elles-mêmes tout au moins, comme des éléments qui s’excluaient mutuellement, ils continuaient à l’être par un grand nombre d’employeurs. Même si certaines femmes mariées ont persévéré dans les sciences, aucune d’elles n’a fait une carrière comparable à celle d’un homme.

Après la Seconde Guerre mondiale, le retour à la vie domestique, l’exode vers les banlieues et l’importance que l’on recommençait à attribuer aux joies du mariage et à la maternité ont contribué à restreindre les possibilités de carrière pour les femmes. De nombreuses scientifiques travaillaient à temps partiel ; d’autres, qui avaient un poste à temps plein ou qui avaient interrompu leur carrière pour élever leurs enfants, n’ont presque jamais pu rattraper leurs collègues masculins quant au salaire, aux bourses de recherche et au nombre de publications. L’avancement chez les femmes célibataires est également demeuré lent ; elles recevaient moins de bourses de recherche et leur rémunération était inférieure à celle des hommes du même âge qui avaient eu une formation équivalente. La reconnaissance des collègues et leur exclusion des réseaux officieux des sciences continuaient à nuire aux femmes dont les carrières étaient semblables à celles des hommes.

L’ouverture initiale, qui avait permis aux femmes, au début du xxe siècle, d’étudier les sciences et de devenir indépendantes, laissa bientôt place à une restriction croissante des possibilités dans les années 30. Si les options professionnelles ont connu une amélioration de 1940 à 1950, les injustices que les générations antérieures avaient connues continuaient d’exister. La persistance des stéréotypes à l’endroit des femmes et des sciences a conduit à l’implantation permanente d’une ségrégation hiérarchique ou latérale, voire des deux, dans les milieux de travail. L’absence d’encouragements, le manque de temps pour faire de la recherche et la nécessité de jongler avec le travail et les engagements familiaux continuèrent à limiter les horizons des professeures de sciences[10].

Un nouveau regard porté sur les scientifiques féminines : les changements qui jalonnent le cours d’une vie

Il n’a jamais été possible de comparer la vie professionnelle de la plupart des scientifiques féminines avec la carrière rectiligne des hommes. C’est pourquoi prendre les carrières des hommes comme norme ne reflète pas la réalité. Au cours des dernières années, j’ai essayé de trouver des idées nouvelles pour étudier la vie des scientifiques féminines et, comme l’ont remarqué les géographes, les spécialistes de l’histoire et les sociologues féministes, j’ai trouvé que la qualité de mes recherches, à la fois générales et biographiques, était supérieure lorsque je prenais en considération les « changements qui jalonnent le cours d’une vie ». Cette approche biographique et géographique permet de suivre la vie des femmes dans l’espace et dans le temps et aussi d’examiner la « simultanéité et la portée des événements et des possibilités » (Berger dans Katz et Monk 1993 : 2). Elle nous permet d’étudier les relations entre les diverses étapes de la vie biologique et les aménagements sociaux (Berger dans Katz et Monk 1993 : 3), en tenant compte « du genre avec d’autres formes de différences reliées, tout particulièrement, à la race, à l’appartenance ethnique et à la classe » (Berger dans Katz et Monk 1993 : 4). Les changements qui se produisent au cours d’une vie sont tributaires de « l’accès à des ressources particulières et de leur interdépendance avec les choix et les pratiques de ceux avec qui nous partageons nos vies[11] ». Les universitaires féministes ont fait valoir que toutes les femmes pouvaient effectuer des changements dans leur vie, c’est-à-dire évaluer les situations et faire des choix. Certaines femmes savent susciter des changements – elles ont un rôle de catalyseur qui « fait bouger les choses[12] ». Au cours des quinze dernières années, j’ai étudié la vie et le travail des scientifiques féminines des xixe et xxe siècles dont un grand nombre ont « fait bouger les choses ». À l’instar d’autres biographes féministes, j’ai essayé d’intégrer les aspects professionnels et personnels de leur vie. J’ai trouvé que l’examen d’une vie d’un point de vue féministe nous renseignait sur la créativité des femmes, sur le processus non linéaire de la découverte scientifique, sur le contexte institutionnel et sur les choix, les valeurs et les dilemmes personnels, de même que sur les rapports hommes-femmes et les relations de pouvoir qui existent au cours d’une période particulière et dans un domaine scientifique précis. Une perspective féministe examine à la fois la vie des « subalternes » – celles qui, dans l’ombre, ont assisté des scientifiques dans leur travail – et la relation entre le sujet et les autres, c’est-à-dire les collègues, les étudiants et les étudiantes, la famille, les amis et les amies de même que les adversaires. Ainsi, en étudiant la subjectivité de ces femmes, les biographes peuvent recréer un tableau synchronique (ou ethnographique) qui permet de retracer les changements historiques. Les recherches biographiques qui portent sur les scientifiques féminines nous donnent accès à des vies qui se révèlent, selon le cas, extraordinaires ou ordinaires et nous permettent de contrer les stéréotypes qui perdurent à l’endroit des femmes et des sciences.

L’étude des changements qui jalonnent la vie de la plupart des scientifiques féminines est toutefois un défi en raison de la disparité de l’information disponible. Il existe une abondante documentation sur certaines femmes, mais la plupart des scientifiques féminines n’ont pas laissé de traces, ou leurs papiers n’ont pas été préservés par la famille ni recueillis par les bibliothécaires ou les archivistes[13]. Étant donné ce qui a été dit plus haut, comment faire pour retracer les changements qui ont marqué la vie des scientifiques féminines, évaluer la façon dont elles se sont adaptées aux changements sociaux, politiques et économiques, étudier l’impact que ces changements ont eu sur les autres, raconter et interpréter leur vie ? Comment trouver les sources qui nous permettront de comprendre les facteurs qui ont contribué à tisser le canevas de leur vie ?

J’ai eu la chance de commencer mes recherches historiques sur les Canadiennes et les sciences au milieu des années 80, à une époque où il était encore facile d’accéder à l’information existante. Je n’ai pas pu, bien sûr, reconstituer la documentation qui avait été détruite, mais j’ai pu consulter des archives universitaires et gouvernementales et faire des entrevues. Ces dernières ont été possibles parce qu’un grand nombre des premières scientifiques (ou leur famille et leurs amis et amies) étaient encore en vie et ont accepté de me parler ou de m’écrire.

Dans ce qui suit, je mentionnerai brièvement les sources auxquelles il est possible d’avoir accès pour étudier les changements qui se sont produits au cours de la vie de sept femmes nées pendant la période 1875-1937 et qui ont travaillé au Canada de 1917 à 1970. Je raconterai ma première rencontre avec les femmes suivantes sur qui je fournirai également des notes biographiques : Edith Dunington Berkeley (1875-1963), Mabel F. Timlin (1891-1976), Louise de Kiriline Lawrence (née Flach, 1894-1992), Norah Vernon Barry Toole (1906-1990), Delphine Wallace Maclellan (1914-1995), Kathleen Gough Aberle (1925-1990) et Margaret Lowe Benston (1937-1991).

Bien qu’Edith Dunington Berkeley ait été une biologiste de la vie marine respectée dans le monde entier, je n’ai trouvé aucun document d’archives sur elle. Heureusement, j’ai pu réaliser des entrevues avec son gendre et sa petite-fille, qui sont également biologistes de la vie marine. Edith Dunington est née en Afrique du Sud, a fait ses études en Angleterre et a rencontré celui qui allait devenir son mari, Cyril Berkeley, à l’University College de Londres, où ils étudiaient tous deux les sciences. En 1901, ils se sont mariés et sont partis pour l’Inde où ils ont travaillé comme agrochimistes. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la famille déménage au Canada. La guerre ayant entraîné une pénurie de personnel enseignant, ils ont tous deux obtenu un poste à l’Université de la Colombie-Britannique, lui, en bactériologie (100 $ par mois), et elle, en zoologie (30 $ par mois). Elle a été la première scientifique à obtenir un poste auprès de cette université, alors qu’elle était déjà une femme mariée d’âge mûr et une mère. À peine deux ans plus tard, elle quittait l’enseignement pour effectuer de la recherche à la Station biologique du Pacifique. Il est évident qu’Edith Dunington Berkeley était intelligente, curieuse, aimable, déterminée et débrouillarde. En Inde, à l’instar des autres épouses qui, dans les colonies, dépendaient financièrement de leur mari, elle avait dû abandonner ses propres activités, comme l’exigeait la société. Elle devint alors l’intendante médicale du village et étudia l’histoire naturelle de l’Himalaya. Lorsque son poste d’enseignante cessa de lui donner satisfaction, elle échangea cet emploi rémunéré contre du travail de recherche non rétribué. Les économies que les Berkeley avaient pu faire en Inde leur permirent de faire de la recherche bénévolement et Cyril abandonna ses recherches en bactériologie pour aider sa femme dans ses recherches en biologie de la vie marine. Elle devint une experte de renommée mondiale en taxonomie des polychètes (une classe de vers) (Ainley 1996).

C’est sur papier que j’ai « rencontré » pour la première fois Mabel F. Timlin, en lisant un livre qu’un de ses anciens étudiants avait écrit pour s’amuser (Mc Leod 1979). Dix ans plus tard, en faisant de la recherche à l’Université de la Saskatchewan, j’ai découvert que Mabel F. Timlin (membre de la Société royale du Canada) existait vraiment. J’ai retrouvé tout un lot d’archives sur elle et ses anciens élèves ont été heureux de me parler d’elle et de correspondre avec moi. Mabel F. Timlin naquit aux États-Unis. Après avoir reçu une formation d’institutrice, elle émigra au Canada durant la Première Guerre mondiale, enseigna dans des écoles rurales, puis devint secrétaire au Département de l’extension de l’enseignement à l’Université de la Saskatchewan. Tout en travaillant à temps plein, elle obtint, en 1929, une maîtrise en anglais (avec grande distinction), puis poursuivit des études de troisième cycle en économie à l’Université de Washington (Ph.D., 1940). Après la publication de son premier ouvrage, à 50 ans, elle connut un avancement professionnel étonnamment rapide. Elle fut nommée professeure adjointe en 1941, professeure agrégée en 1946 et professeure titulaire en 1950. Elle prit sa retraite à titre de professeure émérite en 1959. Bien qu’elle ait reçu des propositions d’engagement de la part d’universités plus importantes (y compris une du célèbre économiste Harold Innis de l’Université de Toronto), elle choisit de demeurer en Saskatchewan, car elle aimait l’atmosphère de ce petit département sympathique et elle était attachée à ses collègues, à ses étudiants et étudiantes ainsi qu’à ses amis et amies. Elle voulait voir ses élèves réussir et elle travailla très fort en leur nom et pour défendre sa profession. Elle fut la première présidente de l’Association canadienne de science politique (1959-1960) et la première scientifique membre de la Société royale du Canada (1951). D’après ses lettres, il est évident qu’elle était consciente des difficultés auxquelles devaient faire face les femmes célibataires au travail, mais elle a toujours refusé d’abandonner ses activités pour un homme et ne s’est jamais mariée (Ainley 1999).

Louise de Kiriline Lawrence (née Flach) avait 80 ans lorsque je lui ai rendu visite dans sa maison en bois rond, dans le nord de l’Ontario, au cours de l’été de 1982. Mes visites subséquentes et la correspondance que nous avons entretenue m’ont amenée à poursuivre ma recherche sur elle aux Archives nationales du Canada. Louisa Flach naquit dans une famille suédoise de classe supérieure, étudia les soins infirmiers pour venir en aide aux pauvres, épousa un officier de Biélorussie et, lorsqu’il fut tué, travailla comme infirmière pour la Croix-Rouge en Russie soviétique. Elle émigra au Canada en 1927 et obtint un poste d’infirmière auprès de la Croix-Rouge dans une région éloignée de l’Ontario avant de devenir infirmière attitrée auprès des quintuplées Dionne. Attristée par le sort que l’on réservait aux quintuplées et par l’attitude générale dont les gens faisaient preuve à leur égard, elle « prit sa retraite » au début de la quarantaine pour consacrer son temps à l’écriture et à l’élevage avicole. Avec son deuxième mari, qui avait été en service actif durant la Seconde Guerre mondiale, elle s’intéressa à l’écriture, à l’ornithologie et à la préservation de l’environnement. À 46 ans, Louise de Kiriline Lawrence entama une autre vie en tant que scientifique et écrivaine naturaliste. Elle reçut plusieurs récompenses prestigieuses, notamment la médaille John Burroughs (1969) pour ses écrits sur la nature et elle fut la première Canadienne à devenir membre élue de l’American Ornithologists Union (Association des ornithologues américains) en 1954 (Ainley 1994).

J’ai entendu parler de Norah Vernon Barry Toole quelques mois après sa mort lors d’une conférence de l’Institut de chimie du Canada, où Mary MacBeath, chimiste de l’Université du Nouveau-Brunswick (UNB) m’a dit : « C’est dommage que vous n’ayiez pas connu Norah Toole […] C’était une femme fascinante, une scientifique et une militante sociale. » J’ai par la suite appris qu’il existait sur elle une quantité considérable de documents d’archives à la bibliothèque de cette université, et les membres de sa famille et ses anciens étudiants et étudiantes étaient prêts à discourir sans fin à son sujet. Norah Vernon Barry naquit en Ontario. Elle étudia la chimie à l’Université McGill où elle rencontra Frank Toole, qui allait devenir son mari. Après l’obtention d’un baccalauréat ès sciences en 1929, elle travailla comme technicienne de laboratoire et professeure de sciences avant de se marier et de déménager au Nouveau-Brunswick en 1934. Son mari devint directeur du Département de chimie à l’Université du Nouveau-Brunswick et, comme il n’y avait pas de travail pour les femmes mariées, elle l’aida dans ses travaux avant de devenir elle-même monitrice de laboratoire de chimie durant la Seconde Guerre mondiale. Elle continua à occuper ses fonctions de monitrice sous-payée pendant plus de 30 ans, tout en encadrant activement des étudiantes en sciences. Elle se porta à la défense des droits de la personne, des femmes et des autochtones et milita pour la paix. En 1984, en hommage à son militantisme social, elle reçut le Prix du Gouverneur général en commémoration de l’affaire « personne ». Cinq ans après, l’Université du Nouveau-Brunswick lui décernait un doctorat honorifique en droit pour souligner sa contribution à la vie universitaire et de la collectivité.

J’ai interviewé Delphine Wallace Maclellan, biologiste de la vie marine, qui était parente avec Norah Toole (la fille de Delphine, Janet, avait épousé le fils de Norah), au milieu des années 80. Par la suite, j’ai rencontré des membres de sa famille, j’ai eu beaucoup de conversations et reçu de nombreuses lettres la concernant, et j’espère pouvoir, un jour, accéder à ses papiers personnels. Delphine Wallace habitait les Provinces maritimes, mais avait des origines norvégiennes et américaines. Après de brillantes études en sciences à l’Université Dalhousie (baccalauréat, 1936), elle se maria jeune et abandonna les sciences pour élever une famille. Devenue veuve durant la Seconde Guerre mondiale, elle travailla de façon irrégulière à la Station de biologie marine de l’Atlantique de Saint Andrews, au Nouveau-Brunswick, sur les diatomées et autres organismes marins. En 1961, à 47 ans, elle entama une maîtrise en zoologie à l’Université McGill tout en donnant des cours aux étudiants et étudiantes de premier cycle à titre de monitrice de laboratoire et de chargée de travaux pratiques. Après avoir obtenu une maîtrise en sciences en 1964, elle lutta contre les tentatives que faisaient ses supérieurs pour la maintenir dans des postes subalternes et mal rémunérés et elle réussit à obtenir une augmentation de salaire et de l’avancement. Elle continua à s’intéresser aux sciences longtemps après avoir pris sa retraite[14].

Le parcours professionnel de Kathleen Gough, agrégée de recherche honoraire à l’Université de la Colombie-Britannique, est différent. Je me suis intéressée à elle en découvrant que cette chercheuse indépendante avait été élue, en 1988, membre de la Societé royale du Canada, cénacle masculin très hiérarchisé. Étant donné la notoriété de Kathleen Gough comme anthropologue, un certain nombre de symposiums furent organisés après sa mort autour de son oeuvre et, comme j’avais été invitée à participer à l’un d’eux, j’ai interviewé des membres de sa famille, des collègues ainsi que des amis et amies. Son mari, l’éminent anthropologue David Aberle, a accepté de me parler d’elle. Il m’a donné la permission de consulter les documents d’ordre professionnel à l’Université Simon Fraser mais, pour des raisons qui demeurent encore obscures, il ne m’a pas permis l’accès à ses papiers personnels. Issue d’une famille ouvrière du Yorkshire, Kathleen Gough étudia à l’Université de Cambridge et, très jeune, elle devint une anthropologue de réputation internationale. Elle avait pourtant mené une carrière d’enseignante stimulante, outre qu’elle était mariée à un homme qui travaillait dans le même domaine qu’elle et, militante au franc-parler, elle s’était insurgée contre la guerre du Viêt-nam (en fait, ils étaient tous deux connus pour leurs idées de gauche) ; elle ne trouva que des emplois d’enseignante à temps partiel aux États-Unis. En 1967, les Aberle déménagèrent au Canada ; elle fut engagée par l’Université Simon Fraser et lui, par l’Université de la Colombie-Britannique. En moins d’un an, elle fut promue au titre de professeure titulaire et l’Université Simon Fraser lui décerna une bourse de recherche du recteur. En 1969, elle fit toutefois partie des onze membres que les départements radicaux de science politique, d’anthropologie et de sociologie mirent à pied. Lorsque l’Université lui proposa de la réengager, Kathleen Gough Aberle leur fit savoir qu’elle accepterait de revenir à condition que ses collègues soient également réadmis. L’administration refusa, et elle se retrouva alors sans emploi permanent à temps plein. Bien qu’elle ait reçu plusieurs offres d’emploi dans d’autres villes, elle choisit alors de demeurer près de sa famille et abandonna le travail universitaire pour faire de la recherche en privé. Elle reçut plusieurs bourses prestigieuses et continua à publier et à influencer ses étudiants, ses étudiantes et ses collègues ainsi que sa propre discipline par ses écrits et par des conférences qu’elle donnait occasionnellement (Ainley 1993c).

Maggie Lowe Benston, elle aussi, a quitté les États-Unis dans les années 60 pour venir enseigner à l’Université Simon Fraser. En fait, nous étions contemporaines et avons travaillé un temps en chimie, mais elle était professeure d’université, tandis que je travaillais dans l’ombre comme assistante de recherche (ou, titre plus ronflant, « technicienne de laboratoire ») au Collège Loyola, à Montréal[15]. Ce n’est donc pas étonnant si nos chemins ne se sont jamais croisés. C’est au milieu des années 80 que j’ai entendu parler d’elle pour la toute première fois. Je n’étais alors qu’une féministe qui débutait dans l’histoire des sciences et je commençais à faire de la recherche sur l’histoire des Canadiennes et des sciences. Les exploits scientifiques de Maggie Lowe Benston, son engagement dans les études des femmes, les questions sociales et les critiques féministes à l’endroit de la science et de la société font d’elle un sujet fascinant qui mériterait une étude plus approfondie. Depuis son décès prématuré en 1991, j’ai interviewé sa soeur jumelle, Marion Lowe, de même que de nombreux collègues, amis et amies, j’ai lu sa correspondance officielle et j’ai formulé une demande pour avoir accès à ses papiers personnels. Originaire des États-Unis où elle a fait ses études, elle était déjà une jeune chimiste théoricienne au talent prometteur lorsqu’elle est arrivée au Canada en 1966. Après s’être engagée dans le mouvement féministe et dans le mouvement contre la guerre du Viêt-nam, elle se rendit compte que la chimie théoricienne était incompatible avec ses aspirations sociales, qui incluaient les responsabilités des scientifiques envers la société. Femme amicale, au franc-parler et novatrice, elle bifurqua latéralement vers les domaines en émergence de l’informatique et des études axées sur les femmes et, en 1981, devint membre fondatrice de la Société des Canadiennes en science et technologie. Sa curiosité intellectuelle et son ardeur à défendre les causes sociales ont transformé et enrichi sa vie et celle de beaucoup d’autres personnes, même si son avancement professionnel fut retardé par le fait qu’elle s’intéressait plus à la mise en place d’une science communautaire qu’à la recherche scientifique traditionnelle[16].

La documentation qui existe sur ces sept scientifiques m’a donc permis d’étudier les changements qui ont jalonné leur vie. En examinant ces changements plutôt qu’en étudiant seulement leur « carrière », j’ai pu considérer ces femmes comme des agents et des catalyseurs plutôt que comme des personnes impuissantes livrées à la merci des établissements scientifiques sous l’autorité des hommes occidentaux. S’il est vrai que le mariage et la maternité ont influé sur ce qu’Édith Dunington Berkeley, Norah Vernon Barry Toole, Delphine Wallace Maclellan et Kathleen Gough Aberle ont accompli, les changements délibérés qu’elles ont opérés au cours de leur vie ont accru l’ardeur avec laquelle elles ont défendu les causes sociales ou scientifiques. La détermination de Mabel F. Timlin et le fait qu’elle a refusé le mariage ont certainement facilité son accès aux études supérieures ; Louise de Kiriline Lawrence et Maggie Lowe Benston se sont réorientées vers de nouveaux secteurs liés au domaine universitaire ou à la création. C’est ainsi qu’Edith Dunington Berkeley, Kathleen Gough Aberle et Louise de Kiriline Lawrence ont effectué la majeure partie de leur travail scientifique en tant que scientifiques indépendantes, en dehors, et non à l’intérieur, des établissements universitaires à prédominance masculine.

Toutes les femmes que nous avons mentionnées plus haut étaient intelligentes, déterminées et capables de changements. Elles ont joué un rôle de catalyseur parce qu’elles se sont occupées des autres – comme enseignantes, chercheuses et militantes sociales – et ont « fait bouger les choses ». Nous pourrions également les comparer à des réactifs, c’est-à-dire à « des substances déterminées capables de produire une réaction [17]», qui, au lieu d’accepter ce que la société imposait aux femmes à l’intérieur d’une classe sociale et d’une période historique données, ont résisté à l’oppression et ont lutté contre elle.

Conclusion

Si l’on s’appuie sur la recherche empirique que j’ai effectuée sur les Canadiennes et les sciences, il est clair que des enquêtes plus nuancées amèneraient une plus grande diversité dans l’interprétation de notre histoire. Les deux sections du présent article, qui sont fondées sur différents points clés issus de deux présentations que j’ai faites à l’occasion de colloques, indiquent que l’adoption d’approches différentes pour étudier les scientifiques féminines devrait viser la complémentarité plutôt que la substitution. Je ne dis pas que l’on devrait arrêter de comparer les « carrières » des hommes avec celles des femmes, mais j’estime que l’on devrait plutôt étudier la problématique de la notion de carrière. Si je ne maintiens pas que l’approche biographique, qui inclut l’étude des changements qui surviennent au cours d’une vie, est la meilleure ou la seule manière d’étudier la vie des gens, j’estime toutefois qu’elle constitue une approche utile et intéressante qui permet de replacer les expériences humaines dans leur contexte tout au long d’une vie. Pour cette raison, elle convient admirablement bien à la recherche historique féministe. Selon moi, le fait d’avoir recours à différentes perspectives, théories et méthodes et de changer périodiquement l’optique de la recherche féministe permet, à nous les chercheurs et chercheuses, de rédiger une histoire plus complexe de la science au Canada. Délaisser ces histoires produites par le courant masculin majoritaire enrichit notre vue du passé, mais il n’existe encore qu’une documentation fragmentaire concernant les femmes et les sciences. Par exemple, les documents existants nous renseignent sur les études scientifiques que les femmes francophones ont menées à l’intérieur des couvents, mais elles ne nous disent rien sur la vie de la plupart des femmes francophones, autochtones ou issues des minorités officielles qui ont effectué des études en sciences au Canada au cours de ces dernières décennies. Comme de telles recherches exigent beaucoup de personnel, il est clair qu’il faudrait accroître le financement et les effectifs pour réaliser de la recherche historique et étudier les aspects de l’histoire des sciences au Canada qui ont été négligés. Une nouvelle optique conduira en définitive à de nouvelles analyses, à des théories qui seront fondées sur la réalité de différentes femmes ainsi qu’à des descriptions plus variées non seulement des rapports entre les sexes et les races, mais aussi des divers autres rapports de force.