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Dans le texte de présentation du premier « Cinélekta » de CiNéMAS (vol. 5, no  3), Gilles Thérien écrivait que parmi les devoirs d’une revue se trouve celui d’offrir un lieu à des interventions qui ne s’inscrivent pas dans les différentes thématiques de ses numéros. Car CiNéMAS est d’abord une revue dont chaque numéro, simple ou double, correspond à une thématique, c’est-à-dire à l’étude d’une cinématographie, d’une problématique ou d’un moment historique particuliers. Bref, on pourrait dire que la série « Cinélekta » tente d’ouvrir un espace où saisir et interroger la cohérence même de CiNéMAS, sa mission peut-être, voire procéder à un bilan non planifié. Cette série occasionne en tout cas une distanciation qui aide à mieux voir les déplacements d’une pensée commune sur le cinéma.

« Cinélekta 4 » comprend six articles, parvenus à la revue au cours d’une période d’environ deux années. Le premier article, «  French Cancan et le spectateur mobile », d’Édouard Arnoldy, traite du regard jeté au spectateur comme lieu à partir duquel on pourrait comprendre la différence entre le cinéma et les autres formes de spectacle, ainsi que leurs interrelations. En faisant l’histoire des formes filmiques, on ignore souvent les liens entre le cinéma et les autres arts, et en faisant l’histoire du cinéma on a, par ailleurs, souvent tendance à faire l’économie des films, des figures et des formes. L’article d’Arnoldy se situe pour sa part « aux frontières mouvantes des histoires du cinéma et de la forme filmique ». Dans le cadre d’une étude en détail du film de Renoir, la figure de Danglard (qui amène Arnoldy à recourir au terme de « spectacteur », puisqu’elle active le regard du spectateur) permet au chercheur de réviser l’histoire du cinéma parlant à partir du regard de l’acteur à l’endroit des spectateurs. Cette approche fait du regard spectatoriel l’axe le long duquel définir l’émergence de la forme filmique, ainsi que les rapports entre le cinéma et les autres arts. Il s’agit d’un article qui, à partir d’un film en particulier, pose des questions méthodologiques importantes, et il convient de le laisser « ouvrir le bal ».

Les quatre articles qui suivent forment pratiquement un tout, qu’on pourrait placer sous le vocable de « migrations » — notion développée notamment par Jacques Aumont, dont l’article occupe à juste titre la place centrale du numéro. Il est question dans cet article de la présence d’éléments picturaux au cinéma, particulièrement de la « migration » de motifs et de mises en scène de la peinture au cinéma. La reprise du « dispositif de l’Annonciation » par des auteurs comme Godard et Pasolini constitue un exemple éloquent de migration de la peinture au cinéma. L’usage du terme « migration » implique la reconnaissance d’un héritage de la part d’un auteur et la production de quelque chose de nouveau à partir de cet héritage. De son côté, l’article de Wanda Strauven traite de la reprise du motif futuriste de la machine dans le cinéma d’avant-garde des années vingt selon les grandes étapes de sa métamorphose : du mythe futuriste, visuel et textuel, aux figures cinématographiques. Il s’agit ici encore de « migrations », mais cette fois de sens, de formes et de rythmes, qui permettent de mieux comprendre la « pensée-cinéma » (comme le dit Arnoldy) : sa proximité avec les autres pratiques signifiantes et sa différenciation d’avec elles. Dans son étude du remake, Leonardo Quaresima prend pour sa part en considération une autre forme de « migration », celle que suppose le passage d’un texte à un autre texte à la faveur de la production d’un remake. Si, chez Aumont, la migration de la peinture au film n’a de sens que dans le cinéma d’auteur et dans le savoir historique de celui-ci, c’est-à-dire dans sa reconnaissance de la tradition picturale avec laquelle il dialogue, dans le remake, selon Quaresima, l’auteur disparaît au profit du texte, ainsi que de la trace du temps. La « migration » du texte, repris et répété dans un autre texte, fixe l’attention sur les effets de son insertion dans différents réseaux de signification et systèmes culturels, ainsi que sur l’effacement du passé historique, transformé par le remake en passé mythique. L’article de Myriam Tsikounas poursuit la réflexion autour de la « migration » des images, qui prend alors un tour intéressant, en servant de miroir aux autres articles. Dans le champ immense de la production de l’imaginaire, il est souvent impossible d’arriver à retrouver le document original ayant pu conditionner notre regard. Devant pareil écueil, Tsikounas se tourne vers l’Histoire et spécialement vers ses événements traumatiques, ses « bouleversements majeurs », pour montrer qu’il est possible de « comprendre à la faveur de quel contexte un cliché se métamorphose, disparaît ou ressurgit, identique ou rénové ». Le travail du théoricien consiste alors dans la nécessité pour lui de jauger la mesure selon laquelle certains événements historiques affectent la reprise des « clichés venus d’un fonds culturel commun ».

La résurgence de l’Histoire permet de faire le pont avec l’article de Charles Musser, qui vient en quelque sorte boucler la boucle. Notamment parce qu’il nous ramène au travail sur les films, les figures et les formes, comme le faisait Arnoldy, et parce qu’il se fait l’écho des autres articles du numéro par son examen de l’aspect intermédial de la production cinématographique. En fait, ce long article qui clôture le numéro renvoie aux autres textes d’une façon à la fois inattendue et enrichissante. D’abord, il y est question de migration de motifs, par exemple du film La Mère de Poudovkine à Song of the Rivers d’Ivens, ainsi qu’à l’intérieur de la production de ce réalisateur d’origine néerlandaise ; ensuite, il y est question de la relation entre la musique et l’image dans la tradition du documentaire et dans la dynamique des arts ; de plus, il y est question de l’influence des événements historiques sur la reprise et la production des images, tant photographiques que filmiques. Pour finir, l’article de Musser ouvre sur cet autre aspect faisant partie intégrante du programme de la revue CiNéMAS, à savoir l’« interculturel ». La centralité de la figure de Paul Robeson permet en effet au chercheur américain de construire son analyse à partir de la rencontre entre la tradition culturelle révolutionnaire occidentale et la tradition hybride afro-américaine.

Qu’est-ce que cela nous apprend sur la revue  ? L’un des traits qui la distinguent est l’importance du questionnement concernant la relation entre le cinéma et l’histoire à partir de la reconnaissance d’une « pensée-cinéma », en d’autres mots, à partir de la reconnaissance du cinéma comme lieu d’où une nouvelle pensée du temps, de la subjectivité, de l’action deviennent possibles. Un autre aspect de ce « Cinélekta 4 » qui vaut la peine d’être souligné, c’est la forte présence, d’un texte à l’autre, des préoccupations intermédiales. La question de l’intermédialité constitue en effet l’une des ouvertures récentes de la revue, en vue du renouvellement des problématiques eu égard aux études cinématographiques. Tous les articles qui composent ce numéro inscrivent leur questionnement et leurs analyses dans la perspective des relations entre le cinéma et d’autres formes de médiation : peinture, photographie, théâtre, littérature, chanson.

Pour finir par la bonne bouche, on peut noter qu’en développant, par le biais de son dernier article, une réflexion qui ne soit pas exclusivement fondée sur la tradition occidentale, le présent numéro répond à un autre des principes de la revue CiNéMAS, principe qu’il faut, croyons-nous, non seulement développer, mais surtout encourager.