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Si le marché est dominé par le principe de l’équivalence et la recherche du profit et de l’intérêt personnel, il n’en va pas de même dans la sphère des réseaux ou de la famille où règne à l’inverse le miroitement infini du don et de la dette. Les cadeaux, les services échangés (services rendus, comme on dit souvent) et l’hospitalité forment les trois rubriques de ces échanges où l’on donne à l’autre sans esprit de calcul, c’est-à-dire sans en attendre nécessairement un retour en termes équivalents, même si des signes de reconnaissance s’imposent a minima (remerciement, repas, services, etc.). La dette contractée est informelle, elle mobilise un rendu lié aux besoins spécifiques de celui qui a donné en premier. La réciprocité est de mise mais fondée plutôt sur l’échange, l’affection, l’amitié, la tradition, loin de toute recherche d’intérêt (même s’il peut également être présent).

Le don est d’une autre sorte avec les étrangers, car il est fait sans retour, unilatéral, il n’oblige personne puisque l’autre est inconnu : bénévolat, action humanitaire, aumônes sont de cet ordre. Même si parfois le donateur s’inscrit dans une dette intime, car il considère, ailleurs, avoir beaucoup reçu. La laïcisation de l’humanitaire a déplacé les anciennes motivations religieuses, mais elle n’en a pas vraiment changé les valeurs.

Pourtant certaines formes du don soulèvent des réticences car elles ne sont pas sans danger, s’agissant notamment de personnes étrangères. L’obligation de rendre qui accompagne celle de recevoir n’est pas toujours inoffensive ou heureuse comme dans le cas des réseaux ou de la famille, elle peut même être vécue comme un piège. La greffe d’organes en est une illustration saisissante. Recevoir l’organe d’un autre plonge le greffé dans une dette impossible à combler, non seulement par la nature du don, mais aussi à cause de la mort du donneur. De l’angélisme du don on passe alors à la tyrannie de la dette. Le greffé se débat parfois avec le sentiment d’être possédé, hanté par cet autre inconnu à qui il doit la vie ou une meilleure santé, mais au prix d’une « cohabitation » difficile. Il y a parfois de bonnes raisons de ne pas donner ou de ne pas accepter : quand le mouvement du don s’accompagne d’un risque identitaire majeur pour le receveur ou le donneur.

La raison utilitaire suggère qu’en agissant rationnellement l’acteur est en quête d’une optimisation de ce qu’il vise. Elle subordonne l’affectivité à la raison. L’acteur est censé choisir selon le meilleur résultat, soupesant coût et bénéfice afin de prendre une décision judicieuse en termes d’intérêt. L’homo oeconomicus instrumentalise le monde et ses décisions propres pour obtenir le meilleur gain, pour lui l’intérêt mène le monde. Il libère l’individu de toute dette grâce à l’impersonnalisation du modèle marchand et à l’équivalence généralisée de l’argent. Le bien public tiendrait dès lors à la conjugaison des égoïsmes. Mais Jacques T. Godbout n’a guère de peine à discréditer ce modèle du choix rationnel, en fait toujours sous l’égide des émotions, des sentiments, et qui, au mieux, ne s’exerce que dans une région très limitée de l’activité humaine. Le don ne relève pas du modèle marchand, n’étant pas fondé sur un principe d’équivalence ou une quête d’intérêt ; ce n’est pas un troc, car selon les figures, le donateur ne s’attend pas nécessairement à recevoir, et parfois il reçoit nettement « moins » ou nettement « plus » que ce qu’il avait donné. La dette en est un élément fondateur comme l’équivalence l’est pour la rationalité marchande.

Le modèle holiste (qui se réfère notamment à l’oeuvre de Louis Dumont) ne lui paraît pas davantage pertinent, fondant son explication sur l’intériorisation de normes impératives privant l’individu de toute autonomie, occultant les ressources de sens qui font de l’individu un maître d’oeuvre de son existence. Aucun de ces deux paradigmes ne permet de penser le mouvement social du don. Réciprocité, affection, amitié, circulation du sens, confiance, sentiment de reconnaissance à l’égard de l’autre du simple fait qu’il existe (voir l’oeuvre de Simmel), célébration tranquille du fait d’être ensemble, l’homme est bien un homo donator. Godbout affirme la « pulsion du don », la prévalence de l’« appât du don » sur l’« appât du gain ». Dans le prolongement de son ouvrage précédent avec Alain Caillé (1995), de Caillé (2000), ou des recherches menées par la Revue du MAUSS dont il est un artisan majeur, Godbout nous donne un ouvrage formidablement stimulant, d’une écriture transparente nourrie de maints exemples et dont les enjeux éthiques sont, bien entendu, considérables.