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Voilà un ouvrage absolument d’actualité, non seulement sur le fond, par les thèmes abordés qui sont évidemment et devrait-on dire excessivement contemporains, mais également par une forme qui l’inscrit radicalement au sein d’une interdisciplinarité revendiquée comme nécessaire à la compréhension de phénomènes trop souvent galvaudés qui constituent la matière des discussions offertes aux lecteurs. Il est le produit d’un colloque international tenu à Québec en 1998 mais présente davantage que les actes dudit colloque ; le soin réel apporté à la publication nous donne des textes qui se complètent pour circonscrire des concepts devenus délicats à analyser.

Les auteurs sociologues, anthropologues, politologues, spécialistes du droit, philosophes et même journaliste, débattent librement, se répondent mutuellement avec respect mais non sans polémiques. Ils mettent en oeuvre ce que Jacques Rancière, dans un magnifique texte, définit comme véritable citoyenneté s’exerçant à l’intérieur d’un espace citoyen fondé à partir d’une communauté politique qui partage nécessairement des litiges. Ce partage ou dissensus est la forme même de la rationalité politique alors que le consensus, si souvent mis en valeur de nos jours, en est la négation ; s’appuyant sur une logique identitaire, ramenant la politique à son contraire : la police (le découpage de la société qui ne veut connaître que des identités assignées à des groupes, des places et des fonctions). Le philosophe, ici, de manière traditionnelle reprend les termes un à un, depuis Aristote, questionne, explique et s’engage contre le sens commun et les logiques fatalistes. La question, en effet, surgit à chaque article, comment se réapproprier des mots qui nous sont chaque jour exposés comme partie intégrante des processus naturels et inévitables d’évolution de l’humanité? Chaque auteur a la volonté de mettre à bas les bla-bla médiatiques, pose les questions et apporte les réponses sans crainte de rentrer dans la complexité, car chacun sait qu’à vouloir simplifier on finit par perdre le substrat nécessaire à une pensée avertie, en mouvement.

Alors, il faut analyser les processus créateurs des « identités », des « appartenances », dénoncer le pouvoir des grandes firmes, de la Banque mondiale, du FMI pour entrevoir notre monde actuel comme une fantastique machine qui génère quotidiennement de nouveaux « discours » afin de distordre ce que certains appellent la réalité, occultée par le langage omniprésent de la modernité. La tâche des chercheurs en sciences sociales telle qu’elle se présente dans cet ouvrage est bel et bien de débroussailler les mots pour offrir à la vue les mécanismes sociaux, historiques, économiques qui font tourner cette réalité : violente, injuste, inégalitaire… Il s’agit de mettre à jour les outils utiles à reconstruire de la citoyenneté, du lien social, à donner aux peuples le pouvoir d’agir sur leurs existences.

Chacun va traiter de son sujet de prédilection pour apporter sa pierre à l’édifice démonstratif : le lien civique ou la réinvention du cosmopolitisme pour Mikhaël Elbaz, la communauté locale prenant sa revanche sur l’État pour Michael Herzfeld, le nécessaire point de vue historique pour Paul Dumouchel, la place du sujet et la fin de la modernité pour Yvan Simonis, la question souverainiste revisitée pour Diane Lamoureux, la politique multiculturelle au Canada pour Gilles Bourque et Jules Duchastel, les « ethnies » à travers la littérature canadienne et les récits fondateurs pour Gilles Bibeau, etc. Il est intéressant de découvrir ou redécouvrir les points de vue de ces auteurs qui nous emmènent chacun dans son univers de prédilection, mais ce qui retient également l’attention, c’est cette volonté des universitaires québécois de se situer toujours dans le champ scientifique global, sans évidemment oublier les thèmes locaux et de garder cette ouverture d’esprit stimulante qui surprend tant les Européens de passage…

Denise Helly, en concluant l’ouvrage, passe en revue les courants de pensée idéologique et académique qui se sont emparés de la mondialisation, de la citoyenneté et du multiculturalisme pour montrer que l’on présente trop souvent « la nouvelle forme d’expansion capitaliste comme un processus linéaire mené par le marché » (p. 233). Cette linéarité, reflet d’une aliénation plus ou moins consciente des populations, n’est pas aussi effective qu’il y paraît. Cependant, les enjeux politiques internationaux dans un contexte indéniable de mutations diverses « transforment la représentation de la relation entre État, territoire, culture, histoire et nation » (p. 250). On entrevoit donc l’ampleur du travail pour les chercheurs qui n’ont d’autres choix que d’allier leurs forces d’analyses, de refuser la trop grande spécialisation et de conserver l’esprit d’émulation de ces analyses pour contrer la pensée unique.