Corps de l’article

Il est de plus en plus attesté qu’au Canada la mortalité aux grands âges (80 ans et plus) se singularise par son faible niveau eu égard à d’autres pays développés comparables (plusieurs pays européens et le Japon). En effet, sur la base des taux comparatifs de mortalité pour le groupe d’âge 80-99 ans, nous avons montré que le Canada avait une plus faible mortalité que la plupart des pays développés au cours de la seconde moitié du XXe siècle (Bourbeau et Lebel, 2000) (figure 1). De plus, même au-delà de 100 ans, les données sur les décès, en particulier, et sur les effectifs de population, dont la qualité est souvent mise en doute, sont suffisamment bonnes pour permettre d’établir des comparaisons valides avec les autres pays (Bourbeau et Desjardins, 2000); on y observe une mortalité relativement avantageuse pour les Canadiens et pour les Québécois, natifs du Canada (figure 2). Il est donc de mise de s’interroger sur les causes de cette mortalité particulièrement faible. Une des hypothèses souvent avancées pour le Canada est la sélection d’immigrants en bonne santé (Trovato, 1985, 1993; Sharma, 1990). En effet, le Canada possède un des taux d’immigration les plus élevés au monde, et sa population est donc composée d’une importante proportion d’immigrants, comme c’est aussi le cas en Australie, aux États-Unis et, de moindre façon, en France et en Angleterre-Pays de Galles. Selon le recensement canadien de 1996, environ 17 pour cent de la population de tous âges est née à l’extérieur du Canada; chez les 75 ans et plus, on compte plus de 22 pour cent de personnes nées à l’étranger (tableaux 1 et 2).

Les études faites au Canada sur ce sujet, bien qu’elles aient conclu à une mortalité globale plus faible pour les personnes nées à l’extérieur du Canada, n’ont pas mis l’accent sur la mortalité aux grands âges (Chen, Wilkins et Ng, 1996a; Chen, Ng et Wilkins, 1996b). Trovato (1993) a montré que les immigrants avaient une mortalité globale plus faible que les natifs du Canada, mais que cet avantage était surtout concentré entre 10 et 65 ans. Au-delà de 65 ans, la mortalité des Canadiens de naissance serait plus faible que celle des immigrants. Ce résultat donne à penser que l’avantage dont jouiraient les immigrants au moment de leur arrivée au pays pourrait s’estomper avec le temps.

L’étude de Sharma et al. (1990) en arrive aussi à une mortalité plus faible pour tous les groupes d’immigrants, sauf pour les personnes nées en Afrique et pour les femmes nées aux États-Unis. Les résultats exprimés sous forme d’espérance de vie à la naissance traduisent des écarts pouvant aller de 1 à 6 ans, selon les groupes considérés.

L’étude de Chen et al. (1996a) confirme la sous-mortalité des immigrants « européens » et non européens par rapport aux Canadiens de naissance; les écarts d’espérance de vie à la naissance vont de 1 an et demi à presque 7 ans. Même à 65 ans, les écarts demeurent importants : 4 ans de plus pour les immigrants non européens. On peut toutefois se demander ce que signifie une espérance de vie à la naissance pour des personnes nées à l’extérieur du Canada, la mortalité aux jeunes âges étant difficile à estimer à ces âges. Il conviendrait davantage de comparer la mortalité à partir de 30 ou 35 ans, par exemple.

Figure 1

Taux comparatifs de mortalité selon le sexe pour le groupe d’âge 80-99 ans, Canada et quatre groupes de pays, 1955-1959 à 1985-1989

Sources : Canada : Lebel (1999). Autres pays : Kannisto, 1994 : 32. Figure adaptée de Bourbeau et Lebel (2000).
Sources : Canada : Lebel (1999). Autres pays : Kannisto, 1994 : 32. Figure adaptée de Bourbeau et Lebel (2000).

forme: 000667aro003n.png Canada

forme: 000667aro004n.png Mortalité Moyenne

forme: 000667aro005n.png Mortalité déclin rapide

forme: 000667aro006n.png Mortalité Faible

forme: 000667aro007n.png Mortalité Élevée

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Figure 2

Quotients de mortalité des centenaires selon l’âge, sexe féminin, Québec (natifs, générations 1885-1889) et divers pays (période 1991-1995)

Quotients de mortalité des centenaires selon l’âge, sexe féminin, Québec (natifs, générations 1885-1889) et divers pays (période 1991-1995)

forme: 000667aro009n.png Québec

forme: 000667aro010n.png Canada

forme: 000667aro011n.png Suède

forme: 000667aro012n.png France

forme: 000667aro013n.png Japon

forme: 000667aro014n.png États-Unis

Tiré de Bourbeau et Desjardins (2000); Suède : générations 1886-1890; USA (blancs) : période 1991-1992; Canada : période 1991-1994; France : période 1991-1995; Japon : période 1991-1995.

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Tableau 1

Immigrants : nombre selon le lieu de naissance et la période d’immigration, et proportion par rapport à la population totale, tous âges, Canada, 1996

Immigrants : nombre selon le lieu de naissance et la période d’immigration, et proportion par rapport à la population totale, tous âges, Canada, 1996
Source : Statistique Canada, Recensement du Canada, 1996.

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D’autres études menées en France (Brahimi, 1980), en Australie (Young, 1986, 1987 et 1991), en Angleterre et Pays de Galles (Marmot et al., 1983; Wild et McKeigue, 1997) et aux États-Unis (Jacobson, 1963; Kestenbaum, 1986) ont fait ressortir des différences de mortalité entre les natifs et certains groupes d’immigrants.

Tableau 2

Immigrants : nombre selon le lieu de naissance et la période d’immigration, et proportion par rapport à la population totale, 75 ans et plus, Canada, 1996

Immigrants : nombre selon le lieu de naissance et la période d’immigration, et proportion par rapport à la population totale, 75 ans et plus, Canada, 1996
Source : Statistique Canada, Recensement du Canada, 1996.

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Pour l’Australie, les études de Young (1986, 1991) montrent que la mortalité de la plupart des groupes d’immigrants définis selon le lieu de naissance est plus faible (de 10 à 40 pour cent) que celle des personnes nées en Australie. L’indice de mortalité utilisé pour la comparaison est le taux comparatif de mortalité pour les 15-74 ans durant la période 1980-1982. De plus, la mortalité de tous les groupes d’immigrants est plus faible que celle qui est observée dans leur pays d’origine, sauf pour les Canadiens et les Finlandais. Ce phénomène s’explique en bonne partie par la sélection dont font l’objet les immigrants, d’abord par eux-mêmes et ensuite par le pays d’accueil. D’autres éléments peuvent aussi expliquer la sous-mortalité des immigrants : l’environnement plus favorable du pays d’accueil et les habitudes de vie plus saines (alimentation et activité physique) qui sont conservées par certains groupes d’immigrants. Enfin, cette étude montre que la durée de résidence a peu d’influence sur la mortalité des immigrants : contrairement aux attentes, il y a peu de convergence au fil du temps entre la mortalité des différents groupes et celle des personnes nées en Australie.

Une étude faite à partir des données des recensements de 1971 et 1991 en Angleterre-Galles (Wild et McKeigue, 1997) fait état de différences de mortalité selon le lieu de naissance de certains groupes d’immigrants. Cependant, tous les groupes retenus dans l’étude (sauf un) ont une mortalité plus forte que les natifs. Une analyse des causes de décès suggère quelques explications de ces écarts entre les groupes. Comme dans l’étude australienne, il semble que la mortalité des groupes ne se rapproche pas de la mortalité des natifs au cours du temps.

Si on a pu montrer que la mortalité globale des immigrants est généralement plus faible que celle des natifs d’un pays, on a peu étudié les différences de mortalité aux grands âges. Étant donné le profil particulier de la mortalité canadienne à ces âges, il convient de l’examiner de plus près.

Les questions

  1. Existe-t-il une différence réelle de mortalité entre les personnes nées au Canada, les immigrants « européens » et les immigrants « non européens », en particulier aux âges avancés ?

  2. Peut-on penser que la durée de résidence dans un pays favorise une convergence de la mortalité entre les natifs et les immigrants ?

  3. Les différences de mortalité entre les natifs et les immigrants sont-elles assez importantes pour expliquer, en bonne partie, la plus faible mortalité aux grands âges des Canadiens par rapport aux résidents de plusieurs pays développés, comme la France, la Suède, le Japon et les États-Unis ?

Notre hypothèse est que la mortalité des personnes nées à l’extérieur du Canada, en particulier celle des immigrants « non européens », à cause de la sélection dont ils font l’objet, est inférieure à celle des Canadiens de naissance. Cette sous-mortalité des immigrants serait un des facteurs qui contribueraient à la plus faible mortalité aux grands âges au Canada, en comparaison avec des pays où l’immigration a joué un rôle moins important dans la croissance de la population.

Méthodes

Les données

Les données sur les décès proviennent de la Base canadienne de données sur la mortalité (The Canadian Mortality Data Base) de la Division des statistiques sur la santé de Statistique Canada. Nous connaissons donc les décès selon l’âge, le sexe, la province de résidence et le lieu de naissance, pour la période 1990 à 1997. Pour pallier le problème des petits nombres de décès, nous avons dû faire certains regroupements. Ainsi, les décès sont classés par groupe d’âge quinquennal de 0-4 ans à 95-99 ans, avec un groupe ouvert à 100 ans et plus. Nous avons aussi un autre ensemble de données portant uniquement sur les 80 ans et plus où les données sont classées par année d’âge. Pour le lieu de naissance, nous avons retenu trois grandes catégories [1] :

  • Les Canadiens de naissance : ce sont les non-immigrants.

  • Les immigrants « européens », c’est-à-dire nés en Europe, aux États-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande : nous avons qualifié d’européens les immigrants provenant de pays qui ont une longue tradition de migration vers le Canada. Ces immigrants présentent en général plusieurs similitudes avec la population née au Canada, au plan des habitudes de vie, de la langue et de la culture.

  • Les immigrants « non européens », c’est-à-dire nés ailleurs : ce sont principalement les nouveaux immigrants, qui forment la majorité des nouveaux arrivants au Canada depuis les années 1970. Ils proviennent surtout d’Asie, d’Amérique centrale et du sud et d’Afrique.

Rappelons que les immigrants comprennent non seulement les personnes qui ont immigré récemment au Canada, mais aussi les immigrants de longue date.

Les données sur les effectifs de la population selon l’âge, le sexe, la province de résidence et le lieu de naissance (nés au Canada, nés en Europe, nés ailleurs) proviennent des recensements canadiens de 1991 et 1996.

Les données, aussi bien le numérateur (les décès) que le dénominateur (les effectifs de population), qui servent à calculer les taux de mortalité présentent quelques déficiences dont nous avons dû tenir compte.

D’abord le numérateur. Dans quelques rares cas, la province de résidence ou l’âge du décédé ne sont pas connus. Une redistribution proportionnelle de ces cas a suffi pour régler ce problème. Par contre, le lieu de naissance n’est pas connu pour environ 4,5 pour cent des décès au Canada, avec des variations importantes selon les provinces : 14,5 pour cent au Québec et seulement 2 pour cent en Ontario. Le cas du Québec, qui comporte beaucoup d’inconnus quant au lieu de naissance, ne semble pas poser de problème majeur. En fait, la redistribution proportionnelle des cas inconnus n’influence pas nos résultats de façon importante, puisque les taux de mortalité selon le lieu de naissance calculés pour l’ensemble du Canada, incluant ou non le Québec, sont très semblables.

Cependant, l’Ontario pose un problème spécifique : le nombre d’inconnus pour le lieu de naissance a chuté de manière importante à partir de 1995 (seulement 0,7 pour cent comparativement à 3,2 pour cent entre 1990 et 1992). Nous avons pu savoir de Statistique Canada que ce sont des changements dans le codage des données sur le lieu de naissance qui sont la cause de ce problème et que les données de la période plus récente correspondent davantage à la réalité. En conséquence, pour la période 1990-1992, nous avons réparti les décès des personnes dont on ne connaissait pas le lieu de naissance de manière à retrouver pour chaque lieu de naissance (par âge et par sexe) les proportions observées en Ontario en 1995-1997.

Pour ce qui est du dénominateur, le principal problème touchant les effectifs de la population recensée selon le lieu de naissance (échantillon de 20 pour cent de la population) est l’exclusion des personnes vivant en institution [2], ce qui mène à une forte sous-estimation des effectifs aux grands âges. Comme il est peu probable que les personnes en institution se répartissent selon le lieu de naissance de la même façon que l’ensemble de la population des ménages (la population non institutionnalisée), nous avons tiré parti des données sur la langue maternelle (français, anglais et autre) qui sont obtenues auprès de l’ensemble de la population des ménages et en institution. Nous avons corrigé les effectifs pour tenir compte des personnes en institution de la même manière que l’avaient fait Chen et al. (1996a). Notons qu’à notre connaissance, Trovato (1985, 1993) n’avait pas pris cette correction en compte dans ses études.

En bref, le lieu de naissance des personnes en institution, dont nous connaissons les effectifs par langue maternelle lors des recensements, a été imputé selon la distribution du lieu de naissance des personnes dont on connaissait ce lieu, par âge, sexe, langue maternelle et province. On suppose ici que le fait de tenir compte de la langue maternelle, en plus de l’âge, du sexe et de la province de résidence, permet un meilleur redressement des données.

Nous avons aussi redressé les données pour répartir selon le lieu de naissance les personnes classées comme résidents non permanents (réfugiés, détenteurs de permis de travail ou d’études, etc.). Nous avons fait deux hypothèses : répartition proportionnelle aux immigrants européens et non européens, répartition de 25 pour cent aux immigrants européens et de 75 pour cent aux non européens. Des informations provenant de publications de Statistique Canada nous ont confirmé que la seconde répartition était la plus vraisemblable; c’est celle que nous avons retenue dans nos calculs de taux de mortalité.

Signalons qu’aucune correction n’a été apportée aux effectifs recensés pour tenir compte du sous-dénombrement net de la population, car cette information n’est pas disponible selon le lieu de naissance. Ce facteur a pour effet de biaiser légèrement les taux de mortalité à la hausse et les espérances de vie à la baisse.

Le calcul des taux, des quotients et des tables de mortalité

Nous avons calculé les taux de mortalité par âge, sexe et lieu de naissance en rapportant les décès selon l’âge, le sexe et le lieu de naissance à l’effectif correspondant pour les mêmes variables pour les périodes 1990-1992 et 1995-1997. Pour établir les tables de mortalité selon le lieu de naissance, nous utilisons la méthode actuarielle de transformation des taux en quotients. Nous effectuons la fermeture de la table pour le groupe ouvert à 100 ans et plus en empruntant une valeur standard [3] (par sexe et par période) pour les trois groupes de migrants. Cette hypothèse a peu d’effet sur les différences de l’espérance de vie à 80 ans par exemple. Pour les 90 ans et plus, nous avons utilisé les données sur les décès par année d’âge pour calculer des quotients de mortalité par la méthode des générations éteintes et presque éteintes [4] (Vincent, 1951; Wilmoth, 1997). Bien que les estimations soient fragiles, à cause des hypothèses propres à la méthode et des petits nombres, on obtient un aperçu de l’évolution de la mortalité aux grands âges selon le lieu de naissance.

Les écarts de mortalité entre les groupes sont estimés par les rapports de taux de mortalité ou de quotients de mortalité et par les différences d’espérance de vie à différents âges.

Pour les besoins des comparaisons internationales, nous avons utilisé les données de la Berkeley Mortality Database (Wilmoth, 1997) pour les États-Unis, la France, la Suède et le Japon.

Résultats

Les différences de mortalité selon le lieu de naissance au Canada

Les taux de mortalité selon le lieu de naissance de 0 à 100 ans et plus

Les figures 3 et 4 montrent clairement, pour les deux périodes étudiées, 1990-1992 et 1995-1997, que la mortalité des immigrants « non européens » est nettement inférieure à celle des Canadiens de naissance et des immigrants « européens », et cela à tous les âges. Les écarts peuvent atteindre 50 pour cent à certains âges. La mortalité des immigrants européens, quoique inférieure, se rapproche davantage de la mortalité des natifs, les écarts atteignant environ 20 pour cent. On note cependant que la courbe de mortalité des immigrants « européens » rejoint celle des natifs vers l’âge de 70 ans et la dépasse même par la suite (« crossover »). On peut penser que cette convergence s’accorde avec la théorie voulant que la mortalité des immigrants tende à se rapprocher, au fil du temps, de la mortalité des natifs du pays (Trovato, 1993). Par ailleurs, la plus forte mortalité des immigrants européens aux grands âges est moins facile à expliquer. Elle est présente dans toutes les régions du Canada et semble plus évidente pour les hommes.

Figure 3

Taux de mortalité selon le groupe d’âge et le lieu de naissance, Canada, 1990-1992

forme: 000667aro019n.png Canada

forme: 000667aro020n.png « Europe »

forme: 000667aro021n.png Ailleurs

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Figure 4

Taux de mortalité selon le groupe d’âge et le lieu de naissance, Canada, 1995-1997

forme: 000667aro024n.png Canada

forme: 000667aro025n.png « Europe »

forme: 000667aro026n.png Ailleurs

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Chose certaine, ce ne sont pas les immigrants « européens » qui contribuent à la plus faible mortalité du Canada aux grands âges, en comparaison à celle de plusieurs pays à faible mortalité.

Les quotients de mortalité selon l’âge et le lieu de naissance, 90 ans et plus

Puisque, aux grands âges, les résultats sont souvent fragiles en raison des petits nombres et des possibilités d’erreurs dans les déclarations d’âge au décès ou au recensement, nous avons utilisé une autre mesure de la mortalité selon le lieu de naissance, qui a recours uniquement aux données sur les décès au cours de la période 1990-1997. À l’aide de la méthode des générations éteintes et presque éteintes, nous avons obtenu une estimation, à partir de 90 ans, des quotients de mortalité par année d’âge et par lieu de naissance. Les résultats des figures 5 et 6 confirment l’importante sous-mortalité des immigrants non européens et le rapprochement de la mortalité des natifs et des immigrants européens. Il n’y a pas de preuve ici d’un croisement des courbes de mortalité des deux derniers groupes aux âges avancés.

L’espérance de vie selon le lieu de naissance

Pour illustrer les écarts de mortalité entre les trois groupes étudiés, nous avons calculé l’espérance de vie à certains âges durant la période 1995-1997. Il ne nous paraît pas pertinent de calculer cet indice à la naissance pour les groupes d’immigrants, puisque le nombre de décès aux jeunes âges provenant de ces groupes est forcément très faible et traduit mal leur risque de décès. Le tableau 3 présente les espérances de vie à 30, 65 et 80 ans pour les trois groupes : sans surprise, on trouve la plus faible espérance de vie, à tous les âges, chez les Canadiens de naissance. À 30 ans, on observe un faible écart entre les espérances de vie des immigrants « européens » et des nés au Canada (un an ou deux); cet écart se réduit à 65 ans pour disparaître à 80 ans. Il en va autrement pour les immigrants « non européens », qui présentent à tous les âges une plus grande durée moyenne de vie que les natifs du Canada : 6 à 7 ans à 30 ans, 5 ans à 65 ans et environ 3 ans à 80 ans.

Figure 5

Quotients de mortalité selon l’âge et le lieu de naissance, Canada, 1990-1992

forme: 000667aro029n.png Canada

forme: 000667aro030n.png « Europe »

forme: 000667aro031n.png Ailleurs

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Figure 6

Quotients de mortalité selon l’âge et le lieu de naissance, Canada, 1995-1997

forme: 000667aro034n.png Canada

forme: 000667aro035n.png « Europe »

forme: 000667aro036n.png Ailleurs

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Tableau 3

Espérance de vie à 30, 65 et 80 ans selon le lieu de naissance et le sexe, Canada, 1995-1997

Espérance de vie à 30, 65 et 80 ans selon le lieu de naissance et le sexe, Canada, 1995-1997
Source : Statistique Canada, décès et population recensée.

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La contribution des immigrants

Ces comparaisons de la mortalité aux grands âges selon le lieu de naissance conduisent à montrer que les immigrants « européens » ont une mortalité plus forte que celle des autres groupes et ne contribuent donc pas à l’avantage dont jouit le Canada à ces âges. Par contre, les autres immigrants ont une mortalité nettement plus faible que les Canadiens de naissance et contribuent à cet avantage. Cette contribution est-elle importante ? En fait, le poids des immigrants dans la mortalité aux grands âges est relativement peu important : moins du cinquième (environ 18 pour cent) de la population canadienne au-delà de 75 ans est constituée d’immigrants « européens », et seulement 4 à 5 pour cent d’immigrants non européens (tableau 2). Il faut rappeler que les entrants au Canada au début du XXe siècle étaient constitués surtout d’immigrants venant d’Europe; à preuve, environ 62 pour cent des immigrants de 75 ans et plus recensés au Canada en 1996 sont d’origine « européenne » et sont arrivés au Canada avant 1961 (tableau 4). Ce n’est qu’à partir des années 1970 que l’immigration se modifie largement pour donner une place désormais prépondérante (un peu moins des trois quarts en 1991-1996) aux immigrants non européens (tableau 5).

Tableau 4

Poids des immigrants selon le lieu de naissance et la période d’arrivée, Canada, 1996

Poids des immigrants selon le lieu de naissance et la période d’arrivée, Canada, 1996
Source : Statistique Canada, Recensement du Canada, 1996.

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En résumé, on sait que les immigrants d’origine non européenne ont une mortalité beaucoup plus faible que les Canadiens de naissance et que cela contribue à réduire le niveau global de la mortalité canadienne aux grands âges. Cependant, ce facteur ne peut à lui seul expliquer l’avantage relatif du Canada pour la mortalité aux grands âges, comparativement à d’autres pays à faible mortalité [5]. La réponse à notre question initiale est donc que la sélection d’immigrants en bonne santé explique une partie de l’avantage comparatif du Canada, mais que ce n’est pas le seul facteur.

Tableau 5

Répartition des immigrants selon le lieu de naissance pour chacune des périodes d’arrivée, Canada, 1996

Répartition des immigrants selon le lieu de naissance pour chacune des périodes d’arrivée, Canada, 1996
Source : Statistique Canada, Recensement du Canada, 1996.

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La mortalité des Canadiens de naissance en comparaison avec la mortalité des résidents d’autres pays

Une autre façon de répondre à notre question initiale serait de comparer la mortalité des Canadiens de naissance à celle des résidents d’autres pays. De la sorte, on exclut la contribution des immigrants à la performance canadienne en matière de mortalité aux grands âges. Si la mortalité des seuls natifs du Canada est elle aussi inférieure à celle d’autres pays comparables, on devra conclure que d’autres facteurs que la sélection des immigrants explique la position favorable du Canada.

Reprenons ici les comparaisons que nous avions déjà faites entre la mortalité canadienne et la mortalité observée dans certains pays européens et au Japon (Bourbeau et Lebel, 2000), mais en ne considérant que les natifs du Canada.

Les figures 7 et 8 présentent les taux de mortalité par groupe d’âge de 5 ans, de 80 à 100 ans, pour les Canadiens de naissance et pour les résidents de quatre pays reconnus pour leur faible mortalité aux grands âges : la Suède, la France, les États-Unis et le Japon. Les Canadiens de naissance ont des taux de mortalité semblables aux taux des autres pays de 80 à 90 ans, puis légèrement en retrait à partir de 90 ans, surtout selon les données de la période 1990-1992. La courbe de la période 1995-1997 ne témoigne pas d’un avantage aussi net pour les Canadiens de naissance [6].

Discussion

Au sujet de la plus faible mortalité des immigrants

Même si on a établi que les immigrants non européens ont une mortalité aux grands âges plus faible que celle des Canadiens de naissance, il demeurera toujours un doute sur la qualité de leur déclaration de l’âge. En effet, il est très difficile de valider l’âge au décès des personnes nées à l’extérieur du Canada. Néanmoins, on ne peut imputer à des défauts d’enregistrement tout l’avantage de survie observé chez ces immigrants. Il y a de toute évidence un phénomène de sous-mortalité des immigrants, liée en bonne partie au processus de sélection. Nos résultats confirment ainsi ceux des études antérieures menées au Canada, tout en éclairant davantage la mortalité aux grands âges et en utilisant des données plus récentes. Une analyse de la mortalité différentielle selon la cause médicale du décès serait une avenue intéressante pour mieux cerner les causes des écarts de mortalité entre les natifs et les immigrants.

Au sujet de la convergence de la mortalité des immigrants

Le rapprochement de la mortalité des immigrants établis depuis plus longtemps au Canada (les immigrants « européens ») avec la mortalité des Canadiens de naissance laisse croire à une forme d’adaptation aux comportements de ces derniers. On observe parfois cette convergence pour d’autres phénomènes démographiques, principalement la fécondité. Cependant, il n’y a pas de relation nécessaire et on peut observer des différences de mortalité entre les groupes d’immigrants, longtemps après leur arrivée dans un pays d’accueil. Il serait donc intéressant de vérifier cette convergence par un suivi longitudinal d’une cohorte d’immigrants.

Figure 7

Taux de mortalité des femmes par groupe d’âge (80 ans et plus), Canada (natifs) et autres pays, 1990-1995

Taux de mortalité des femmes par groupe d’âge (80 ans et plus), Canada (natifs) et autres pays, 1990-1995

forme: 000667aro041n.png France (1991-1995)

forme: 000667aro042n.png États-Unis / Total (1991-1992)

forme: 000667aro043n.png Canada / Natifs (1995-1997)

forme: 000667aro044n.png Suède (1991-1995)

forme: 000667aro045n.png Japon (1991-1995)

forme: 000667aro046n.png États-Unis / Blancs (1991-1992)

forme: 000667aro047n.png Canada / Natifs (1990-1992)

Source : autres pays : Berkeley Mortality Database. 

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Figure 8

Taux de mortalité des hommes par groupe d’âge (80 ans et plus), Canada (natifs) et autres pays, 1990-1995

Taux de mortalité des hommes par groupe d’âge (80 ans et plus), Canada (natifs) et autres pays, 1990-1995

forme: 000667aro049n.png France (1991-1995)

forme: 000667aro050n.png États-Unis / Total (1991-1992)

forme: 000667aro051n.png Canada / Natifs (1995-1997)

forme: 000667aro052n.png Suède (1991-1995)

forme: 000667aro053n.png Japon (1991-1995)

forme: 000667aro054n.png États-Unis / Blancs (1991-1992)

forme: 000667aro055n.png Canada / Natifs (1990-1992)

Source : autres pays : Berkeley Mortality Database. 

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Au sujet du rôle de la mortalité des immigrants dans le profil particulier de la mortalité canadienne

La plus faible mortalité des immigrants n’a pas un poids suffisant dans l’ensemble de la mortalité canadienne pour rendre compte à elle seule de l’avantage des Canadiens aux grands âges. Pour la période 1995-1997, elle réduit la mortalité totale du Canada à un seuil inférieur à celle des seuls natifs pour tous les groupes d’âges, sauf à partir de 90 ans chez les hommes et à 100 ans et plus chez les femmes, où elle ne compense pas la surmortalité des immigrants « européens ».

Pour exclure la contribution des immigrants, nous avons par la suite comparé la mortalité des personnes nées au Canada [7] à celle des résidents de quelques pays à faible mortalité. Pour les deux sexes, la mortalité des Canadiens de naissance est inférieure à celle des résidents des pays comparés et se rapproche davantage de la mortalité des Américains. Ce rapprochement avec la mortalité américaine nous ramène à la notion du profil nord-américain de la mortalité (North American Mortality Pattern). Rappelons que ce profil se définissait par une mortalité plus forte que celle des autres pays développés aux jeunes âges et aux âges adultes et par une mortalité plus faible aux grands âges. Nous avons déjà montré qu’il caractérise bien la mortalité des États-Unis mais ne s’applique pas au Canada, où la mortalité avant 80 ans se compare à celle des autres pays développés (Bourbeau, 2002). La particularité de la mortalité nord-américaine serait donc le faible niveau de la mortalité aux âges élevés.

Conclusion

Deux questions demeurent à la suite de notre étude :

  1. Quels sont les autres facteurs qui peuvent expliquer la sous-mortalité des Canadiens par rapport aux Européens et aux Japonais ?

  2. L’avantage du Canada (et des Nord-Américains) aux grands âges est-il durable ?

Les facteurs suggérés pour expliquer la plus faible mortalité canadienne aux grands âges sont les suivants : la qualité des données; un processus de sélection lié à l’immigration ou à l’hétérogénéité de la population (caractéristiques bio-démographiques et socio-économiques); les programmes de soins de santé et de sécurité sociale; les conditions de vie (mode de vie) : alimentation et activité physique, climat, etc.

Nos recherches nous indiquent de plus en plus que la sous-mortalité des Canadiens aux grands âges résulte d’une combinaison de facteurs. Les données canadiennes sont de meilleure qualité que ce qu’en disaient les premières études sur le sujet (Kannisto et al., 1994) mais elles demeurent encore imparfaites. L’immigration, par le processus de sélection qu’elle implique, favorise une plus faible mortalité chez les immigrants, mais le poids relatif de ces derniers n’est pas assez fort pour expliquer l’avantage du Canada. Néanmoins, on doit prendre en compte l’hétérogénéité grandissante de la population canadienne quant à la provenance de ses résidents pour mieux expliquer le profil de la mortalité selon l’âge.

La démonstration des avantages liés au système canadien de santé (programme universel d’assurance maladie) et de sécurité sociale par rapport aux systèmes européens risque d’être ardue. L’analyse des conditions de vie des populations nord-américaines et européennes pourrait être plus fructueuse. Les Européens et les Japonais ont connu des conditions de vie plus difficiles au cours du XXe siècle, à cause des deux guerres mondiales et de leurs conséquences pour l’approvisionnement en nourriture et en soins de santé, sans compter le stress vécu dans des situations très tendues [8].

Si cela se vérifiait, on pourrait s’attendre à ce que l’avantage comparatif du Canada aux grands âges ne dure pas. À cet égard, les données plus récentes indiquent que la mortalité aux grands âges dans certains pays européens et au Japon se rapproche de la mortalité canadienne.