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La recherche sur le concile Vatican II occupe déjà et va occuper dans les prochaines années une partie toujours plus importante de l’historiographie ecclésiastique. À la fin du projet pour l’Histoire du concile Vatican II[1], en effet, on ne peut pas affirmer que l’étude de l’événement conciliaire soit totalement achevée : si on considère Vatican II comme un concile d’aggiornamento et de réforme de l’Église vue en tant que communion d’Églises locales, il est par conséquent nécessaire d’approfondir la signification du concile pour les Églises locales et dans les Églises locales. La recherche sur Vatican II — de la convocation en 1959 jusqu’à la fin des travaux en 1965 et aux premières initiatives de réforme, conséquences des décrets conciliaires — dans les différents milieux culturels et géographiques est l’occasion d’un approfondissement de son message et de sa portée. Cela doit nécessairement s’intégrer avec la reconstitution des événements du débat conciliaire et de l’histoire rédactionnelle des documents conciliaires.

Dans une telle perspective, on ne se trompe pas en affirmant que la recherche sur le Québec et Vatican II représente un projet pilote. Le projet de recherche, mis sur pied et dirigé par Gilles Routhier (Faculté de théologie et de sciences religieuses, Université Laval, Québec), présente un tableau de données solides — fruit de quelques années de travail —, et pour cette raison, va devenir un point de repère pour des recherches similaires qui — on le souhaite — vont voir le jour dans d’autres milieux culturels et géographiques[2]. Notre courte revue de ces travaux tentera de rendre compte des résultats déjà acquis ainsi que de ceux en voie d’acquisition et, sur cette base, de formuler quelques hypothèses sur le développement futur des recherches. Dans la présente chronique, nous présenterons les ouvrages et les articles suivants.

Volumes

1.

G. Routhier, dir., L’Église canadienne et Vatican II. Montréal, Québec, Éditions Fides (coll. « Héritage et projet », 58), 1997, 488 p.

2.

B. Caulier et G. Routhier, dir., Mémoires de Vatican II. Montréal, Éditions Fides, 1997, 117 p.

3.

G. Routhier, dir., Vatican II au Canada : Enracinement et réception. Actes du colloque organisé par la Faculté de théologie et de sciences religieuses et le CIEQ dans le cadre du projet de recherche « Vatican II et le Québec des années 1960 » ; 23, 24 et 25 août 1999, Université Laval, Québec. Montréal, Éditions Fides (coll. « Héritage et projet », 64), 2001, 543 p.

4.

G. Routhier, dir., Évêques du Québec (1962-1965). Entre Révolution tranquille et aggiornamento conciliaire. Québec, CIEQ – Centre interuniversitaire d’études québécoises (coll. « Cheminements »), 2002, 65 p.

Articles

G. Routhier, « Les réactions du cardinal Léger à la préparation de Vatican II », Revue d’Histoire de l’Église de France, LXXX, 205 (1994), p. 281-302.

Id., « L’annonce et la préparation de Vatican II. Réception et horizon d’attente au Québec », Études d’histoire religieuse (SCHEC), 63 (1997), p. 25-44.

Id., « L’itinéraire d’un Père conciliaire. Le cardinal Léger », Cristianesimo nella storia, XIX, 1 (1998), p. 89-147.

Id., « Note de recherche. Un tournant de Vatican II », Études d’histoire religieuse (SCHEC), 64 (1998), p. 71-79.

Id., « Lectures dialectiques de l’événement conciliaire. Vatican II et le Québec des années 1960 », Chrétiens et société xvie-xxe siècles, 6 (1999), p. 53-85.

Id., « Le devenir de la théologie catholique au Canada francophone depuis Vatican II », Transversalités, 72 (octobre-décembre 1999), p. 57-111.

G. Routhier et R. Burigana, « La conversion oecuménique d’un évêque et d’une Église. Le parcours oecuménique du cardinal Léger et de l’Église de Montréal au moment de Vatican II : I) Les premiers ébranlements ; II) L’engagement résolu », Science et Esprit, 52, 2 (2000), p. 171-191 et 52, 3 (2000), p. 293-319.

G. Routhier, « Entre Révolution tranquille et aggiornamento conciliaire : évolution dans le gouvernement du diocèse de Québec au cours des années 1960 », Études d’histoire religieuse (SCHEC), 67 (2001), p. 47-56.

Id., « Assurer la couverture du Concile Vatican II au Canada : Les initiatives de l’épiscopat », Études d’histoire religieuse (SCHEC), 68 (2002), p. 57-72.

Id., « Famille, mariage et procréation. Le combat de deux cardinaux canadiens », dans Cristianesimo nella storia, XXIII, 2 (2002), à paraître.

Mémoires de maîtrise

Y. Therrien, La couverture de presse de Vatican II dans les quotidiens francophones du Canada, Université Laval (Québec), Faculté de théologie et de sciences religieuses, 1997, 184 p.

S. Serré, Les consultations préconciliaires des laïcs au Québec entre 1959 et 1962, Université Laval (Québec), Faculté de théologie et de sciences religieuses, 1999, 186 p.

R. Martel, Un évêque à Vatican II : Mgr Albert Sanschagrin, o.m.i., Université Laval (Québec), Faculté de théologie et de sciences religieuses, 2000, 202 p.

C. Laflèche, La participation active des fidèles à la messe. Réception et mise en application par deux groupes de musiciens au Canada français (1950-1954), Université Laval (Québec), Faculté de théologie et de sciences religieuses, 2001, 130 p.

Les points consolidés

Si on partage (sans aucune intention d’exhaustivité) les domaines de recherche du rapport entre le concile et une Église locale en trois secteurs — 1) la participation au concile de personnages marquants ; 2) les conséquences de type institutionnel, et 3) la réflexion théologique —, on voit comment le travail de dépouillement et de recherche en est, nécessairement, au stade initial.

Les réactions des évêques canadiens à l’annonce du concile et leurs propositions pour la phase préparatoire ont mis en évidence l’existence d’un groupe épiscopal compact et homogène, composé d’évêques formés dans les universités romaines, parmi lesquels Mgr Léger se démarque par l’originalité de son votum. On n’a pas remarqué de divergences dans les vota du Québec, caractérisés par l’attitude ouverte et pragmatique de leurs auteurs : on a toutefois perçu une différence significative entre les vota du Québec et ceux du Canada anglophone[3]. En ce sens, l’analyse des vota tend à souligner la maturité de l’épiscopat québécois par rapport aux thèmes de l’aggiornamento, et cela a par conséquent permis de mieux comprendre l’engagement de cet épiscopat au concile, en ce qui concerne les questions les plus importantes : en premier lieu la réforme liturgique, et ensuite l’ecclésiologie, l’oecuménisme et la liberté religieuse, le rapport entre la vie de l’Église et l’Écriture.

Le problème se présente de façon beaucoup plus complexe si on passe de l’ensemble de l’épiscopat aux individus qui le composent. Le personnage sans doute le plus signifiant a été l’archevêque de Montréal, le cardinal Paul-Émile Léger, très actif pendant les débats (avec ses 24 interventions au cours des quatre périodes conciliaires). Son dynamisme, aussi bien pendant la préparation que le déroulement du concile, l’implication et l’aide constante et précieuse de ses deux théologiens Pierre Lafortune et André Naud, sa participation à la rédaction des documents conciliaires et les prodromes de sa sollicitude oecuménique ont déjà été mis en évidence par les études parues au cours des dernières années[4]. Dans la continuité de l’attitude de Léger à l’égard du concile et dans son isolement croissant du reste de l’épiscopat canadien, du nouveau pape et de ses importants contacts internationaux de la première phase du concile[5], on voit émerger du tableau l’évolution de sa prise de conscience oecuménique et une assomption de responsabilités directes dans ce domaine, d’abord dans l’Église diocésaine de Montréal[6]. Derrière Léger, le panorama se présente toujours riche d’archives et de témoignages à explorer. Les autres membres de l’épiscopat étudiés jusqu’à ce jour, de façon plus ou moins approfondie — dont M. Baudoux[7], G.-M. Coderre[8], A. Sanschagrin[9], M. Hermaniuk[10] — ont révélé un portrait de pères conciliaires non seulement participants actifs aux travaux in aula, mais aussi engagés dans des groupes informels, prêts au dialogue avec des pères conciliaires d’autres langues, cultures et continents, et tout à fait à l’aise comme porte-parole, dans l’aula, de propositions courageuses pour une véritable réforme de la structure du gouvernement de l’Église. Les ouvertures provoquées par les témoignages de quelques participants n’ont certainement pas épuisé la nécessité d’autres contributions afin de composer le cadre d’ensemble[11].

Le deuxième domaine thématique, celui du rapport entre institutions ecclésiastiques et société, est représenté dans le projet sur la réception de Vatican II au Québec par le lien indissociable — et pas seulement d’un point de vue chronologique — entre l’aggiornamento conciliaire et la situation économique, sociale et politique des années 1960 au Québec, résumée dans le terme « Révolution tranquille[12] ». Il est également possible de voir se confirmer le lien entre les deux événements par l’analyse des consultations effectuées dans les diocèses durant la période préparatoire au concile, parmi les clercs, les membres des mouvements et des ordres religieux sur les matières à l’ordre du jour et, plus généralement, par les attentes suscitées par la convocation de la grande assemblée de l’Église[13]. La tension entre une Église perçue comme une société hiérarchique visible et les ferments de la modernité a conduit, de façon tout à fait spéciale, rapide et profonde au Québec à cause des mutations socio-économiques en cours, à une coïncidence entre événement conciliaire et changements liés à la fin d’une chrétienté institutionnalisée. Cette mutation dans la communion ecclésiale s’est traduite par un effort de renouveau, non seulement dans les domaines de la liturgie et de la catéchèse, mais aussi dans la structuration des organismes de gouvernement de l’Église sur le territoire, aux niveaux diocésain et interdiocésain. Il reste à faire — comme pour toutes les autres Églises — une histoire de l’épiscopat du Québec durant la période postconciliaire, c’est-à-dire une évaluation des effets du concile sur l’organisation de la conférence épiscopale, sur les stratégies communes d’application du concile, spécialement pour l’institution des conseils et synodes pastoraux diocésains, et des personnages marquants de l’épiscopat québécois.

Le troisième domaine thématique, le rapport entre la culture religieuse et théologique d’une Église locale et le processus de préparation-vécu-réception du concile est un des plus complexes et, actuellement, des moins explorés par les études historiographiques et théologiques. Par rapport aux réactions des évêques québécois exprimées dans les vota, les premières impressions d’impréparation des organes de la communication intellectuelle face au concile et à ses thèmes demandent une consolidation et un approfondissement par le recours à d’autres sources internes du milieu théologique[14]. Les recherches présentement en cours semblent suggérer sinon renforcer cette hypothèse, et se pose donc le problème de la modalité et du temps de cette réorientation selon l’esprit conciliaire de la théologie au Québec. Par contre, l’étude des mouvements liturgique et catéchétique québécois à la veille du concile est suffisamment développée pour soumettre au débat une périodisation de la vie du mouvement liturgique au Québec et souligner la spécificité des racines missionnaires du renouveau de la catéchèse dans cette province canadienne[15].

On a déjà exploré, par l’étude des sondages, le domaine des moyens de communication sociale et leur réception de l’événement conciliaire qui, au Québec, a eu une couverture particulière — sans être homogène et continue — de la part de la presse, de la radio et de la télévision[16]. En effet, si on considère que les premières nouvelles et orientations sur le concile Vatican II ont rejoint les clercs, les religieux et religieuses et les fidèles catholiques (et tout le reste de la population) par l’entremise des mass media bien plus que par les évêques, il est fort difficile de surestimer l’influence de ces vecteurs de l’image publique du concile, soit à l’intérieur soit à l’extérieur de l’Église[17].

Itinéraires de recherche

Après une rapide évaluation des résultats acquis par la recherche, il est maintenant possible de faire un essai de classification des domaines de recherche pour la suite des études sur le Québec et Vatican II.

Un premier domaine concerne l’analyse de la contribution des théologiens au concile durant les phases préparatoire et conciliaire. Outre les cas particuliers de Naud et de Lafortune, on connaît bien l’existence et l’activité d’un groupe stable de théologiens canadiens et québécois, et de théologiens travaillant de façon plus individuelle, qui pendant le concile ont élaboré des réactions et des propositions concernant les schémas conciliaires. L’examen de leurs perspectives — très lucides et parfois en avance par rapport aux problèmes de l’après-concile — peut être utile pour apprécier le procès de maturation des idées marquantes pour l’aggiornamento de l’Église du Québec, et pas seulement par rapport à l’un ou l’autre des documents conciliaires[18].

Il paraît aussi essentiel de procéder, en lien très étroit avec ce domaine, à un dépouillement de la théologie canadienne francophone du xxe siècle, en prenant comme point de départ les années 1930 durant lesquelles le père M.-D. Chenu[19] a fait plusieurs séjours au Canada. Comme on l’a récemment souligné, les années préconciliaires au Québec recèlent encore une grande part d’inconnu[20]. On pourrait peut-être affirmer qu’il s’agit ici, pour l’historiographie ecclésiastique, d’une période à l’abri de la « Révolution tranquille », d’une façon telle que l’événement conciliaire risque de devenir seulement une des expressions d’une mutation politique et culturelle et de rendre les deux événements indéchiffrables. La réflexion sur la contribution au concile et sur la réception du concile pourrait profiter beaucoup de la compréhension de la maturation des idées théologiques portantes (renouveau biblique et liturgique, ecclésiologie et rapport Église-monde moderne, oecuménisme et liberté religieuse) dans cette région géographique et linguistique, et de leur diffusion grâce à la publication de revues et de collections d’études théologiques (philosophie thomiste et médiévale, mariologie, missiologie) dans les milieux intellectuels de l’Église du Québec. L’entrecroisement de la culture académique thomiste d’origine européenne et des nouvelles exigences pragmatiques typiquement anglo-saxonnes (rapport entre science moderne et donné révélé, liberté religieuse, psychanalyse et religiosité), visible à un premier examen des revues des années préconciliaires, mérite une recherche à moyen et long termes, susceptible de produire un impact aussi pour l’histoire culturelle du Québec.

En ce qui concerne les personnages importants, on a étudié de manière approfondie, comme on a pu le voir, seulement une petite partie de l’épiscopat. Quelques pères conciliaires restent toujours dans l’ombre ; des autres pères, on connaît la seule participation officielle à Rome et on ignore jusqu’à maintenant soit leur position par rapport aux thèmes du concile avant sa convocation et le départ vers Rome, soit le moment de transmission à leur Église diocésaine de l’événement conciliaire pendant et après le concile. Parmi les 67 évêques québécois[21] qui ont participé au concile, on connaît en détail ce qui se rapporte à un petit nombre d’entre eux seulement. Les recherches menées jusqu’à maintenant ont fait ressortir la nécessité d’étudier le parcours d’autres évêques tout à fait intéressants (par exemple, M. Baudoux, G. Cabana, G.-M. Coderre), spécialement pour la période de réception du concile dans leur diocèse.

Enfin, tout le problème de l’activité locale postconciliaire aux niveaux épiscopal, conciliaire et synodal (qui a été très importante pour la compréhension historique du concile de Trente) appartient obligatoirement à ce domaine de recherche sur Vatican II. La recherche sur les effets du concile, avec une analyse qualitative et quantitative de l’activité synodale et conciliaire d’une Église locale, peut apporter plusieurs clés de lecture d’un tel événement et de la politique postconciliaire pour l’application des décisions prises par les pères. Ce domaine comportera la récupération et l’inventaire, mais aussi l’édition des sources conciliaires qui, à la fin de la monumentale édition vaticane des Acta, représente toujours une tâche à commencer[22]. Dans ce sens, on peut identifier les lettres pastorales sur le concile pour une éventuelle recherche nécessitant d’importants efforts ; cet objet de recherche constitue une des différentes interfaces entre l’institution ecclésiastique et le peuple chrétien au moment de la communication de l’événement conciliaire. La prospection de ces domaines thématiques pourra représenter un passage dans la recherche sur le rapport d’échange et d’enrichissement entre le concile Vatican II et la vie de l’Église locale.