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Certains admirateurs des temps nouveaux et à venir se demanderont ce que peut bien apporter une thèse de maîtrise soutenue il y a si longtemps, en 1967. Quelques bonnes raisons incitent toutefois à y regarder de près : les collections de thèses de maîtrise contiennent de réels trésors qu’on aurait tort de négliger ; le passé éclaire toujours les temps nouveaux et à venir ; l’élément le plus durable de l’histoire humaine, c’est la terre.

Une partie du travail du géographe consiste à repérer des ensembles cohérents et pertinents et à leur donner vie dans un univers social, dans une histoire. C’est ce qu’a fait Rodolphe De Koninck. Il n’a pas, bien sûr, découvert les Cent-Îles ; Cartier, Champlain, bien des voyageurs, des géographes, des géologues, des ethnographes et d’autres spécialistes avaient écrit sur elles avant lui. Il a le mérite d’y avoir perçu un milieu de vie fortement intégré, un ensemble où le fleuve et ses rives, des îles, des chenaux, la flore, la faune et les humains entrent dans un jeu complexe et constant d’interactions toujours soumis aux effets de forces largement dispersées dans le pays environnant. Il ajoute à ce que d’autres avaient vu et noté avant lui ses propres observations et des témoignages recueillis sur place ; les Cent-Îles deviennent une sorte d’organisme, presque un personnage.

Y en a-t-il cent ou cent cinquante ? Personne ne le sait vraiment. Hors de la région immédiate, peu de gens sauraient nommer même les plus importantes. On dit « les Îles-de-Sorel », « les Îles-du-Lac-Saint-Pierre », parfois « les Îles-de-Berthier ». On sait qu’il s’en trouve quelques-unes au nord du Chenal du Moine, au pays du Survenant. L’auteur ne les a pas comptées, ne les a pas toutes nommées et décrites, il a recherché ce qu’elles ont en commun, il a voulu évoquer leur destin.

Découpées par le Saint-Laurent au creux d’une dépression recouverte de dépôts légers accumulés au cours de milliers d’années, elles sont basses, sans protection rocheuse, extrêmement sensibles à l’action des eaux : celles du fleuve d’abord, celles aussi de quatre grandes rivières qui convergent vers elles, la Richelieu, la Yamaska, la Saint-François et la Maskinongé. Mais cette vulnérabilité a sa contrepartie : des marais et des plans d’eau riches en poissons et oiseaux aquatiques, des terres annuellement enrichies d’alluvions fertiles, une profusion de paysages uniques.

Sur les principales de ces îles, au Castor, Dupas, Saint-Ignace, Madame, aux Ours, de Grâce, s’est progressivement installée une population vivant d’agriculture, de chasse et de pêche selon un genre de vie réglé par l’eau : communications par canots et bateaux en été, sur pont de glace en hiver ; inondations saisonnières, arrivée et départ des oiseaux migrateurs, ouverture et fermeture des communes fertilisées par la crue des eaux et sur lesquelles des agriculteurs des deux rives aussi bien que ceux des îles viennent faire paître leurs bêtes. Mais cet aménagement ne s’est jamais vraiment fixé. Après avoir crû en s’intensifiant jusqu’à la constitution de deux paroisses et d’un ensemble d’organisations, il s’est vite transformé. Des ponts, des bateaux plus rapides et plus nombreux, de nouvelles conditions de marché et divers autres facteurs ont fait régresser l’agriculture et incité les insulaires à travailler à l’extérieur, à Sorel en particulier, tout en demeurant sur les îles. Des adeptes de villégiature sont venus s’y construire des chalets ou maisons d’été. La population n’a pas diminué, mais elle a changé son mode vie, portée en cela par l’évolution de la société québécoise en général. En 1996, les îles Saint-Ignace et Dupras, les deux plus peuplées comptaient 2 447 habitants.

On peut craindre que les humains détériorent les îles par des installations inappropriées ou par une exploitation abusive de leurs ressources, entre autres pour favoriser le tourisme. Mais pour le moment, ce qui semble peser le plus lourd sur leur destin viendrait de l’eau. D’une part, le développement de la voie navigable compromet l’économie locale des milieux terrestres et aquatiques. On a construit des barrages et des digues pour orienter plus d’eau vers le chenal principal et on a dragué celui-ci, ce qui a provoqué de l’érosion, des inondations et des baisses du niveau de l’eau selon les endroits. En conséquence des bateaux plus nombreux, plus gros et plus puissants circulent par là, créant plus de vagues et de plus grosses qui rongent plusieurs îles. Tout cela réduit les surfaces enrichies par les inondations saisonnières, détruit la végétation protectrice, détériore les frayères et les lieux de nidification, diminue les ressources de chasse et pêche. Et on prévoit des travaux encore plus considérables. D’autre part, divers aménagements sur le fleuve et les rivières risquent de réduire l’apport d’eau en même temps que de plus en plus de polluants industriels, agricoles et domestiques sont drainés d’un très large bassin vers le Lac Saint-Pierre. Le destin des Cent-Îles ne se joue donc pas seulement chez elles, mais sur un territoire immense.

En fait ce sont les dangers présents et prévisibles dus au changement des genres de vie, à la circulation navale et à la pollution qui justifient d’abord la réédition de cette excellente thèse d’ailleurs amplifiée d’une seconde partie intitulée « Nouveaux enjeux ». L’appel est clair : recherches, prudence et action préventive s’imposent. Plusieurs disciplines se trouvent ainsi appelées au travail.