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Introduction

Notre intérêt pour les théories bermaniennes se situe principalement dans l’application de certaines de ses hypothèses traductologiques fondamentales. Nous nous référons plus particulièrement à son concept d’ « Étranger » dans un contexte de transfert inter-culturel et à son approche littéraliste qui préconise un idéal de transfert interculturel où l’Étranger est accueilli comme « étranger » (1985, p. 68) et où l’étrangeté (ou l’étrangèreté) du texte source est mise en relief. Nous avons à quelques reprises dans nos recherches évoqué cet aspect de la théorie bermanienne afin d’élucider le phénomène de « traduction-écriture » pratiqué par les auteurs africains écrivant en langues européennes dans un contexte postcolonial.

Le virage culturel

Le concept d’altérité, propre au domaine des études culturelles, peut faire partie intégrante de la traductologie, si la traduction est envisagée comme une forme de pratique linguistique et culturelle qui définit et situe l’Autre dans un cadre fixe. Ce n’est que récemment que l’on a approfondi en traductologie l’étude du concept de l’Autre culturel, qui pose la question de la traduisibilité culturelle. Dans l’approche déconstructionniste, toute forme de critique du texte ayant comme fondement une opposition binaire était soupçonnée de parti-pris idéologique. De plus, la création d’une frontière stable entre le Soi et l’Autre engendre une « essentialisation » de la différence culturelle. Dans le cadre de la traductologie, le concept d’intertextualité peut être interprété comme le résultat de transactions entre des cultures déjà caractérisées par le pluralisme.

Tant en ethnographie qu’en traduction proprement dite, l’Autre culturel n’est pas verbalisé de façon directe. Il est plutôt filtré et adapté, et verbalisé de façon indirecte, à travers la conscience de l’ethnographe ou du traducteur. Le lien reconnu entre la textualisation et la conceptualisation de la culture a provoqué une sorte de « crise de la représentation » dans plusieurs domaines tels que l’historiographie, les études littéraires et l’ethnographie. Le débat « écriture-culture » (writing-culture debate) découle d’une « conception de la culture comme texte » développée en anthropologie interprétative. Il permet de se pencher sur les aspects liés au processus et à la production de la traduction. Les partisans de la position « écriture-culture » préconisent une vision de la culture comme constituée de codes et de représentations. C’est ainsi qu’on a élargi la notion de traduction culturelle. La traduction n’est donc plus limitée au transfert entre le Soi et l’Autre culturel mais tient aussi un rôle de régulateur culturel, comme c’est le cas par exemple dans le contexte colonial où elle a acquis une valeur fonctionnelle.

Les questions de représentation culturelle sont traitées par les approches ethnographiques en traduction. Celles-ci permettent d’explorer les relations de pouvoir entre des cultures données et d’identifier ces relations dans un contexte inter et intra-culturel. Grâce à ce « virage culturel » (cultural turn), on a vu que la culture ne peut plus être considérée comme une entité stable, mais qu’il s’agit plutôt d’un processus dynamique au coeur duquel opèrent la différence et l’inachevé et par conséquent la négociation et la performance. La traduction ne se limite donc plus au transfert « entre cultures » mais, lorsqu’elle est vue comme une fusion culturelle, peut aussi être considérée comme la source de nouveaux espaces culturels (la culture comme phénomène de traduction / culture as translation). La traduction ne sert donc pas à confirmer les frontières et à affirmer la dichotomie entre le centre et la périphérie mais crée plutôt des centres pluriels où sont négociées les différences culturelles.

Vernacularisation et diglossie littéraire

L’écriture africaine d’expression européenne est en grande partie le résultat de telles négociations des différences culturelles entre la tradition orale africaine et sa contrepartie européenne, le discours narratif oral. La littérature euro-africaine est caractérisée par des formations hybrides qui mélangent des traditions autochtones et occidentales. Cette variété d’écriture postcoloniale est le résultat d’une sorte de « bilinguisme radical » (Mehrez, 1992) qui évoque simultanément deux cultures linguistiques étrangères et distantes. C’est ainsi que l’on peut dire que les littératures euro-africaines sont elles-mêmes des traductions, dans le sens large du terme, qui peuvent aider à éclairer l’impact de la traduction sur une culture source colonisée puis sur une culture linguistique métropolitaine qui apparaît homogénéisante. Par ailleurs, on peut aussi souligner le rôle de la traduction dans la création de variétés africaines des langues européennes.

Dans le contexte postcolonial, l’écrivain africain est souvent un sujet bilingue et biculturel qui a une bonne maîtrise de sa langue africaine et de sa langue européenne d’écriture. Cette caractéristique de métissage culturel chez l’écrivain africain se manifeste dans son oeuvre par une diglossie linguistique et littéraire qui met en évidence les relations de pouvoir entre la langue et la culture du « colonisé » et la langue et la culture du « colonisateur ». Du point de vue sociolinguistique, le contact entre ces langues et ces cultures rivales ou distantes soulève la question de leurs rapports de force et de leurs effets sur les locuteurs. À un niveau psycholinguistique, les questions posées sont les motivations liées à l’emploi de tel ou tel code, les relations de désir ou de répulsion liées à l’emploi de tel ou tel idiome. Par ailleurs, cette forme de diglossie littéraire soulève également la question de l’identité du texte, de sa nationalité littéraire, de sa géographie linguistique ou de la construction de sa territorialité référentielle.

Le paradoxe apparent de cette écriture diglossique est que toutes les opérations de territorialisation culturelle s’opèrent par la médiation d’une déterritorialisation de la langue et de la culture de l’Autre, car on n’emprunte pas impunément une langue étrangère, chaque langue portant en elle-même, on le sait, sa propre vision du monde. C’est en élaborant des pratiques esthétiques qui déconstruisent et parasitent les normes linguistiques et littéraires de la langue coloniale que de nombreux écrivains africains mettent en place des stratégies de résistance à l’aliénation linguistique et culturelle,  « qu’ils s’aménagent des espaces où se réfracte leur identité littéraire, culturelle et ethnique » (Alioune Tine, 1995, p. 82). Ces phénomènes de déconstruction et de parasitage de la langue coloniale par les langues et cultures africaines se réalisent par l’interférence linguistique, la représentation codée du discours et du récit de la tradition orale. Cette vernacularisation de la littérature africaine en langue européenne se fait par l’élaboration et l’utilisation d’un « code de Soi » par opposition à un « code de l’Autre », ce dernier étant le propre de la littérature métropolitaine occidentale. Les écrivains africains qui ont recours à la vernacularisation de la langue européenne ou coloniale s’adonnent à une pratique esthétique qui noue d’étroites relations énonciatives, narratives et intertextuelles avec la tradition orale de la culture africaine. Leurs oeuvres sont marquées par une déterritorialisation référentielle. Autrement dit, la langue coloniale est déterritorialisée géographiquement mais aussi par rapport à ses référents historiques et littéraires.

L’apport bermanien

Alioune Tine (1995, p. 87) définit la vernacularisation littéraire comme « l’ensemble des procédures scripturales, narratives, énonciatives et pragmatiques qui spécifient dans le texte français les signes d’appartenance et de reconnaissance linguistique, culturelle et ethnique de l’auteur (et du récepteur) ». Et c’est effectivement à ce niveau de la vernacularisation littéraire qu’interviennent ces quelques notions de base bermaniennes que nous jugeons pertinentes pour notre étude de la traduction/translittération/transposition pratiquée par les écrivains africains. Dans son texte « La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain », (1985, pp. 35-150), Berman fait le point sur l’importance de la traduction littérale comme stratégie qui rend compte de l’altérité du texte source, de ses systématismes et de son étrangeté. La conception bermanienne de traduction littérale rejette toute tentative d’annexion, d’appropriation ou d’acclimatisation du texte source par une visée ethnocentrique de la traduction. Berman oppose une visée éthique positive de la traduction (c'est-à-dire l’étrangeté, le décentrement, l’ouverture sur l’Autre) à une visée négative de la traduction (c'est-à-dire une traduction cibliste, un ethnocentrisme, une hypertextualité). Selon Berman, cette visée négative de la traduction ne peut que produire une mauvaise traduction qui, « généralement sous couvert de transmissibilité, opère une négation systématique de l’étrangeté de l’oeuvre étrangère » (1984, p. 17). Une traduction ethnocentrique entraînerait la « souffrance […] celle du texte traduit. Celle du sens privé de sa lettre » (1985, p. 59). Et à ce propos Berman cite Jacques Derrida  qui écrivait en 1967 : « Un corps verbal ne se laisse pas traduire ou transporter dans une autre langue. Il est cela même que la traduction laisse tomber. Laisser tomber le corps, telle est même l'énergie essentielle de la traduction » (1967, p. 312). Berman répond que « ce qui est nié — le corps — se venge. La traduction découvre à ses dépens que lettre et sens sont à la fois dissociables et indissociables » (1985, p. 59). Par ailleurs, ce ne sont pas tous les aspects de la forme qui sont traduisibles. Chaque oeuvre d’art possède des aspects intraduisibles qui assurent son « auto-affirmation » (1985, p. 60).

C’est en se réconciliant avec ce que Berman appelle « l’adhérence obstinée du sens à sa lettre » (1985, p. 54) que l’on peut apprécier les techniques telles que la translittération et la transposition utilisées par les écrivains africains dans leur pratique du néolittéralisme (au sens bermanien) et dans la représentation de la pensée africaine en langue européenne. La vernacularisation du français ou de l’anglais par ces écrivains est fondée sur des stratégies littérales de traduction qui visent à rendre l’étrangeté du texte « africain » en accentuant sa spécificité culturelle et linguistique.

La vernacularisation comme stratégie de production et de stylisation de la littérature postcoloniale s’appuie sur certaines motivations sociologiques et politico-idéologiques de la part de l’écrivain qui est lui-même un sujet postcolonial. Cette vernacularisation se manifeste par des marques linguistiques distinctives qui servent à déterritorialiser le français pour ensuite le reterritorialiser dans son nouveau contexte postcolonial. Une des questions que soulève cette diglossie littéraire est de savoir comment coder, styliser ou « littérariser », en langue française ou anglaise, un dialogue se déroulant en langue africaine dans un contexte traditionnel. Quel type de stratégie énonciative faut-il adopter pour préserver la forme de représentation de l’énonciation du discours traditionnel africain en français (ou en anglais)?

Par ailleurs, on peut s’interroger sur les motivations liées à la production de ce texte présentant des caractéristiques d’altérité. Tout d’abord, la langue d’écriture littéraire qui est la langue dominante dans tous les sens politiques est soumise littéralement aux impératifs d’une construction de l’identité du sujet postcolonial. Ainsi, à la dominance reconnue de fait de la langue coloniale, l’auteur oppose une prééminence fondée sur le désir d’écrire sa propre langue. Une prééminence psycholinguistique de sa langue s’oppose à la prééminence socio-politique de la langue coloniale.

L’écrivain africain est face à un dilemme. En effet, comment concilier les impératifs d’une revendication de l’authenticité culturelle, linguistique et ethnique avec l’usage d’un médium linguistique étranger? La vernacularisation comme stratégie de production et de stylisation de la littérature est pour ces écrivains une manifestation des valeurs anti-colonialistes de résistance et de contestation. Ces écrivains sont des traducteurs interprètes de leur propre réalité linguistique et culturelle. Ainsi, l’écrivain africain crée des espaces textuels frayés par la vernacularisation. Et c’est dans ces espaces que se produisent le code de soi, l’altérité ; c’est également là que se reterritorialisent l’auteur et son public. Ces espaces (the spaces in-between) sont investis d’un code métissé du Soi et de l’Autre, dans le but de résister à l’hégémonie linguistique de la langue coloniale, en s’opposant aux tendances annexionistes et ethnocentriques d’un projet de traduction cibliste ou de domestication. Ce code métissé (ou hybride) abolit la distance linguistique et culturelle imposée par la langue étrangère entre l’écrivain et son public africain. Par ce fait même, il devient un code de proximité linguistique et culturelle. Le public étranger se voit « dépaysé » et même déterritorialisé par ce procédé de vernacularisation littéraire ou de traduction (néo-)littérale qui, par moment, peut menacer la lisibilité des textes. Cependant, les écrivains africains, dans l’ensemble, cherchent à éviter un littéralisme trop radical qui aboutirait, en retour, à un ethnocentrisme susceptible de produire une réaction de rejet et de repli sur soi (dans le sens bermanien) chez le lecteur étranger.

L'éthique de la différence

Pour comprendre le choix de la vernacularisation littéraire pratiquée par les écrivains africains, il faudrait remonter au concept de l'éthicité chez Berman : « L'éthicité […] réside dans le respect, ou plutôt, dans un certain respect de l'original » (1995, p. 92). Respecter l'altérité du texte n'implique ni « l'anéantissement » du traducteur ni l'attachement « servile » à la lettre (1995, p. 93). Il s'agit d'éviter toute forme de manipulation de l'original qui aura pour seul but de satisfaire aux exigences de la langue et de la culture cibles. La formulation atténuante d' « un certain respect de l'original » proposée par Berman nous oriente vers une conception de la traduction qui n'est ni entièrement sourcière ni entièrement cibliste, basée sur une éthicité de la traduction qui tient compte de la spécificité de l'original sans pour autant nuire à la lisibilité du texte cible ou à la communicabilité de la textualité de l'original. Il s’agit d’une traduction qui trouve sa place dans l'espace littéraire de la langue/culture réceptrice, mais qui, en tant que reflet de la poéticité d'une traduction et de la position traductive du sujet traduisant, affiche sa différence sans gêne et sans heurt.

L'écho postmoderniste américain

La conception éthique bermanienne de la traduction est reprise dans les oeuvres de Philip E. Lewis (« Vers la traduction abusive[1] ») et Lawrence Venuti (The Translator's Invisibility) tous deux partisans d’une éthique de la différence en ce qui concerne le respect de l'altérité dans la représentation du traduire. Le titre de l'article de Lewis s'inspire de ce commentaire fait par Jacques Derrida dans « Le retrait de la métaphore » : « Une bonne traduction doit toujours abuser ». Selon Lewis, la traduction abusive ne respecte ni le fonctionnement de la langue source ni celui de la langue cible. La stratégie abusive de l'acte de traduire consiste en la modulation mesurée du texte de départ ainsi que du texte d'arrivée dans le but d'apporter un changement raisonnable au texte par rapport aux attentes du public cible en ce qui concerne le sens, la tonalité et la matérialité du texte. Dans cette optique, le projet traductif privilégie le travail sur les segments du texte qui contiennent l’« énergie » du texte. Il s'agit d'une traduction forte donnant lieu à de l’« expérimentation » et cherchant à respecter la polyvalence (polyvalencies) et la plurivocité (plurivocities) de l'original. Une telle stratégie de traduction libère ainsi le sujet traduisant de l'emprise de la dualité classique sourcier/cibliste et donne libre cours à son potentiel de créativité renforçant ainsi sa position traductive.

Dans sa quête d'une éthique de la traduction, Lawrence Venuti (1995, 1998) propose une éthique de la différence et une éthique de la position traductive « Ethics of location » qui rejoignent la thèse de Berman bien qu’elles soient beaucoup plus orientées vers une stratégie de résistance et de dissidence. L'oeuvre de Berman (L'Épreuve de l'étranger, 1984) est inspirée de la théorie de l'étrangeté du romantique allemand Schleiermacher qui a lui-même inspiré l'oeuvre de Venuti. Schleiermacher, on le sait, distingue deux méthodes de traduction : d’une part on peut amener les lecteurs à l'auteur, de l’autre on peut amener l'auteur aux lecteurs. Berman s'appuie sur cette conception pour élaborer une éthique du traduire visant à combattre l'ethnocentrisme en traduction. Berman, comme Venuti, abordent la problématique de la position traductive du traducteur et conçoit l'acte de traduire comme une intervention active et critique de la part du traducteur. Il définit également la problématique de la traduction ethnographique dans le cadre de son analyse du phénomène de l'étranger en traduction, et c’est un lien précurseur qui s'est avéré incontournable dans les études postcoloniales et postmodernes en traductologie dans les années 90.

Tandis que Berman met l'accent sur les aspects éthiques de la thèse de Schleiermacher insistant sur l'ouverture vers l'étranger, Venuti adopte une position plus critique mettant en relief l'élitisme et le nationalisme prussien de Schleiermacher donnant une visée plutôt politique qu’éthique à ses travaux. Pour Venuti, la thèse de Schleiermacher ouvre la voie à une conception de la traduction comme un moyen de combat politique et culturel. Le concept de l'étrangeté chez Venuti diffère de celui de Schleiermacher, ou de Berman, en ce sens que chez Venuti l'étrangeté conservée dans une traduction ne dépend pas uniquement de la culture source, mais pourrait provenir également de la culture cible. En d'autres termes, l'étrangeté renvoie également aux éléments de la culture réceptrice qui sont souvent marginalisés ou stigmatisés. Ces éléments sont susceptibles d'attirer l'attention du lecteur sur la textualité de l'oeuvre à traduire et sur le processus de sa production. Par ailleurs, ils nous rappellent la différence inhérente aux diverses langues et aux diverses cultures, et nous ramènent à la problématique de la traduisibilité.

Signes de résistance et de dissidence

Le concept de « résidu » (the remainder) emprunté à Jean-Jacques Lecercle (1990) est d'une importance capitale chez Venuti, qui utilise le terme pour décrire la multiplicité de sens susceptibles de dépasser, et même d'obstruer, l'usage transparent de la langue (Venuti 1995, p. 216). Le « résidu » est souvent imprévisible et incontrôlable, mais doit être saisi et employé dans la représentation du traduire. Le concept de « résidu » chez Venuti se rapproche des notions de trace et de supplémentarité chez Derrida (1972) selon lesquelles chaque signe comporte des « traces » de toutes les significations qui lui ont été attribuées dans des contextes différents. Pour Venuti, la notion de « supplémentarité » renvoie au fait que le traduire peut fonctionner comme « supplément » de l'original qui a parfois besoin d'être compensé ou d'être remplacé. En ce sens, loin d'être une simple addition, la traduction est sollicitée par l'original afin de combler un vide.

À la recherche d'une troisième voie

Une voie de négociation

Venuti conçoit l'acte de traduire comme une épreuve dans laquelle le traducteur négocie les différences culturelles et linguistiques du texte de départ à la lumière d'un ensemble des différences tirées de la langue/culture cible afin de faciliter ou d'assurer la recevabilité de l'étranger dans la culture cible. Ainsi, dans la représentation du traduire, le texte étranger se voit investi de significations et de caractéristiques issues de la langue/culture réceptrice. L'inscription des éléments de la langue/culture cible sur le texte-source est au centre des préoccupations de théoriciens tels que Berman et Venuti qui proposent une réflexion éthique du traduire visant à conserver l'étrangeté du texte source.

Le paradoxe

Cependant, le paradoxe de leur démarche réside dans le fait que toute éthique vouée à combattre l'inscription de la langue/culture cible dans le texte original ne peut être formulée ou pratiquée que par le biais de la langue/culture cible (son style, ses dialectes, ses différents registres de discours, etc.). Cela veut dire que la spécificité linguistique et culturelle de l'original ne peut être signalée que de manière indirecte, par son « déplacement » dans la traduction, à travers une différence introduite dans les valeurs et les institutions de la langue/culture cible. Ainsi, la traduction par définition demeure assimilatrice et voile l'hétérogénéité et l'hybridité inhérentes à certains textes.

Une troisième voie (The in-between)

Venuti, tout en proposant une approche essentiellement sourcière, reconnaît que toute traduction est par définition assimilatrice (même la traduction sourcière), puisque dans toute traduction les éléments du texte de départ sont assimilés dans la culture de la langue cible. Néanmoins, pour Venuti, les traductions sourcières sont nécessairement moins assimilatrices que les traductions ciblistes. On trouve des éléments sourciers dans une traduction cibliste comme des éléments ciblistes dans une traduction sourcière. La différence fondamentale entre les deux approches réside dans le fait que la traduction cibliste tend à passer sous silence (« naturaliser ») les traits caractéristiques de la langue source, tandis que la traduction sourcière a pour mission d'accentuer les éléments provenant du texte source.

Un détour infidèle (« Bypassing fidelity »)

Les mérites de l'éthique de la différence qui constitue le fondement de toute réflexion sur la traduction chez les théoriciens à tendance sourcière (source-oriented), en l'occurrence Berman, Venuti et Lewis, sont basés sur le fait que ces sourciers (foreignists) ne se laissent pas borner par la notion de fidélité qui semble constituer le point de départ de toute réflexion éthique sur la traduction. Même si l'origine de la traduction et, dans une certaine mesure, la position traductive du sujet traduisant demeurent primordiales dans leurs réflexions, leur éthique de la différence n'est nullement basée sur une quelconque (ré-) interprétation de la notion de fidélité. La réflexion sur l'éthique en traduction doit aller au-delà des considérations de fidélité ou de loyauté envers le texte source, les clients ou le public cible, afin de se situer dans un contexte plus large d'échange culturel. Venuti, par exemple, cherche à minimiser l'opposition binaire entre traduction sourcière (foreignizing translation) et traduction cibliste (domesticating translation), afin d'éviter l'obstacle de la fidélité. Selon Venuti, la réalisation de toute traduction passe nécessairement par la mise en oeuvre des deux stratégies. Par ailleurs, étant donné les exigences linguistiques et culturelles de l'acte de traduire, le sujet traduisant n'a pas toujours le loisir de choisir entre une approche purement cibliste ou purement sourcière, même s'il est évident que, pour diverses raisons à la base de son projet traductif, il peut diriger sa traduction vers l'un ou l'autre de ces pôles. En d'autres termes, contrairement à Schleiermacher qui insiste sur les mérites d'une traduction sourcière au service de son projet nationaliste et qui refuse catégoriquement le frayage d'une troisième voie, Venuti semble minimiser la dichotomie imposée par l'opposition binaire classique au profit d'une troisième voie, la voie du centre (textual middles), caractérisée par des degrés variables de pratique cibliste ou sourcière. Il s'agit de la fusion des deux tendances qui sont d'ailleurs toujours présentes et confondues dans tout acte de traduction, quels que soient le projet traductif et l'approche privilégiée par le sujet traduisant. Il y a donc toujours du sourcier dans une traduction cibliste et du cibliste dans une traduction sourcière. En effet, une traduction qui n'est ni entièrement sourcière ni entièrement cibliste saura se conformer aux attentes intuitives du public cible sans pour autant « passer sous silence » les spécificités linguistiques et culturelles du texte de départ qui constituent l'énergie même de ce dernier. La voie du centre nous mène vers une traduction qui rend compte des éléments caractéristiques de la langue/culture source tout en s'inscrivant dans l'espace littéraire de la culture réceptrice.

Le virage vers le centre et le postcolonialisme

Il est indispensable de discuter les travaux des sourciers américains[2], si l'on veut prendre la mesure de la portée de la pensée bermanienne dans la réflexion traductologique actuelle. L'influence de la théorie bermanienne se manifeste dans le domaine des études postmodernes en traductologie, plus particulièrement en études postcoloniales et en études féministes. De plus en plus, la théorisation en traductologie s'oriente vers l'étude de la différence plutôt que vers celle de la similitude en traduction. Cette mutation en faveur de la différence ouvre la voie à une approche d'analyse traductologique qui apparaît non dichotomique ou non binaire. Des éléments de similitude et de différence cohabitent dans toute traduction, puisqu'il y a toujours similitude malgré la différence et toujours différence malgré la similitude. Cette nouvelle approche qui oriente l'analyse et la critique traductologique vers une troisième voie, celle du centre, s'avère particulièrement éclairante dans l'étude du phénomène de l'écriture-traduction (ou « écriture-de-traduction », Berman, 1995, p. 66) dans le contexte postcolonial. Nous percevons un parallèle entre la définition de cette voie du centre (textual middles) et la pratique langagière d'hybridité, de métissage ou de bilinguisme radical chez les écrivains africains. Loin de pratiquer un néolittéralisme abusif, ces écrivains adoptent une approche basée sur le brassage des techniques sourcières et ciblistes dans le souci de la lisibilité et de l'acceptabilité de leur représentation du traduire africain. Les oeuvres littéraires africaines se caractérisent par de l'intertextualité nourrie par un mélange de la matérialité langagière issue de la tradition orale africaine et de l'expérience coloniale. Cette littérature hybride et métissée est le résultat de ce que Jean-Jacques Lecercle appelle « la violence de la langue » (The Violence of Language, 1990), dont le « résidu » (remainder) est irréductible, échappant à toute analyse syntaxique ou sémantique conforme à la linguistique normative. Elle se situe dans un espace d'interculturalité (the space in-between, Bhabha, 1994) et retient son étrangeté tout en s'intégrant dans l'espace littéraire de la langue réceptrice coloniale. Prenons à titre d'exemple cet extrait du roman The Voice (1964) de Gabriel Okara, traduit en français par Jean Sevry (La Voix, 1985) :

You asked me why I am giving you my hands in this happening-thing, when you have become the enemy of everything in the town? Well, I am giving you my hands and my inside and even my shadow to let them see in their insides that if even the people do not know, we, you and I, know and have prepared our bodies to stand in front of them and tell them so. They now feel that I really am a witch, so I put fear into their insides. That sweetened my inside because I had wanted to remain a witch in their eyes so that I could do something against them. Then you returned, and when I started to hear the happening-things in your name, my hopes rose to the eye of the sky. And then yesterday you came running, being pursued by the people. So I called you in. These are my answering words to your questioning words.

p. 56

Traduction :

Tu m'as demandé pourquoi je te prête main-forte en cette chose qui arrive au moment où en ville tout se dresse contre toi? Eh bien, je te prête main-forte et mon for intérieur et jusqu'à mon ombre pour qu'ils puissent voir en leur for intérieur que même si les gens ne savent pas, nous, toi et moi, nous savons et nous avons préparé nos corps à se dresser devant eux pour le leur dire. Maintenant, ils croient vraiment que je suis une sorcière, aussi je mets de la peur en leur for intérieur. Et cela a mis de la douceur en mon for intérieur puisque j'avais souhaité rester une sorcière à leurs yeux afin que je puisse faire quelque chose contre eux. Et puis tu es revenu, et lorsque j'ai commencé à entendre les choses qui se passaient en ton nom, mes espoirs sont montés jusqu'à l'oeil du ciel. Et puis hier tu es venu en courant, puisque les gens te poursuivaient. Alors je t'ai invité à entrer. Voilà les mots qui font réponse à tes mots qui faisaient question.

p. 48

Bien évidemment, cet extrait est moins transparent que la plupart des textes de la littérature europhone africaine. Néanmoins, nous avons affaire ici à un texte hybride qui illustre bien l’intertextualité caractéristique de nombreux textes issus de l’Afrique qui s'intègrent ainsi dans l'espace littéraire anglophone. Dans le souci de rapprocher le lecteur au patrimoine culturel de l'oeuvre (c'est-à-dire la langue/culture ijaw exprimée dans un texte en anglais), une certaine violence de la langue s'impose qui se manifeste par une stratégie d'écriture déconstructionniste. Du point de vue de la traduction, il s'agit d'un texte source construit à partir d'une pratique abusive (Lewis, 1985) qui prête une attention particulière à la séquence des signifiants, au processus syntaxique, aux relations discursives et au mécanisme de la langue dans la construction et la représentation de la pensée autochtone. Le texte contient de nombreux éléments de résidu qui constituent son énergie et attirent l'attention sur sa matérialité langagière. Ces éléments irréductibles résistent à toute tentative d'assimilation, ce qui complique davantage la tâche du traducteur qui est face à un original issu d'une performance linguistique déjà assez complexe. Avec ce renforcement de la difficulté de traduction, les abus langagiers qui accentuent la complexité du texte deviennent à la fois incontournables et même nécessaires dans un projet de traduction. Comme l'explique Lewis :

The real possibility of translation – the translatability that emerges in the movement of difference as a fundamental property of languages – points to a risk to be assumed: that of the strong, forceful translation that values experimentation, tampers with usage, seeks to match the polyvalencies or plurivocities or expressive stresses of the original by producing its own.

dans Venuti, 2000, p. 270

Ce type de traduction, selon Lewis, s'opère dans trois zones : la langue de l'original, la langue de traduction et l'espace entre les deux. L'exercice a deux objectifs : « first to reproduce the use and abuse of the original in the translation and second to supply for what cannot in fact be reproduced with a remobilization of use and abuse that further qualifies the original as used and thus abused. » ( dans Venuti, 2000, p. 272)

Les éléments de résidu (the remainder) de cet extrait reproduisent en quelque sorte les traces d'une tradition orale exprimée dans la langue coloniale par des expressions telles que « inside » traduit par « for intérieur », « my shadow » traduit par « mon ombre », « this happening-thing » traduit par «cette chose », « I am giving you my hands » traduit par « Je te prête main-forte », « that sweetened my inside » traduit par « Et cela a mis de la douceur en mon for intérieur », « These are my answering words to your questioning words » traduit par « Voilà les mots qui font réponse à tes mots qui faisaient question ». La traduction proposée par Jean Sevry respecte les multiples voix et les différents registres du roman d'Okara sans pour autant nuire à sa lisibilité. Parlant de son expérience de la traduction de cette oeuvre, Sevry dit ceci (surtout par rapport à la technique de répétition) :

L’ijaw est un système tonal; l'anglais est une langue accentuée. L'arrangement des chaînes de surface est fondamentalement différent tout autant que le système des verbes ou de genres. Les idéophones abondent, ce qui permet au locuteur de nuancer à l'infini l'expression de ses sensations et des modalités. Okara s'efforce d'en rendre compte par des redoublements ou des triplements qui ne sont que des équivalences très approximatives; ce que le traducteur tentera à son tour de rendre par des phrases comme : « Et maintenant tes cheveux sont noirs très noirs et plus noirs que le noir ». Traduire La Voix revient, en quelque sorte, à retrouver l'écriture d'Okara et à passer par les mêmes itinéraires de recherches.

La Voix, pp. 6-7

Sevry nous fait part de la difficulté inhérente à la traduction d'un original qui est lui-même un texte hybride, métissé, le produit d'un processus d'écriture-traduction. Ce texte dont le fondement linguistique et culturel est assez hétérogène résiste à toute tentative assimilatrice ou littéraliste et fait appel à une stratégie de traduction qui tiendra compte et de sa spécificité matérielle et des caractéristiques de la langue/culture réceptrice. Traduire un original qui est au départ caractérisé par une certaine interculturalité (ou intertextualité) exige donc une approche qui n'est ni entièrement cibliste ni entièrement sourcière, mais une stratégie raisonnée qui répond aux exigences du projet de traduction dans un contexte plus large d'échange culturel. La vernacularisation littéraire et la diglossie littéraire qui caractérisent l'oeuvre littéraire africaine sont au coeur même de la problématique d’identité, d’idéologie et de rapports de pouvoir et d’échange entre le centre et la périphérie, entre la métropole et ses satellites. Cela est sans doute la conséquence directe du rôle de l’histoire dans la production littéraire.

Conclusion

Les travaux des théoriciens sourciers (foreignists) tels que Schleiermacher, Berman et Venuti ont eu un grand impact sur la recherche en traductologie, plus particulièrement dans les domaines des études postmodernes, postcoloniales et féministes. Cependant, afin d'éviter l'éternelle querelle entre sourciers et ciblistes, il est de mise d'explorer la possibilité d'une troisième voie, la voie du centre (textual middles; the space in-between) susceptible de rendre compte des écarts (inhérents à la langue et à la pratique littéraire) souvent négligés, exagérés ou assimilés, dans tout acte de traduire qui s'appuie sur des théories normativistes ou prescriptivistes en traductologie. Il s'agit d'élaborer des théories postmodernes de l'éthique de la traduction afin, d’une part, de faire face à la problématique de la binarité ou de la dichotomie dans la théorisation, et d’autre part, d’accorder à l’éthique de la différence sa juste place dans la théorie et de tenir compte des questions de la position traductive (translational position; ethics of location) et du contexte global d'échange culturel.