Corps de l’article

Dans cette réponse à la critique de Castonguay, je commencerai par remettre les pendules à l’heure en retraçant les objectifs véritables de mon étude. Je rappellerai ensuite la signification des résultats obtenus et la portée qu’on doit leur accorder. Enfin, les problèmes de méthode qui touchent non seulement mon étude mais, aussi, toute étude portant sur le comportement linguistique d’une communauté, à partir des données du recensement, seront abordés. Puis, je conclurai en soulignant ce qui, selon moi, devrait gouverner le sens à accorder au discours portant sur l’assimilation linguistique.

À propos des intentions que je n’ai jamais eues…

Posée sur un plan général, rappelons que mon étude se voulait tout simplement un regard renouvelé sur le rapport au milieu du comportement linguistique. Basée sur l’émergence de réseaux d’interaction sociale, l’idée proposée suggérait que l’espace nodal pourrait peut-être se substituer, du moins en partie, à l’espace contigu comme support au développement des minorités linguistiques. En d’autres mots, explorer l’idée selon laquelle la nécessité de la concentration pourrait être partiellement compensée par la nécessité d’accès aux réseaux d’interaction dont les noeuds, on le sait, ont la fâcheuse tendance à se localiser surtout en milieu métropolitain.

D’un point de vue purement conceptuel, l’idée est intéressante parce que non seulement elle jouit d’un cadre théorique bien en place mais, aussi, de quelques études à caractère plus empirique qui en montrent la pertinence, comme je l’ai souligné dans l’article original. En tout cas, l’idée m’apparaissait suffisamment intéressante et novatrice pour l’appliquer à la situation des minorités francophones hors Québec et voir ce qu’il en était. Elle me semblait aussi suffisamment appuyée pour justifier une première étude exploratoire pour seulement, et très modestement, essayer de cerner dans un premier temps les tendances suggérant un quelconque effet de milieu plus favorable aux minorités francophones hors Québec dans le cas du milieu urbain. Bref, l’idée, qu’elle se vérifie ou non dans les chiffres, valait au moins la peine qu’on s’y attarde quelques instants en la mettant sur la table et, ainsi, essayer de renouveler un peu le discours sur l’assimilation linguistique de ces minorités.

Mais, pour Castonguay, le simple fait d’énoncer l’idée est, en soi, impensable et, dès les premières lignes de sa critique, il déclare que mon étude ose remettre en question le paradigme de la concentration territoriale, comme condition nécessaire à la survie des minorités, en présentant la ville comme le « paradis-des-réseaux-et-de-l’épanouissement-des-minorités ». Il va plus loin en présentant celle-ci comme un essai d’étude définitive et exhaustive sur le sujet où j’aurais prétendu avoir eu les moyens de vérifier sous toutes ses dimensions possibles l’hypothèse d’un milieu métropolitain plus favorable aux minorités francophones. Enfin, il déclare que mon étude est une tentative de défendre à tout prix cette hypothèse « en faisant semblant d’en trouver (des résultats probants) dans les statistiques du recensement » (p. 370).

J’ai eu beau lire et relire mon article, je me demande encore comment on a pu avoir une telle vision des choses. D’abord, je re-précise ici que mes intentions étaient beaucoup plus modestes que ce que la « lecture » de Castonguay semble supposer. En fait, le caractère très exploratoire de l’étude est souligné à plusieurs endroits et de façon explicite dans le texte. Il s’agissait non pas de vérifier une hypothèse mais plutôt de dégager, à la lumière des données du recensement, certaines tendances qui auraient pu asseoir une étude plus systémique sur le sujet et, de ce fait, aller un peu plus loin. D’autre part, contrairement à ce que Castonguay affirme, l’idée mise de l’avant n’était pas « que la vie dans les grandes villes pourrait mieux assurer leur [les minorités] avenir que la concentration territoriale » (Castonguay, p. 1) mais bien plutôt de voir « si le comportement linguistique de cette population (les minorités francophones hors Québec) montre une amélioration de la situation en milieu métropolitain » (Langlois, p. 212) surtout lorsqu’on le compare à ce qui se passe en milieu non métropolitain. Autrement dit, le paradigme de l’effet de réseau ne s’oppose pas nécessairement au paradigme de la concentration et, de fait, les deux peuvent se voir de façon complémentaire comme je l’affirmais dans la présentation de mes intentions : « une exploration plus à fond du point de vue selon lequel le milieu urbain permettrait maintenant une nouvelle façon d’exprimer la spécificité linguistique des minorités serait souhaitable » (Langlois, 2000, p. 216). Enfin, l’idée du paradigme de l’effet de réseau n’a pas été posée comme une idée à défendre à tout prix, comme ma « vision des choses » selon l’insinuation de Castonguay, mais bien comme une idée parmi d’autres valant la peine d’être explorée, c’est tout. Du reste, les résultats de mon analyse montrent bien que l’écart persiste et même s’accentue entre les deux milieux pour ce qui est de l’assimilation des minorités francophones. Ces résultats, même s’ils vont à l’encontre du paradigme de l’effet de réseau, n’ont jamais été cachés. Ils sont même soulignés dans ma conclusion dans laquelle je rappelle aussi que les données du recensement sont peut-être insuffisantes à rendre compte de toute la subtilité des comportements linguistiques des minorités, surtout en milieu métropolitain. J’y précisais, en effet, que « l’urbanité s’exprime justement par la fréquentation d’une multitude de lieux, souvent organisés en réseaux, qui permettent à l’individu d’exprimer son identité culturelle au-delà de son entourage immédiat » (p. 237). Castonguay reprend simplement et bêtement mon idée lorsqu’il affirme lui-même qu’« il faudrait pour vérifier cette hypothèse des résultats probants sur une large gamme de comportements linguistiques et culturels secondaires, et ce, tout particulièrement à l’extérieur du foyer » (p. 370) pour contester la validité de mon étude.

Sur les faiblesses et lacunes de l’analyse

Que mon étude contienne certaines lacunes, je suis le premier à le reconnaître. L’insuffisance des données exploitées issues des bandes échantillons, même si elles constituent bien des échantillons représentatifs de la population canadienne, contrairement à ce que Castonguay semble insinuer, constituait bien évidemment le premier obstacle à une étude plus exhaustive. C’est-à-dire, une étude qui aurait permis une bien meilleure différenciation des divers milieux, donc une étude plus fine. Castonguay n’a pas à montrer qu’une telle étude soit souhaitable en se dépêchant à différencier certains milieux à l’aide de ses petits tableaux comparatifs de pourcentage, c’est l’évidence même. Mais, eu égard à la source de données utilisées, je n’en avais tout simplement pas les moyens. D’ailleurs, c’est bien pour cette raison, c’est-à-dire les limites inhérentes aux données utilisées, que j’ai bien insisté sur le caractère tout à fait préliminaire et exploratoire de l’étude. Le deuxième obstacle majeur est lié à l’approximation du comportement linguistique par des indicateurs construits à l’aide des données du recensement. Cette opération pose de nombreux problèmes d’interprétation tant du côté de la vitalité linguistique, ce que Castonguay décrie, que du côté du « TAN » et de l’« ICL », ce dont il ne parle pas du tout dans « ses points de méthode ».

En particulier, Castonguay insiste sur deux objets de l’analyse pour en démontrer les lacunes : l’utilisation des données du recensement et l’aptitude à soutenir une conversation en français. Par rapport au premier point, je ne reviendrai pas sur l’idée d’une différenciation plus poussée des milieux francophones hors Québec pour une étude plus fine, mon étude se voulant plus générale non par choix mais par nécessité. Parlons plutôt du problème de la comparabilité des données et des limites changeantes des différentes RMR d’un recensement à l’autre. Castonguay m’accuse ici de n’avoir fait aucun effort pour améliorer la comparabilité des données en n’annulant pas « l’effet des changements de définition des RMR survenus entre les différents recensements » (p. 374). Il montre donc la voie à suivre en prenant comme exemple la division de recensement d’Ottawa-Carleton pour laquelle les limites n’ont pas changé de 1971 à 1996. Castonguay commet deux aberrations à la fois méthodologiques et contextuelles qu’il faut souligner.

D’abord, ce qu’il ne comprend pas ici, c’est que l’urbanisation ne peut, en aucune façon, être considérée comme un phénomène statique. Il s’agit d’abord et avant tout d’un phénomène évolutif qui, spatialement, prend de plus en plus d’ampleur. Lorsque l’on s’intéresse à un effet de milieu sur un comportement, ne vaut-il pas mieux s’attarder à comparer des milieux semblables plutôt que des entités spatio-statistiques semblables comme le propose bêtement Castonguay ? En fait, du point de vue de l’urbanisation et de l’interaction sociale qu’elle peut engendrer, l’extension spatiale des RMR canadiennes de 1971 n’a rien à voir bien sûr avec celle des RMR de 1996. Faudrait-il ne pas en tenir compte ? En somme, le fait d’avoir pris les RMR comme entités spatio-statistiques est loin d’être une erreur puisque celles-ci reflètent beaucoup mieux le caractère changeant du milieu urbain, d’un recensement à l’autre, que des entités purement statiques comme les divisions de recensement.

Ensuite, reprenons l’exemple de la division de recensement Ottawa-Carleton que Castonguay semble définir, dans son ensemble, non seulement comme milieu urbain mais, encore plus, comme milieu métropolitain, pour me contredire. Or, si pour 1996, cette définition est déjà à l’extrême limite de l’acceptabilité, pour 1971, elle devient complètement farfelue pour ne pas dire franchement risible. En effet, en 1971, toute la partie est de la division, là où se concentrait principalement la population francophone, tenait beaucoup plus du petit village agricole francophone de St-Isidore (village de 1 000 habitants à 90 % francophone de l’est de l’Ontario) que de la grande ville « paradis-des-réseaux » comme il l’affirme. Pourtant, Castonguay déclare : « Le fort mouvement du TAN dans nos deux exemples métropolitains – augmentation de 14 points à Ottawa et de 19 points à Sudbury – peut surprendre, comparé à la hausse globale de seulement 7 points présentée par Langlois pour l’ensemble des milieux métropolitains hors Québec. » Décidément, si ma méthode laisse trop à désirer, Castonguay, lui, manque carrément de jugement.

À propos de l’aptitude à s’exprimer en français, Castonguay se laisse là aussi emporter par les obsessions qui l’animent en déclarant que je tente absolument de réduire le concept de vitalité linguistique « aux simples données de recensement sur l’aptitude à converser en français » (p. 377). Il continue en faisant sienne une idée qui, je le rappelle encore, est pourtant contenue dans ma propre conclusion selon laquelle l’utilisation effective d’une langue devrait être considérée dans « divers domaines et situations » (p. 377). Dire que les données du recensement, comme mesures opératoires, sont bien insuffisantes à rendre compte de toute la complexité d’un comportement linguistique est une idée que Castonguay n’a pas à faire semblant de défendre, bien des chercheurs l’ont compris avant lui. Précisons cependant, pour éclairer davantage Castonguay et lui permettre d’aller plus loin dans cette voie, que ceci est aussi vrai du côté de l’aptitude à parler une langue, que du côté de la langue parlée à la maison. Du reste, cette critique des données de recensement ne l’a pas empêché de faire carrière en réfléchissant et re-réfléchissant sur toute la richesse que pouvait contenir l’écart entre la langue maternelle et la langue parlée…

Pour en finir, il s’attaque férocement à un indice utilisant l’aptitude à s’exprimer en français pour en évaluer sa vitalité dans un milieu, l’indice de vitalité linguistique. Pour mieux dénigrer l’outil, il prépare le terrain à sa façon. Il le présente d’abord comme étant mon indice (?) et en montre, ensuite, les limites à l’aide d’exemples de son cru pour en illustrer le caractère magique où « la vitalité du français serait […]à son plus faible à Caraquet et à Chicoutimi. À ce compte, la vitalité de l’anglais serait à son comble à Péribonka et à son plus bas à Victoria ! » (p. 377). Il conclut en affirmant qu’une définition « aussi fantaisiste ne rehausse pas la crédibilité de la ville en tant que paradis-des-réseaux-et-de-l’épanouissement-des-minorités » (p. 377). Castonguay ne s’aperçoit pas, encore une fois, que ce qui est fantaisiste ici n’est pas tant l’indice de vitalité comme tel que l’interprétation qu’il en donne. D’abord, précisons que cet indicateur n’est pas le mien mais qu’il a été utilisé par d’autres chercheurs avant moi qui, d’ailleurs, sont bien identifiés dans le texte original. Ensuite, un lecteur non biaisé de mon étude aura tout de suite compris que l’indice de vitalité est, en fait, une mesure de pénétration d’une langue minoritaire dans un milieu linguistique hôte majoritaire. On ne l’appliquera pas à une langue majoritaire vers une langue minoritaire, comme le fait stupidement Castonguay puisque, dans ce cas, on ne peut bien sûr pratiquement rien comprendre. C’est d’autant plus le cas dans les situations où le milieu linguistique hôte constitue presque 100 % de la population, comme dans les exemples farfelus que présente Castonguay. Bref, une interprétation aussi tordue montre bien jusqu’où une pensée obsessive et réductrice peut mener…

Je me demande encore quelle lecture a-t-on pu faire de mon étude pour susciter une telle réaction. Car, je le rappelle encore, la critique dont on parle ici porte non pas sur les intentions véritables qui ont gouverné l’étude mais bien plutôt sur une grossière caricature de celles-ci, vues sous l’éclairage d’un lecteur que la question obsède depuis plus de 40 ans.

Que mon étude contienne des faiblesses, je suis le premier à le reconnaître. Comme toute étude exploratoire, elle comporte des doutes, des remises en question, voire des risques qui peuvent en limiter considérablement la portée. Mais, cette portée limitée, lorsqu’elle peut être largement compensée par l’intérêt que l’idée avancée peut avoir pour renouveler la recherche dans un domaine donné, ne constitue plus un obstacle insurmontable. C’est seulement et uniquement sous cette optique qu’il faut voir la contribution que j’ai essayé d’apporter ici. Que l’on essaie d’insinuer que j’ai tenté de faire passer cette étude exploratoire sous le couvert d’une étude systématique et exhaustive, disposant de toute l’information nécessaire, prouvant et vérifiant hors de tout doute les propositions avancées, demeure une invention de l’esprit. Une invention qui déraille complètement lorsque, à travers les propos qu’il tient, Castonguay perçoit une tentative de ma part de montrer que l’assimilation linguistique des communautés francophones hors Québec était de moins en moins forte, d’avoir comme il le dit un « parti pris d’optimisme ». Je n’ai jamais osé prétendre une telle chose ; toutes les recherches, incluant les miennes, montrent le contraire. C’est le rapport entre le milieu métropolitain et le milieu non métropolitain, dans la problématique du comportement linguistique, qui m’intéressait dans la mesure où ce rapport me semblait changer, voilà tout. Y voir autre chose, notamment un Canada-hors-Québec-paradis-des-communautés-francophones, pour employer le style de Castonguay, constitue une grossière aberration.

Enfin, terminons sur une note un peu plus positive. Il me semble que, s’il faut accorder un sens à toute cette recherche portant sur le comportement linguistique des minorités francophones hors Québec, c’est bien en essayant de la raccorder à la capacité de survivre de ces minorités dans un milieu changeant qui impose de nouvelles et incontournables règles du jeu. Essayer d’identifier ces règles pour mieux les maîtriser et, ainsi, les utiliser à son avantage n’est pas nier la condition actuelle de ces communautés, c’est seulement lancer des bouées de sauvetage qui, de par leur seule présence, permettent l’avenir. En tout cas, si l’idée est bien « une prise de conscience adéquate de la situation des minorités en question et, du coup, à une réflexion efficace quant aux solutions à y apporter » (p. 379), le discours obsessif et défaitiste de l’assimilation irréductible ne peut être un discours porteur d’un certain message d’espoir. Il est plutôt stérile, démobilisant, à la limite décourageant.

Castonguay peut bien déceler dans mes propos un caractère magique, c’est son affaire. À cela, je lui répondrai tout simplement que, tout compte fait, l’idée de « pensée magique », surtout lorsqu’on l’oppose à la pensée obsessive, n’est pas si mauvaise. On pourra toujours dire que si, de par sa nature, la magie permet encore l’espoir, l’obsession, elle, bouche irrémédiablement toutes les issues…