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Le retour en force des institutions comme référent théorique représente un développement majeur dans l’évolution récente de la science politique. Après avoir été reléguées au statut d’enceinte vide et neutre par les pluralistes, et à celui d’instrument par les marxistes dans les années 1960 et 1970, les institutions politiques, plus particulièrement l’État, recommencent à s’affirmer comme centre d’intérêt de constructions théoriques et de recherches empiriques vers le milieu des années 1980[1]. Au coeur de ce tournant du « retour à l’État » se trouve la remise en question de l’idée selon laquelle les institutions politiques ne sont que le reflet de forces sociétales ou encore un simple outil dont disposent les élites politiques pour gérer les problèmes sociaux. Dans son sens le plus large, ce tournant suggère un type d’analyse qui renvoie à des facteurs institutionnels. Il se manifeste par un programme de recherche, centré sur la question de l’influence des institutions sur les phénomènes sociopolitiques[2], qui s’articule autour de deux problématiques. La première concerne l’influence des institutions sur l’action. Elle pousse à l’exploration de l’impact des institutions sur le comportement des acteurs, leurs stratégies, leurs préférences, leurs identités, leur nature et même leur existence. La seconde pose la question du développement institutionnel. Elle conduit le chercheur à s’interroger sur les origines et le caractère des institutions en examinant comment leur production et leur reproduction s’inscrivent dans un processus où le paysage institutionnel existant à un certain moment dans le temps et dans l’espace conditionne la possibilité et la trajectoire de changement institutionnel.

Le récent intérêt pour les institutions en science politique est largement véhiculé par le néo-institutionnalisme, une école qui a pour objectif de « structurer le politique [3] » en conférant aux institutions une importance théorique. Cet énoncé peut sembler anodin, mais il constitue le centre d’une approche qui se démarque plutôt nettement des autres. En effet, le néo-institutionnalisme suggère que l’analyste politique gagne à débuter avec les institutions plutôt qu’avec les acteurs. Non pas que le monde néo-institutionnaliste soit exclusivement formé d’institutions et de processus structurants. L’ontologie néo-institutionnaliste est constituée d’institutions coexistant avec des acteurs, que ce soient des groupes, des individus, des classes sociales ou des élites politiques. Théoriquement, l’action n’est pas évacuée dans le cadre néo-institutionnaliste. Elle est cependant fortement conditionnée par le contexte institutionnel, un contexte qu’elle a bien sûr créé mais non sans contraintes résultant de l’environnement institutionnel précédent. Le néo-institutionnalisme confère donc aux institutions la primauté théorique et analytique. Cette perspective le place au centre d’un débat fondamental de la science politique dans lequel il occupe une position unique. En effet, la majorité des travaux en science politique tend à privilégier la société aux dépens de l’État, que ce soit au niveau ontologique, théorique ou analytique. C’est presque toujours le cas de ceux qui s’inscrivent dans les traditions pluraliste, néomarxiste, féministe, culturaliste ou d’économie politique. C’est aussi le cas de ceux qui se fondent sur les populaires concepts de société civile et de mondialisation.

L’objectif de ce numéro spécial est de discuter du potentiel théorique du néo-institutionnalisme, de son utilité à éclairer des processus politiques et à expliquer des politiques publiques et, plus généralement, de son influence sur différents objets d’études de la science politique. Le néo-institutionnalisme fait l’objet d’une littérature importante en langue anglaise, mais il constitue une approche légèrement moins bien connue dans les réseaux francophones puisqu’elle s’inscrit plutôt dans la trajectoire de développement de la science politique américaine[4]. Ce numéro spécial montre toutefois que plusieurs chercheurs évoluant dans ces réseaux ont choisi d’utiliser le néo-institutionnalisme pour leurs travaux. En prenant connaissance de ces travaux ici, les lecteurs pourront juger de l’utilité de cette approche pour leurs propres recherches.

Le présent article d’introduction est divisé en trois sections. La première contextualise l’émergence du néo-institutionnalisme. Elle explique aussi que cette approche comporte trois branches dont elle présente les variantes internes. La deuxième mesure l’étendue et l’importance des différences entre les institutionnalismes historique, du choix rationnel et sociologique tout en discutant des conséquences de cette diversité. La troisième présente les articles qui composent ce numéro spécial.

Le retour des institutions en science politique

La suggestion que les institutions politiques effectuent un retour dans la discipline peut surprendre, puisqu’elle implique l’idée que les institutions en auraient déjà été absentes. Certains diront que la raison d’être de la science politique est, du moins en partie, l’étude des institutions. C’est très exactement de cette façon que la science politique, particulièrement américaine, se concevait dans la première moitié du xxe siècle. En effet, durant cette période, les politologues s’attardaient à décrire les structures constitutionnelles et institutionnelles des États. Cette approche formaliste-légaliste, et les études à caractère fortement institutionnel qu’elle produisait, fut vertement critiquée dans les années 1950 et 1960[5]. On la condamna pour sa forte tendance à la description aux dépens de l’explication. On la considéra a-théorique, c’est-à-dire incapable de généralisations, car elle était absorbée par les détails. On la jugea peu comparative, car elle était trop dédiée à la description de cas particuliers. On la trouva aussi étroite d’esprit car elle se concentrait sur les États industrialisés aux dépens de ceux en voie de développement.

Toutes ces critiques amenèrent de grands changements dans la science politique américaine qui allait désormais s’efforcer de produire des théories politiques générales. C’est ce courant qui a produit la théorie des systèmes de David Easton, le structuro-fonctionnalisme de Gabriel Almond et, plus généralement, le mouvement behavioriste[6]. Dans ce contexte, les institutions politiques sont reléguées à l’arrière-plan, car elles sont associées à un style de science politique dont on a décidé de se débarrasser. On peut dire que, jusqu’à un certain point, les institutions ont été victimes des vices de l’approche formaliste-légaliste qui les avait favorisées. Par contre, la transition d’une science politique centrée sur les institutions à une autre ciblant la société, ou plus précisément les groupes et les individus, se justifie aussi à la lumière de la logique de l’époque. En effet, dans un contexte où la bonne science politique en est une qui favorise les grandes généralisations aux dépens des différences, des anomalies et de l’histoire, les institutions politiques deviennent des variables encombrantes.

C’est cette évolution de la science politique américaine qui explique pourquoi le présent institutionnalisme s’affuble du préfixe « néo ». Il se désigne ainsi en référence au « vieil » institutionnalisme formaliste-légaliste duquel il veut se détacher en raison de sa nature descriptive et a-théorique. Il s’identifie aussi en négation des approches qui suivirent l’institutionnalisme original et qui prennent leur appui analytique sur la société. Dans ce contexte, l’argument de G. Almond, selon lequel il n’y aurait rien de neuf dans le néo-institutionnalisme, a peu de mérite[7]. Il est vrai que cet auteur et ses contemporains parlaient de l’État mais dans une perspective fonctionnaliste : les institutions politiques existent parce qu’elles remplissent un besoin social. Elles n’exercent pas un effet indépendant sur les processus sociopolitique mais réagissent plutôt à ces processus.

À l’intérieur de la tradition de science politique européenne, l’approche néo-institutionnaliste s’inscrit plus dans une perspective de continuité que dans une perspective de retour des institutions. En effet, des politologues européens tels Jack Hayward, Gordon Smith, Vincent Wright, Juan Linz, Guy Hermet et Hans Daalder n’ont pas accepté, du moins pleinement, le mouvement behavioriste avec ses idéaux de grandes théories à portée générale[8]. Conséquemment, ils n’ont jamais évacué l’État de leurs recherches, car ils n’y voyaient pas les mêmes problèmes que leurs collègues américains. Le néo-institutionnalisme se démarque tout de même de la tradition européenne de science politique, car il pose de façon plus tranchée l’idée de l’autonomie de l’État et suggère la primauté théorique et analytique des institutions politiques. Cette trajectoire de la science politique européenne dans laquelle l’État a toujours été présent n’empêche cependant pas le néo-institutionnalisme de s’y faire sentir. En France, par exemple, des auteurs tels Patrick Hassenteufel, Yves Surel et Bruno Théret donnent un poids considérable aux institutions dans leurs analyses pendant que Bruno Palier et Giuliano Bonoli se réclament encore plus spécifiquement du courant néo-institutionnaliste[9]. En France comme aux États-Unis les chercheurs qui se sont engagés dans le débat sur la place des institutions dans l’analyse politique, et qui utilisent l’approche néo-institutionnaliste, ont tendance à être des spécialistes des politiques publiques.

Le néo-institutionnalisme se démarque aussi de la science politique canadienne qui a été plus influencée que la science politique européenne par les changements de la discipline aux États-Unis. Comme le montre Miriam Smith dans ce numéro, il existe une tradition institutionnaliste au Canada anglais mais elle est différente de l’approche néo-institutionnaliste. La science politique québécoise/canadienne-française est, quant à elle, traditionnellement moins institutionnaliste, quoiqu’elle ne soit pas dénuée de références théoriques à l’État[10]. Non seulement a-t-elle été influencée par la sociologie historique française, mais elle reflète, par l’importance qu’elle donne aux forces socioculturelles, l’histoire et la situation politique du Québec.

L’émergence du néo-institutionnalisme ne s’est pas faite de manière linéaire. En effet, la littérature distingue généralement trois types de néo-institutionnalisme : historique, choix rationnel et sociologique[11].

L’institutionnalisme historique est celui qui s’est développé le plus explicitement en réaction au mouvement behavioriste et aux approches centrées sur la société auxquelles ce dernier a mené. Annoncé par le travail maintenant classique de Theda Skocpol sur les révolutions et formellement articulé plus de 10 ans plus tard par Sven Steinmo, Kathleen Thelen et Frank Longstreth, l’institutionnalisme historique s’est manifesté principalement dans l’étude des politiques publiques, mais il a aussi été utilisé pour éclairer l’intégration européenne, la construction étatique et les changements de régime[12]. L’argument principal de l’institutionnalisme historique est celui du path dependency, c’est-à-dire l’idée que les phénomènes sociopolitiques sont fortement conditionnés par des facteurs contextuels, exogènes aux acteurs, dont beaucoup sont de nature institutionnelle. En d’autres termes, les institutions, une fois créées, prennent vie et donnent lieu à des dynamiques et des situations qui, souvent, n’étaient pas voulues ou prévues par les acteurs. Selon cette logique, les phénomènes sociopolitiques ne peuvent être expliqués par la simple volonté des acteurs, ni même par la nature de leurs relations, car ils sont souvent le produit accidentel d’un processus macrohistorique de développement institutionnel où chaque configuration conditionne la prochaine.

Si l’institutionnalisme historique insiste sur la dimension contingente du poids institutionnel sur l’action, l’institutionnalisme du choix rationnel se concentre plutôt sur l’importance stratégique des institutions. Cette dernière branche du néo-institutionnalisme, plutôt que de rejeter le mouvement behavioriste, tente de le marier à l’analyse institutionnaliste. L’origine de cette union tient en grande partie au fait que le comportement des législateurs américains ne pouvait être expliqué de façon satisfaisante en faisant abstraction des règles et procédures du Congrès[13]. En considérant le contexte institutionnel dans lequel s’effectuent les processus de prise de décisions, il devenait possible de mieux rendre compte des choix individuels et du produit collectif tout en restant fidèle aux idées de rationalité et de recherche du gain personnel. Cette genèse explique que le néo-institutionnalisme du choix rationnel produit surtout des études sur les législatures, les exécutifs, les bureaucraties et la formation de coalitions politiques[14]. Cette approche considère les institutions en fonction des contraintes et des occasions qu’elles offrent aux acteurs. Les phénomènes ou situations sont donc expliqués moins comme des produits dérivant de structures institutionnelles que le résultat de décisions individuelles et collectives prises en considérant ces mêmes structures.

L’institutionnalisme sociologique quant à lui trouve ses racines dans la théorie des organisations[15]. L’idée qu’il développe est que les institutions incarnent et reflètent des symboles et des pratiques culturelles tenaces qui façonnent les perceptions des acteurs et « informent » la reproduction institutionnelle. La création de nouvelles institutions se fait dans une logique de compatibilité avec celles déjà existantes (isomorphisme), puisque les acteurs extirpent un sens de leur environnement institutionnel qui transpire dans leur action. En conséquence, le changement sociopolitique s’effectue lentement et graduellement, car il s’inscrit dans un processus d’évolution culturelle balisé par les formes institutionnelles. L’institutionnalisme sociologique tente de lier la société aux institutions par le sens que ces dernières acquièrent et diffusent. Il met donc l’accent sur l’aspect cognitif des institutions et non sur leur effet contingent ou sur leur dimension stratégique. À l’opposé de l’institutionnalisme du choix rationnel, les institutions conditionnent ici l’interprétation des situations plutôt que leur évaluation.

L’existence de trois branches du néo-institutionnalisme aux origines et aux identités distinctes pose la question de la cohérence de l’approche néo-institutionnaliste ou, plus justement, de son unité théorique. Peut-on parler de « l’approche institutionnaliste »? Existe-t-il un ou plusieurs néo-institutionnalismes? Cet enjeu est un des plus débattus dans la littérature récente sur l’analyse institutionnaliste. Certains auteurs soutiennent qu’il existe entre les trois branches un coeur théorique qui permet de parler d’une approche générale quoique différenciée[16]. D’autres voient certaines de leurs différences comme étant irréconciliables, ce qui suggère qu’il serait plus juste de parler d’approches différentes[17]. La prochaine section se penche sur cette question.

Différences et similarités entre les trois branches du néo-institutionnalisme

Comme nous l’avons déjà mentionné, le néo-institutionnalisme, en plaçant les institutions au centre de l’étude de la politique, s’attarde principalement aux processus de développement institutionnel et à leur impact sur l’action. Conséquemment, trois questions peuvent servir à mesurer l’étendue des différences entre les trois branches de cette approche. La première est celle de la définition. Toutes les branches du néo-institutionnalisme parlent, bien évidemment, d’institutions, mais partagent-elles une même vision de ce qu’est une institution. La deuxième est liée à la construction et au changement institutionnel. Comment les institutions sont-elles créées et reproduites? La troisième concerne les relations entre institutions et action. De quelle façon les institutions conditionnent-elles l’action et pèsent-elles sur les possibilités de changement politique?

Qu’est-ce qu’une institution? Cette question apparaît des plus fondamentales. Après tout, il est difficile de conduire une analyse institutionnaliste sans avoir préalablement défini ce que l’on entend par institution. Le néo-institutionnalisme apporte deux réponses à cette question. D’un côté, on retrouve les néo-institutionnalistes qui suivent au plus près l’idée du « retour à l’État » et adoptent une définition matérialiste des institutions qui inclut les organes de l’État, par exemple la structure des législatures, des exécutifs, des bureaucraties et des tribunaux ; les constitutions ; les arrangements de division territoriale du pouvoir tels le fédéralisme et les systèmes d’autonomie ; et les systèmes de partis. De l’autre côté, il y a les néo-institutionnalistes qui voient les institutions en termes de normes, explicitement définies ou non, qui peuvent prendre la forme de paramètres culturels et cognitifs ou de règles et procédures.

Ces deux façons de définir les institutions ne sont pas le propre d’une branche plutôt que des autres, bien qu’il soit possible d’observer certaines tendances. L’institutionnalisme historique a un penchant pour la définition matérialiste, ce qui est peu surprenant, car il est l’approche qui s’inscrit le plus clairement dans l’idée du retour à l’État. Cette branche fait par contre place à d’autres « types » d’institutions. S. Steinmo et ses collègues incluent les syndicats dans leur définition[18]. Les idées, qu’elles soient d’ordre politique, économique, culturel ou autre, sont aussi de plus en plus intégrées dans l’analyse historico-institutionnaliste[19]. L’institutionnalisme du choix rationnel tend à définir les institutions d’abord et avant tout comme « règles du jeu » politique, bien que ces règles soient habituellement situées, plus ou moins explicitement, dans leurs structures matérielles. La branche sociologique, quant à elle, est plus clairement associée avec la définition normative où les normes sont comprises moins comme des règles que des paramètres culturels et symboliques.

Quelle est l’importance de ces différentes définitions pour l’analyse institutionnaliste? Chacune d’elles, la matérialiste et la normative, entraîne des conséquences ontologiques. La définition matérialiste présente un scénario où institutions, d’une part, et société et acteurs, d’autre part, sont clairement distincts. Bien entendu, des structures tels les organes de l’État ou le fédéralisme sont créées par des acteurs et modifiées à des moments donnés. Toutefois, ce type d’institutions est plutôt rigide dans le sens où son existence ne dépend pas d’un continuel mécanisme de reproduction de la part des acteurs. Dans ce contexte, leur indépendance face à la société est plus grande que pour les normes de nature symbolique, culturelle et cognitive dont la relation avec la société et les acteurs est plus étroite. En effet, la définition normative, que met de l’avant l’institutionnalisme sociologique, propose un monde ontologique où la distinction entre institutions et société est plus floue. Cette ontologie a l’avantage de suggérer des facteurs souvent ignorés par ceux qui choisissent la définition matérialiste des institutions, ce qui rend l’analyse institutionnaliste plus large et moins réductrice. Par contre, elle ne mène pas à une clarté analytique du type de celle découlant de la définition matérialiste. Il y a certes là un dilemme pour le chercheur désirant utiliser le néo-institutionnalisme dans ses travaux et pour le théoricien du néo-institutionnalisme ; en effet, une définition large du concept d’institutions permet probablement un traitement plus multidimensionnel des phénomènes sociopolitiques mais elle peut aussi diluer la logique de l’approche.

Comment les institutions sont-elles créées, transformées et reproduites? Pour l’institutionnalisme historique, les institutions sont le produit de processus historiques concrets, particulièrement ceux marqués par des dynamiques conflictuelles[20]. En d’autres termes, la naissance d’une institution doit se comprendre en termes des relations de pouvoir à un certain moment de l’histoire. Comment les institutionnalistes historiques expliquent-ils le moment précis d’une construction institutionnelle? Ils utilisent le concept de « point tournant » ( critical juncture ) et suggèrent qu’une institution prend vie lorsque la tension politique devient particulièrement aiguë. Ces moments de tension sont le produit du déroulement inégal et asynchronique de multiples processus de nature différente (économique, politique, culturel, social, idéologique).

Cette même logique est utilisée pour expliquer le changement institutionnel. En effet, un paysage institutionnel est porteur de tensions, puisqu’il juxtapose différentes configurations institutionnelles s’inscrivant dans des logiques politiques et des époques historiques distinctes. Ces tensions représentent des forces potentielles de changement, car elles peuvent mettre en branle un processus d’ajustement institutionnel. Dans cette perspective, le changement institutionnel peut être rapide et important car des modifications dans un ordre institutionnel entraînent des changements dans les autres. L’institutionnalisme historique invoque aussi ce type de dynamique pour expliquer la nature des institutions. Par exemple, l’étude de Thomas Ertman sur le développement des structures étatiques en Europe soutient que leurs différentes configurations à la fin du xviiie siècle est le résultat de différentes intersections entre le processus international de compétition géopolitique et les processus domestiques[21].

L’institutionnalisme historique a donc développé des moyens de conceptualiser le changement institutionnel. Toutefois, sa force principale demeure l’explication de la continuité à l’aide du concept de path dependency. En effet, cette approche met l’accent sur la reproduction institutionnelle en insistant sur les mécanismes de renforcement ( positive feedback ) générés par les institutions. L’idée est que les institutions reflètent et crystallisent des rapports de pouvoir qui assurent leur survie. Elles forcent aussi les acteurs à s’adapter à elles, ce qui leur confère une légitimité qui s’accumule et s’accroît dans le temps. Pour l’institutionnaliste historique, lorsqu’un point tournant lance une société dans une voie institutionnelle, tout changement subséquent sera balisé par le contexte institutionnel ainsi formé.

Le néo-institutionnalisme du choix rationnel voit les institutions comme productrices de mécanismes de coordination[22]. Elles sont conceptualisées en terme des équilibres qu’elles génèrent et maintiennent plutôt que comme le produit de processus historiques. Cette branche du néo-institutionnalisme explique la création institutionnelle en spécifiant la fonction d’une institution et en cherchant les acteurs à qui profite cette fonction [23]. L’existence des institutions est donc le produit d’un calcul stratégique résultant de dilemmes liés à la prise de décisions collectives.

Elle s’explique, la plupart du temps, par un effort de collaboration duquel les acteurs peuvent tirer des gains. Les institutions sont donc construites afin de corriger une faiblesse systémique et de créer un contexte optimal pour les acteurs, d’où l’accent sur la notion d’équilibre.

Les néo-institutionnalistes du choix rationnel discutent assez peu du changement institutionnel ; en effet, ces théoriciens se concentrent sur l’impact d’un contexte institutionnel donné sur le comportement des acteurs. L’idée que le développement institutionnel constitue un processus et donc que les institutions s’adaptent graduellement et par elles-mêmes est assez peu présente dans cette approche. Plutôt, il est suggéré que les institutions sont transformées par les acteurs lorsque ces derniers jugent qu’elles ne génèrent pas ou plus les résultats prévus lors de leur création. Le changement institutionnel est donc le fruit d’un acte volontaire de la part des acteurs [24]. La nature d’une institution est aussi expliquée à partir des objectifs des acteurs. Les objectifs particuliers varient bien sûr d’une situation à l’autre mais, de façon générale, ils consistent à créer des contextes de prévisibilité qui perdureront.

Le néo-institutionnalisme sociologique conceptualise les institutions comme la formalisation de pratiques socioculturelles. Il rejette la vision instrumentaliste des institutions articulée par la branche du choix rationnel tout en insistant assez peu sur « le poids de l’histoire » dégagé par la variante historique. Selon cette approche, les institutions sont des constructions sociales. Elles ressemblent à la société dans laquelle elles baignent. En d’autres termes, les institutions sont le reflet de perceptions collectives communes et leur création correspond à la « routinisation » des relations sociales. Les institutions, peu importe leur nature exacte, sont donc compatibles avec la société.

Cette idée est au coeur de la conceptualisation sociologico-institutionnaliste du changement institutionnel. Cette branche suggère que les institutions se transforment de façon à accroître leur légitimité sociale, c’est-à-dire qu’elles s’adaptent aux changements dans les pratiques sociales et dans l’ordre culturel[25]. Le changement institutionnel, selon cette perspective, n’est donc pas guidé par l’idée d’accroître et de maximiser l’utilité et l’efficacité d’une institution comme le soutiennent les néo-institutionnalistes du choix rationnel. Il n’est pas non plus lié, comme le veut l’argument des institutionnalistes historiques, à des processus historiques séquentiels qui s’entrechoquent. Par contre, la branche sociologique, tout comme la branche historique et problablement plus qu’elle encore, est mieux outillée pour expliquer la continuité que le changement car sa vision du path dependency est plutôt rigide. En effet, l’accent mis sur les perceptions et l’aspect cognitif des institutions fait que l’étendue et la nature du changement institutionnel sont balisées par les codes culturels propres au contexte institutionnel existant.

Les trois branches du néo-institutionnalisme présentent donc des différences quant à leurs conceptions de la construction et du changement institutionnel. L’institutionnalisme historique insiste sur les séquences et la dimension temporelle, la branche du choix rationnel sur l’aspect stratégique et utilitaire, et la variante sociologique sur les pratiques culturelles sociétales. Ces différences ont des conséquences qui sont non négligeables pour la théorisation de l’impact des institutions sur les processus sociopolitiques. Les trois branches du néo-institutionnalisme soutiennent que les institutions exercent un effet indépendant sur les phénomènes sociaux et politiques, mais leurs différentes configurations des forces et des mécanismes derrière l’établissement, le renouvellement et l’altération des institutions suggèrent qu’elles conditionnent ces phénomènes de façon différente. Cette diversité n’est pas mauvaise en soi ; le plus inquiétant pour le néo-institutionnalisme réside dans le fait que ses trois branches expliquent plus facilement la continuité que le changement institutionnel. Cela veut-il dire qu’un différent type d’approche soit nécessaire pour expliquer le changement? Il est encore trop tôt pour porter un tel jugement car aucune des trois branches ne s’est particulièrement préoccupée des questions de création et de développement institutionnel. Cet enjeu se doit d’être placé au centre du programme de recherche néo-institutionnaliste et, dans ce contexte, le concept de point tournant élaboré par la variante historique s’avère l’angle le plus prometteur.

Comment les institutions affectent-elles l’action? Si les trois branches du néo-institutionnalisme soutiennent qu’un tel impact existe, elles ne partagent pas une même conception de la dynamique structure-agent. Les institutionnalistes historiques conceptualisent l’effet structurant des institutions dans son sens le plus large. Ils soutiennent que les institutions jouent un rôle non seulement dans la prise de décisions stratégiques mais aussi dans les processus de définition d’intérêts, de formation de préférences et même de construction d’identités. En d’autres termes, il n’y a rien ici de « donné » avant que les institutions fassent sentir leur impact. L’importance de l’effet structurant des institutions sur l’action se manifeste dans toutes les dimensions du politique et à toutes les étapes des processus qui l’alimentent. Dans la perspective historico-institutionnaliste, les institutions comportent un élément d’imprévisibilité quant à la structuration de l’action ; en effet, l’idée de path dependency s’applique autant aux relations structure-agent qu’à la dynamique de développement institutionnel. Les décisions, les intérêts, les préférences et les identités ne sont donc pas nécessairement ou complètement, le produit de choix. Les identités territoriales, par exemple, seraient générées en grande partie par des arrangements institutionnels liés à la distribution territoriale du pouvoir ; elles seraient plus que le simple résultat de choix, même conditionnés par l’environnement institutionnel. L’institutionnalisme historique ne s’oppose pas à l’idée que les institutions influencent l’action dans une perspective plus volontariste. Il suggère toutefois que certaines options sont favorisées par le contexte institutionnel avant même que l’individu ne les considère, pendant que d’autres sont complètement occultées.

Pour les néo-institutionnalistes du choix rationnel, les institutions affectent l’action dans une perspective de prise de décisions. En d’autres termes, lorsqu’un individu s’apprête à faire un choix, il le fait dans un contexte institutionnel qui vient qualifier les avantages et les désavantages de chaque option. Les institutions interviennent d’abord et avant tout dans le cadre de l’élaboration de stratégies et se présentent principalement sous forme de contraintes et d’opportunités. Les notions de préférences, d’intérêts et d’identités tendent à être considérées de manière exogène à la dynamique institution-agent. Cette approche est fidèle aux postulats d’utilité et de maximisation qui caractérisent l’école du choix rationnel. Elle explique les phénomènes sociopolitiques par les dynamiques d’interaction stratégiques entre acteurs, mais reconnaît que ces interactions ne se produisent pas dans un vide institutionnel et que le contexte généré par les institutions pose des contraintes et offre des possibilités d’action.

Le néo-institutionnalisme sociologique offre une perspective de la relation structure-agent qui met l’accent sur l’influence des institutions dans la définition de comportements sociaux acceptables. Selon cette perspective, les institutions, par les codes culturels et cognitifs qu’elles génèrent et reproduisent, dessinent les frontières du politique en inculquant aux acteurs des idées précises quant à la légitimité de l’action. Cette variante du néo-institutionnalisme, à l’instar de la variante historique, confère aux institutions une influence déterminante dans la constitution des préférences et des identités politiques. Les mécanismes correspondant à ces processus ne sont qu’indirectement le produit de structures matérielles ; ils prennent plutôt leur source dans le contenu symbolique des institutions. Le néo-institutionnalisme sociologique accorde assez peu d’importance à la dimension stratégique de l’impact institutionnel sur l’action.

Les conceptualisations de la dynamique structure-agent offertes par les trois branches du néo-institutionnalisme posent trois questions fondamentales pour l’analyse institutionnaliste. La première porte sur l’étendue de l’impact institutionnel sur l’action. Ici, la question est la suivante : Les institutions affectent-elles surtout, ou même exclusivement, les stratégies comme tendent à le suggérer les néo-institutionnalistes du choix rationnel? Si oui, il serait nécessaire d’avoir recours à un autre type d’approche pour traiter de la formation des préférences, de la définition des intérêts et de la construction des identités. La deuxième question renvoie à la forme que prend l’influence des institutions sur l’action. Le contexte institutionnel est-il principalement porteur de conséquences imprévues par les acteurs ou s’avère-t-il simplement un déterminant stratégique? Ces deux options correspondent à des logiques différentes du politique, l’une mettant l’accent sur un caractère imprévisible et contingent et l’autre sur un fondement de rationalité individuelle. La troisième question réfère à l’importance de la variable institutionnelle. Quel est le niveau de structuralisme adéquat pour une approche qui s’appuie sur les institutions? Les branches sociologique et historique sont souvent accusées de laisser peu de place à l’autonomie d’action pendant que le néo-institutionnalisme du choix rationnel est parfois décrit comme une approche dont les principes fondamentaux empêchent d’appréhender le poids véritable des institutions.

Ces questions sur la vision néo-institutionnaliste des relations structure-agent, et les autres soulevées plus tôt dans l’examen de la conceptualisation des institutions et du développement institutionnel, sont au coeur d’un débat sur la pluralité du néo-institutionnalisme. Y a-t-il un ou plusieurs néo-institutionnalismes? La plupart des observateurs soutiennent que, malgré leurs différences, les branches du néo-institutionnalisme partagent une position théorique commune et qu’il est donc possible de parler d’une approche[26]. Cette position se défend ; après tout les trois variantes ont en commun l’idée de donner aux institutions politiques la primauté théorique et analytique. Pourtant, la nature différenciée du néo-institutionnalisme met certains de ces observateurs mal à l’aise et les pousse à promouvoir des échanges, sinon carrément une synthèse, entre les trois branches[27]. L’idée que chacune des trois variantes apporte à l’analyse institutionnaliste une contribution dont pourrait profiter les autres ne saurait être niée. En fait, il y a déjà eu des échanges entre les institutionnalismes historique et du choix rationnel qui semblent rapprocher les deux branches[28]. Toutefois, la suggestion de procéder à une synthèse des deux approches est moins réaliste. Le problème est particulièrement aigu dans le cas de l’institutionnalisme du choix rationnel dont les racines l’attachent solidement à une conceptualisation stratégique des institutions, de leur évolution et des relations des acteurs avec elles[29].

Le projet d’une synthèse des différentes branches du néo-institutionnalisme en vue d’obtenir une approche plus cohérente n’est pas un exercice nécessaire. Leurs différences révèlent qu’il y a plusieurs façons de donner aux institutions politiques une importance théorique, donc de mener des analyses de nature institutionnaliste. La diversité inhérente au néo-institutionnalisme n’est pas un handicap ; en fait, elle lui confère le potentiel d’éclairer des phénomènes de nature différente.

Présentation du numéro

Comme nous l’avons déjà mentionné, le néo-institutionnalisme est mieux connu dans les milieux anglophones que francophones. C’est dans ce contexte que s’inscrit ce numéro spécial dont l’objectif principal est de présenter les travaux de chercheurs qui s’inspirent de cette approche et réfléchissent sur son impact sur différents thèmes de recherche et champs de la science politique.

Un coup d’oeil sur l’ensemble des articles de ce numéro mènent à au moins deux observations. Tout d’abord, le néo-institutionnalisme exerce maintenant une influence certaine sur la science politique canadienne, québécoise et, plus généralement, francophone. Ensuite, ces articles reflètent l’intérêt que portent au néo-institutionnalisme les spécialistes de l’analyse des politiques publiques tout en montrant que cette approche peut aussi être utilisée pour expliquer des processus politiques (par exemple, les transitions démocratiques et les mouvements sociaux).

Les deux premiers articles du numéro s’inscrivent dans le domaine de l’analyse des politiques publiques. Dans son article, Daniel Béland explique que le néo-institutionnalisme s’est imposé dans l’étude des politiques sociales à la suite de la marginalisation par les approches socio-économiques traditionnelles de l’effet structurant des institutions. D. Béland reconnaît au néo-institutionnalisme un potentiel certain éclairer l’élaboration des politiques sociales, mais il remet en question sa capacité d’expliquer les formes spécifiques de ces mêmes politiques. Il suggère que cette dernière tâche ne peut s’accomplir sans prendre en considération des variables socio-économiques et idéologiques. Dans cette perspective, il a entrepris le travail de clarifier, dans un effort de synthèse théorique, les relations entre institutions, idées et intérêts dans le contexte de la formulation des politiques sociales.

Denis Saint-Martin, quant à lui, remet en question la capacité des perspectives néo-institutionnalistes les plus axées sur le path dependency à éclairer le changement de politiques publiques. Il soutient que, si ce type de perspectives rend assez bien compte de changements quantitatifs balisés par les concepts de retrait et d’expansion, par exemple la résistance de l’État-providence au tournant politico-idéologique néolibéral de la décennie 1980, il est incapable d’expliquer des changements de nature plus qualitative dans les normes et la configuration d’une politique tels que l’importance nouvelle conférée à « l’investissement dans l’enfance » au Canada et en Grande-Bretagne. D. Saint-Martin suggère plutôt une approche qui privilégie les idées, le savoir et les processus d’apprentissage social pour expliquer l’émergence de nouvelles politiques publiques.

Les deux articles suivants confrontent l’approche néo-institutionnaliste à des processus et à des forces politiques. Marco Giugni examine l’impact du néo-institutionnalisme sur l’étude de la politique contestataire et des mouvements sociaux. Il explique que la recherche sur ce thème s’est traditionnellement inspirée d’approches psychologiques (les théories classiques) stratégiques (la théorie de la mobilisation des ressources), et de l’ancien institutionnalisme (le concept de « structure d’opportunités politiques »). Il suggère que le néo-institutionnalisme représente, surtout en raison de son traitement du contexte culturel, une approche qui pourrait faire la synthèse entre les éléments matérialistes propres aux structures d’opportunités et les notions d’ordre symbolique liées à la perspective des images-cadres ( framing ). Il procède ensuite à la présentation de recherches sur la citoyenneté, l’intégration des communautés d’immigrants et les relations ethniques, qui réussissent plutôt bien à opérer la synthèse théorique des institutions politiques et de l’environnement culturel, comme source d’inspiration pour une approche néo-institutionnaliste de la politique contestataire.

Dans son article, Éric Montpetit utilise l’approche néo-institutionnaliste pour remettre en question la pertinence du concept de lobbying dans la description de l’action des groupes d’intérêts au Canada. Il avance que ceux-ci agissent dans une perspective de résolution de problèmes en mettant à contribution leur expertise plutôt que dans le cadre d’une simple articulation de demandes à l’intérieur d’un secteur d’activités particulier. É. Montpetit explique la nature des groupes d’intérêts canadiens par l’architecture institutionnelle du pays. Il suggère que le système de Westminster, parce qu’il engendre un parlement faible, décourage l’action des groupes d’intérêts auprès des législateurs au profit de fonctionnaires qui, n’ayant pas à chercher de soutien politique, tendent à s’intéresser aux groupes pour l’expertise qu’ils peuvent fournir ; que le fédéralisme de type exécutif tel qu’il est pratiqué au Canada décourage, par son caractère secret et exclusif, l’implication des groupes ; et que la densité et le haut degré d’institutionnalisation des réseaux de politiques publiques canalisent l’action des groupes d’intérêts dans une perspective de liaison entre l’État et la société civile dans son ensemble.

L’article suivant, celui de Miriam Smith, traite de la tradition institutionnaliste de la science politique canadienne-anglaise. Selon elle, même si les institutions n’ont jamais été oubliées ou même marginalisées au Canada anglais comme elles l’ont été aux États-Unis, le traitement qui leur a été réservé est différent de celui que leur donne le néo-institutionnalisme. Elle voit dans cette science politique, incarnée par les travaux de James S. Mallory, Donald Smiley et Alan Cairns, un penchant pour la description des institutions politiques et pour la prescription, c’est-à-dire la formulation de suggestions quant à l’amélioration de leur fonctionnement. M. Smith soutient que l’explication des phénomènes sociopolitiques par le poids des institutions et, dans une moindre mesure, la conceptualisation de leurs relations avec la société civile, n’y occupent pas une place aussi saillante que dans le néo-institutionnalisme, malgré certaines exceptions importantes (les travaux de Richard Simeon et d’autres d’A. Cairns). Elle remarque toutefois que dans les années 1980 et 1990, l’impact du néo-institutionalisme s’est fait de plus en plus sentir dans la science politique canadienne-anglaise, laquelle insiste davantage sur les dimensions explicatives et sociologiques de l’analyse institutionnaliste.

Finalement, la note de recherche de Mamoudou Gazibo se penche sur la démocratisation. L’auteur observe que le néo-institutionnalisme a eu un impact important sur la littérature récente au sujet de ce phénomène mais que les trois branches de la perspective néo-institutionnaliste lui réservent des traitements différents. Il remarque aussi que les trois phases de la démocratisation (transition, consolidation et moments de rupture) se présentent de manière différente à l’analyse néo-institutionnaliste. Dans ce contexte, M. Gazibo discute des formes que prend cette analyse en fonction de la branche du néo-institutionnalisme choisie et de la phase de démocratisation étudiée. Il évalue aussi la pertinence de chacune des branches pour éclairer chacune des phases.