Corps de l’article

L’américanité et les Amériques est un recueil de textes qui traitent de l’appartenance à l’Amérique, notamment à partir de l’expérience québécoise. Avant d’être un ouvrage, L’américanité et les Amériques a été un colloque, Le grand récit des Amériques, organisé dans la foulée du Sommet des Amériques qui s’est tenu à Québec en avril 2001, dont les textes furent publiés en version abrégée dans Le Devoir.

Une telle mise en contexte de l’ouvrage est importante pour comprendre la dimension politique des analyses sur l’américanité qui nous sont présentées. Pendant que des milliers d’acteurs de la société civile nord-américaine sortaient dans la rue pour dénoncer le projet néolibéral de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA), les intellectuels de l’américanité québécoise se réunissaient, non pas pour tenter de saisir, à travers le discours parfois contradictoire des militants, le sens de leur protestation, mais pour donner « une dimension plus large de partage identitaire » à la question de l’intégration continentale (p. 3). Des dix contributions réunies, une seule, celle du Mexicain Isidro Morales — le seul intellectuel de l’Amérique latine du collectif — posera la question du mouvement social anti-américanisation.

Le recueil est divisé en trois grandes sections. Une première vise à présenter les prémisses théoriques de l’américanité. Une deuxième inscrit la réflexion sur l’américanité dans le cadre de l’intégration économique continentale. Une troisième, enfin, s’intéresse à la dimension identitaire de l’américanité. Les deux dernières sections sont plus empiriques et reposent largement sur les résultats des enquêtes menées par le Groupe interdisciplinaire de recherche sur les Amériques (GIRA), qui vise à faire de l’américanité un cadre de recherche comparatif et continental.

Cette adhésion à l’américanité, comme cadre d’analyse, donne à ce recueil de textes une cohérence à laquelle bien peu de collectifs peuvent prétendre. L’américanité et les Amériques fera changer d’idée ceux qui doutaient de l’existence au Québec d’une pensée forte de l’américanité, d’une volonté de couler l’interprétation et le devenir du Québec dans le grand dessein de la civilité américaine. On aurait pu appeler ce livre L’américanité sans fard, tant l’adhésion aux valeurs et au modèle de la civilité américaine y est présentée avec un réalisme désarmant, un enthousiasme naïf. Cela est particulièrement vrai dans la première section de l’ouvrage, plus analytique. Le texte de Jean-François Côté, « L’identification américaine au Québec : de processus en résultats », y développe la thèse la plus forte et la plus argumentée sur l’américanité comme processus sociologique. L’américanité, rappelle J.-F. Côté est « l’adhésion à la civilité nord-américaine de la nation québécoise ». Cette civilité n’est rien d’autre par ailleurs qu’une « civilité impériale », la civilité corporatiste du capitalisme transnational, dont les États-Unis ne furent que l’avant-garde éclairée. Première société neuve à délier les individus des appartenances traditionnelles et à créer l’homme moderne ; première société neuve à soumettre la nation ethnique aux principes de reconnaissance juridiques de plus en en plus universels de la nation civique ; première société neuve à voir se déployer, sans contrainte, le corporatisme capitaliste transnational, les États-Unis furent le berceau de l’américanité… encore que celle-ci ne saurait s’y réduire. L’américanité est en effet « un mouvement universel qui échappe déjà en partie aux États-Unis ». C’est pour s’être « habilement glissée dans les habits de la civilité impériale issue du modèle étatsunien » que l’américanité témoignerait réellement du processus en cours au Québec.

Patrick Imbert confirme aussi cette idée de l’Amérique étatsunienne comme microcosme d’une socialité radicalement nouvelle qui ouvre « une brèche où l’individu prend désormais son essor dans le cadre d’une responsabilité personnelle ». Empruntant à Adolphe David Routhier, tout en en inversant le sens, l’image des États-Unis comme hôtel plutôt que comme patrie, P. Imbert exalte la postmodernité précoce de l’hôtel Amérique qu’il oppose à la patrie particularisante des Canadiens français. C’est pourquoi il peut conclure « que l’américanité, même travaillée par l’américanisation, est en bonne voie ». Plus timorée est l’analyse de Donald Cuccioleta qui conçoit l’américanité, à partir de l’expérience démocratique étatsunienne, comme partage continental des valeurs politiques du libéralisme, de la démocratie et du républicanisme. La démocratie serait le fait du Nouveau monde, la démocratie américaine serait depuis toujours l’histoire commune des peuples d’Amérique, la liberté des modernes serait une invention américaine. On ne peut être qu’en accord avec Louis Dupont qui, après avoir présenté l’histoire du concept d’américanité québécoise, conclut qu’au Québec on évite largement de parler explicitement de sa dimension politique, car si l’américanité est ouverture au continent et à sa pluralité, elle est aussi, précise-t-il, ouverture à l’Amérique dominante, c’est-à-dire à l’Amérique anglo-américaine.

Les contributions des deux autres sections de l’ouvrage sont, nous l’avons déjà mentionné, plus empiriques, elles visent à confirmer l’américanité à travers l’intégration économique et les identités culturelles. Il n’est pas certain toutefois que les données empiriques confirment toujours la thèse soutenue par les réflexions théoriques. Par exemple, Isidro Morales démontre que les objectifs défendus par les acteurs de la société civile sont encore largement déterminés par les contextes nationaux. James Csipak et Lise Héroux, à partir du sondage mené par le GRAM (Groupe de recherche sur l’américanité, maintenant le GIRA) reprennent une thèse, fort courante dans les milieux nationalistes québécois, selon laquelle l’intégration économique nord-américaine favoriserait le déploiement d’un nationalisme politico-culturel au Québec, sans que ne soit expliqué l’apparent paradoxe que constitue le couplage de l’effacement des frontières au profit du capitalisme américain avec le renforcement de l’affirmationnisme politique du Québec. À partir des mêmes données, Frédéric Lesemann rappelle comment les Québécois, quoiqu’ils adhèrent au libre-échange nord-américain, « semblent peu séduits par cette orientation tout au marché » et maintiennent une adhésion non-américaine aux valeurs collectives de l’État providence. Léon Bernier retient de cette enquête la confirmation de l’hypothèse des historiens de l’américanité (Yvan Lamonde et Gérard Bouchard) selon laquelle les Québécois auraient délaissé leur ancienne identité européenne — si une telle chose a existé au cours des deux derniers siècles — pour une identité continentale. À y regarder de plus près toutefois, l’auto-identité des Québécois apparaît bien peu nord-américaine, mais plutôt québécoise ou canadienne — seulement 4 % des Québécois identifiant leur région géographique d’abord et avant tout comme l’Amérique du Nord. Si Nicolas van Schendel tente de confirmer que dans l’expérience des immigrants francophones, ou de ceux qui adoptent le français, cette langue apparaît, dans son opposition au français européen, telle une porte d’entrée à l’Amérique, il est bien obligé de conclure que cette francophonie est une « américanité désaméricanisante ».

S’il fallait une preuve que l’américanité comme identité reste une affirmation forte des milieux intellectuels québécois mais qu’elle est difficile à concevoir — au-delà de l’américanisation — comme un partage de valeurs culturelles et citoyennes pour toute l’Amérique, Deborah R. Altimirano la donne en exposant le rejet massif par les jeunes étudiants étatsuniens de la thèse d’une identité américaine qu’ils partageraient avec le reste de l’Amérique. Là réside les limites du concept de l’américanité que ce livre ne discute jamais de front. L’américanité, tant dans sa dimension économique, politique que culturelle, a été appropriée par l’Amérique états-unienne et peut difficilement être dissociée de l’empire américain et de son exceptionalisme dans la modernité.

Le livre reste néanmoins une démonstration éloquente de cette impasse, un portrait sans fard de l’américanité. Le lecteur y trouvera, par conséquent, l’un des meilleurs plaidoyers en faveur de l’américanité québécoise.