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Le péronisme, mouvement politique créé par Juan Perón dans les années 1940 en Argentine, est habituellement considéré comme l’expression paradigmatique du populisme latino-américain, cette forme particulière de corporatisme qui s’appuie sur un leadership charismatique et une rhétorique nationaliste. Le populisme, on le sait, est un phénomène très complexe et ses définitions sont nombreuses, parfois contradictoires. D’un point de vue purement idéologico-politique, il a ainsi été saisi comme « la présentation des interpellations populaires-démocratiques en tant qu’ensemble antagonique vis-à-vis de l’idéologie dominante[1] ». D’un point de vue strictement socio-économique, il a été considéré comme un programme « développementiste » et « distributionniste » où le gouvernement produit un transfert de ressources favorisant l’industrialisation et la croissance du marché interne[2]. Certaines définitions se forment dans une période historique et une aire géographique données, alors que d’autres réfèrent de façon très large à un style politique relativement courant dans beaucoup de sociétés[3]. Il existe aussi de profondes divergences en ce qui a trait aux rapports du populisme avec la démocratie et l’avancement collectif. Constitue-t-il une entrave à la liberté des individus et donc à l’épanouissement d’un État de droit — l’accent étant mis sur son caractère autoritaire et sur le fait qu’il empêche la modernisation de la société ? Au contraire, représente-t-il un vecteur de mobilisation qui, lorsque les institutions sont perçues comme ne remplissant plus leur fonction de relais entre le peuple et l’État, favorise la participation des masses à la formulation des grandes orientations collectives ?

En dehors de l’Amérique latine — et particulièrement en Europe —, le populisme est surtout vu comme un mouvement conservateur, aux penchants xénophobes ou même racistes, formé de petits propriétaires ou de travailleurs qui se sentent menacés par le changement social[4]. Cependant, durant le xxe siècle, il a offert à bien des Latino-Américains une voie d’accès symbolique, sinon matérielle, à la sphère publique. Le populisme tend à émerger dans des contextes de crise ou de blocage ; il s’enracine dans le besoin de reconstituer le lien entre l’individu et la communauté. Dans le rapport populiste, les gens ordinaires cherchent à rétablir le contact entre leurs expériences subjectives et la raison ultime de l’être-ensemble[5]. Le populisme court-circuite les instances de représentation et de médiation politique, vues comme obsolètes ou inefficaces, au nom de l’intérêt national et du bien commun. Il va de soi que cela peut avoir des conséquences néfastes sur les libertés individuelles et le respect des minorités. Toutefois, il serait erroné de ne voir dans le phénomène populiste que l’expression de l’organicisme et de l’irrationalité. Il peut aussi véhiculer, comme ce fut parfois le cas en Amérique latine, un projet pleinement moderne, soit l’affirmation de la souveraineté populaire devant un système qui marginalise de façon structurelle la majorité de la population. Le populisme latino-américain est-il donc progressiste ou réactionnaire, de gauche ou de droite ? La réponse est loin d’être simple et univoque. Il peut être progressiste, par exemple, quand son nationalisme s’oppose à la connivence des élites du pays avec les pouvoirs et les capitaux étrangers, mais il devient réactionnaire quand ce même nationalisme instaure une pensée unique qui, sous le couvert du patriotisme, écrase toute opposition au régime dominant. Il est de gauche quand il promeut l’adoption de mesures de protection sociale, mais il est de droite quand il consolide un système de relations sociales inégalitaires. Or, le péronisme a fait tout cela en même temps.

L’objectif de cet article n’est certainement pas d’évaluer la contribution positive ou négative du populisme à la vie collective des Latino-Américains, un trait qui semble bien ancré dans leur culture politique. Il vise plutôt à proposer quelques pistes de réflexion sur la réapparition du populisme en Amérique latine dans les années 1990 et, plus particulièrement, sur les parallèles et les contrastes que l’on peut établir entre le nouveau populisme et le populisme traditionnel. L’exemple argentin s’avère, encore une fois, incontournable : le menemisme — la présidence du néopéroniste Carlos Menem entre 1989 et 1999 — a constitué l’incarnation la plus parfaite du phénomène en question. Le néopopulisme de ce dernier s’est appuyé sur un discours antipolitique qui véhiculait les thèmes de la corruption, du gaspillage et de la taille excessive de l’État-providence. Plus sportif et play-boy qu’intellectuel, Menem se faisait photographier avec les vedettes du spectacle, jouait au football et se plaisait à conduire à toute vitesse une flamboyante Ferrari rouge : il a été l’emblème du « star-system de la politique[6]  ». Dans une société de plus en plus atomisée, l’opinion publique construite par les sondages se substitue à l’action collective : la mise en échec des canaux institutionnels de représentation s’associe à une recherche opportuniste de majorités volatiles. La méfiance à l’égard des hommes politiques et des partis traditionnels favorise le recours à des simulacres de contact personnel, notamment à l’aide des médias de masse. Il n’est pas étonnant que, dans ce contexte, le populisme émerge comme un puissant outil d’interpellation politique. Mais ce qui surprend, c’est l’articulation efficace du code populiste avec des programmes de réforme économique de mouture nettement néolibérale [7].

Kenneth Roberts s’est attardé sur le lien paradoxal qui se tisse entre populisme et néolibéralisme en s’attaquant au cas du fujimorisme au Pérou[8]. Soulignant qu’en apparence, ces deux courants sont incompatibles, voire antithétiques, cet auteur dégage pourtant certains dénominateurs communs. En réalité, K. Roberts affirme que la convergence entre populisme et néolibéralisme résulte de leur « tendance réciproque à exploiter — et à exacerber — la désinstitutionnalisation de la représentation politique [9] ». Dans cette perspective, le populisme apparaît comme le complément politique naturel du néolibéralisme économique : en Amérique latine, où la société civile est faible, les institutions sont fragiles et les masses sont atomisées, un leadership personnaliste et clientéliste contribue à la fragmentation des identités collectives et à la démobilisation du peuple devant les réformes économiques. En ce sens, on serait devant une forme de populisme libéral différent du populisme étatiste que l’on a connu dans le passé. Un État libéral-populiste cherche une légitimation purement électoraliste et distribue des récompenses de façon extrêmement sélective en ciblant ses interventions de manière à obtenir des effets immédiats et visibles. Parlant du salinisme au Mexique, Alan Knight fait le même type de constat : « Salinas montra […] qu’un populisme économique contrôlé était compatible avec l’économie néolibérale[10] » et que leur combinaison découle du besoin de créer un lien étroit entre les leaders politiques et les foules dans des contextes de bouleversement économique et de mobilisation rapide.

Dans une perspective semblable, Kurt Weyland affirme que la convergence du néolibéralisme et du populisme « n’est pas simplement un accident historique[11] ». Il définit le noyau politique du néopopulisme comme « une stratégie politique à trois caractéristiques : un leader personnaliste qui interpelle une masse hétérogène […] ; le leader atteint les supporters de manière apparemment directe […] ; si le leader construit de nouvelles organisations ou ravive d’anciennes organisations populistes, elles demeurent sous son contrôle personnel, avec des niveaux d’institutionnalisation très faibles[12] ». K. Weyland admet que les différences entre le néolibéralisme et le néopopulisme sont importantes, mais il souligne que peu d’analystes ont tenté d’expliquer leur coexistence à la fois inattendue et synergique. Il avance la thèse suivante : « […] le néopopulisme et le néolibéralisme sont tous les deux antiorganisationnels dans leur biais majoritaire et individualiste, respectivement. Dans leur conception de la démocratie, ils mettent l’accent sur le nombre — « un citoyen, un vote » — comme principal critère et, en principe, ils refusent de reconnaître des poids particuliers tel le pouvoir économique des groupes de gens d’affaires[13] ». Ces affinités inhérentes ont permis aux néolibéraux et aux néopopulistes de faire coïncider leurs sources ciblées d’appui — strates inorganisées et marginalisées, particulièrement dans le secteur informel —, leurs efforts de centralisation du pouvoir au sommet de l’État — approche verticale qui permet l’application de réformes économiques — et leur capacité de susciter l’appui populaire en promettant d’éviter des dommages beaucoup plus lourds et de compenser les grandes pertes provoquées par l’hyperinflation[14]. Dans ce contexte, « l’ajustement néolibéral devient acceptable et même attirant pour les leaders néopopulistes qui peuvent tourner l’adversité à leur avantage et gagner ainsi un large appui populaire en tant que sauveurs du pays[15] ».

Or, K. Roberts, A. Knight et K. Weyland — comme la plupart des politologues qui se sont intéressés au néopopulisme en Amérique latine — ne portent pas suffisamment attention à ce que nous appellerons ici le « code populiste », le fait qu’un chef et un parti peuvent se réclamer, avec succès, d’une identité, d’une mémoire, d’une origine afin de légitimer leurs actions comme « sauveurs du pays ». Dans les pages qui suivent, nous nous attarderons sur les cas de Perón et de Menem. Après avoir dressé un bref profil de chacun de ces leaders et des mouvements politiques dont ils ont été les principales figures, nous ferons une étude comparée de leur discours public. Ce type d’analyse permettra de saisir certains contrastes fondamentaux entre le péronisme et le menemisme, ainsi que quelques parallèles significatifs. Enfin, nous tâcherons de cerner les continuités et les ruptures entre les deux versions du populisme argentin : Le menemisme est-il un « faux péronisme », un « pseudo-péronisme » ? Cette question renvoie à des interrogations plus générales : Pourquoi une grande partie des secteurs défavorisés, appauvris ou en proie à l’incertitude, ont-ils soutenu le menemisme ? Par aveuglement, par résignation ou par simple calcul rationnel des coûts bénéfices ? Il est nécessaire de souligner que notre approche s’intéresse surtout aux dimensions idéologiques du phénomène, à son « code ». Quoique nous tenions compte des aspects économiques du populisme, nous centrons notre démarche sur la façon dont le péronisme et le menemisme se constituent en tant qu’identités collectives et projets de transformation de la société. En ce sens, nous examinons les représentations qui les sous-tendent et permettent d’expliquer — du moins en partie — leur prégnance et leur capacité de mobiliser les citoyens ou de minimiser la résistance. Nous entendons ainsi apporter quelques éléments factuels et conceptuels à la discussion sur les racines et la portée du phénomène néopopuliste en Amérique latine.

Le populisme de Perón

Pour comprendre l’avènement du péronisme en Argentine, il faut se tourner vers les changements économiques qui ont eu lieu durant les années 1930. Au début de cette décennie, en effet, le pays amorçait un processus de restructuration de la carte sociale à la faveur du développement accéléré d’une industrie légère, productrice de biens de consommation visant la demande interne. Le ralentissement du commerce international dû à la crise mondiale et la difficulté conséquente d’importer certains articles — en raison de la pénurie de devises — avaient créé un vide qu’une multitude de petites entreprises et d’ateliers s’empressèrent de combler. Cette croissance capitaliste — non planifiée, mais aidée par l’attitude tièdement protectionniste de l’État — ne produisit pas de redistribution du revenu, le gouvernement conservateur assurant, par la fraude électorale et la répression, la docilité des travailleurs et leur exclusion de la politique et du marché. La dynamique d’industrialisation favorisa la migration de milliers d’habitants des provinces vers Buenos Aires, ce qui fit exploser le nombre de travailleurs dans la région métropolitaine. Les migrants, exclus du système, mal payés et victimes de discrimination dans la société locale — souvent à cause de l’origine métisse de beaucoup d’entre eux —, s’installèrent à la périphérie de la ville et créèrent de vastes banlieues de logements précaires.

À l’aube des années 1940, la situation ouvrière se caractérisait ainsi par un sentiment répandu de frustration à l’égard des institutions. Elle manifestait aussi une ferme conscience syndicale — dont les origines remontaient aux expériences socialistes et anarchistes du début du siècle — et une disposition de plus en plus combative depuis que les conservateurs au pouvoir avaient entamé, en 1938, un virage vers la libéralisation permettant, par exemple, le fonctionnement de la Confédération générale des travailleurs. On peut considérer que, du point de vue des grandes tendances socio-économiques, le péronisme fut le résultat de la convergence entre une fraction bourgeoise montante liée à l’industrie nationale, un nouveau prolétariat urbain prêt à exprimer ses doléances et un État qui, par le déploiement de mesures interventionnistes, avait acquis une certaine autonomie en tant qu’instance centrale de régulation. « La satisfaction des revendications ouvrières accumulées pendant la première phase de l’accroissement substitutif coïncidera avec le projet de développement économique d’un secteur propriétaire[16] ».

En effet, le besoin d’un marché pour la consommation des manufactures argentines, doublé de la nécessité de fonder une instance de légitimation pouvant reconduire le programme d’industrialisation, constituaient le terrain d’entente possible entre les groupes d’affaires, les salariés et une bureaucratie militaire au penchant nationaliste. Il fallait, bien sûr, compter sur un élément de cohésion pour la réaliser : ce fut l’extraordinaire charisme d’un homme, Perón, qui cimenta l’alliance interclasses et lui conféra son identité collective. La conjoncture, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, était certes très favorable à un tel amalgame : un important actif de la balance extérieure — dû à la reprise des exportations agropastorales et à la remontée des prix internationaux — permettait l’application des mécanismes de redistribution tant attendus par le peuple. L’idéologie corporatiste illustrée par Primo de Rivera, Franco et Mussolini apportait la formule qui rendait viable cette espèce de capitalisme d’État. La conception collectiviste du projet était on ne peut plus claire : « La liberté sera de moins en moins le droit de chacun à faire ce qui lui plaît, pour devenir de plus en plus l’obligation de faire ce qui convient à la collectivité[17] ».

Le colonel Perón appartenait au groupe d’officiers germanophiles qui avait mené le coup militaire de 1943 afin de maintenir la neutralité du pays — Washington avait exercé de fortes pressions pour que le président Ramón Castillo, sympathisant du nazisme, annonce la candidature présidentielle d’un politicien prêt à rompre les relations diplomatiques avec l’Allemagne. En contrôlant le secrétariat d’État au Travail, Perón avait cherché à consolider une relation étroite avec les organisations ouvrières. Il favorisa la signature de conventions collectives, élargit le régime de retraites et de vacances payées et chassa les militants communistes et socialistes des syndicats. Son influence grandissait au sein du gouvernement et, en 1944, il fut nommé vice-président et ministre de la Guerre. L’orientation ouvriériste du régime s’accentua et, quand le patronat commença à résister aux politiques sociales de Perón, les travailleurs le soutinrent ouvertement. Le gouvernement céda pourtant aux pressions des élites : le 9 octobre 1945, il destitua et emprisonna Perón. Or, quelques jours plus tard, le 17 octobre, les masses faisaient irruption sur la scène politique. Des milliers d’hommes et de femmes montèrent des banlieues pauvres vers la Place de Mayo pour en réclamer la libération de leur leader. Les colonnes d’ouvriers atteignirent le centre et paralysèrent complètement la ville. Le gouvernement n’osant pas faire intervenir l’armée devant cette marée humaine décida, après de longues tractations, de faire amener Perón afin de tranquilliser les foules. C’est peu avant minuit qu’il apparut enfin au balcon de la Casa Rosada — siège du pouvoir exécutif — et s’adressa aux descamisados (sans-chemises). Ce moment devenu mythique, où le peuple scella un pacte avec son conductor, a marqué le début d’une nouvelle ère dans l’histoire de l’Argentine. Le premier mot qu’il prononça fut « Travailleurs ! » : la longue ovation qui suivit cette interpellation fit comprendre que les destinataires privilégiés du discours péroniste venaient d’être nommés et définis[18].

L’année suivante, les militaires au pouvoir convoquèrent des élections générales et le Parti travailliste, fondé par Perón, obtint 55 % des voix. Treize des quatorze provinces furent conquises par les candidats du travaillisme qui remporta aussi le contrôle absolu des deux chambres au Parlement fédéral. Pour accéder à la présidence, Perón s’était appuyé sur un ensemble de forces hétérogènes : outre certains groupes anti-impérialistes et des conservateurs attirés par les positions isolationnistes, il sut rallier tous ceux que les autres partis de droite et de gauche avaient ignorés ou laissés pour compte. Il ne faut pas oublier que, tout au long de la décennie précédente, on avait assisté au resserrement des liens commerciaux avec le Royaume-Uni et à l’octroi de privilèges aux intérêts britanniques — consacrant une dépendance que beaucoup jugèrent scandaleuse. Ceci alimenta l’animosité de bien des Argentins envers le monde anglo-saxon et Perón ne manqua pas de profiter de ces sentiments nationalistes. Orateur exceptionnel, il élabora un discours très efficace auprès des citoyens déçus de la politique traditionnelle. Son ton démagogique ne laissait personne indifférent :

Frères, nous sommes en train d’écrire des pages sereines dans le livre de l’histoire argentine ; nos pensées, nos sentiments, notre courage s’enracinent dans la tradition nationale ; nous creusons le sillon, nous jetons la semence pour faire fleurir une patrie libre qui n’admet pas les marchandages de souveraineté ; et nous voulons aussi libérer les travailleurs. Suivez-nous ; notre cause est la vôtre ; nos objectifs se confondent avec vos aspirations ; car nous voulons seulement que notre patrie soit socialement juste et politiquement souveraine[19].

Perón fut autant à l’origine d’une manière particulière de faire la politique que d’une manière de dire la politique en Argentine : avec lui, la parole devint un puissant instrument de mobilisation sociale. Il est important de signaler que, d’après Silvia Sigal et Eliseo Verón, la spécificité et la continuité du discours péroniste ne résident pourtant pas dans des invariants de contenu, mais plutôt dans des « invariants énonciatifs » : il ne s’agit pas d’éléments qui composent une idéologie parmi d’autres, « mais d’éléments qui déterminent une manière particulière d’articuler la parole politique au système politique[20] ». En fait, ce qui ressort, c’est l’existence d’une logique discursive capable d’absorber les contenus les plus divers. Cette structure énonciative se caractérise notamment par la « position de l’énonciateur en dehors du champ politique », la « mise à distance du peuple », la représentation de l’adversaire comme un « résidu » et « l’homologie entre le statut du leader et les collectifs » — la nation, la patrie[21]. Il s’agit, bref, de la définition d’une opposition « Nous-Eux » qui se situe à un niveau suprapolitique. S. Sigal et E. Verón distinguent donc le discours péroniste du discours totalitaire en ce sens que ce dernier comporte l’unification de tout le champ politique autour d’une seule vision idéologique.

Or, si le dispositif péroniste tendait à produire une sorte d’évidement du politique — car l’identité se définissait avant tout comme une loyauté, une appartenance —, il demeurait néanmoins dans le discours péroniste certains axes qui structuraient la représentation du monde. Ainsi, on remarque l’importance du thème de « la grandeur de la patrie » dans le discours de Perón, notamment lorsqu’il évoquait le jour où « l’Argentine commencera une ascension qui ne s’arrêtera pas avant que la Grande Argentine dont nous rêvons tous soit devenue une réalité[22] ». L’idée de la Grande Argentine s’articulait à un projet d’étatisation, de centralisation et d’autarcie qui romprait avec la dépendance économique. Cet aspect était, en effet, central : il s’agissait de cesser d’avoir recours aux capitaux étrangers — surtout britanniques — en rapatriant la dette extérieure et en nationalisant les services publics, les ressources énergétiques, les transports et les communications. La gestion économique péroniste se caractérisa donc par le dirigisme le plus accentué : par le contrôle du crédit et du commerce extérieur, le gouvernement força le transfert de revenus du secteur agricole au secteur manufacturier. La stratégie était fondée sur l’essor continu des exportations de blé et de viande afin de financer l’importation de biens d’équipement, les investissements en infrastructures et les politiques sociales. La prégnance de l’orgueil national constituait un facteur essentiel dans cette dynamique de rupture avec l’Argentine libérale et cosmopolite des « pères fondateurs » : il fallait croire à la valeur intrinsèque du fait que les trains, les avions et les téléphones appartiennent collectivement à tous les Argentins. « L’argentinité retrouve ses lettres de noblesse avec le péronisme. Vivre Argentin, se sentir Argentin, produire et consommer argentin[23] ».

L’épouse de Perón, Eva Duarte — connue sous le prénom d’Evita —, joua un rôle fondamental dans la construction du rapport affectif avec le peuple. En tant que leader spirituel du peuple, elle se consacra à établir tout un système d’assistance sociale — certes fondé sur l’aléatoire et l’arbitraire dans la distribution des secours — et obtint, entre autres, la constitutionnalisation de l’égalité civique des femmes, qui votèrent pour la première fois aux élections de 1951 où Perón fut réélu après avoir modifié la Constitution à cet effet en 1949. Or, le 26 juillet 1952, Evita expira. La mort de ce personnage emblématique du péronisme — qui assumait par ailleurs le rôle névralgique d’encadrer personnellement les chefs du mouvement ouvrier — porta un grand coup au régime. C’est aussi vers la même époque que le leadership de Perón commença à s’affaiblir et, certains aspects controversés de sa vie privée ayant terni son image publique, il fut confronté à un climat de morosité en raison de la détérioration des conditions économiques — car les exportations déclinaient à cause de la relance de la production agraire dans l’Europe d’après-guerre. Le président se replia progressivement sur son pouvoir discrétionnaire, exacerbant ainsi le penchant autoritaire d’un gouvernement qui, depuis 1949, étranglait de plus en plus la société civile par la propagande, le conformisme et la répression. Quand il affronta l’Église en 1954 — en faisant approuver, par exemple, des lois sur le divorce, l’ouverture de bordels et la suppression de l’enseignement religieux —, il perdit l’appui des secteurs nationalistes et catholiques dans l’armée. Un contrat signé peu après avec la compagnie pétrolière américaine Standard Oil ne fit qu’accentuer l’aliénation de ces secteurs. Lors d’une tentative putschiste en juin 1955 — où des avions bombardèrent le siège du gouvernement et la Place de Mayo, et tuèrent de 200 à 300 personnes —, Perón évoqua publiquement la possibilité de constituer des milices civiles à l’intérieur des associations syndicales.

Le sort du péronisme était jeté. Le 16 septembre 1955, le général Eduardo Lonardi, avec l’appui de la marine de guerre et le soutien passif d’une grande partie des autres forces armées, réussit à déloger le régime. Les masses populaires ne sortirent pas dans les rues pour défendre Perón et ce dernier se montra peu déterminé à se battre. Il se réfugia quelques jours plus tard dans l’ambassade du Paraguay et fit parvenir sa démission aux chefs des troupes soulevées. Il s’exila par la suite au Venezuela, en République dominicaine et, enfin, en Espagne. Pendant près de deux décennies, l’Argentine vivra alors dans le paroxysme des conflits politiques : dictatures militaires, régimes électoraux de faible légitimité, guérilla, terrorisme d’État. Ce ne sera qu’en 1983 que le pays reprendra la voie de la démocratisation. Raúl Alfonsín, candidat du radicalisme (Union civique radicale — UCR), deviendra président en faisant de la justice, de la réconciliation et de la pacification sociale les noyaux de son programme. Le Parti justicialiste — celui des péronistes — était battu dans des élections libres pour la première fois de son histoire.

Le néopopulisme de Menem

Carlos Saúl Menem est né le 2 juillet 1930 à Anillaco, un petit bourg de la province de La Rioja, dans le nord-ouest de l’Argentine. Ses parents, immigrants musulmans venus de la Syrie, possédaient une exploitation vinicole où il a grandi avec ses trois frères. Il fit ses études à Córdoba et devint avocat en 1955. À l’université, il milita dans les rangs du Parti péroniste et en devint très vite un cadre. Il fut candidat à la députation de sa province en 1958 et en 1962, puis au poste de gouverneur, mais il se retira de la course à la demande de Perón qui prônait, depuis l’exil, le boycott des élections générales. En 1964, Menem fit un voyage en Syrie où il rencontra sa future épouse, Zulema Fátima Yoma. Il s’arrêta ensuite à Madrid, où il fut reçu par Perón en tant que chef de la Jeunesse péroniste de La Rioja. Ce n’est qu’aux élections de 1973 qu’il put réaliser son objectif de devenir gouverneur avec 67 % des voix. Destitué et arrêté le jour même du putsch de 1976, il demeura incarcéré par le régime militaire jusqu’en février 1981. Il revint à la tête du gouvernement de sa province natale en 1983, avec 54 % des voix, et il fut réélu en 1987, cette fois avec 63 % des voix.

Le 9 juillet 1988, Menem fut officiellement désigné comme candidat présidentiel du Parti justicialiste. Dans une élection primaire — la première à être organisée au sein du mouvement péroniste depuis sa création —, il l’emporta contre toute attente sur Antonio Cafiero, avec environ 53 % des voix. Cafiero, gouverneur de la puissante province de Buenos Aires et chef de file des « rénovateurs » — modernisateurs du péronisme —, avait compté sur l’appui de la plupart des gouverneurs provinciaux péronistes et sur les milieux financiers, rassurés par son image d’homme rationnel et prévisible. Mais les affiliés se tournèrent vers celui qui leur offrit le plus simple des messages : « Suivez-moi, je ne vous décevrai pas ! », s’exclamait sans cesse Menem, un candidat qui se voulait, selon ses propres mots, « antisystème ». Pourquoi ce gouverneur médiocre d’une des provinces les plus pauvres du pays put-il vaincre le principal représentant d’un nouveau péronisme devenu un parti comme les autres ? Selon Juan Carlos Portantiero, Menem fut celui qui s’appropria le mieux le style original de Perón :

Dans la relation symbolique qu’il tissa avec la sensibilité profonde du péronisme, son discours parut toujours plus authentique : non seulement à cause des emblèmes simples et classiques qu’il brandissait, comme la justice sociale, la production ou le nationalisme, mais surtout en raison de son style pour les communiquer dans une mise en scène respectant la continuité des vieilles formes d’interpellation, si différentes du rationalisme moderniste de Cafiero et des « rénovateurs » […][24].

Quelques jours auparavant, le 3 juillet, le gouverneur de la province de Córdoba, Eduardo Angeloz, avait remporté sans opposition significative — avec 88 % des voix — la nomination à la candidature présidentielle aux élections primaires de l’UCR. Propulsé par le président Alfonsín, le ticket radical représentait un recentrage vers la droite en matière économique. Angeloz pouvait s’appuyer, durant la campagne électorale, sur une solide réputation de bon administrateur. Avocat et père de famille respecté, ce descendant de Suisses romands promettait « de moderniser l’Argentine et de l’ouvrir sur le monde » et ce, « en favorisant l’investissement étranger, en développant les exportations et en débarrassant l’État d’un secteur public hypertrophié, mal géré et cher », bref, une stratégie qui lui valait, même au sein de certains secteurs du radicalisme, l’appellation de « candidat du monde des affaires[25] ». Menem, par contre, promettait la « révolution productive » et le salariazo, soit une forte augmentation des salaires. Il chercha à identifier Angeloz aux politiciens qui, comme Alfonsín, s’étaient coupés du peuple et il tâcha de susciter un lien affectif, quasi religieux, avec ses allocutaires en introduisant un « langage conversationnel[26] », en se plaçant dans un « dehors historique[27] » et en ayant recours « à l’émotion et au mythe [28] ». L’extrait suivant illustre bien son style oratoire — notons l’usage de la troisième personne pour se désigner lui-même :

Je dis tout respectueusement que le docteur Angeloz est la continuation de l’alfonsinisme. Carlos Menem est la continuation de la démocratie, de la liberté, de la grandeur de la patrie et du bonheur du peuple argentin. […] Pour les enfants pauvres qui ont faim, pour les enfants riches qui sont tristes, pour les frères sans emploi, pour les foyers sans toit, pour les tables sans pain, pour notre patrie, je vous demande de me suivre[29].

Le contraste avec le candidat de l’UCR ne pouvait pas être plus marqué, non seulement en raison de la forme et du contenu de leurs discours — Menem dira, par exemple : « si l’ouvrier et le capital produisent 100, il est juste […] que le capital gagne 50, mais que l’autre 50 aille dans les poches des travailleurs[30] » —, mais aussi en raison des images. Habillé en blanc, le pittoresque candidat aux larges rouflaquettes parcourait les provinces à bord de son « Menem-mobile ». Il s’arrêtait devant chaque groupe de sympathisants ou de simples badauds pour leur serrer la main, les embrasser, les bénir — « je vous bénis ! » — et même leur déclarer son amour — « je vous aime tous ! ». Caricaturé et ridiculisé par les classes moyennes et la plupart des médias, Menem s’exhibait partout en grand charmeur. Angeloz, d’apparence soignée et très stricte, faisait, en revanche, pâle figure.

Le poil en bataille, donc, et le sourire conquérant, Menem a bien d’autres titres pour se faire remarquer. Il pilote avions et voitures de course : récemment, quand un magazine américain lui a consacré sa couverture, c’est en combinaison bleue de mécano qu’il s’est fait photographier. On le dit également tombeur de jolies femmes — ce que contestent ses amis. Bref, c’est un supermâle, la mode « latino », qui défraie en ce moment la chronique à Buenos Aires[31].

Les résultats d’un sondage d’opinion effectué à Buenos Aires six mois avant les élections montrèrent que 67,6 % des habitants considéraient que la victoire de Menem bénéficierait aux plus démunis, contre 3,5 % qui considéraient que la victoire d’Angeloz avantagerait ce même groupe social[32]. Selon 48,6 % des répondants, le candidat du radicalisme allait plutôt favoriser la classe moyenne — et selon 39,2 %, son gouvernement allait bénéficier aux plus nantis. Les images projetées par les deux politiciens s’accordaient parfaitement avec cette perception : les pièces de propagande dans la figure 1 nous permettent de mesurer l’ampleur de l’écart. La crinière qui lui tombe sur les épaules et les favoris qui lui mangent les joues donnent à Menem l’allure d’un caudillo du siècle dernier. Cette référence n’est pas banale : elle renvoie à la mémoire du vieux pays criollo des provinces, le pays profond. Son « Suivez-moi ! » revêt, dans le cadre de l’imprimé, un caractère aisé, quasi festif — même au niveau de la typographie. Quant à Angeloz, muni de ses grosses lunettes et de son complet aux couleurs sobres, il semble se contenter de déclarer que… « l’on peut ! ». Les formules inscrites sous les photographies révèlent, en effet, le ton de leur message respectif : celle du candidat péroniste est une forme impérative juxtaposée à un pronom personnel de la première personne du singulier ; celle du candidat radical est un verbe modalisateur conjugué au mode impersonnel. Alors que Menem pose, par son interpellation, un lien asymétrique entre un « Moi » et un « Vous », Angeloz élide carrément le sujet de l’action — laissant, au fond, le destinataire dans le doute : qui est-ce qui peut ? Nous ? Lui ? Le recours au point d’exclamation réussit à peine à faire de cet énoncé platement descriptif un slogan électoral : il est clair que les conseillers publicitaires du radicalisme veulent maximiser le contraste avec la nature exubérante, voire « sauvage », de Menem.

Figure 1

Propagande électorale, 1989

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Le 14 mai 1989, le ticket péroniste remporta l’élection, sans pourtant obtenir la majorité absolue. Avec 47 % des voix, contre 32,5 % au radicalisme, Menem renversa néanmoins le rapport entre les deux principales forces politiques : l’UCR revint à son plafond historique — perdant les 20 points de pourcentage que Alfonsín avait rajoutés en 1983 —, alors que le péronisme récupéra le terrain perdu — après avoir atteint son niveau le plus bas, soit 40 %, en 1983. Le suffrage comportait aussi le renouvellement de la moitié de la Chambre des députés. Retenant 66 sièges sur 127, Menem assura la prédominance de son parti dans l’ensemble du pouvoir législatif, puisque le Sénat demeurait toujours aux mains du péronisme. Le problème de la passation des pouvoirs se posa aussitôt, d’autant plus que l’entrée en fonction du nouveau président n’était prévue que pour le 10 décembre, soit presque sept mois plus tard. Alfonsín offrit à Menem d’avancer la date du transfert, mais ce dernier refusa. Après avoir tenté sans succès d’appliquer une politique de stabilisation économique dans une période de profonde crise sociale[33] le président annonça sa démission irrévocable le 12 juin. C’est ainsi que, le 8 juillet 1989, Menem devint le 46 e président de la République argentine. Cette date marqua un jalon dans l’histoire : pour la première fois en 60 ans — depuis 1928 —, un président constitutionnellement élu remit le sceptre à son successeur légitime. Pour la toute première fois, cela se fit entre des présidents issus de partis politiques différents.

Après quelques tergiversations et des difficultés de gestion d’une crise structurelle, Menem recruta Domingo Cavallo, un économiste libéral formé à l’Université Harvard — qui avait été un haut fonctionnaire du régime militaire. Il engagea le pays dans la voie de la privatisation, de la déréglementation, du démantèlement des programmes sociaux, de la rigueur monétaire et de l’ouverture à l’importation de biens et aux investissements étrangers[34]. La célèbre « convertibilité » fut mise sur place : il s’agissait d’une « dollarisation » de l’économie qui fixait la parité de 1 peso à 1 dollar états-unien. Cet étalon était garanti par les réserves de la Banque centrale et une loi interdisait l’émission de monnaie pour financer le déficit public. Les effets furent pratiquement instantanés : les taux d’intérêt chutèrent, la spéculation financière s’effrita, le crédit réapparut, les recettes fiscales augmentèrent. L’activité économique reprit de l’élan et il fut très vite évident que le produit intérieur grandissait rapidement. L’inflation, qui avait atteint le sommet de 20 266 % — annualisé — en mars 1990, tomba à moins de 4 % en 1993, tandis que le produit intérieur augmenta de 25 % durant cette même période[35]. Le menemisme fut ainsi à l’origine d’une transformation que les puissants du monde n’hésitèrent pas à qualifier de « miraculeuse [36] ». Or, ce retournement majeur par rapport aux promesses électorales — réalisé sous le signe d’une action politique extrêmement personnaliste — ne rencontra pas de résistances sérieuses, ce qui parut démontrer « l’existence d’une sorte de consensus dans l’opinion publique, qui faisait écho à l’irruption vertigineuse des idées libérales dans le champ politique [37] ». Sans nécessairement adopter le regard émerveillé des ténors du néolibéralisme, une grande partie de la population vécut, en effet, la nouvelle stabilité — surtout à la lumière de l’expérience de l’hyperinflation en 1989 — comme un pas dans la bonne direction et elle reconduisit donc la politique officielle dans les élections partielles de 1991 — 41 % des voix au péronisme — et de 1993 (42 %), puis dans l’élection générale de 1995 (50 %)[38].

Voilà donc le paradoxe central du menemisme : il reçut autant le soutien des secteurs populaires que celui des classes aisées. Les premiers votaient pour Menem parce qu’il était péroniste ; les seconds votaient pour lui parce qu’il appliquait une politique économique qui les avantageait. Devons-nous conclure que le menemisme a maintenu une façade populiste de sorte que les péronistes ont été mystifiés élection après élection, alors que les non-péronistes ont vu au-delà de la mascarade et reconnu où se trouvaient leurs véritables intérêts objectifs ? Nous dirons qu’il s’agit d’une interprétation trop simpliste. En effet, il n’est pas possible d’expliquer la prégnance du projet menemiste sans considérer la possibilité que celui-ci ait réussi à produire un discours relativement cohérent et convaincant. Même si le menemisme a mis dès le départ l’accent sur l’image plutôt que sur le contenu, même si nous acceptons que beaucoup de gens ont accordé un appui actif ou passif au gouvernement pour des raisons purement stratégiques, nous devons tout de même admettre que l’État menemiste, en tant qu’instance centrale de la régulation politique en Argentine, a dû promouvoir une certaine conception normative de l’ordre social et qui n’est pas nécessairement banale ou purement fausse. Elle constitue, au contraire, une représentation idéologique qui possède une efficacité certaine et dont les principes doivent être examinés de façon critique.

Analyse du discours de Perón et de Menem

Nous avons effectué ailleurs une étude systématique et extensive des discours publics de Alfonsín et de Menem[39]. Cette analyse comparative nous a permis de mieux cerner la spécificité du phénomène menemiste. Nous avons montré que le discours alfonsiniste de 1983 à 1989 se centre sur le besoin d’un effort extraordinaire que l’ensemble de la société doit consentir pour sortir de la crise et moderniser le pays. À cette fin, l’accent est mis sur l’importance des droits et des institutions pour la transition de l’autoritarisme vers une nouvelle forme de coexistence fondée sur la tolérance et la coopération. Les principales formes verbales du discours évoquent une volonté active, consciente et collective. Dans l’énonciation, les idées de savoir et de conviction apparaissent comme les préalables de toute action. Menem, en revanche, se place lui-même au centre de son discours : c’est lui qui vient, qui veut, qui convie le peuple à « mettre en marche » le pays. Le discours menemiste interpelle ses destinataires en visant leurs coeurs et leurs sentiments de fraternité. Le président mentionne de façon récurrente le nom du pays et emploie le terme émotionnellement chargé de « patrie » ; il invoque Dieu, Perón et la communauté. Il demande à ses compatriotes de l’aider à transformer l’Argentine en luttant contre la corruption produite par un État hypertrophié qui empêche non seulement le marché de fonctionner correctement, mais aussi favorise certains intérêts particuliers au lieu de récompenser le travail.

Aux fins de comparaison du péronisme et du menemisme, nous avons constitué un nouveau corpus. Nous avons mis au point une banque de données informatisée qui nous a permis de contraster le discours des trois leaders politiques argentins les plus importantes de la seconde moitié du xxe siècle. Nous avons réalisé une analyse statistique visant à identifier, de façon comparative, les termes qui caractérisent la parole officielle de Perón, d’Alfonsín et de Menem[40]. Le tableau 1 (page suivante) résume l’essentiel des résultats — les principaux mots ou expressions de chaque président, par ordre de significativité décroissante, significativité qui découle d’une mesure de probabilité.

Il va de soi que les données présentées ici ne rendent pas compte de toute la complexité du phénomène. Elles permettent pourtant d’observer certains traits distinctifs dans le discours de chaque président. On voit ainsi clairement que le sujet privilégié par le discours péroniste est le « peuple », les « masses », les « ouvriers » et les « ouvrières », « notre mouvement », les « sans-chemises ». La référence à l’existence de classes sociales et au conflit entre le travail et le capital est explicite — le « capital », la « propriété », les « classes », l’« oligarchie », « capitaliste » —, ainsi que la référence à la tension idéologique face au communisme. Les valeurs évoquées sont celles de l’« ordre », l’« indépendance économique », l’humanisme — « les hommes », l’« humanité » —, la « Patrie » et l’« unité nationale ». Le discours renvoie aussi au contexte de la Seconde Guerre mondiale — « paix », « guerre » — et aux objectifs d’industrialisation, de création et distribution de la richesse. Enfin, il faut remarquer l’importance de la notion de « doctrine » — le credo péroniste — et de celles de « vérité » et de « fraude ». Bref, même une procédure statistique assez simple permet d’isoler les principales représentations véhiculées dans le discours de Perón : (a) la conception organiciste de la société ; (b) l’attitude ouvriériste mais anticommuniste ; (c) le projet développementiste et industrialiste ; et (d) le dogmatisme. Voici des extraits qui illustrent ces quatre points :

a) Les peuples haussent leur stature au-dessus de leurs frontières après avoir réussi leur unité et avoir formé leur conscience nationale, et projettent ces deux forces sur leurs vocations les plus profondes[41].

b) La justice sociale qui règne aujourd’hui dans notre patrie a prouvé pleinement que la masse ouvrière n’est pas intéressée aux systèmes d’économie marxiste quand on répond à ses aspirations par des méthodes qui s’harmonisent avec l’aspiration humaine du droit à la liberté individuelle, à la propriété privée et à la continuité du patrimoine familial[42].

c) Mon gouvernement ratifie aujourd’hui devant votre honneur sa décision initiale de promouvoir l’industrialisation croissante de la Nation, car nous continuons à croire que dans notre pays on peut et on doit produire le cycle intégral du processus économique, qui commence dans la production agropastorale et se termine dans la plus haute industrie[43].

d) Notre peuple sait distinguer avec un jugement certain entre un discours brillant qui prétend occulter la vacuité d’une idée et la grandeur d’une idée exposée avec le langage simple de la vérité[44].

Tableau 1

Termes distinctifs du discours présidentiel

Termes distinctifs du discours présidentiel

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Or, peut-on identifier une continuité entre le discours de Perón dans les années 1940-1950 et le discours de Menem dans les années 1990 ? Leur vocabulaire est nettement différent. Nous voyons surtout des références à la gestion étatique et au fonctionnement de l’économie : « croissance », « millions de pesos », « (du) travail », « stabilité », « emploi », « investissement », « transparence », « évasion », « hyperinflation », « pauvreté », « sécurité », « retraités ». Toutefois, il est possible de déceler un dénominateur commun : autant le discours péroniste que le discours menemiste se distinguent du discours alfonsiniste, en ce qu’ils favorisent une représentation de la société où les médiations institutionnelles sont dévalorisées. Alors que le discours de Alfonsín privilégie une conception républicaine et contractualiste de l’être-ensemble — « démocratie », « projet », « institutionnel », « valeurs », « pluralisme », « participation », « coexistence pacifique » —, les discours de Perón et de Menem ont tendance à dépolitiser le lien social, à désinstitutionnaliser la représentation politique. Le deux se positionnent en dehors du champ politique et proposent une vision fataliste de l’avenir : le pays a un destin à accomplir, une essence à exprimer, une promesse à réaliser, celle de la « Grande Argentine » (Perón) ou celle de « l’un des meilleurs pays du monde » (Menem). Le péronisme — à travers une conception organiciste — le fait en créant une correspondance imaginaire entre le leader et le collectif nation-peuple — composé des vrais Argentins, des travailleurs. Le menemisme — à travers une conception atomiste — le fait en posant le sort individuel comme étant intimement lié à celui du collectif national : chaque personne apte au travail qui ne participe pas au marché nuit à la performance générale de l’économie — augmentation des impôts, réduction des dépenses publiques, perte de compétitivité, réduction de la confiance des investisseurs, chute de la monnaie, etc. — et, de ce fait, se nuit à elle-même. Cette logique à la base d’un discours mobilisateur et moralisateur rappelle aux citoyens leurs obligations envers la communauté à laquelle ils appartiennent. L’orgueil national, comme dans le péronisme, est au coeur de la vision menemiste : « Grâce à la continuité, à la rationalité, à la prévisibilité et à la coopération internationale, notre Argentine est sur le seuil de rencontrer les normes de Maastricht, c’est-à-dire de figurer parmi les cinq pays les plus avancés de la planète[45] ».

Ruptures et continuités dans le code populiste

Lorsque l’on fait une recension de ce qui s’écrit sur l’Argentine des années 1990, on constate très vite que l’expérience menemiste suscite des jugements tranchés, alors que le fait même de leur diversité témoigne du caractère fort complexe de ce type de phénomène politique. Les contradictions s’accumulent autour de Menem : nous l’avons vu, il fait régresser la cause de la justice sociale, mais il compte sur l’appui des plus démunis ; il représente le péronisme « profond », ce qui lui permet de démanteler la résistance syndicale et de faire fi des récriminations des nationalistes[46]. De manière générale, il est possible de dégager deux aspects de ce paradoxe : (a) le lien entre le menemisme et le péronisme ; (b) l’insertion du menemisme dans le contexte des transformations de la société contemporaine — ouverture économique, mondialisation, postmodernité, etc. Ces aspects s’articulent, bien sûr, aux thèses qui pourraient expliquer le soutien populaire — ou, du moins, l’acceptation passive — accordé au modèle économique mis sur pied par le gouvernement. Si l’on considère que le peuple a continué à voter pour le péronisme par fidélité au leader ou par attachement à la mémoire collective — même si cela allait à l’encontre de ses intérêts de classe —, il faut alors saisir le discours menemiste dans son rapport au code identitaire populiste. Par contre, si l’on avance que la société a changé ses orientations, de sorte que la représentation néolibérale du monde serait de plus en plus retenue comme la seule option crédible et réaliste — ou, en tout cas, toujours préférable au chaos appréhendé des voies alternatives —, on doit alors se pencher sur l’innovation idéologique que constitue le menemisme par rapport à la vieille doctrine péroniste.

Le mouvement fondé par Perón a incarné le parti de l’équité sociale aux yeux de ceux qui avaient été, jusque-là, exclus du système. Ricardo Sidicaro signale qu’après le coup d’État de 1955, le discours égalitariste d’un péronisme banni du jeu politique ne pouvait que se renforcer durant les alternances entre les régimes militaires et les gouvernements civils peu légitimes, s’enracinant de plus en plus dans le champ de l’action syndicale[47]. En 1973, lors du bref retour au pouvoir du péronisme, les attitudes contradictoires du leader et de son épouse envers les demandes des secteurs populaires ne suffirent pas à ébranler la foi des travailleurs dans le « justicialisme » : à peine amorcée, l’expérience fut avortée par le putsch de 1976. L’imaginaire péroniste expliqua alors l’intervention militaire comme la réaction des minorités économiquement privilégiées à l’orientation ouvriériste de l’État. Le fait que, durant la dictature, l’équité sociale connut effectivement un recul significatif parut confirmer cette perception. Enfin, pendant l’administration alfonsiniste, le péronisme opposa une résistance féroce à toute mesure d’inspiration libérale, comptant toujours sur la mobilisation des syndicats autour du thème de la justice sociale. C’est ainsi que Menem remporta le suffrage de 1989 sur la base du constat de la profonde crise sociale, interprétée comme la conséquence des politiques « non péronistes » de Alfonsín. Le nouveau président justifia alors son programme de transformation par ce que R. Sidicaro appelle « le discours de l’urgence économique [48] ». Selon cet auteur, les secteurs populaires, quoique défavorisés par ce programme, sont demeurés cependant accrochés aux idées collectives portées par le péronisme : l’on a constaté une certaine diminution dans le nombre et l’enthousiasme des supporters traditionnels du mouvement, mais il semble que les représentations sociales péronistes avaient acquis une telle autonomie entre 1945 et 1989 qu’elles ont pu se révéler efficaces même dans le cadre d’un projet aux visées néolibérales.

Or, cela nous mène à poser une question fondamentale : Existe-t-il un lien nécessaire entre le code identitaire péroniste — fondé, comme le posent S. Sigal et E. Verón (1986), sur la définition d’une opposition « Nous-Eux » qui se situe à un niveau suprapolitique — et la politique péroniste, c’est-à-dire un type spécifique d’action gouvernementale qui prétend viser le bien-être du peuple ? Si la réponse est affirmative, il s’ensuit que le menemisme implique une « trahison » de l’héritage de Perón : usant de la loyauté et du mémorial populaires, Menem favorise le capital aux dépens des intérêts des travailleurs. Par contre, si la réponse est négative, on doit inscrire le tournant néolibéral dans une logique différente : le populisme — autant dans sa version originale que dans sa version actuelle — aurait toujours desservi les secteurs les plus démunis de la société. Dans cette perspective, Atilio Borón avance que, loin de correspondre à une déviation, le menemisme représenterait « la consommation du cycle historique ouvert par le péronisme le 17 octobre 1945[49] ». Ainsi, le menemisme constituerait la phase finale d’une « alliance polyclassiste » qui a pu mobiliser les masses d’en haut afin de soutenir le capitalisme social des années 1940 et 1950, et, plus tard, le capitalisme mondialisé des années 1990. Cette lecture implique l’attribution d’un caractère essentiellement réactionnaire au péronisme : Menem actualiserait un modèle de domination qui bénéficie d’abord aux élites tout en suscitant le consentement des secteurs populaires grâce à l’emprise du leadership charismatique.

Nous l’avons vu, le lien que Menem établit avec les électeurs durant la campagne de 1989 se fonda sur la sympathie spontanée que sa présence suscitait, sa figure ressortant comme l’emblème de ce que le péronisme avait constitué comme identité collective. Cette capacité d’identification émotionnelle avec les foules expliquerait comment Menem a pu développer une « pédagogie de transformation en profondeur de la société » sans pour autant renoncer au péronisme comme fondement de sa légitimité, ce qui lui permit de demeurer perçu comme étant « globalement » péroniste[50]. Si l’on poursuit cette ligne de pensée, on doit conclure que le menemisme « est » le péronisme parce qu’il recrée « l’homologie entre le statut du leader et les collectifs[51] », indépendamment des contenus idéologiques concrets qu’il véhicule. Le personnalisme est un trait typique de la politique argentine, d’autant plus que le présidentialisme facilite la concentration du pouvoir décisionnel et le péronisme, avec l’idée de verticalité, a toujours incarné le plus haut degré de cette tendance. Menem s’insère, bien sûr, dans ce courant qui relie par définition la loyauté des supporters à l’efficacité du leadership.

Toutefois, il faut souligner une différence majeure par rapport au personnalisme traditionnel : à la différence de Perón, Menem tendrait à effacer toute possibilité réelle ou imaginaire d’interaction. En effet, selon Isidoro Cheresky, le candidat péroniste est arrivé au pouvoir avec un profil néopopuliste caractéristique : un leadership construit au moyen d’un contact personnalisé, corporel, avec les foules, mais qui se cristallise finalement comme un pouvoir lointain, sans instances de médiation qui puissent susciter un dialogue ou même faire croire à l’existence d’un dialogue[52]. Ce néopopulisme s’associe, bien évidemment, aux mutations auxquelles on assiste aujourd’hui dans l’univers des communications politiques. Dans un contexte où le programme du parti, la doctrine rigoureuse et le débat idéologique ont perdu leur prédominance, Menem est passé maître dans les nouveaux genres discursifs, tel le simulacre du contact immédiat par le moyen de l’écran télévisuel[53]. Beaucoup a été dit sur l’esthétique menemiste, c’est-à-dire la dimension « histrionique » de l’homme politique et de son entourage. Comme le signale Leonor Arfuch[54], l’excès gestuel et la quête de la beauté physique — dans l’habillement, la coiffure et même l’altération chirurgicale du corps —, ainsi que la logique du jet set et du spectacle font de l’espace public un lieu de pure médiatisation. Il s’agit d’une transformation dans la façon même de concevoir le rapport entre les détenteurs du pouvoir et ceux qui les ont élus. Le menemisme aurait poussé à l’extrême cette tendance au centrage sur la séduction comme principe relationnel. « Ce n’est plus l’usage traditionnel du charisme ou de la personnalité comme appui de crédibilité à la fonction de gouvernement, c’est l’apothéose même de la biographie comme fondement de la politique[55] ».

Les plus cyniques diront que chaque peuple a les leaders qu’il mérite : les Argentins n’ont pas su profiter des doctes propos de Alfonsín, un véritable homme d’État ; ils se sont tournés vers le charmeur, le fanfaron, le macho. Notre interprétation est plus nuancée : le menemisme a réussi la synthèse entre l’imaginaire de la Grande Argentine, au coeur de l’identité nationale — le pays n’a pas atteint le niveau où il devrait être à cause de X qui bloque la réalisation de son destin grandiose — et le mythe très puissant de l’autorégulation du marché dans le contexte de la mondialisation des échanges. Le populisme caractérise les sociétés aux « aspirations non réalisées[56] ». Ce n’est pas une coïncidence que les leaders populistes tendent à surgir dans des pays riches — en termes de ressources naturelles ou de ce qui est perçu comme un héritage ethnique ou culturel important — avec des peuples pauvres. Comme le dit Margaret Canovan, « le populisme exploite cette brèche entre la promesse et la performance[57]  ». Or, Menem a trouvé un nouveau coupable de la décadence argentine : l’État hypertrophié. Voilà pourquoi l’Argentine ne décolle pas et ne se range pas parmi ses pairs, les grands du monde ! Il fallait, bien sûr, un péroniste authentique pour démanteler l’État interventionniste. Quand, tout d’un coup, le peso est plus stable que le dollar canadien, l’inflation plus faible que celle des pays européens, la croissance économique plus forte que celle des tigres asiatiques, l’illusion de l’Argentine grandiose surgit de toutes ses forces. Alfonsín a été le premier président à tenter de désactiver cette pulsion téléologique : il promit au peuple un avenir meilleur à la condition d’accomplir collectivement un effort extraordinaire, il affirma que la nation n’est que ce que nous voulons construire ensemble. Menem, en revanche, livra ce que bien des Argentins espéraient depuis longtemps : l’assurance que l’Argentine demeure encore et toujours un pays exceptionnel.

Conclusion

Selon Eugenio Kvaternik, le péronisme original cherchait à « tout couvrir » par une unanimité qui était, par définition, autoritaire, mais la voie entreprise après la défaite de 1983, par la « rénovation » d’abord et par Menem ensuite, déboucha sur une nouvelle forme de « tout couvrir », celle du « parti “attrape-tout” désidéologisé, pragmatique et orienté vers la maximisation des voix[58] ». Comme le suggère cet auteur, on peut penser que l’on assiste, à partir de 1989, au passage d’une symbiose prétorienne entre le péronisme et la société argentine à une symbiose civique, où la seule réalité qui compte est celle du choix fait par les électeurs. Or, dans un contexte où l’identification et le consentement politiques sont de moins en moins faciles à mobiliser, Menem a dû déployer « une quantité énorme de ressources d’interpellation » afin de construire et de préserver des liens de représentation qui tendent à se dissoudre continuellement[59]. Il a donc interpellé sans arrêt la société, en faisant allusion à son histoire, à ses valeurs et à ses buts collectifs, investissant ainsi la scène de symbolisation où les citoyens cherchent à se reconnaître à travers des repères communs. Cette nouvelle manière de construire l’identité du péronisme serait, dans une certaine mesure, tributaire de la victoire de Alfonsín en 1983. L’abandon d’une identité par altérité, définie par une opposition absolue entre deux camps — amis et ennemis —, ainsi que l’importance croissante des liens de représentation contribuent à la formation d’une politique de citoyens, ce qui ferait de Menem — sur ce plan — un continuateur d’Alfonsín[60]. En ce sens, les Argentins se seraient rapprochés d’une conception de la politique où les règles sont aussi importantes que les finalités.

Mais, qu’en est-il de Menem comme continuateur de Perón ? Soit l’on considère le menemisme comme la phase finale du péronisme, soit l’on y voit l’expression de l’opportunisme d’un homme qui se sert de la prégnance des représentations péronistes pour tromper le peuple. Dans un cas comme dans l’autre, il est clair que le génie de Menem a résidé dans son adaptation du dispositif d’énonciation péroniste aux nouvelles formes et aux nouveaux contenus caractéristiques de la mouvance néolibérale. En ce sens, le menemisme a bien réussi à construire « une culture officielle justificatrice d’un modèle économique fondé sur l’expulsion de nombreux citoyens du bien-être et du travail[61] ». En formant une alliance avec ce qui avait été jusque-là le noyau de l’antipéronisme de droite, il a fait appel à un discours éthique autour du besoin de réformer l’État corrompu, ce qui a comporté une resémantisation des « notions d’unité et de différence, et de la manière dont elles s’articulaient au sein du régime politique[62] ». À la faveur d’un « imaginaire de la décadence », le statut de l’État, « produit collectif et niveau de l’unification de la société », est inversé et rendu responsable de tous les maux collectifs[63] Ainsi, la prééminence acquise par l’équilibre budgétaire, en tant que condition sine qua non de la stabilité, modifia de manière substantielle les rapports sociopolitiques en Argentine, car elle entraîna ce que S. Sigal et Gabriel Kessler appellent une « budgétisation » généralisée des demandes sociales[64]. « Le budget devient progressivement le lieu par excellence de conformation du collectif où, par une opération d’homologation, ces demandes, transformées en valeurs partielles et comparables, sont reliées entre elles et, par leur effet comptable, le sont également au sort de la communauté[65] ».

L’expérience menemiste représente l’apothéose du pragmatisme politique et de l’abandon des idéaux au nom du réalisme économique. Beatriz Sarlo souligne pourtant que, si Menem a proclamé la « fin des idéologies », il n’a fait qu’« idéologiser » l’action de son gouvernement[66]. Cette auteure avance, en effet, que le pragmatisme menemiste est une idéologie comme n’importe quelle autre, appuyée sur des valeurs — telle l’efficacité — qui peuvent et doivent être soumises à la discussion comme toute autre valeur dans la sphère publique. « Avec Menem, une version extrémiste du libéralisme de marché s’est installée en Argentine, laquelle version opère aussi sur la base de valeurs, même si elles ne sont pas les nôtres : le bonheur et le bien commun, par exemple, résulteraient inévitablement de la poursuite des intérêts individuels dans la sphère du marché[67]. »

Le néopopulisme des années 1990, est-il une version adaptée et actualisée du populisme des années 1940-1950 ou s’agit-il d’un phénomène essentiellement différent ? Voilà la question qui a été au centre de notre analyse. Nous avons examiné de manière comparative le péronisme et le menemisme en Argentine, en tant qu’expressions paradigmatiques du populisme traditionnel et du néopopulisme respectivement. Pouvons-nous conclure qu’ils appartiennent à une même catégorie, celle de « populisme » ? La réponse est « oui », si nous acceptons une définition qui accorde un poids fondamental à la dimension idéologique du phénomène. Autrement dit, si nous considérons que le populisme est un type de mouvement qui met l’accent sur le contact, sur le rapport empathique entre dirigeant et dirigés, nous affirmerons alors que le menemisme et le péronisme relèvent — malgré leurs nombreuses différences[68] — du même code. Face à ce qui est perçu comme un système qui bénéficie indûment à certaines minorités — les riches, les politiciens, les fonctionnaires, mais aussi, dans les perspectives conservatrices, les assistés sociaux, les faux réfugiés, etc. —, ceux qui se représentent comme la base de la société ou comme le substrat de la nationalité seront portés à s’identifier avec un leader capable de se présenter comme un des leurs. Bref, Perón et Menem, chacun dans son contexte historique, ont réussi — à des fins différentes et avec des résultats souvent négatifs — à susciter l’accès imaginaire des gens ordinaires aux aires de la citoyenneté politique en interpellant leur subjectivité, leurs croyances et leur identité.