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Le « loukachisme » est un terme forgé et utilisé par les opposants au régime politique en Biélorussie[1] pour montrer l’institutionnalisation du discours et des pratiques politiques du président Alexandre Loukachenko depuis son accession au pouvoir en 1994. La création d’un poste de président en Biélorussie et l’adoption d’une nouvelle Constitution en mars 1994 ont permis l’ascension politique du député et du directeur de sovkhoze Loukachenko. À l’élection présidentielle de juillet 1994, Loukachenko présente un programme politique censé rompre avec l’indécision et le désordre de la période précédente, et fondé sur la réutilisation de certains principes soviétiques tels que la discipline et la centralisation des initiatives. En brandissant la corruption comme chef d’accusation contre ses adversaires, Loukachenko se place au-dessus de la classe politique qu’il accuse d’avoir profité, à des fins personnelles, de l’indépendance du pays et dont il cherche à se démarquer en mettant de l’avant ses origines populaires. L’opposition, dominée par le Front populaire biélorusse, conteste la création d’un régime présidentiel qu’elle présente comme dangereux pour un État qui sort d’une expérience totalitaire, mais elle ne dispose pas de sièges suffisants au Parlement pour influencer la prise de décisions politique. Élu à plus de 80 % des voix en 1994, Loukachenko devient le premier président de Biélorussie à pouvoir disposer d’une légitimité populaire dont il va user pour mettre en place un régime autoritaire[2]. Bien que marquée par de nombreuses irrégularités et falsifications, la réélection de Loukachenko en septembre 2001, à 75 % des voix, prouve l’efficacité de son régime dans sa capacité à empêcher l’émergence d’une relève politique. La violence d’État qui se manifeste à travers la censure, la répression policière des manifestations de protestation, l’arrestation d’opposants et les disparitions d’hommes politiques a entraîné une transformation de l’opposition en un mouvement de résistance hétérogène (partis politiques, associations, syndicats, intellectuels) disposant de faibles moyens d’action.

La notion de « loukachisme » tend à mettre l’accent sur l’existence d’un modèle de pouvoir qui dépendrait de la seule personnalité du chef de l’État. En rupture avec ce type d’analyse centré sur la personnalité, des auteurs anglo-saxons ont cherché à montrer que l’autoritarisme des années 1990 en Biélorussie était issu d’une faible identité nationale [3] qui fonctionnerait comme une variable objective et indépendante permettant d’expliquer la faculté de soumission de la population biélorusse à un régime autoritaire. Le concept de « populisme autoritaire » utilisé dans cet article vise à se démarquer d’une telle approche qui s’appuie sur une conception culturaliste du politique en cherchant dans l’existence d’invariants culturels propres à un peuple les traits caractéristiques de son organisation sociale et politique [4]. Il permet également de s’affranchir d’une vision personnifiée et substantialiste des relations de pouvoir. Le régime autoritaire en Biélorussie est, ainsi, tout aussi dépendant des stratégies des acteurs politiques que de la situation particulière de sortie du totalitarisme dans laquelle ces stratégies sont pensées et réalisées. En somme, il s’agit moins de trouver une explication rationnelle et immuable au régime politique biélorusse que de mettre l’accent sur les modes d’exercice du pouvoir et leurs liens avec l’histoire politique contemporaine de ce pays.

L’analyse du « loukachisme » met en lumière les mécanismes autoritaires de pouvoir au sein du régime politique biélorusse à travers le populisme comme mode de légitimation et ressource politique. Le populisme est, ici, conçu et utilisé comme un phénomène qui suppose la mise en oeuvre de discours et de manières de faire au service de l’autoritarisme. Il repose sur le principe du gouvernement du peuple par lui-même rejetant ainsi les formes de médiation politique qui pourraient entraver les relations directes entre le chef de l’État et le peuple[5]. Il s’appuie aussi sur un modèle de domination charismatique qui entretient la croyance en l’existence de qualités extraordinaires du chef de l’État alors que celui-ci se présente comme un homme issu et proche du peuple. Le populisme autoritaire correspond à la réalisation de ces principes dans le cadre d’un régime autoritaire caractérisé par l’usage de l’arbitraire et la cooptation des dirigeants politiques[6]. Ces principes permettent d’éclairer les modalités d’exercice du pouvoir en Biélorussie qui s’inscrivent non pas tant dans la dégénérescence du système soviétique que dans la réutilisation de certaines de ses propriétés telles que le culte de la personnalité ou l’omnipotence des structures d’État dans l’économie et la société.

La domination charismatique en Biélorussie, définie par le vocable « loukachisme », suggère l’existence d’une soumission, volontaire et assumée, de la population à l’égard du président Loukachenko. Nous tenterons de montrer comment le charisme de Loukachenko correspond non pas tant à l’intériorisation d’une domination qu’à son affirmation par la rhétorique présidentielle et les comportements qu’elle engendre. Le charisme en Biélorussie repose sur l’utilisation de stratégies discursives qui dictent un code de conduites aux acteurs politiques et à la population. Le populisme autoritaire s’appuie aussi sur d’autres modes de légitimation comme le patrimonialisme et, plus justement, le sultanisme. Celui-ci souligne la personnalisation de l’activité politique et le rôle du jugement personnel du chef de l’État dans la nomination des hauts fonctionnaires[7]. La personnalisation des relations de pouvoir correspond toutefois moins à un contrôle personnel du pouvoir qu’à une individualisation des postes de pouvoir qui permet de renforcer le monopole du président dans la prise de décisions et l’activité politique en général. Cette individualisation, induite par le sultanisme, renvoie à l’autoritarisme biélorusse qui repose, notamment, sur l’omnipotence des décrets présidentiels et qui s’oppose ainsi à la légitimité légale-rationnelle caractérisée, dans la théorie wéberienne, par des règles juridiques impersonnelles[8].

Les relations de pouvoir selon le « loukachisme » sont indissociables des significations auxquelles elles se rapportent dans les discours politiques de Loukachenko. Le manque de cohérence idéologique du discours populiste, qui exprime le souci de mettre le discours en adéquation avec les actes et non l’inverse, est souvent assimilé à l’absence d’un système d’idées efficace. L’autoritarisme en Biélorussie repose, en effet, sur une conception plus pragmatique que théorique de l’idéologie qui doit être plus habilitante que contraignante. L’étude des discours de Loukachenko montre toutefois que le populisme autoritaire en Biélorussie produit du sens et des jugements de valeur qui ont une efficacité pratique. Les discours présidentiels, tant du point de vue de la forme (gestes, comportements) que du contenu, visent à imposer une représentation de l’activité politique qui détermine les règles du jeu politique et limite d’autant les formes de résistance au régime.

Le charisme dans la tradition du culte de la personnalité

Le populisme autoritaire en Biélorussie repose sur la vénération du « peuple » ( narod ) que le président Loukachenko[9] cherche non seulement à représenter mais aussi à incarner en se définissant lui-même comme un « président populaire » ( narodni prezident )[10]. Cette expression renvoie à l’idée qu’il a été choisi par le peuple pour diriger le pays — une allusion à son élection en 1994 et à sa réélection en septembre 2001 —, qu’il est issu du peuple de par ses origines sociales et qu’il est dévoué au peuple. La conclusion de son programme politique lors de la campagne électorale présidentielle de 2001 cherche ainsi à souligner son dévouement pour le peuple de Biélorussie :

Ma première expérience en tant que président est devant vous. Je n’en ai pas honte. Aujourd’hui, je peux sincèrement ( tchestno ) vous regarder dans les yeux. Je n’ai jamais eu et n’aurai jamais d’autres intérêts ( interes ) que ceux de l’État et de ses citoyens[11].

La domination charismatique de Loukachenko s’inscrit dans un double rapport avec le peuple, composé de similarité et de distinction sociales, à travers son ancien rôle de directeur de sovkhoze et ses différents postes honorifiques[12], ce qui brouille les pistes de la représentativité. Sa fonction d’ancien directeur de sovkhoze, qui n’est pas mise en valeur de manière explicite, n’est pas étrangère à son comportement politique et à ses modes de gestion communautaires des problèmes économiques et sociaux. Les reportages télévisés ou les articles de la presse officielle montrent ainsi que Loukachenko peut être l’homme de la situation en toute circonstance puisqu’il peut prendre la place d’un soldat ou d’un kolkhozien et influer sur la production de vodka comme sur la récolte de blé. Le caractère familier de son langage et de sa conduite ne doit pourtant pas faire illusion. Si Loukachenko cherche à véhiculer l’image d’un homme comme les autres, aimant le sport, la lecture et les enfants, il utilise aussi des principes de distinction qui font de lui un homme hors du commun, le « père du peuple » ( batska narodou ) comme il aime se nommer. Le populisme de Loukachenko résulte d’une présentation de soi qui vise à définir les qualités d’excellence d’un homme politique par l’autodidactisme. Les aptitudes particulières que posséderait le président sont présentées non pas comme le résultat d’une formation spécifique, mais comme des dispositions innées :

A. Loukachenko est le représentant d’une nouvelle génération d’hommes politiques de la période post-soviétique. Il n’appartient à aucun parti politique ni à ce qu’on appelle la nomenklatura communiste. Il n’a jamais occupé de poste à un haut niveau de pouvoir hiérarchique. Il appartient à ce groupe d’hommes politiques qui sont autodidactes[13].

L’autodidactisme témoigne d’un processus d’ascension sociale qui suppose la possession de capacités extraordinaires et légitime une faculté inédite pour la résolution et la gestion des problèmes de société. Le président biélorusse participe à des manifestations dans tous les secteurs d’activité pour montrer le caractère polyvalent de sa politique et de sa relation au peuple qu’il rend manifeste au moyen de réunions informelles avec les employés d’hôpitaux, de kolkhozes ou d’usines.

La carrière politique de Loukachenko a commencé lorsqu’il fut élu député du Soviet suprême de Biélorussie en 1990 puis nommé président de la commission parlementaire de lutte contre la corruption en 1993. L’occupation de ce poste lui servit de tribune politique pour accuser les dirigeants de l’époque. Son audace devait également transparaître dans la rumeur qu’il propagea concernant le fait qu’il aurait été le seul député à avoir voté contre la dissolution de l’URSS en 1991. Le président Loukachenko aime également se placer dans des situations qui soulignent son courage, notamment lorsqu’il quitta promptement la tribune d’un Forum économique international en 1998 ou lorsqu’il rendit visite à Slobodan Milosevic en 1999 alors que la Serbie était en guerre avec l’OTAN. La fermeté de ses actes et de ses propos, qui inspire l’ordre et la discipline, vise à montrer qu’il a suffisamment d’autorité pour gouverner la Biélorussie et pour rester intègre face aux menaces qui pèseraient sur son maintien au pouvoir. Face aux rumeurs d’un possible renversement de son pouvoir, divulguées par l’opposition et inspirées par la victoire de Vojislav Kostunica en Yougoslavie à l’automne 2000, Loukachenko cherche à se montrer courageux et à souligner les fondements populaires de son combat politique :

Je ne resterai pas enfermé dans un bunker comme Milosevic. Je n’ai peur ( ne boïous ) de personne. Je n’ai rien volé à mon peuple ( narod ).

Je vais me défendre ( zachichatsia ). […]

Je voudrais que tout le monde sache qui est ici présent : je ne vais pas seulement me défendre mais aussi défendre mon peuple et mon État jusqu’à la dernière minute de mon existence ( jizn )[14].

La domination charismatique s’appuie sur l’inscription du parcours de Loukachenko dans la lignée des grands hommes politiques soviétiques. Les commémorations en l’honneur de la révolution d’Octobre[15] en témoignent par l’utilisation de slogans tels que « Longue vie au socialisme ! », « Lénine, Staline, Loukachenko ». Le charisme de Loukachenko s’intègre dans une tradition du culte de la personnalité véhiculée par les premiers secrétaires du Parti communiste, bien que ce statut ait été redéfini dans le cadre d’un régime présidentiel. Le président Loukachenko souhaite ainsi s’appuyer sur le capital symbolique de Lénine et de Staline en utilisant des pratiques qui permettent d’assurer la continuité avec le régime soviétique. Dans ce cadre, les fêtes nationales liées à la guerre jouent un rôle majeur : parallèlement à l’ancienne fête nationale soviétique du 9 mai, le 3 juillet a été institué Jour de la République (Jour de l’indépendance) en hommage à la libération de Minsk par l’Armée rouge en 1944. Lors d’un discours commémoratif prononcé en 2001, Loukachenko insista sur le caractère fondateur de la Seconde Guerre mondiale dans l’indépendance de la Biélorussie :

S’il n’y avait pas eu de 3 juillet 1944, il n’y aurait pas eu de Biélorussie indépendante. Grâce à l’Armée soviétique, aux héros partisans et aux résistants qui ont combattu contre les agresseurs, la Biélorussie a acquis une indépendance réelle dont nous pouvons être fiers ( ganarytsa ). […] Cette expérience a eu une influence de première importance dans la définition de la conscience nationale ( natsyanalnaïa samasviadomasts ) et des principales valeurs morales ( maralnaïa kachtounasts) du peuple biélorusse[16].

Les discours en l’honneur du passé soviétique permettent d’entretenir l’idée d’une vénération du peuple à travers sa capacité de mobilisation et son amour de la patrie. La rhétorique de Loukachenko appelant à la consolidation du peuple biélorusse, durant les événements de la guerre de 1939-1945 qui en est le symbole, rejoint celle des dirigeants soviétiques qui, par cet intermédiaire, se félicitaient d’avoir créé une communauté historique nouvelle appelée « peuple soviétique » ( sovietski narod ). Dans les propos de Loukachenko, l’inscription de la Biélorussie dans le passé soviétique est loin de contredire l’existence d’une spécificité biélorusse, puisque le peuple biélorusse est présenté comme un peuple modèle dont les qualités constituent un critère d’excellence en URSS et dans ses États successeurs :

Concernant la Grande guerre patriotique, je ne peux pas m’empêcher de mettre en garde notre société. Beaucoup d’hommes politiques disent qu’ils ne veulent pas prendre cette victoire à leur compte et qu’ils sont prêts à la partager avec d’autres. Mais moi, je ne suis pas prêt. Bien que je n’aie pas combattu, je ne suis pas prêt à concéder la Victoire ( Pobeda ) de mes pères et de mes grands-pères ! C’est nous — le peuple soviétique ( sovetski narod ) — qui avons tout fait pour qu’aujourd’hui, les autres vivent bien, et notamment l’Ouest ( Zapad ). C’est nous — les Soviétiques — qui avons préservé cette paix ( mir ) et avons assuré le développement de la civilisation ( tsivilizatsia ). […]

Je suis arrivé à la conclusion que notre peuple biélorusse était le peuple le plus international ( internatsionalni ) du monde et que cela était lié au fait qu’il était le peuple le plus talentueux ( talantlivi ) et le plus intelligent ( oumni ). Tout le monde le reconnaît. C’est un peuple calme ( spokoïni ) qui est habitué à travailler pour lui-même et à se défendre[17].

Le discours d’intégration avec la Russie, qui est présent en Biélorussie depuis 1992 mais s’est intensifié depuis l’arrivée au pouvoir de Loukachenko, s’appuie sur le rôle avant-gardiste de la Biélorussie dans la particularité de son modèle socio-économique, favorable au bien-être de la population[18]. Il souligne aussi son ambition de combattre le monopole occidental sur la scène internationale[19]. L’intégration avec la Russie, qui fait l’objet de cérémonies ostantatoires régulières, est donc plus un moyen pour Loukachenko de faire valoir les atouts de sa politique qu’une façon de soumettre son pays au diktat de Moscou. C’est pour cette raison que les avancées concrètes concernant l’union avec la Russie sont faibles, même si l’existence d’institutions russo-biélorusses et la tenue de réunions périodiques peuvent être considérées comme les prémisses d’une future intégration. Le régime autoritaire de Loukachenko semble, pourtant, constituer un rempart à toute forme d’ingérence de la Russie dans les affaires intérieures biélorusses. Le discours intégrationniste, qui sert des intérêts électoralistes mais aussi financiers, participe au populisme autoritaire du président Loukachenko. La politique d’union avec la Russie est, en effet, présentée comme émanant du peuple et comme devant servir sa cause. Les propos de Loukachenko durant la campagne électorale sont évocateurs à cet égard :

Malgré les accusations, nous avons, pendant toutes ces années, suivi notre chemin pour une seule raison : l’Union avec la Russie qui correspond au désir ( jelanie ) d’une majorité écrasante de Biélorusses. Elle répond aux intérêts fondamentaux de l’ensemble du peuple biélorusse.

L’Union avec la Russie — c’est le chauffage et la lumière dans les appartements biélorusses.

L’Union avec la Russie — c’est l’accès libre à l’énorme marché russe sans aucune barrière ni contrainte. […]

L’Union avec la Russie — c’est la souveraineté ( souverenitet ) réelle de l’État ( gosoudarstvo ) biélorusse[20].

Le culte de la personnalité inhérent à la légitimité charismatique en Biélorussie, qui se réalise dans le cadre d’une forte médiatisation du chef de l’État, n’est pas tant le reflet d’une popularité que la manière d’en attester l’existence. La réélection de Loukachenko en septembre 2001, dominée par la propagande et des irrégularités, ne peut pas être interprétée comme le résultat d’un choix populaire mais plutôt comme le produit de la domination charismatique elle-même. La légitimation par le charisme est donc moins le reflet d’une domination intériorisée par la population biélorusse que la reconnaissance en un chef d’État dont les fondements apparaissent davantage liés à une forme de conformisme qu’à de la croyance. Dans sa théorisation du charisme, M. Weber indique d’ailleurs que « la reconnaissance n’est pas le fondement de la légitimité mais un devoir pour ceux qui sont choisis de reconnaître cette qualité » parce qu’elle est sans alternative possible [21]. Le film « Un président ordinaire », documentaire satyrique sur Loukachenko[22], montre que le dévouement à l’égard du président, concentré dans la population âgée et rurale, correspond moins à l’expression d’une conviction qu’à la manifestation d’une obligation morale, héritée du caractère totalitaire des relations de pouvoir en URSS. Les priorités économiques et sociales de Loukachenko, énoncées au moment de la campagne présidentielle de 2001, reposent d’ailleurs sur un discours populiste qui utilise les ressorts du conservatisme rural en Biélorussie :

L’aide aux paysans ( krestian ) et à tous les habitants des campagnes qui travaillent la terre est une de nos priorités. Nous ne pouvons pas oublier nos racines ( koren ) qui, en majorité, se trouvent dans les campagnes. […] Ce sont nos paysans qui nous nourrissent ( kormit ) aujourd’hui. […] Les dirigeants d’entreprises dans les campagnes doivent comprendre qu’à travers les kolkhozes et les sovkhozes, l’État résout et va résoudre beaucoup de problèmes quotidiens, organisationnels et socio culturels. Les entreprises agricoles étaient et sont des unités territoriales et administratives propres ( svoeobraznoï ) à notre pays. C’est pourquoi, nous ne pouvons pas les détruire [23].

Par une analyse des gestes, des mimiques et des discours du président, le film « Un président ordinaire » cherche à montrer comment le charisme de Loukachenko repose sur la présentation de soi et non pas sur un désir de soumission de la part de la population. Le loyalisme à l’égard du régime autoritaire, qui peut être perçu comme l’expression d’une servilité et d’un pacifisme traditionnels en Biélorussie, est moins une stratégie délibérée de servir le régime que la nécessité d’exister et d’agir dans un système de relations de pouvoir qui suppose l’existence d’une autorité sans pour autant que celle-ci soit assortie d’une obéissance aveugle. Les discussions informelles de Loukachenko avec des ouvriers de l’usine de tracteurs de Minsk, présentées dans le film précité, montre que le respect des ouvriers à son égard n’est pas acquis, en raison de leurs critiques virulentes, mais qu’elle nécessite une stratégie de légitimation qui, en dernier ressort, a pour but de conforter son rôle charismatique.

Le rejet des médiations institutionnelles et politiques

Le populisme autoritaire du président biélorusse est fondé sur un rejet des médiations institutionnelles et politiques. La définition présidentielle de la démocratie [24] qui s’appuie sur l’idée d’un gouvernement du peuple par lui-même ( narodovlastie ) s’inscrit en opposition à la démocratie représentative et se traduit par une dépréciation du rôle du Parlement au profit de celui des organes exécutifs. Les principes de démocratie directe sont valorisés pour prouver la volonté d’impliquer la population dans la prise de décision politique et entretenir l’illusion de pratiques démocratiques dans le système politique autoritaire[25]. Le référendum est présenté comme un instrument au service des citoyens[26] qui peuvent « exprimer directement leur volonté dans la résolution des principaux problèmes de la vie sociale[27] ». Sous couvert d’une démarche populiste, deux référendums se sont tenus en Biélorussie en 1995 et en 1996 dans le but d’avaliser les décisions présidentielles. L’instauration progressive du contrôle de l’information et de vecteurs privilégiés de propagande contribua à réduire insidieusement l’étendue des choix politiques des citoyens, les référendums servant à canaliser l’attention de la population sur des sujets précis et par rapport auxquels les autorités fournissaient les réponses appropriées. Les trois premières questions du référendum de 1995, auxquelles les Biélorusses répondirent positivement par une large majorité, cherchaient à inscrire la politique dans la continuité de l’expérience soviétique : la restauration des symboles (drapeau, armoiries) de l’État biélorusse soviétique auxquels furent retirés la faucille et le marteau ; l’octroi du statut de langue d’État au russe parallèlement au biélorusse ; et la politique d’intégration économique avec la Russie. La quatrième question du référendum, qui concernait la possibilité, pour le président, de dissoudre le Parlement si ce dernier violait la Constitution, renvoie plus particulièrement aux fondements du populisme autoritaire en Biélorussie. Elle symbolise le début d’une série de mesures visant à limiter les pouvoirs du Parlement au profit de ceux du président mais aussi à en soustraire progressivement la fonction représentative. La publicité autour du référendum avait pour objectif de limiter la portée des élections parlementaires qui se déroulaient au même moment : après les deux tours d’élections (14 et 28 mai 1995), seuls 120 sièges sur les 260 que compte le Soviet suprême avaient été pourvus, ce qui ne permettait pas d’atteindre le quorum nécessaire pour que le Parlement puisse siéger. La multiplication des tours d’élections et la réunion tardive du Soviet suprême contribuèrent à discréditer le rôle du Parlement et à substituer à la primauté de la loi la suprématie du décret dont le président Loukachenko usa largement.

La tenue d’un nouveau référendum en novembre 1996 permit d’avaliser les modifications constitutionnelles, proposées par Loukachenko, pour renforcer le caractère présidentiel et autoritaire du régime. Loin d’affaiblir les pouvoirs du président, les tentatives de destitution engagées par les députés de l’opposition au même moment apportèrent une justification a posteriori au durcissement de la politique présidentielle[28]. Le référendum entraîna une diminution des pouvoirs d’un Parlement désormais bicaméral, avec le Conseil de la République (chambre haute dont le tiers des membres est nommé par le président) et la Chambre des représentants (chambre basse dont le nombre de sièges tomba de 260 à 110). Conformément aux dispositions transitoires de la nouvelle Constitution, les 110 membres de la Chambre des représentants furent choisis parmi les 199 députés du Soviet suprême : ce choix s’effectua selon le degré d’allégeance des députés à l’égard du régime et du président. Dérogeant à la règle de l’élection, la Chambre des représentants fut alors considérée comme illégitime auprès des instances européennes et de l’opposition. Les élections parlementaires d’octobre 2000 ont cherché à donner une nouvelle légitimité à la chambre basse mais sans s’attacher à revaloriser et à publiciser le rôle des députés. Les principes de la démocratie représentative furent partiellement écartés au profit d’une légitimation de type populiste dont l’objectif est la diminution des pouvoirs du Parlement en tant qu’institution pouvant, d’une part, briser le lien direct de filiation que le président cherche à entretenir avec le peuple et, d’autre part, servir de tribune à des partis politiques et contribuer ainsi à leur institutionnalisation dans la vie politique.

À la suite des changements institutionnels de 1996, le Parlement a perdu le rôle d’arène politique qui caractérisait son fonctionnement depuis 1990 et qui était fondé sur la liberté d’expression et l’organisation en groupes parlementaires définis politiquement. Le Parlement, qui était devenu un espace de discussion des questions de société, est désormais contraint à adopter des lois dont la portée est limitée par rapport à celle des décrets présidentiels et dont l’élaboration est menée avec l’Administration présidentielle. La Chambre des représentants qui se doit de refléter la cohésion sociale du peuple apparaît comme un espace homogène avec des rangs de députés adoptant des comportements similaires. Elle n’est pas organisée selon un principe de représentation politique qui supposerait l’existence de groupes parlementaires relevant d’affinités partisanes. La grande majorité des députés ne sont affiliés à aucun parti politique et leur fonction dépend davantage de leurs relations avec l’administration centrale ou locale que de la manifestation de leurs convictions politiques.

Le respect et l’expression de la diversité des opinions ne sont pas la priorité du régime autoritaire qui repose sur l’existence d’une cohésion nationale par rapport à laquelle les organisations politiques sont présentées comme des groupes défendant des intérêts particuliers et conduisant nécessairement à la division sociale. L’opposition, qui a progressivement perdu toute possibilité d’action dans le cadre des institutions politiques et dont les activités de protestation sont limitées à des manifestations de rue, est moins envisagée comme un adversaire que comme un ennemi intérieur soutenu par les gouvernements occidentaux :

L’Ouest comprend qu’il ne gagnera pas les élections présidentielles. Alors, pourquoi donne-t-il de l’argent à l’opposition ? Pour consolider « la cinquième colonne » ( piataïa kolonna ) après les élections et l’orienter vers la destruction ( razrouchenie ) du pouvoir ( vlast ) et du pays. […] Nous ne devons pas mener les élections en baissant les bras. Vous connaissez les conséquences si nous donnons le pouvoir à une bande de charlatans ( charlatan ) en dépit de la volonté populaire ( volia naroda )[29].

Cette définition de l’opposition permet de légitimer l’autoritarisme de Loukachenko et de donner un caractère opérationnel aux arguments populistes : plus l’opposition est présentée comme menant des actions nuisibles au pays, plus le président peut faire valoir son rôle d’unique protecteur du peuple biélorusse.

Le rejet de la représentation politique en Biélorussie rejoint l’argumentaire marxiste et soviétique qui présente le régime représentatif comme le symbole d’une domination de la bourgeoisie[30]. Contrairement aux Soviets d’URSS dont l’homogénéité politique était justifiée par le monopole du Parti communiste, l’indifférenciation politique du Parlement biélorusse est légitimée par la commune allégeance des députés à l’égard de la politique présidentielle. L’activité de député s’est professionnalisée depuis 1991, mais, dans le contexte du populisme autoritaire, elle ne vise pas tant à donner une crédibilité à cette fonction politique qu’à renforcer la dépendance des députés envers l’institution parlementaire et l’idéologie politique qui régit son fonctionnement. À cette dépendance correspond aussi une individualisation du rôle du député, que confortent la dévalorisation de ses éventuelles appartenances collectives et la personnalisation des relations de pouvoir. Bien qu’elles aient réinstitué le principe de l’élection dans la formation des organes législatifs, les élections parlementaires d’octobre 2000 n’ont pas modifié réellement le schéma de composition et d’organisation de la Chambre des représentants. La campagne électorale favorisa les candidats dits « indépendants », alors que la plupart des partis d’opposition refusèrent d’y participer en raison des conditions inéquitables qui entouraient leur déroulement[31]. L’enjeu politique de ce scrutin ne fut pas centré sur le changement mais sur la conservation du corps parlementaire à travers l’appel du président en faveur de la reconduction des anciens députés.

La dévalorisation du rôle du Parlement et de la représentation politique apparaît dans l’organisation de réunions populaires pan-biélorusses ( vsebelorusskoe narodnoe sobranie ) qui rassemblent des délégués élus par des collectifs de travailleurs sur les lieux de travail et d’habitation. Ces réunions, dont la composition sociale est mise de l’avant[32] à l’image des Soviets de la période soviétique, ont pour objectif de mobiliser les dirigeants des différentes sphères d’activité sociale du pays en vue d’un événement politique important. La première réunion était destinée à renforcer l’équipe présidentielle avant le référendum de novembre 1996 alors que la seconde, qui se déroula en mai 2001, annonça le début de la campagne pour la réélection de Loukachenko. Les réunions populaires, instituées par le président, participent au renforcement de l’allégeance à l’autorité présidentielle tout en servant de lieux privilégiés d’endoctrinement des élites politiques et économiques. Lors de la réunion de mai 2001, le président biélorusse présenta un rapport de deux heures et demi exposant les principales orientations de son programme politique mais devant aussi servir à formuler les recommandations nécessaires pour la réussite de la campagne présidentielle.

Le rejet des médiations préside aux modes de légitimation idéologiques du « loukachisme ». Le manque de cohérence dans l’énoncé des propositions politiques du président et leur caractère pragmatique ne signifient pas qu’il y ait absence d’idéologie mais que celle-ci doit être au service des relations de pouvoir imposées par la mise en place d’un régime autoritaire. Les discours de Loukachenko ne se réfèrent pas à un système d’idées précis et structuré qui serait susceptible de restreindre sa marge de manoeuvre. Selon les opposants au régime, le « loukachisme » correspond à une combinaison idéologique faite de néo-fascisme et de communisme qui, malgré leurs différences, servent une même stratégie autoritaire de pouvoir. Le discours populiste du président, formulé de manière à ne pas contraindre son principal énonciateur, contribue à assujettir les autres acteurs politiques et la population à un schéma de pensée centré sur l’harmonie sociale et la conservation de l’organisation économique précédente. Il doit servir à canaliser la diversité d’opinions perçue comme le symbole de divisions sociales et politiques. Le discours de Loukachenko, prononcé à l’Académie des Sciences de Biélorussie en novembre 1998, appelait ainsi les chercheurs et les enseignants du pays à construire une « idéologie nationale » fondée sur la « consolidation de la société[33] » et l’absence de dissensions idéologiques :

Je suis contre l’uniformisation des idées et des sentiments, contre le dogmatisme ( dogmatizm ) et les esprits bornés. Mais, il n’est pas acceptable que la société soit aujourd’hui fondée sur des systèmes de valeurs spirituelles, différents et souvent contradictoires, qui perturbent la morale ( moral ) et le psychisme ( psikhika ) des gens[34].

Le populisme autoritaire en Biélorussie repose sur une sorte de conformisme idéologique qui suppose l’existence de discours et de comportements déviants dont l’opposition serait l’élément le plus représentatif ; ses actions troubleraient l’ordre public, joueraient un rôle déconstructif et feraient du tort au peuple. À la différence de l’idéologie soviétique, l’idéologie populiste ne cherche pas à produire un homme nouveau au nom d’une conception progressiste de l’évolution de l’humanité, mais à enraciner le discours disciplinaire dans les traditions culturelles et religieuses des Biélorusses. La religion orthodoxe participe au processus de légitimation populiste : elle permet de sacraliser le pouvoir présidentiel (compliments récurrents de la hiérarchie de l’Église orthodoxe à l’égard du président), de le rattacher à des valeurs morales et de justifier la politique étrangère biélorusse en faveur d’une union slave. Le recours à la tradition religieuse peut avoir une fonction d’unification sociale, mais aussi de différenciation culturelle : le discours panslaviste, fondé sur la religion orthodoxe, sert à justifier l’unité des peuples slaves et à souligner leur irrémédiable différence par rapport aux pays occidentaux. Lors d’une visite du Patriarche Alexei II en Biélorussie en septembre 1998, Loukachenko déclarait : « les valeurs chrétiennes doivent participer à l’idéologie d’État en Biélorussie », « nous sommes un pays orthodoxe et nous serons toujours dévoués à la religion orthodoxe » ; « la religion orthodoxe est la seule barrière qui nous protège d’une chute dans l’abîme[35] ». L’antisémitisme des organisations slavophiles et orthodoxes, qui dans la majorité soutiennent le régime, n’est pas étranger à la conception présidentielle de la culture biélorusse vis-à-vis de laquelle le judaïsme peut apparaître comme une forme de déviance nuisible à l’unité du pays[36].

L’idéologie doit également servir à clarifier la relation qui, dans une logique populiste, lie le président au peuple et doit être ancrée dans le vécu des gens. La dégradation du niveau de vie de la population biélorusse apparaît comme le seul facteur pouvant porter atteinte au régime politique de Loukachenko. Dans le contexte autoritaire, elle encourage la mise en oeuvre d’un discours populiste fait de promesses d’amélioration du bien-être des Biélorusses et, plus particulièrement, d’accroissement des salaires. Le programme quinquennal de développement socio-économique de la Biélorussie, proposé par Loukachenko en mai 2001, est significatif à ce sujet :

En déterminant la stratégie de développement socio-économique pour les cinq prochaines années, nous avons convenu que nos habitants vivent pauvrement ( nebagato ) et qu’il fallait prochainement augmenter les revenus. Il est important de se rendre à l’évidence qu’un faible salaire ( zarplata ) peut même détruire le plus puissant ( silni ) des États. […]

Les calculs des spécialistes indiquent que l’État a la possibilité d’augmenter les salaires d’année en année et d’arriver à la fin de l’année 2005 à un niveau de salaire mensuel de 250 dollars. […] Je dois dire que ce ne sont pas des paroles en l’air, que ce n’est pas du populisme ( populizm ) ! […] En se présentant aux élections, l’opposition dit qu’elle pourra porter le salaire à 500 dollars le lendemain. Moi, je ne promets pas l’impossible. […] Nous ne pouvons pas tromper ( obmanout ) le peuple lorsque nous faisons tout notre possible pour augmenter son niveau de vie[37].

En cherchant à neutraliser les arguments de ses adversaires, Loukachenko montre que son idéologie est orientée vers la réalisation d’objectifs concrets, mais qu’elle a également des visées stratégiques. La survie de l’autoritarisme en Biélorussie est ainsi moins liée à un phénomène d’acculturation qu’à l’utilisation de ressources idéologiques permettant de répondre efficacement à la détérioration des conditions de vie sociales et économiques.

Le sultanisme ou la personnalisation de l’activité politique

Le « loukachisme » conduit à une personnalisation de l’activité politique qui dépend de l’arbitraire du président et des relations inter personnelles qu’il entretient avec les membres de l’administration. En l’absence de règles institutionnelles s’appliquant de manière équitable à l’ensemble des élites politiques, le régime autoritaire repose sur le bon vouloir du président qui réglemente la vie politique par une gestion personnalisée du personnel politique et l’utilisation des décrets comme source première de légalité. Le « loukachisme » s’apparente ainsi au sultanisme qui, dans la définition wéberienne, correspond à une « domination patrimoniale qui se meut principalement dans la sphère d’un arbitraire[38] ». Les décisions politiques importantes et la carrière des ministres dépendent, en effet, du libre arbitre de Loukachenko dont les sources de légitimation sont sa soi-disant connaissance des intérêts du peuple. La notion d’arbitraire ne signifie pas que l’ensemble de l’activité politique est contrôlée par le président, mais qu’en toutes circonstances, il peut intervenir sur son organisation et son déroulement en modifiant arbitrairement les règles du jeu ou le statut de certains hommes politiques. Le gouvernement et l’Administration présidentielle sont gérés comme un domaine dans lequel l’attribution des postes de pouvoir est laissée à l’appréciation du président et dépend de la fidélité des prétendants ou pressentis. Ces pratiques rappellent les termes de la définition du sultanisme par Weber : le sultanisme repose sur « l’existence d’une direction administrative personnelle » et sur « un fonctionnariat qui exige un rapport personnel de soumission (rapport de clientèle)[39] ». La rotation régulière des « cadres » ( kadry ) de l’administration illustre ces caractéristiques : elle permet d’entretenir l’autorité du président en soumettant la carrière des hauts fonctionnaires à des relations personnelles et non pas à des nécessités professionnelles. En mars 2000, la nomination de Vladimir Ermochine, ancien maire de Minsk, au poste de premier ministre passa outre une coutume qui veut que les candidats à ce poste disposent d’une expérience préalable au sein du gouvernement[40]. Le président biélorusse justifia cette nomination en vantant les mérites de l’intéressé et en rappelant que la tâche du gouvernement consistait principalement à exécuter les priorités définies par le chef de l’État. De même, les remaniements au sommet de l’État en novembre 2000, se sont traduits par la destitution de Viktor Cheïman au poste de secrétaire général du Conseil de sécurité et son entrée en fonction à titre de procureur général sans qu’il ne dispose d’aucune formation juridique, ni d’expérience professionnelle dans ce domaine.

Le caractère présidentiel du régime favorise la personnalisation de l’activité politique par la valorisation de la responsabilité individuelle du président dans différents domaines d’action[41]. Loukachenko manifeste régulièrement son implication personnelle dans la résolution des problèmes de société ce qui sert à renforcer son argumentaire populiste et sa légitimité charismatique. Lors du premier Congrès des médecins organisé en juin 1998 sous son patronage, le président affirma sa volonté de prendre en charge la question de l’achat des préparations pharmaceutiques[42]. Le Fonds présidentiel, constitué en 1995 avec de l’argent public, permet une gestion personnalisée de certaines activités économiques comme les complexes touristiques et hôteliers, les parcs naturels, le secteur du bois mais aussi les ventes d’armes et le trafic de voitures, de tabac et d’alcools entre la Biélorussie et la Russie. Ce fonds, qui serait supérieur au budget de l’État et placé dans des banques occidentales, contribue à enrichir les membres les plus fidèles de l’Administration présidentielle et à entretenir leur dépendance à l’égard du chef de l’État[43].

La personnalisation de l’activité politique est également perceptible dans la stratégie présidentielle de mise en cause individuelle des ministres, qui servent de boucs émissaires dans le processus de justification de la dégradation des conditions de vie. En novembre 1998, le président s’est servi d’un Conseil des ministres, largement publicisé par la télévision, pour prononcer un réquisitoire à l’encontre du premier ministre de l’époque, Sergueï Ling, accusé d’avoir toléré l’augmentation du prix de la vodka. Cette réunion prit l’allure d’un jugement public dont les méthodes d’accusation rappelaient celles utilisées pendant la période soviétique et révèlaient l’individualisme de l’activité politique[44]. Lors de sa nomination au poste de procureur général, Cheïman fut aussi soumis à plusieurs injonctions de la part du président, ce qui, en présence de ses futurs collaborateurs, visait à souligner son statut de subordonné. L’autoritarisme cherche à isoler les élites politiques comme pour mieux les soumettre aux relations de pouvoir en vigueur dans le sultanisme et pour éviter tout forme de solidarité horizontale pouvant la contrecarrer. La notion de « verticale » ( vertikal ), utilisée pour définir le système hiérarchique d’exécution des décrets présidentiels et d’organisation du personnel politique à tous les niveaux administratifs, confirme que la relation directe et personnelle au président est la seule forme d’allégeance possible et qu’elle est issue d’une volonté populaire : « Nous avons créé un système actif et efficace de gestion de l’État — “la verticale du pouvoir”. Ce faisant, nous avons tenu compte des requêtes du peuple[45]. »

Le système d’accusations personnalisé à l’égard des membres du gouvernement est rendu public et permet d’asseoir la domination charismatique. Les relations de pouvoir, au sein de l’Administration présidentielle, restent au contraire relativement secrètes parce qu’elles sont révélatrices des enjeux en cours dans la prise de décision politique. De par son organisation sectorielle, l’Administration présidentielle est une sorte de gouvernement bis qui a souvent été comparé au bureau politique du Parti communiste en raison de l’opacité de son fonctionnement[46]. Elle est toutefois le lieu privilégié d’expérimentation de la personnalisation de l’activité politique : la répartition des postes en son sein repose principalement sur le clientélisme qui accroît le poids des relations inter personnelles, mais qui est le moyen requis pour ceux qui souhaitent accéder à des postes élevés de l’administration. Le clientélisme et la personnalisation de l’activité politique ne doivent pourtant pas créer l’illusion d’une homogénéité du personnel politique ; celui-ci est traversé par des formes d’allégeance secondaires liées à des réseaux politiques et professionnels distincts. Deux principaux réseaux se dégagent en raison des personnalités politiques qu’ils impliquent : Viktor Cheïman — ancien secrétaire du Conseil de sécurité et procureur général — et Mikhail Miasnikovitch — ancien responsable de l’Administration présidentielle et conseiller du président pour les opérations spéciales. Leur carrière politique se caractérisait par une stabilité exemplaire jusqu’en novembre 2000 lorsque le changement de fonction de Cheïman a modifié l’état des rapports de force au sein du système en privilégiant l’équipe de Miasnikovitch issue de l’ancienne nomenklatura communiste. La rotation régulière des cadres au sein du gouvernement et de l’Administration présidentielle permet, en effet, au président de modifier les relations de pouvoir entre les différents réseaux et de les adapter, le cas échéant, à de nouvelles priorités politiques.

L’arbitraire du sultanisme biélorusse se manifeste par l’usage de la violence dans la résolution des conflits politiques. Parallèlement aux arrestations, les disparitions d’hommes politiques en sont la manifestation la plus extrême[47]. Elles concernent d’anciens collaborateurs du président devenus actifs dans l’opposition. En mai 1999, Iouri Zakharenka, ancien ministre des Affaires intérieures, disparaissait : son implication dans des activités d’opposition au sein de l’armée semble en être la cause. En septembre 1999, Viktar Hantchar, ancien directeur de la campagne présidentielle de Loukachenko et ancien vice-premier ministre, disparaissait à son tour, en compagnie de son ami Anatoli Krasovski. Son rôle en tant que responsable de la Commission électorale d’opposition, constituée lors des élections présidentielles organisées par l’opposition en mai 1999, semble en être le motif principal. Ces disparitions, auxquelles s’ajoute celle de Dimitri Zavadski, caméraman à la télévision russe ORT, en juillet 2000, contribuent à l’établissement d’un climat de peur, qui est qualifié de terreur par les opposants[48] et qui, paradoxalement, permet de renforcer les pratiques autoritaires. Les révélations de Tamara Vinnikova, ancienne présidente de la Banque nationale de Biélorussie, confirment l’existence d’une violence d’Etat personnalisée. Arrêtée en 1996 pour détournement de fonds, incarcérée pendant 10 mois dans une cellule des services secrets, puis assignée à résidence, Vinnikova a disparu en avril 1999. La principale cause de ses ennuis avec les autorités résidait dans ses réticences à l’égard d’opérations financières douteuses. Plus de neuf mois après sa disparition, elle prend la parole de Grande-Bretagne pour affirmer que sa fuite est liée à un concours de circonstances alors que sa mort était programmée[49]. Elle prétend également que Hennadzi Karpenka, président du Comité national exécutif (cabinet fantôme de l’opposition), décédé le 6 avril 1999, a été assassiné. Si Vinnikova ne donne pas de précisions au sujet des autres disparitions, elle mentionne l’existence d’une liste de personnes à éliminer, ce qui conforterait l’idée que le « loukachisme » repose sur l’institutionnalisation d’une violence d’Etat et s’inscrit dans la continuité de pratiques éprouvées durant le régime soviétique.

Le populisme autoritaire en Biélorussie n’apparaît pas comme un modèle politique d’exception dans l’espace post-soviétique. Les modes d’exercice du pouvoir orchestrés par le président Loukachenko révèlent une réappropriation de discours et de pratiques soviétiques que l’on retrouve sous d’autres formes en Russie ou en Ukraine. Cette réappropriation reflète davantage l’expérience singulière de sortie d’un régime totalitaire que l’influence d’une particularité culturelle des habitants du pays dans la vie politique. Le « loukachisme » repose sur la tentative d’actualisation de conceptions du politique héritées de l’idéologie soviétique. Dans ce cadre, l’avenir de l’autoritarisme en Biélorussie, comme dans d’autres pays de l’ex-URSS, dépend de l’évolution de stratégies discursives et de leur affranchissement par rapport à une série d’oppositions que révèle la transposition du langage militaire dans la vie politique. Cette transposition suppose l’existence d’antagonismes irrémédiables entres des groupes sociaux (riches/pauvres, paysans/intellectuels), culturels (juifs/orthodoxes, slaves/occidentaux, Russes/Biélorusses) et politiques (communistes/nationalistes, serviteurs/opposants). Elle se traduit par une vision conflictuelle des sociétés et de l’humanité dont la résolution nécessite l’usage de l’arbitraire.