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Lors des plus récentes élections locales en Belgique, le Vlaams Blok a gagné plus de 35 % du vote à Antwerp, confirmant sa position de plus grand parti dans une des villes les plus affluentes d’Europe occidentale. Le résultat a posé un défi fondamental aux partis établis qui poursuivaient depuis plusieurs années une politique consistant à maintenir un cordon sanitaire autour du Vlaams Blok, essentiellement pour le marginaliser en le traitant comme un paria. Pour justifier leur stratégie, les partis établis ont accusé le Vlaams Blok d’être « un parti intolérant, xénophobe et raciste » qui cherchait à promouvoir la haine face aux étrangers vivant en Belgique[1]. Étant donné le support grandissant lors des élections, les chefs du Vlaams Blok devinrent progressivement frustrés de la tentative visant à l’écarter du pouvoir et lancèrent une campagne pour contrer les accusations de racisme. En soi, ce n’était guère surprenant. Ce qui est intéressant, c’est de quelle manière ils ont essayé de justifier leur position. Dans une brochure intitulée Préjugés, le parti rejeta l’idée qu’il était raciste. Définissant le racisme comme « la haine ou le dédain pour un autre peuple ou le mauvais traitement de quelqu’un en raison de sa race ou de son origine ethnique », le parti affirma que ces sentiments lui étaient « complètement étrangers ». Puisque le Vlaams Blok se battait pour « le droit des Flamands d’être eux-mêmes », pourquoi le parti « refuserait-il ce droit aux autres » ?

Même s’il reconnaissait être nationaliste, le parti prétendit que cela signifiait qu’il regardait le « monde dans sa diversité ( meervoud) » et qu’il considérait cette diversité comme quelque chose d’enrichissant. Le nationalisme, particulièrement le nationalisme flamand, ne devait pas être confondu avec le racisme ; il signifiait seulement le fait de préférer son propre peuple aux autres. Ceci était aussi naturel que « la préférence pour sa propre famille par rapport aux étrangers, la préférence pour ses amis par rapport aux gens qu’on ne connaît pas personnellement, la préférence pour sa propre culture par rapport aux cultures étrangères[2] ». Filip Dewinter, leader charismatique du Vlaams Blok, résumait cette position en soutenant que le parti voulait seulement « préserver notre identité et notre culture. Après tout, le racisme signifie la croyance que, sur la base de critères raciaux, un groupe est supérieur ou inférieur à un autre. Ce n’est pas ce que nous croyons ; tout le monde est égal mais non pas identique[3] ».

Le Vlaams Blok est un des meilleurs exemples d’un nouveau type de partis populistes de droite qui est apparu durant les années 1990 comme l’une des nouvelles forces politiques les plus importantes en Europe occidentale et dans d’autres démocraties libérales capitalistes[4]. Initialement rejetée à titre de phénomène éphémère qui s’évanouirait rapidement, la droite radicale est parvenue à s’établir fermement comme concurrent sérieux et à rivaliser avec les partis établis pour l’obtention des votes et, de plus en plus, pour l’obtention des postes politiques comme par exemple en Autriche et en Italie[5]. L’acceptation croissante des partis radicaux de droite comme des concurrents sérieux et légitimes dans la course au pouvoir politique soulève d’importantes questions quant à leur nature et à leurs objectifs. Au cours des dernières années, beaucoup de travaux universitaires ont tenté d’expliquer la montée et le succès électoral de ces partis[6]. Plusieurs se sont concentrés sur la recherche de facteurs structuraux et de développements qui pourraient aider à comprendre la vague d’appui populaire pour la droite radicale dans les années 1990. En même temps, il y a eu relativement peu d’analyses comparatives sérieuses des doctrines politiques, des fondements théoriques et des justifications idéologiques de ces partis[7].

Ce n’est pas sans bonnes raisons que l’on tente de passer sous silence, ou du moins de négliger, la question de l’idéologie et de la doctrine lorsqu’il s’agit d’analyser la droite radicale contemporaine. Contrairement aux précédents mouvements de l’extrême droite, ces partis ont généralement fait peu d’efforts pour appuyer leurs propositions et leurs demandes politiques sur une structure idéologique plus vaste. Les partis gagnants poursuivent une stratégie populiste « postmoderne » qui en appelle consciemment aux anxiétés, aux préjugés et au ressentiment les plus répandus, et qui les exploite pour faire des gains électoraux. Politiquement, la droite radicale a, en général, tiré sa légitimité d’idées directement liées aux sentiments de l’électorat et de l’opinion publique — par exemple à propos des immigrants, des étrangers et des réfugiés — plutôt que d’un ensemble bien défini d’idées. De manière concomitante, ses politiques ont souvent été vues comme opportunistes et axées sur des problèmes. On a eu tendance à définir la droite radicale contemporaine d’après les enjeux majeurs qui lui étaient associés — par exemple l’immigration — c’est-à-dire comme des partis anti-immigrants et/ou anti-immigration [8].

Cependant, un regard plus approfondi sur les propositions programmatiques, sur les déclarations des partis de la droite radicale contemporaine et de leurs leaders permet de contester cette vision. La droite radicale, comme Roger Eatwell l’a soutenu, possède bel et bien une « doctrine de base commune », une plate-forme idéologique distincte qui la différencie des autres partis et mouvements politiques dans les démocraties libérales capitalistes contemporaines[9]. Le coeur de cette plate-forme a été décrit de diverses façons comme l’expression d’un « tribalisme réactionnaire », d’un « libéralisme ethnocentrique », d’un « nationalisme holistique », d’un « providentialisme d’exclusion » ou encore d’un « populisme d’exclusion [10] ». Elle est caractérisée par une compréhension restrictive de la citoyenneté selon laquelle la vraie démocratie repose sur une communauté culturellement, sinon ethniquement, homogène ; seuls les citoyens de longue date comptent comme membres à part entière de la société civile ; les avantages de la citoyenneté doivent être accordés uniquement aux membres qui, comme citoyens ou contribuables, ont fait une contribution substantielle à la société[11]. La mise en marché politique de la droite radicale a adroitement réduit l’esprit de sa doctrine à un seul slogan — « Notre propre peuple en premier » — et à une seule revendication — « préférence nationale » — ce qui, pris ensemble, a exercé un attrait électoral considérable.

Ainsi, ces dernières années, la droite radicale est allée au-delà du populisme d’exclusion pour adopter une nouvelle forme de nativisme culturel qui, au lieu de promouvoir les idées traditionnelles de l’extrême droite, soit la supériorité ethnique et ethnoculturelle, vise la protection des cultures, des coutumes et des manières de vivre indigènes. Au cours du processus, la droite radicale a graduellement choisi de focaliser sur les questions d’identité nationale et culturelle. Ses politiques sont devenues des politiques identitaires. Son langage et ses concepts sont en grande partie directement dérivés des conceptions ethnopluralistes de la nouvelle droite[12] française de la fin des années 1970. Ces conceptions ont constitué ce que Pierre-André Taguieff a nommé le « racisme différencialiste » ou, plus adéquatement, un nativisme différencialiste — le nativisme représentant « l’ombre xénophobe de l’indigénéité » qui « valorise l’unité et la séparation, le sang pur et la terre autchotone[13] ». Le nativisme différencialiste repose sur l’idée selon laquelle la lutte politique contemporaine doit viser avant tout « à préserver la diversité du monde », comme l’a dit Alain de Benoist, le leader intellectuel de la nouvelle droite[14]. Sa position a constitué un virage idéologique identitaire et communautariste révélateur de la part de l’extrême droite dont la généalogie remonte à la critique romantique de la modernité et aux tentatives de défendre la Gemeinschaft contre la différenciation sociale croissante. La caractéristique centrale de la position identitaire-communautariste résultante est une « justification culturelle essentialiste de politiques d’exclusion » qu’a adoptée la nouvelle droite depuis Carl Schmitt[15].

Il ne s’agit pas de prétendre que l’attrait électoral de la droite radicale puisse être réduite à sa position verbale et affirmée sur l’immigration, le multiculturalisme et d’autres enjeux liés à la présence d’étrangers en Europe occidentale. Comme on l’a fréquemment remarqué, son succès durant les années 1990 a aussi été, dans une large mesure, le résultat du mécontentement et du désenchantement de toute la population face aux partis établis et aux élites politiques, de l’aliénation croissante par rapport au processus politique et aux mécanismes formels de la démocratie libérale. Les partis radicaux de droite doivent beaucoup de leur attrait électoral à leur habileté à se faire valoir comme les défenseurs des gens ordinaires ou encore les porte-parole des opinions inarticulées et des sentiments de vastes portions de la population, qui osent dire tout haut ce que la « majorité silencieuse » pense tout bas. Ils réussissent de cette façon, pour citer la phrase mémorable de Jean-Marie Le Pen, à « rendre la parole au peuple [16] ».

Les études comparatives des partis radicaux de droite ont surtout porté attention à ces aspects de la question et l’adoption d’une doctrine différencialiste est passée largement inaperçue. Pourtant, l’idéologie est devenue de plus en plus importante pour la droite populiste. En partant de l’affirmation selon laquelle l’identité de l’Europe et la diversité culturelle sont fondamentalement menacées, la droite radicale se promeut elle-même comme défenseur de la différence et du droit fondamental à l’identité culturelle et à l’ Heimat. Avec cette position, elle est devenue un acteur crucial dans ce que Slavoj Žižek a qualifié de ligne centrale de conflit dans la politique d’aujourd’hui : la ligne entre « l’universalisme démocratique libéral » et un « nouveau populisme-communautarisme “organique”[17] ». Vu de la droite radicale, ce conflit politique place les défenseurs de la différence, de la diversité, de la particularité et de l’identité contre les promoteurs de l’universalisme, du multiculturalisme et du déracinement, identifiés comme une nouvelle classe internationalisée reposant sur les multinationales, les médias, les organisations internationales et les administrations nationales[18].

Le reste du présent article explore à quel degré le discours politique puise dans les positions différencialistes et identitaires des partis radicaux de droite actuels en Europe occidentale sur des enjeux centraux pour le programme populiste. Cette analyse commence par une brève discussion sur l’adoption et l’incorporation du racisme différencialiste au sein du Front national, qui fut, pendant plusieurs années, le parti populiste de droite le plus important et le plus radical en Europe occidentale. La suite de l’analyse porte sur ce que Herbert Kitschelt et d’autres ont défini comme la vision « plus légère », plus modérée et plus pragmatique de la droite populiste contemporaine que présentent le Parti danois du peuple, la Lega Nord et le Parti suisse du peuple[19]. Le but est de démontrer que même ces partis ont commencé à utiliser des images et un langage différencialistes et identitaires pour justifier leurs revendications politiques. Un second but est d’explorer dans quelle mesure l’idéologie différencialiste a été modifiée après son intégration dans le discours populiste de droite.

Défendre l’identité nationale et culturelle

Le premier parti à adopter la doctrine du racisme différencialiste a été le Front national de Jean-Marie Le Pen. Le parti a rapidement affirmé que sa position nationaliste française ne devrait pas être pensée comme « du dédain pour les autres peuples ». Au contraire, son but était de protéger l’identité française et « de défendre les valeurs fondamentales de notre civilisation[20] ». Pour ce faire, il proposa d’accorder une priorité absolue à une « politique culturelle conçue pour défendre nos racines » et de renverser le processus de déracinement[21]. Dès 1988, Le Pen a signalé que les peuples d’Europe faisaient face à un réel danger d’extinction : « Et nous pensons que tout a été fait pour essayer de les sauver[22] ». En même temps, le Front national soulevait la question du racisme qu’il définissait comme une « doctrine qui nie le droit des peuples à être eux-mêmes » et l’une des menaces principales à la survie du peuple français et des peuples d’Europe en général[23].

Le Front national a insisté pour accuser les partis politiques établis et toute la classe politique d’avoir activement favorisé l’émergence et l’établissement d’une « société multiraciale et multiculturelle » en France[24]. Ceci a été « justifié au nom de droits humains abstraits et universels, et basé sur une définition de la nationalité française formelle et juridique plutôt que sur le lien de la communauté réelle et vivante formée par les héritages historiques partagés et la mémoire collective du passé national[25] ». Le multiculturalisme faisait partie d’une idéologie plus vaste que le Front national a appelé le « mondialisme ». Selon lui, cette nouvelle idéologie utopique cherchait à détruire les nations, à mélanger les peuples et les cultures, à balayer les barrières dans un effort pour effacer toutes les différences et finalement détruire le moindre sens de l’identité[26].

Pour le Front national, le multiculturalisme n’était rien d’autre que l’admission du fait que la vaste majorité des nouveaux immigrants entrés en France durant la dernière décennie ne pouvait pas être intégrée à la société française. Comme on l’a dit lors d’une grande exposition du Front national sur le danger de l’immigration, la France est une nation européenne dont la population a été stable pendant plus de 2 000 ans et dont la culture est issue « des trois grandes cultures européennes — celtique, germanique et gréco-latine — et qui a été formée par la Chrétienté romaine ». Dans le passé, il avait été possible d’assimiler les immigrants parce qu’ils venaient en majeure partie d’autres pays européens. En revanche, la plupart des nouveaux immigrants sont venus de la région du Maghreb, de la Turquie, de l’Asie du Sud et de l’Afrique sub-saharienne ; ils ont eu tendance à former « des quartiers ethniques et des cités ghettos » — symptômes de l’échec fondamental de l’intégration dont les conséquences furent désastreuses : en accueillant ces peuples au bagage culturel complètement différent, la France a pris le risque d’importer « les conflits ethniques et religieux du reste du monde[27] ».

En réponse, le Front national a mis de l’avant un catalogue entier de revendications et de « mesures concrètes » conçues non seulement pour ralentir le flux d’immigrants, et l’arrêter, mais aussi pour renverser l’évolution de la société multiculturelle en rapatriant ces immigrants qu’il estimait ne pas pouvoir — ou vouloir — assimiler ( inassimilable[28])[29]. En même temps, le Front national a préconisé une politique de « préférence nationale ». Son intention était de protéger « l’intégrité fiscale et nationale de l’État-providence » par une politique d’immigration très exclusive[30].

À la fin des années 1990, le parti traduisit de plus en plus ses demandes dans les termes d’un vaste assaut contre le « mondialisme », caractérisé comme une « monstrueuse utopie totalitaire qui exploite le phénomène économique de la mondialisation de l’information et des échanges » dans le but « d’atteindre une domination complète de la planète » par la destruction des nations et de leur identité[31]. La stratégie du parti a été de reconfigurer le conflit politique en termes d’un nouveau clivage entre le nationalisme et le mondialisme à la place de l’ancienne dichotomie entre l’enracinement et le déracinement[32]. Idéologiquement, le but a été de contextualiser le racisme différencialiste, d’en faire la portion d’une plus vaste stratégie politique de résistance étendue à la mondialisation en France et ailleurs [33]. Dans ses propres mots, le parti s’est vu « lui-même comme la forteresse et le bastion de l’identité nationale contre les projets cosmopolitiques visant à mélanger les peuples et les cultures[34] ».

Avec cette stratégie, Le Pen est devenu un candidat plus crédible aux élections présidentielles de 2002, récupérant une large part du soutien perdu après la séparation aigre de 1998, qui avait conduit à l’établissement du Mouvement national républicain dirigé par Bruno Mégret. En dépit des bouleversements temporaires de la droite radicale française, des sections de la droite populiste européenne ont conservé une grande admiration pour Le Pen, quelques-unes allant même jusqu’à se constituer consciemment à l’image du Front national. Cela fut évidemment le cas de partis comme le Vlaams Blok et le German Republikaner qui ont repris en grande partie la rhétorique du Front national et plusieurs de ses demandes et de ses propositions[35]. Mais, ces dernières années, des éléments de l’idéologie différencialiste du Front national ont également été adoptés par des partis populistes de droite qui n’avaient porté dans le passé qu’une faible attention aux questions de l’immigration et du multiculturalisme[36]. Au cours du processus, ces partis ont modifié l’attrait ethnopluraliste de façon significative en s’éloignant de l’accent original sur la protection et la préservation de l’identité culturelle nationale pour le rediriger vers une préoccupation croissante pour les questions de l’identité européenne devant les nouveaux défis socioéconomiques et socioculturels liés à la mondialisation.

De l’identité nationale à la civilisation européenne

En 1998, la section de Zurich du Parti suisse du peuple (PSP), qui avait fait dans les années 1990 des gains remarquables aux élections locales et nationales, lança une déclaration de principes sur l’immigration. À l’intérieur, le parti accusait « certains groupes immigrants » « d’intolérance culturelle », d’où la conclusion que « vivre avec eux sur une base multiculturelle était simplement impensable ». Le parti ne répugnait pas à préciser à quels groupes il pensait :

L’Islam devient de plus en plus le principal obstacle à l’intégration. Et pourtant, la proportion d’immigrants des pays islamiques est continuellement en hausse. En Europe, nous avons combattu pendant des siècles pour les valeurs libérales et démocratiques, pour la séparation de l’Église et de l’État, pour l’égalité entre les sexes. C’est une ironie particulière de l’histoire que les mêmes forces libérales de gauche, qui ont mené ce combat, sont aujourd’hui les avocats les plus passionnés de ces généreuses politiques d’immigration — politiques qui menacent les valeurs de base occidentales[37].

Le PSP n’est guère extrémiste. Avant les années 1990, c’était le plus petit des quatre grands partis de Suisse, un parti national conservateur représentant les intérêts ruraux dans la région germanophone. Les aléas du parti ont changé de façon spectaculaire à la suite de la montée, au sein de la section de Zurich, de Christoph Blocher, un homme d’affaires riche et influent. Sous Blocher le charismatique, le PSP a adopté une position et une stratégie populistes, ce qui lui a valu un grand succès[38]. En quelques années seulement, le parti a plus que doublé son appui et il est devenu le plus gros parti de la Suisse. Les thèmes majeurs de Blocher furent la défense des idiosyncrasies culturelles et politiques du pays, particulièrement face au défi du processus d’intégration européenne, ainsi que la réputation de la Suisse comme pays neutre ayant soutenu avec succès l’Allemagne nazie durant la Deuxième Guerre mondiale contre les critiques grandissantes de l’étranger.

Au cours du processus, le PSP essaya de s’établir lui-même comme le seul défenseur des valeurs et de l’identité culturelle de la Suisse contre la montée du multiculturalisme promu par la gauche politique et l’entrée croissante d’étrangers, surtout des réfugiés. Pour le PSP, le multiculturalisme était une expérience dangereuse qui menaçait d’apporter rien de moins que le « déclin de la culture[39] ». Fait peu surprenant, le PSP du canton de Zurich, qui compte le plus grand nombre de résidants étrangers dans toute la Suisse, fit de la lutte au multiculturalisme le centre de sa position sur l’avenir de l’immigration. Prétendant que ce phénomène menaçait de détruire la culture suisse tout en provoquant l’hostilité envers les étrangers, le PSP de Zurich demanda que les étrangers aspirent à s’intégrer d’eux-mêmes complètement et inconditionnellement à la société suisse. Cette position devint plus tard, quoique sous une forme modifiée, la base de la position du PSP sur l’intégration[40].

La position du parti de Zurich sur l’Islam doit être vue dans ce contexte. L’argument était que les Musulmans ne peuvent ni ne veulent s’intégrer à la société suisse, par exemple respecter ses lois, ses us et coutumes. En même temps, le parti accusa l’establishment politique de promouvoir une fausse culture de tolérance et de compréhension, qui contribua à la destruction de la culture suisse. Le titre qui coiffe la critique du livre sur l’Islam de l’orientaliste allemand Hans-Peter Raddatz, publiée dans le Schweizerzeit, l’hebdomadaire édité par l’important conseiller national du PSP, Ulrich Schlüer, illustre ces peurs latentes : « L’Islam en Europe libérale : la culture chrétienne occidentale face à sa propre autoliquidation[41] ? ». H.-P. Raddatz a aussi eu l’occasion d’y exprimer ses vues sur l’Islam quelques semaines après les attaques contre le World Trade Centre et le Pentagone. Dans cet article, il accuse la classe politique et intellectuelle d’avoir créé un type de « fétichisme du dialogue » qui « interdit sous la menace de châtiment sévère » tout scepticisme envers l’Islam, même s’il est historiquement justifié. Ses adversaires ont insisté pour dire qu’il y avait une différence entre l’Islam et le fondamentalisme, ce dernier étant surtout le résultat de l’ignorance et de « l’incompétence fondamentale ». Dans les circonstances, les attaques contre les États-Unis ne devraient guère provoquer de surprise[42].

Le cas du PSP offre une démonstration claire pour savoir dans quelle mesure la préservation de l’identité culturelle européenne, pensée dans le rejet strict du multiculturalisme et en particulier de l’Islam, a pris une place centrale dans le nativisme différencialiste en Europe occidentale contemporaine. En fait, les attaques contre l’Islam ont toujours été la marque de la rhétorique populiste de droite. Déjà à la fin des années 1980, Mogens Glistrup, le chef du Parti du progrès danois, créa tout un émoi en demandant de faire du Danemark une « zone sans musulmans ». À peu près en même temps, Carl Hagen, le chef du Parti du progrès norvégien, chercha à faire de la publicité pour son parti en citant « une lettre — qui allait plus tard se révéler fausse — disant que la Norvège était en voie de devenir un État musulman à moins que les frontières ne soient fermées[43] ». En Belgique et en Allemagne, la droite radicale a elle aussi prévenu que le nombre croissant d’immigrants musulmans menaçait de surpasser la population d’origine locale. Ces tentatives précoces pour susciter le ressentiment contre les résidants musulmans ont été plutôt sporadiques et largement conçues pour profiter de la préoccupation croissante au sujet du développement démographique en Europe occidentale.

Cependant, ces dernières années, la campagne contre l’Islam s’est saisie d’une nouvelle dimension. Dans un contexte de nativisme différencialiste, l’Islam sert au moins deux fins. Premièrement, il est devenu « l’autre » contre lequel la droite radicale a construit son idée de civilisation et de valeurs occidentales. Deuxièmement, vu l’affirmation englobante et totalisante du fondamentalisme islamique, l’Islam s’inscrit parfaitement dans la politique postmoderne de la différence prônée par la droite radicale. L’islamophobie est par conséquent devenue un élément constitutif de l’idéologie populiste de la droite radicale, à la fois avant et après le 11 septembre.

Encore une fois, ce furent les partis les plus modérés, comme le Parti danois du peuple (PDP) et la Lega Nord, qui ont joué un rôle important dans la propagation de ces idées. Quelques mois avant les plus récentes élections au Danemark, où le PDP devint le troisième parti en importance, le parti a publié un pamphlet de 226 pages illustré de plusieurs photos. Intitulé Le futur du Danemark : votre pays — votre choix…, il était essentiellement consacré à la question des étrangers et de l’immigration. Avant même la campagne électorale, le PDP avait fait de l’Islam l’enjeu principal de sa stratégie politique. Entre autres choses, il s’opposa résolument à la construction de mosquées et à l’établissement de cimetières musulmans ; il demanda que tous les membres de familles musulmanes soient déportés si l’un d’eux commettait une offense criminelle. En même temps, le parti commença une campagne d’affichage demandant s’il fallait être un Musulman pour obtenir un logement social au Danemark. Il fit publier une annonce d’une page dans un journal national indiquant les noms de citoyens récemment naturalisés dont une majorité venait de pays musulmans.

Bien que le pamphlet du parti sur l’immigration couvrait un ensemble de problèmes et de questions, beaucoup de photos montraient des Musulmans dont la majorité étaient vêtus de costumes traditionnels. La stratégie était clairement d’établir une équivalence entre l’Islam et le fondamentalisme. Cette impression était appuyée par la façon qu’avait le parti de décrire l’Islam dans les chapitres consacrés à ce sujet. L’argument était que l’Islam n’était pas une religion, mais un « programme politique » fondamentalement inconciliable avec la démocratie parce qu’il ne laissait aucune possibilité de décision personnelle. Soulignant l’oppression des femmes dans les pays musulmans, le parti décrivait l’Islam comme faisant la promotion de « pratiques médiévales » incompatibles avec la société moderne. Finalement, le pamphlet insistait sur le fait que le Danemark est « un pays chrétien » représentant les valeurs chrétiennes telles qu’elles ont évolué au cours de l’histoire, comme la tolérance, le respect et la compréhension mutuelle. Étant donné sa nature profonde, la « manière de vivre musulmane » s’opposait « à la mentalité chrétienne danoise[44] ».

L’idée de l’incompatibilité culturelle fondamentale entre l’Islam et les valeurs et la manière de vivre danoises est centrale dans la ligne argumentaire du PDP. Il n’y a pas de possibilité d’intégrer les immigrants musulmans à la société danoise, puisque, par leur apparence même, ces immigrants ont montré qu’ils ne voulaient pas s’y adapter. Par conséquent, si les Danois veulent rester maîtres de leur pays, ils n’ont pas d’autre choix que d’expulser tous les immigrants musulmans et de les renvoyer dans leurs pays d’origine [45].

Sachant le succès électoral du PDP, cette ligne argumentaire est susceptible de jouer un rôle croissant dans la stratégie populiste de la droite radicale. Idéologiquement, elle marque un éloignement important par rapport à la xénophobie simpliste des premières années de la mobilisation de la droite. En même temps, comme le montre un examen du développement idéologique de la Lega Nord ces dernières années, ce n’est que le point de départ vers une vaste idéologie différencialiste de droite.

Contrairement au PDP, la Lega Nord a connu un déclin substantiel de son soutien électoral depuis quelques années. Comme membre du présent gouvernement de coalition, elle en est venue à dépendre surtout de Berlusconi. En même temps, le parti a de plus en plus radicalisé sa rhétorique, adoptant au cours du processus le langage du nativisme différencialiste afin de lancer un assaut frontal contre le multiculturalisme et la mondialisation, rhétorique distincte en raison de sa consistance interne et de son étendue détaillée.

Le virage différencialiste du parti commença à la fin des années 1990. Il a été affirmé par son chef, Umberto Bossi, en 2000. Selon Bossi, le parti a pris position pour « la diversité des peuples, en commençant par nos propres peuples et par leur droit à la liberté ». Déjà deux ans auparavant, une section du parti avait fait diffuser une prise de position sur l’immigration, « l’identité et la société multiraciale » qui fut plus tard affichée sur le site Web du parti[46]. Les auteurs réclamaient pour eux-mêmes le « sacro-saint droit de notre peuple à maintenir et à défendre son identité ethnoculturelle et religieuse » et le droit « de ne pas être réduit à une minorité dans sa propre maison[47] ». Pour les auteurs, l’immigration et le multiculturalisme faisaient partie d’un processus plus vaste de mondialisation ( mondialismo) conçu « pour détruire les peuples » afin de construire un « village global anglophone et totalitaire sur les ruines des peuples [48] ». Ce développement ne fut pas anonyme mais propagé par deux forces — les Américains et les Musulmans qui l’utilisaient pour construire de nouveaux empires mondiaux. L’immigration menaçait de transformer les pays européens en colonies grâce à ce que les auteurs appelaient « une forme d’impérialisme démographique » conçu pour transformer « nos nations, démographiquement, culturellement et politiquement, en appendices de pays n’appartenant pas au continent européen[49] ». Ces tendances pourraient être renversées seulement si les peuples réaffirmaient et défendaient leur identité culturelle et se « réappropriaient » leur propre territoire, vraisemblablement sous la direction de la Lega Nord dont la « vision différencialiste du monde » offrait l’arme la plus efficace contre le mondialismo et l’impérialisme américain et musulman[50].

Au cours des quelques années suivantes, Bossi lui-même adopta non seulement la vision différencialiste du pamphlet, mais aussi sa conception du mondialismo en tant qu’instrument américain pour parvenir à une hégémonie mondiale. À partir du début de 1999, Bossi prévint à plusieurs occasions que « l’invasion » venant de l’extérieur de l’Europe occidentale était liée de façon complexe à « l’idéologie américaine de mondialismo » « qui tente d’imposer sur toute l’Europe une “société multiraciale” dans le but d’affaiblir l’Ancien continent et de le subordonner encore davantage à la superpuissance américaine ». Étant donné les pressions croissantes de la mondialisation, la Lega dut changer son objectif stratégique et se concentrer sur la recherche de façons pour amener le peuple « à se révolter contre cette nouvelle idéologie autoritaire qui tente d’annihiler tous les Européens[51] ».

Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que la Lega se soit concentrée de plus en plus sur l’Islam. Bossi a écrit en 1993 que « l’Islam, d’un côté, et la colonisation par les États-Unis d’Amérique, de l’autre, plaçaient la grande culture européenne en danger […]. [La] bataille pour l’identité culturelle du continent coïncide aujourd’hui avec la bataille pour la protection de la culture du petit peuple pris en otage par la massification et par le fanatisme religieux ou idéologique[52] ». À la fin des années 1990, la position de la Lega sur l’Islam se transforma en un vaste Kulturkampf inspiré par l’idée de Samuel Huntington sur le choc des civilisations[53]. Ainsi, dans un numéro spécial sur l’Islam du journal de la Lega, Quaderni padani, l’Islam a été défini à partir de 1999 comme l’une des « trois pires maladies de l’histoire » (avec l’impérialisme romain et le communisme) — trois « grandes pestes » retenues ensemble par « la colle du mondialismo, l’ennemi de toute différence (comme le communisme), de toute autonomie (comme Rome), de toute tolérance (comme l’Islam) et de toute aspiration à la liberté (comme tous les trois)[54] ».

Au cours du processus, la Lega élabora une vaste théorie du complot construite autour d’un antiaméricanisme de plus en plus véhément. Ainsi, le parti maintint que les Italiens avaient un choix entre une « société américaine multiraciale mondialiste » et une « société padanienne (ou italienne) et européenne basée sur ses peuples ». « Américain » signifiait un capitalisme de type individualiste sans pensions ni soins de santé minimaux garantis, ce qui détruirait les petites entreprises et conduirait au chômage de masse tout en permettant aux États-Unis d’Amérique de regagner la position économique perdue avec la création de l’Union européenne en 1993[55].

L’antiaméricanisme sans compromis de la Lega était encore une fois évident dans l’objection véhémente du parti à la campagne de l’OTAN contre la Yougoslavie sur la question du Kosovo. D’après lui, la guerre n’avait rien à faire avec des buts humanitaires ; c’était une tentative américaine pour obtenir un pied-à-terre dans les Balkans « afin de prévenir ce que Washington craignait le plus, à savoir l’union commerciale et géopolitique entre nous autres Européens et la région russe[56] ». Dans la vision de Bossi s’exprimant devant la Chambre basse italienne ( camera dei deputati) en mars 1999, le conflit au Kosovo opposait :

Deux identités religieuses différentes, d’une part, les immigrants albanais — et, pour future mémoire, je souligne immigrants — qui sont musulmans et qui réclament l’indépendance du Kosovo par rapport à la Serbie et son annexion à la terre-mère, l’Albanie ; d’autre part, les Serbes qui sont chrétiens et pour qui le Kosovo représente un endroit mystique, la racine profonde de leurs politiques et de leur histoire.

Parlant des États-Unis, Bossi continua en disant que les Américains, « des hommes qui ne valorisent que l’argent » et ne veulent rien de plus que détruire tous les peuples, sont fondamentalement opposés aux valeurs que les Serbes — « un grand peuple qui garde sa parole, solide et sérieux » par rapport aux « Américains superficiels » et « insouciants » — veulent préserver des valeurs telles que la famille, les enfants et les vraies croyances.

Au cours de l’intervention de l’OTAN, la Lega adopta les idées d’un obscur expert français sur l’Islam, Alexandre del Valle. Ce dernier prétendit que la guerre de l’OTAN contre la Yougoslavie était essentiellement conçue par les États-Unis « pour compromettre la construction d’une Europe indépendante et forte », et l’empêcher de les défier économiquement. La politique étrangère des États-Unis visait à provoquer un « choc des civilisations » précipitant les Européens contre le monde musulman[57]. En même temps, l’Islam représentait lui-même une menace fondamentale suspendue comme une « épée de Damoclès » au-dessus de l’Europe[58]. Les raisons qu’avait la Lega de s’opposer à l’intervention de l’OTAN au Kosovo étaient évidentes : pour Bossi et pour plusieurs dans son parti, la minorité albanaise avait progressivement réduit la majorité serbe à une minorité et l’avait poussée hors de la province, surtout sur le plan démographique. De cette façon, le Kosovo était une illustration de première importance de ce qui pourrait arriver si l’Europe ne parvenait pas à arrêter « l’invasion islamique [59] ».

Dans la même veine, la Lega commença à la fin des années 1990 à se promouvoir elle-même avec une urgence croissante comme le défenseur des valeurs occidentales, de l’Europe chrétienne et de la foi catholique contre le « nouveau colonialisme » sous la bannière de l’Islam[60]. Avec cette stratégie, la Lega gagna une nouvelle visibilité, surtout après qu’elle eut lancé une croisade contre la construction de mosquées dans le nord de l’Italie. L’incident le plus spectaculaire fut la manifestation contre une mosquée dans la ville de Lodi, à la fin de 2000, qui se transforma en manifestation anti-islamique majeure avec des slogans tels que « L’Europe est chrétienne et doit le rester » et « L’ombre du minaret n’assombrira jamais notre campanile[61] ». Pour la Lega, le but était simple : arrêter « l’invasion islamique ». Dans les mots d’un des chefs de la Lega Nord, l’Islam est « une religion intolérante ». Le parti était prêt à en appeler à « de nouvelles croisades dans le but de défendre notre culture, notre identité et notre avenir[62] ».

Lorsque la Lega entra dans le second gouvernement de Berlusconi, le parti avait fait de l’immigration illégale et de la défense de l’identité culturelle et religieuse de l’Italie du Nord la pierre angulaire de sa stratégie politique. Dans le processus, sa position devint encore plus extrémiste — un développement reconnu et applaudi par l’extrême droite intellectuelle renaissante de l’Italie. Des cercles comme Rinascita considérèrent la Lega comme leur allié le plus imporrant dans la campagne contre « les immigrants illégaux envahissant nos terres », une campagne provoquée par « la guerre contre tous les hommes et tous les peuples menée par la Ville et Wall Street, par le mondialismo et la globalisation, par la culture de l’homogénéisation[63] ».

11 septembre

Pour la droite populiste européenne, les terribles attaques du 11 septembre contre les États-Unis représentèrent une puissante défense de leur position sur l’Islam. Mégret l’a bien dit quand il a prétendu que ces attaques reflétaient la « confrontation entre deux mondes, un authentique choc des civilisations » qui précipita « la civilisation européenne et chrétienne contre la civilisation arabo-mulsulmane[64] ». Quand les Américains ont joué la « carte arabe et musulmane dans le but de contrer, de contenir et d’affaiblir l’Europe », ils ont joué avec le feu. Maintenant, ils ont récolté ce qu’ils ont semé[65]. Le Pen, même s’il s’est montré plus prudent dans ses références à l’Islam — pour ne pas se mettre à dos les électeurs de Harki et leurs descendants —, s’est lui aussi empressé d’évoquer les souvenirs de ce qu’il considérait comme un soutien américain actif pour « la réimplantation de l’Islam dans les Balkans » en appuyant les Bosniaques et les Albanais contre les Serbes[66]. Sans doute, les deux hommes interprétèrent les événements du 11 septembre 2001 comme un virage historique qui donnait l’occasion de ranimer leur fortune politique. Et, en fait, à la fin d’octobre, une recherche de l’institut renommé SOFRES montra une montée significative de l’appui à la candidature présidentielle de Le Pen[67].

La Lega Nord a vu dans les attaques une déclaration de guerre contre l’Occident de la part d’un Islam militant dans lequel elle voyait la dernière forme du totalitarisme [68]. Selon Alexandre del Valle, dans une entrevue accordée à La Padania, le 11 septembre représenta le début de la « grande guerre du xxie siècle entre l’Islam postcolonial et le reste du monde non musulman ». Pour l’Islam, l’objectif est de convertir le monde entier, de transformer le monde entier en une « nation islamique ». Dans le but d’atteindre cet objectif, tous les moyens sont permis, y compris la violence et la guerre (sainte) que l’Islam considère comme un « devoir collectif ». Et del Valle avertit qu’au moins pour l’instant, l’Europe, qui a permis aux fondamentalistes islamiques de s’installer sur son sol sans leur demander de s’intégrer, a été trop faible pour faire face au « totalitarisme islamique[69] ».

Pour dépasser cette faiblesse et combattre la nouvelle menace totalitaire en Europe, la Lega proposa des mesures à court et à long termes. Dans les jours suivant les attaques, les dirigeants du parti ont appelé à un contrôle strict des mosquées et des centres islamiques et même à la fermeture des frontières de l’Italie aux ressortissants de pays islamiques. D’autre proposèrent que l’Italie donne préférence aux étrangers de foi catholique, adoptant ainsi une idée lancée par le cardinal Biffi de Bologne à la fin de 2000 et qui avait provoqué un important tumulte dans le pays[70]. En même temps, la Lega réaffirma sa position selon laquelle seuls le souvenir et la réaffirmation des valeurs traditionnelles chrétiennes permettraient à l’Europe de surmonter les dommages spirituels causés par l’adoption de la mondialisation[71].

Résistance nostalgique : nativisme différencialiste dans la nouvelle Europe

Cet article a essayé de montrer que la droite radicale populiste de l’Europe occidentale a élaboré une idéologie relativement étoffée reposant sur la notion de différence culturelle. Parmi ses éléments centraux se trouvent une islamophobie véhémente et une hostilité de plus en plus prononcée envers la mondialisation. Dans ce processus, la droite populiste a cherché à se positionner et à se propager en tant que mouvement de résistance défendant une conception de l’identité européenne qu’elle voyait comme fondamentalement menacée.

Ce n’est peut-être pas une coïncidence si la renaissance de la droite radicale se produit à un moment où l’Europe fait face à plusieurs défis essentiels dont beaucoup sont liés de façon complexe à la question de l’identité. Au coeur de cette question se trouve la déconstruction du « mythe fondamental de l’Europe » — le « mythe de l’homogénéité culturelle ». Une étape cruciale de ce processus a été l’établissement de l’Union européenne qui, comme l’a prétendu Rosi Braidotti, peut également être interprété comme « une tentative pour mettre un terme au déclin historique des États-nations européens et plus spécifiquement du nationalisme européen[72] ». Dans ce contexte, le nativisme différencialiste est une tentative profondément nostalgique pour arrêter, et ultimement renverser, ce processus de déconstruction et ainsi tordre l’évolution d’une Europe intégrée, ouverte, diverse et multiculturelle. Ce qui veut dire que tous les partis populistes de droite en Europe ont donné une voix à la forte opposition face au processus d’intégration européenne, mais se présentent simultanément comme les défenseurs des acquis de la démocratie sociale européenne contre le néolibéralisme et les pressions de la mondialisation[73]. Dans ce processus, la droite populiste radicale s’est débarrassée des dernières traces du productivisme néolibéral qui était l’une des marques de son programme lors des premières étapes de la mobilisation politique au profit d’un providentialisme autoritaire et paternaliste combiné à un nationalisme économique. Ce virage programmatique a coïncidé avec une « prolétarisation » marquée de son électorat qui a drainé de plus en plus la base de la gauche traditionnelle et contribué au virage récent vers la droite en Autriche, en Norvège et au Danemark.

Dans le processus, la droite populiste radicale en est venue à embrasser des positions abandonnées par la gauche traditionnelle tout en adoptant des positions répandues par la gauche postmoderne libertaire telles que la célébration de la pluralité, la défense de la différence et l’accent mis sur les politiques contextuelles et identitaires. Et la droite a intégré toutes ces positions en une nouvelle idéologie vaste et cohérente qui fut davantage le résultat d’une « vampirisation » idéologique que d’une innovation. C’est cette « proximité précaire » des idées qui forme le programme différencialiste de la droite radicale aux valeurs politiques traditionnelles, par exemple la justice sociale et le bien-être et à la forme que ces valeurs ont prises, notamment la notion d’intégration et qui va loin pour rendre compte de l’attrait de la droite populiste contemporaine[74]. En même temps, la nature idiosyncratique de cette idéologie a permis à la droite populiste radicale de se promouvoir comme un vaste mouvement de résistance contre un ensemble de développements au premier rang desquels la mondialisation et l’américanisation suscitent des soucis et des angoisses répandus bien au-delà de son noyau constitutif. C’est exactement pour cette raison que les partis établis ont eu tant de difficulté à contrer ce soulèvement de la droite radicale.