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L’ouvrage de William Ramsey arrive de manière opportune dans une littérature philosophique contemporaine déjà abondante portant sur le concept de représentation mentale. Là où la majorité des philosophes de l’esprit s’efforcent de proposer une définition de la représentation mentale à partir d’une théorie du contenu (ou des types de contenu) mental, Ramsey questionne d’une manière originale et assez radicale le bien-fondé de l’appel généralisé que font les sciences cognitives à cette notion pour définir et expliquer la nature de la cognition. Synthétiquement, l’économie de l’argumentation que l’auteur développe dans l’ouvrage peut se résumer de la manière suivante :

  1. Constat descriptif. De nombreux modèles de la cognition, classique (théorie computo-représentationnelle de la pensée) et récents (réseaux de neurones, neurosciences computationnelles, etc.) postulent l’existence de représentations mentales assimilables, à chaque fois, à un type particulier d’états physiques (symboles, ensembles de sous-symboles, mécanismes neuronaux de détection/indication, architectures fonctionnelles, et autres).

  2. Thèse de l’ouvrage. Dans les modèles représentationnels non classiques de la cognition, les structures et les états qui sont les rouages explicatifs du comportement cognitif usurpent le titre de représentation mentale : leur rôle fonctionnel et explicatif n’est pas celui que nous attribuons d’ordinaire aux représentations. Leur rôle dans l’explication relève de leurs propriétés de médiation causale, d’indication, ou de leurs propriétés dispositionnelles. Il est inutile et fourvoyant de faire de ce rôle un rôle représentationnel, et donc de considérer que ces modèles de la cognition sont des modèles représentationnels.

  3. Possibilité. Un modèle non classique de la cognition pourrait s’avérer être un meilleur modèle que celui posé par la théorie computo-représentationnelle de la cognition, qui a jusqu’à présent dominé les sciences cognitives. Ce modèle ne se différencierait pas seulement de la théorie computo-représentationnelle par le type d’architecture de la cognition qu’il proposerait, mais aussi par son abandon de la notion de représentation mentale. Cela rendrait impossible tout rapprochement ou rapport d’inclusion entre ce modèle et la théorie computo-représentationnelle de la pensée.

  4. Constat prospectif, à partir de B et de C. Les sciences cognitives pourraient rentrer de manière imminente dans une ère non représentationnelle. Nous sommes cependant incapables d’apercevoir les prémisses de ce changement paradigmatique, en raison de notre propension à toujours vouloir voir, de manière non justifiée de la représentation mentale là où il n’y en a pas. S’il devait avoir lieu, ce changement paradigmatique en sciences cognitives pourrait avoir des conséquences bouleversantes pour la psychologie populaire (p. 222) et « cataclysmiques » sur la conception que nous avons de nous-mêmes comme agents intentionnels (p. xvi).

Le propos de l’auteur est spécifiquement consacré à la démonstration de (B). Il ne se prononce pas sur le caractère nécessaire — explicativement et/ou ontologiquement — de la notion de représentation mentale en sciences cognitives; il ne prend pas non plus parti pour une théorie particulière de la cognition (bien que l’on puisse entrevoir sa préférence pour un modèle connexionniste).

La thèse principale de l’auteur développée dans l’ouvrage B prend la forme d’une réponse à une question qui, selon lui, doit être posée à toute théorie représentationnelle de la cognition. Cette question peut se résumer de la manière suivante; elle relève de ce que l’auteur nomme job description challenge : Dans une théorie représentationnelle donnée, en quoi le rôle fonctionnel et explicatif des entités appelées représentations mentales est-il réellement et irréductiblement un rôle représentationnel? Dit autrement, en vertu de quoi la référence à des processus/états/structures représentationnels peut-elle nous offrir un gain explicatif non trivial dans l’analyse du comportement d’un système cognitif, gain que nous ne pourrions pas obtenir en faisant seulement référence à des états ne fonctionnant pas comme des représentations?

Pour Ramsey — qui se réclame avant tout d’une posture de philosophe des sciences cognitives (p. 5) —, ce n’est pas la présence d’un contenu qui peut faire d’un état physique une représentation et donc répondre à cette question (tout, dans l’absolu, peut en effet être interprété de manière représentationnelle), mais bien le rôle fonctionnel de certains états physiques dans le système (encore que, là aussi, il ne soit jamais nécessaire, pour l’auteur, de traiter un système comme étant un système représentationnel). Il ne s’agit pas de s’intéresser à la portée et aux limites du pouvoir explicatif de la notion de représentation mentale; la question vise plutôt à déterminer ce qui peut spécifiquement constituer le rôle causal (et le pouvoir explicatif) d’une entité en tant que représentation mentale dans un système cognitif (et dans une théorie).

Ce qu’est un authentique rôle représentationnel est défini, pour l’auteur, par notre compréhension ordinaire et intuitive de ce que c’est que de fonctionner comme une représentation. Cette compréhension ordinaire a pour objet premier les représentations externes (cartes, graphes, phrases, signaux indicateurs, etc.), qui sont toujours des entités référentielles (dotées d’intentionnalité) pour un usager (voire un interprète), en ayant un rôle au sein d’un système. Pour expliciter cette compréhension intuitive, l’auteur se réfère également à la tripartition peircienne entre icônes, indices, et symboles (p. 20).

À l’exception du dernier chapitre, le reste de l’ouvrage est consacré à l’examen des réponses que différents modèles de la cognition apportent implicitement ou pourraient apporter à la question posée par le job description challenge.

Les chapitres 2 et 3 présentent ainsi les réponses de la théorie computo-représentationnelle classique. La réponse standard de cette théorie à la question du job description challenge peut se trouver de manière exemplaire chez Fodor : elle consiste à soutenir que les unités computationnelles sont des représentations mentales parce qu’elles sont des structures symboliques (présentant une double face, sémantique et syntaxique) qui réalisent le contenu de nos attitudes propositionnelles. L’auteur rappelle alors les critiques, dirimantes à ses yeux, adressées par John Searle et Stephen Stich à cette réponse : en quoi des symboles computationnels formellement manipulés pourraient-ils jouer le rôle de représentations dans un système?

Pour Ramsey, les symboles de la théorie computationnelle classique ont pourtant un rôle authentiquement représentationnel, et de deux manières distinctes, présentées dans le chapitre 3 (la même unité computationnelle peut cependant exemplifier ces deux rôles en même temps) :

  1. La représentation comme entrée et comme sortie d’un (sous-)système : dans la théorie computo-représentationnelle, les entrées et les sorties du système doivent nécessairement être vues comme des symboles qui représentent des valeurs pour que l’on considère que le système (ou le sous-système) en question accomplit une tâche cognitive (traitement d’information). Les objets de calcul du système (entrées et sorties, par exemple) tiennent en fait lieu de propriétés du domaine dans lequel s’inscrit le problème devant être résolu par le système — c’est d’ailleurs pour cela qu’ils sont mécaniquement nécessaires pour les opérations du système (p. 74). Cette position, pour l’auteur, n’est pas seulement heuristique : ce n’est pas nous qui décidons de voir les unités computationnelles comme des symboles. Ce sont les mécanismes de réalisation et la tâche cognitive en question qui font des unités computationnelles des représentations. Il y a en fait une dépendance mutuelle entre le fait que quelque chose, dans un système, ait la fonction d’être une représentation et le fait qu’un système ait la fonction d’accomplir de manière computationnelle une tâche cognitive.

  2. La représentation comme représentation structurelle ou comme élément d’une simulation : pour qu’une unité computationnelle (symbolique) ait un rôle représentationnel, il suffit qu’elle soit un élément d’un modèle ou d’une simulation d’un domaine-cible, modèle ou simulation effectuée par le système. Seul le modèle entretient des relations d’isomorphisme avec l’environnement; les symboles manipulés implémentent collectivement ce modèle; chaque unité symbolique, en tant qu’élément du modèle, représente alors un aspect du domaine modélisé par le système. Ici aussi, il y a une dépendance mutuelle entre les éléments symboliques qui composent le modèle (et qui deviennent alors des représentations) et le fait que le système construise un modèle d’un domaine-cible à partir de ces éléments.

L’auteur s’efforce alors montrer pourquoi ces deux types de représentations sont plus que de simples constructions théoriques, et en quoi leurs occurrences présentent un contenu déterminé. Il répond notamment à une critique classique portant sur la faiblesse de l’isomorphisme pour constituer de la représentation (la ressemblance structurelle pouvant se retrouver partout dans le monde), en insistant sur l’importance de l’indexicalité et du caractère proximal de la relation causale entre le modèle et le domaine-cible pour déterminer le contenu du modèle.

Ramsey souhaite ainsi montrer que la théorie computo-représentationnelle est en mesure d’apporter une réponse cohérente à la question du job description challenge. Les états qu’elle pose pour analyser et expliquer le fonctionnement d’un système cognitif font réellement un travail de représentation, intuitivement acceptable. Ce n’est pas le cas d’autres théories et modèles de la cognition, que l’auteur examine dans les chapitres suivants.

Dans le chapitre 4, l’auteur soutient que les structures et états cérébraux qui sont considérés comme représentationnels dans les modèles d’inspiration connexionniste et/ou neuroscientifique ne possèdent en fait pas de réel rôle représentationnel dans le système où ils sont effectifs. L’auteur critique en particulier l’idée que des structures ou états cérébraux ayant un rôle de détection, d’indication ou de réponse fiable vis-à-vis de structures ou événements physiques distaux fonctionneraient de ce fait comme des représentations de ces derniers, et ce, même si ces événements cérébraux médiatisent les relations entre l’organisme et ces structures physiques distales (p.142). Si le rôle fonctionnel de ces états était (considéré comme) représentationnel, on rencontrerait ce que l’auteur appelle le problème du pan-représentationnalisme : la représentation serait présente partout dans le monde, par exemple dans tout type d’indice naturel ou de dispositif fiable de détection. Or bon nombre de dispositifs physiques naturels (plantes carnivores, bactéries), artificiels (thermostats, détecteurs de présence, etc.) ou physiologiques (système immunitaire) accomplissent ce rôle de détection ou de réponse sélective sans que nous considérions intuitivement leurs états comme des états représentationnels.

En rencontrant cette objection, le lecteur pourra immédiatement penser, en guise de réponse, au travail de Fred Dretske, qui ne réduit pas la représentation à l’indication ou à la détection, mais tente de l’en dériver. Ramsey consacre justement une bonne partie de ce chapitre à discuter finement la théorie représentationnelle de Dretske, en tentant de montrer que cette théorie n’est pas en mesure de répondre de manière non circulaire au job description problem.

L’auteur adopte la même stratégie critique dans le chapitre 5, afin de démontrer l’absence de rôle représentationnel dans d’autres types de dispositifs et structures que certains voient comme représentationnels. Il s’agit des architectures fonctionnelles des systèmes computationnels, mais aussi des connexions et des poids synaptiques dans les réseaux de neurones. Ces dispositifs sont supposés représenter implicitement ou tacitement un ensemble d’informations (connaissances, règles, contraintes, procédures), en raison de leurs propriétés dispositionnelles. Ici aussi, pour l’auteur, l’appel à un vocabulaire représentationnel pour qualifier le rôle de ces structures est superflu (on peut se contenter de parler de propriétés dispositionnelles ou de capacités) et dangereux : on retrouverait le problème du pan-représentationnalisme, à partir de l’idée que tout ce qui posséderait des capacités ou des dispositions inclurait de fait des représentations de ce que ces capacités et dispositions peuvent causer. Or notre sens commun de ce qu’est une représentation ou un système représentationnel exclut cette possibilité.

Le chapitre conclusif de l’ouvrage reprécise bien les différences irréductibles qui existent, pour l’auteur, entre les représentations computationnelles d’une part, et les structures physiques d’indication ou de détection et les capacités architecturales d’autre part. Un long exemple est proposé pour illustrer ces différences. On peut cependant trouver dans cet exemple une simplification excessive de la conception de la représentation comme indication (limitant l’indication à un rapport au présent et au proximal). L’ouvrage se clôt par une longue réflexion sur l’avenir possiblement non représentationnel des sciences cognitives, résumée dans les sections (C) et (D) du raisonnement présenté plus haut.

Le propos général de l’auteur s’accompagne parfois de simplifications. C’est là sa force, mais aussi sa faiblesse. Sa force, en ce que l’auteur parvient de manière convaincante à quelque peu élaguer le champ du débat entre représentationnalisme et non-représentationnalisme, et à rendre service à ces deux positions à la fois : si l’on s’accorde avec la thèse principale de l’auteur, les modèles non classiques de la cognition doivent choisir leur camp, entre un retour vers la théorie représentationnelle classique (dont ils ne seraient qu’une variation) et le choix d’assumer pleinement leur nouveauté, en se débarrassant de la notion devenue inutile de représentation mentale. Il n’y aurait pas de voie du milieu entre ces deux possibilités. Mais, bien évidemment, il est discutable que l’éventail contemporain des théories de la représentation mentale se laisse réduire aussi facilement à cette alternative. L’une des faiblesses du propos de Ramsey est par exemple ne pas considérer les théories non classiques (d’obédience connexionniste et neuroscientifique) de la représentation conçue comme modèle : ces dernières peuvent montrer comment la représentation en tant que modèle, simulation ou émulation peut se poser à un niveau de description et d’explication sous-symbolique, et ce, au moyen d’une théorie élaborée de l’indication et de l’information neuronale[1]. On peut aussi trouver paradoxal le fait que l’auteur fasse appel, de manière d’ailleurs peu précise, à nos intuitions populaires à propos de la nature du fonctionnement des représentations afin de critiquer conceptuellement certains modèles scientifiques de la représentation mentale, alors même qu’il conçoit de manière potentiellement éliminativiste les rapports entre les sciences cognitives et la psychologie populaire.