Corps de l’article

Qu’il s’agisse du programme de la naturalisation en philosophie de l’esprit d’un Dretske, Kim ou Tye (pour ne mentionner que des représentants en philosophie cognitive qui présentent une argumentation proprement philosophique), il est manifeste que ces philosophes doivent aujourd’hui affronter la phénoménologie d’un Husserl ou d’un Merleau-Ponty. Les raisons sont évidentes. En effet, à partir du moment où l’on prétend rendre compte, d’un point de vue naturaliste, de l’intentionnalité (Dretske, 1995, chapitre 1, 2000, partie 3), de la conscience phénoménale (Tye, 1991, chapitre 5; 1995, chapitres 1, 4 et 6), de la conscience corporelle ou du problème traditionnel de la relation âme-corps (Kim, 1993, sections 4, 6, 10, 13, 16; 1998), cette confrontation devient inévitable du fait que la phénoménologie se présente comme une théorie philosophique de la conscience dont la caractéristique centrale est l’intentionnalité. Or, Dretske est explicite sur ce point : la théorie représentationnaliste et naturaliste de l’esprit qu’il propose doit rendre compte des caractéristiques centrales de l’intentionnalité; elle doit particulièrement rendre compte des données de l’expérience perceptive. C’est précisément sur ce terrain que les contributions remarquables des phénoménologues, principalement de Husserl et de Merleau-Ponty, peuvent être exploitées pour montrer que les naturalistes ne parviennent pas à rendre compte des faits fondamentaux que la phénoménologie a mis en évidence, du moins si l’on se contente des théories naturalistes dans leur forme actuelle. Je tenterai de démontrer cette faille principalement dans le traitement naturaliste qu’offre Dretske de l’expérience perceptive. Certaines conclusions de cet examen pourront également être appliquées à d’autres naturalistes.

Je prétends démontrer dans cet article que les données supposément phénoménologiques et pertinentes à l’intentionnalité que Dretske tente d’expliquer ne correspondent pas aux données que les analyses phénoménologiques de l’intentionnalité de Husserl ont articulées dans le moindre détail. Je dois signaler au départ que la majorité des auteurs dans le camp de la philosophie analytique et des sciences cognitives qui traitent de l’intentionnalité de la conscience et d’autres thèmes dont se réclament les phénoménologues ne font aucune référence aux études et aux textes de Husserl, et que les auteurs que Dretske lui-même mentionne dans la section consacrée à l’intentionnalité sont des auteurs qui occupent une place tout à fait secondaire dans la littérature phénoménologique (Miller, Christensen). Dretske et les autres analystes devraient savoir que l’« expérience intentionnelle de la conscience » fut la cible principale des analyses phénoménologiques auxquelles Husserl s’est consacré durant toute sa vie, depuis les Logische Untersuchungen (Recherches logiques) jusqu’à la Krisis. De grandes parties de son travail ont été consacrées à des analyses minutieuses des expériences intentionnelles conscientes en tant qu’elles sont représentationnelles (en un sens très général, qui reste encore à préciser), de même qu’à la série des modalités importantes de ces expériences. La phénoménologie husserlienne se conçoit explicitement comme une « science de la conscience » en accord avec le sous-titre de l’ouvrage majeur de Wilhelm Wundt (1890/1973), le premier maître de Husserl en matière de philosophie. On peut être perplexe de constater que les toutes dernières contributions à la science de la conscience, tels les livres de Hameroff et al., eds. (1996, 1998), Towards a Science of Consciousness (deux volumes de 750 pages chacun), contiennent à peine une référence à Husserl, une mention indirecte en citant Montero, un auteur tout à fait marginal en phénoménologie. Dans le livre de Block et al., ed. (1997), The Nature of Consciousness, Philosophical Debates, il n’y a aucune référence à Husserl ou à la phénoménologie, et dans Marcel et al., eds. (1988), Consciousness in Contemporary Science, livre écrit par des philosophes, il y a seulement une référence faite par van Gulick qui pose la question triviale de savoir « s’il y a une dimension selon laquelle se distingueraient les états intentionnels impliquant l’expérience subjective consciente des états mentaux qui n’impliquent pas une telle expérience » (p. 96). C’est tout. Même des auteurs qui estiment que la phénoménologie serait en mesure de fournir de nouvelles formules pour les sciences cognitives (cf.Flanagan, 1992, Shear, 1997, Velmans, 1997) ne font pas référence à des textes précis de Husserl ou d’autres phénoménologues. Soit que les analystes et les cognitivistes ignorent la littérature phénoménologique, soit qu’ils estiment que les écrits que les phénoménologues ont produits ne sont pas pertinents pour les sciences cognitives ou pour une science de la conscience. Dans le dernier cas, on demanderait de nous fournir des arguments qu’ils n’ont toujours pas produits.

Pour soutenir ma thèse générale concernant l’échec du naturalisme de Dretske, je passerai par les quatre étapes suivantes : 1) Je présenterai une critique interne des thèses représentationnalistes dont se réclame Dretske. 2) Je circonscrirai une critique que suggère le point de vue même adopté par Dretske pour traiter dans une optique naturaliste la propriété fondamentale de la conscience, son caractère intentionnel. Il s’agira d’une confrontation générale du naturalisme et du point de vue de la phénoménologie. 3) J’identifierai par une analyse plus détaillée les difficultés et les limites contre lesquelles se heurte le traitement naturaliste des supposées données phénoménologiques. 4) Je formulerai une série de remarques de conclusion au sujet des problèmes que le naturalisme ne semble pas pouvoir surmonter.

1. Critique interne de la théorie naturaliste et représentationnaliste de l’esprit

On pourrait résumer les thèses philosophiques principales de la théorie représentationnaliste de l’esprit, la TRE, de la manière suivante.

[1]

La caractéristique principale des états de conscience ou des états mentaux, c’est l’intentionnalité.

[2]

L’intentionnalité consiste en une relation (à spécifier) à un contenu.

[3]

Le contenu est de nature représentationnelle (TRE).

[4]

Le contenu est de nature symbolique (Fodor).

  1. Le contenu a une structure syntaxique (TSE)

  2. Le contenu est sémantiquement évaluable (croyances vraies/fausses, etc.).

[5]

Le contenu intentionnel dépend du monde extérieur : dépendance causale et nomologique (thèse externaliste).

[6]

Les processus de pensée consistent en une manipulation de symboles (internes); ces manipulations sont de nature computationnelle (TCE).

[7]

Les états de conscience sont les caractéristiques internes ou intrinsèques des organismes dotés de conscience; ces caractéristiques sont localement « survenantes » sur la base des caractéristiques physiques intrinsèques.

Chacune des thèses formulées ci-dessus pourrait être critiquée. Certaines résistent mieux que d’autres. Je ferai une série de brefs commentaires pour ensuite me consacrer à la critique principale qui concerne l’inconsistance des thèses [1], [5] et [7].

La thèse [1], formulée de cette manière générale, ne semble pas faire problème. On peut naturellement se demander si tous les états mentaux ont de l’intentionnalité. On doit probablement distinguer les états mentaux conscients des états mentaux infrapersonnels. Les derniers pourraient être non intentionnels.

La thèse [2] comporte des problèmes multiples. Dans le cadre de la théorie représentationnaliste de l’esprit, cette relation au contenu n’est pas vraiment thématisée. S’agit-il d’une relation partie-tout, d’une relation entre des moments et un tout? Les termes de la relation ne sont pas plus thématisés que la nature même de la relation. Du côté des sciences cognitives, la nature des termes et la nature de la relation semblent plutôt être présupposées, la théorie elle-même ayant le caractère d’un schéma spécifiant seulement la forme générale d’une éventuelle théorie de la conscience ou de l’esprit.

La thèse [3] selon laquelle le contenu d’un état intentionnel est fourni par des représentations sera examinée dans une optique phénoménologique à propos du contenu de l’expérience perceptive. La question sera de savoir si le traitement naturaliste de la représentation pourra fournir une analyse adéquate du contenu de l’expérience perceptive en termes de représentation (cf.infra, point 2). Une seconde question qui se pose à propos des états intentionnels/représentationnels est de savoir si tous les états représentationnels sont intentionnels. D’après Cummins (1989, p. 14), la Urtheorie de la théorie représentationnaliste de l’esprit se présente comme une théorie représentationnaliste de l’intentionnalité : les états intentionnels héritent leur contenu des états représentationnels. Cummins estime que cette association est discutable tandis que Dretske la rejetterait probablement.

La thèse [4] comporte également des problèmes. En premier lieu, on peut constater que le contenu symbolique pourrait être, dans le cas de la perception, de nature iconique. Tout dépend du niveau par rapport auquel on traite ce contenu. Pour les autres états intentionnels, comme les désirs, les croyances, etc., le contenu est de nature linguistique en un sens variable. Si l’on traite ces états comme des attitudes propositionnelles, le contenu représentationnel pourrait être une proposition et la relation intentionnelle une relation entre un sujet (S) et une entité abstraite, une proposition (Gedanke) à la Frege. Dans ce cas, on devra sans doute s’expliquer sur le rapport qu’il y a entre une entité concrète (S) et un abstractum, la proposition. Dans la perspective de Frege, on devra s’expliquer sur ce rapport qui peut consister en une « appréhension d’une proposition » (das Fassen des Gedankens), la « reconnaissance de sa valeur de vérité » (die Anerkennung der Wahrheit eines Gedankens) et son « expression dans un jugement » (die Kundgebung dieses Urteils), (voir Frege, 1918, « Logische Untersuchungen »). Ou la relation intentionnelle, en tant que rapport à un contenu, peut être une relation entre un sujet (S) et une entité linguistique, c’est-à-dire l’inscription en langage naturel ou en langage mental (le « mentalais » de Fodor) encodé dans le cerveau d’un sujet. Cette variante inscriptionniste comporte également beaucoup de problèmes qu’on ne pourra pas examiner ici. Seymour (1994, chapitre 1) en discute un certain nombre. Pour une dernière variante, le contenu est de nature informationnelle. C’est Dretske (1981) qui a soutenu une telle thèse dont il a gardé l’essentiel dans son récent traitement des états mentaux. Dans toutes les variantes qu’on vient de mentionner, l’idée centrale est celle de la double présence qui caractérise une représentation : a) la représentation a une réalisation interne (le représentant) et, b) elle entretient une relation à l’objet de la représentation. Dans ce cas, la relation du sujet (S) à l’objet est indirecte, ce qui correspond difficilement à l’expérience perceptive qui ne se présente pas comme conscience d’une représentation interne, conscience d’un représentant, à partir de laquelle on aura à inférer quoi que ce soit sur les objets représentés (externes).

La thèse [5] fait partie du problème principal que je discuterai tantôt. La thèse [6] est une thèse typique du computationnalisme classique pour lequel la pensée est un processus de computation au sens technique des théories en intelligence artificielle, un processus défini par les algorithmes d’une machine numérique (une machine de Turing) ou des processus qui sont déterminés par les réseaux de neurones du cerveau, lesquels réseaux implémentent, selon les théories connexionnistes, les algorithmes en cause. Les thèses computationnalistes ne sont pas généralement endossées et je ne les discuterai pas ici.

La thèse [7] possède un appui intuitif très puissant. Dretske la qualifie d’Intuition internaliste. Cette thèse affirme que les expériences intentionnelles, la conscience, sont survenantes sur la base de la constitution physique des organismes susceptibles d’occuper des états intentionnels. Cette thèse entre également dans le problème de l’inconsistance des thèses de la théorie représentationnaliste de l’esprit. Ce problème de l’apparente inconsistance des thèses [1], [5] et [7] qui affecte également le programme naturaliste de Dretske, peut être abordé de différentes manières. Dans le camp des analystes, [1] et [7] tiennent une grande plausibilité. Pour sauver la consistance, on devrait abandonner la thèse [5], la thèse externaliste, ce que Dretske ne fera pas. D’autres stratagèmes peuvent être envisagés : a) modifier la thèse [1], b) rejeter la thèse [7], ce que fera Dretske, ou c) affaiblir la thèse [5].

  1. Une première forme de remède consiste à modifier la thèse [1]. Le problème à ce sujet est que cette thèse paraît irrésistible. Il est vrai, cependant, qu’en général, les naturalistes n’ont pas développé une conception bien articulée de l’intentionnalité et de la structure intentionnelle des expériences ou des états intentionnels. En comparaison avec la phénoménologie, en l’occurrence avec la théorie husserlienne de l’intentionnalité comme corrélation noético-noématique, la doctrine naturaliste se présente comme bien pauvre. On n’y trouve aucune trace de la distinction de Twardowski (1894), par exemple, entre le contenu intentionnel et l’objet intentionnel, ni des discussions subtiles de Husserl à ce sujet dans Husserl (1979, p. 269-357). Le traitement qu’offre Dretske est loin de la caractérisation phénoménologique de l’expérience intentionnelle. En fait, le naturalisme de Dretske, qui prétend rendre compte de l’intentionnalité, ne se réfère pas à Husserl ou à Merleau-Ponty, mais à des auteurs de second plan. Aucune trace des modalités intentionnelles figuratives (présentation, présentification — Vergegenwärtigung) tels le souvenir, l’imagination, la conscience d’image (picturing) ou la représentation linguistique (dont traitait Husserl dans la première et quatrième Recherches logiques) qui portent sur les caractéristiques de l’implication et de la modification intentionnelles. Je reviendrai à cette problématique dans la section 3) de cet article.

    L’idée qui rend la thèse [1] vulnérable est l’implication selon laquelle les états intentionnels sont individués par les objets intentionnels. On peut faire valoir contre cette idée qu’il est possible d’avoir conscience d’un même objet tout en ayant affaire à des expériences qui sont différentes en vertu de leur qualité. Les expériences pourraient être individuées comme appartenant à des types différents en fonction des aspects sous lesquels nous avons conscience d’un même objet. Dans cette controverse se trouvent confondus plusieurs aspects d’une expérience intentionnelle, les moments noétiques, le noème, la qualité, la matière et l’objet intentionnel. Des clarifications à ce sujet seront apportées dans les sections 2 et 3. Il est possible que ces clarifications puissent éviter l’inconsistance signalée à propos des thèses représentationnalistes. Cette possibilité est entrevue par Seager (1999). Je ne discuterai pas ce problème en détail.

  2. Un remède draconien pour éviter l’inconsistance consiste à rejeter la thèse [7]. C’est le stratagème de Dretske qui prétend que l’Intuition internaliste « est une simple intuition qui n’est nullement justifiée par le moindre argument sérieux concernant la nature de la pensée ou de l’expérience » (1995, p. 150).

    Dretske estime qu’en accord avec l’intuition en question les jumeaux Alfred I et Alfred II, les deux étant identiques en ce qui concerne les caractéristiques internes, identiques molécule par molécule, doivent nécessairement avoir les mêmes expériences. La raison en est qu’une différence dans leur expérience devrait se manifester par une différence dans les comportements que ces expériences causent. Or, du fait que les jumeaux sont physiquement identiques, ils doivent présenter les mêmes comportements, les mêmes mouvements du corps. La différence des deux individus serait une différence épiphénoménale qui ne ferait pas une véritable différence. Selon Dretske, la différence est supputée sur la base d’une intuition brute qui n’est soutenue par aucun argument.

    Mais il y a un argument que discute Seager (1999), l’argument de l’efficacité causale. Les états intentionnels ont une efficacité causale qui se manifeste dans les comportements. L’efficacité causale dépend des caractéristiques intrinsèques des états intentionnels (thèse[7]). Elle ne peut pas être survenante sur les caractéristiques extrinsèques. Les propriétés externes (ou relationnelles) ne sont pas causalement pertinentes. Il s’agit d’un argument que Dretske considère pour le récuser. Il soutient que cet argument repose sur des confusions. Une première consiste à confondre une action avec des mouvements du corps. On peut admettre comme cause des mouvements corporels une condition intrinsèque, par exemple une condition neurologique. Mais la cause d’une action est ce qui cause que « je lève le bras », par exemple, et non ce qui cause l’événement que « le bras se lève ». Pour Dretske, on ne doit pas confondre

    • le désir et la croyance qui causent une action avec

    • des événements neurologiques qui causent des mouvements du corps.

    Les premiers, des états intentionnels, ne sont pas survenants sur les seconds, les événements neurologiques. « Le contenu mental peut causer des comportements sans survenir sur les processus neurologiques qui causent les mouvements du corps » (1995, p. 152). Dretske l’illustre par l’exemple suivant.

    Une condition neurologique N, provoquée il y a 10 ans par une chute, est la cause du fait que Jimmy balbutie. Une condition neurologique N (la même), provoquée il y a 5 ans par une pierre qui a atteint la tête de Johny, cause le fait que Johny balbutie. Ce qui compte dans le processus causal immédiat, penserait-on, est la condition N et non les événements externes, la chute ou la pierre. Mais, argumente Dretske, nous pouvons expliquer le balbutiement de Jimmy par la chute et le balbutiement de Johny par la pierre qui a atteint sa tête. Cependant, on peut objecter contre Dretske que ces explications ne sont pas définitives, car nous aimerions savoir pourquoi les circonstances différentes conduisent à la même réaction, le balbutiement. La réponse est que la condition interne est la même. Le recours à la cause interne est décisif. Toutefois pour Dretske, « il n’y a pas de problème » (p. 154). Mais si, peut-on répondre, il y a un problème que Dretske nie simplement.

    Un autre exemple illustre la tactique de Dretske pour justifier le recours à la thèse externaliste. Il s’agit de l’exemple de la plante Ipomopsis aggregata dont les feuilles changent de couleur, de rouge en mai pour blanc en juillet. Pourquoi ce changement de couleur, peut-on se demander (ce qui est le premier explanandum)? Dans l’explanans retenu, Dretske mentionne la cause proximale qui est l’activité chimique interne des feuilles. Mais Dretske change ensuite subitement la question et, en même temps, change l’explanandum : Pourquoi « l’activité chimique cause-t-elle la modification de la couleur »? La nouvelle réponse mentionne une cause externe distante qui est la cause structurante et non la cause déclenchante (selon les distinctions introduites dans Dretske, 1988), à savoir l’évolution par sélection naturelle : des insectes pollinisateurs présents à différentes périodes sont attirés par la couleur des feuilles. Mais maintenant, l’explanandum est différent et, en fin de compte, ce n’est plus une explication causale. L’évolution n’est pas une cause. Il y a relation causale entre des événements ponctuels. L’évolution n’est pas un événement ponctuel. On a affaire à deux types d’explication différents.

    J’estime que la thèse [7] et l’Intuition internaliste résistent et que Dretske doit modifier ou abandonner la thèse externaliste [5]. Le choix de Dretske est de maintenir la thèse [5] et d’abandonner la thèse [7]. Cependant, la thèse [7] résiste et la thèse [5] reste menacée. Il y a des arguments directs contre la thèse [5], le plus célèbre étant l’argument de l’homme des marais de Davidson qui n’a pas besoin d’être discuté dans ce contexte.

  3. Une façon de se tirer du problème consiste à affaiblir la thèse externaliste [5]. La relation externe ne détermine pas le contenu restreint d’un état intentionnel, mais détermine seulement le référent, c’est-à-dire le contenu large. Toutefois, outre la difficulté de démarquer sans problèmes contenu restreint et contenu large, la conséquence de cette modification est que la thèse externaliste n’est pas pertinente pour la psychologie et pour l’analyse des états intentionnels avec leurs caractéristiques psychologiques. Mais on voudrait quand même que le programme de naturalisation puisse rester pertinent pour une théorie psychologique de l’esprit et pour les sciences empiriques qui s’occupent de la conscience. Le prix à payer semble élevé. Ma conclusion provisoire est la suivante : ou bien l’externalisme reste pris dans une inconsistance ou bien l’externalisme n’a rien à offrir pour la psychologie des états intentionnels dont doit s’occuper le programme naturaliste.

2. Confrontation avec le point de vue de la phénoménologie

L’objectif explicite de Dretske (1995) est de naturaliser l’expérience perceptive, de rendre compte, dans une perspective naturaliste, des aspects phénoménaux de l’expérience, en particulier de la perception. Cela signifie que l’on rende compte des données phénoménales de l’expérience, des données thématisées précisément par la phénoménologie.

On peut observer au départ que le point de vue de l’analyse représentationnaliste de Dretske traduit une conception spontanée et naïve des données phénoménologiques. J’aimerais montrer par quelques illustrations que l’analyse descriptive qu’offre, ou plutôt présuppose, le traitement de Dretske, est loin des analyses que livre la phénoménologie de Husserl ou de Merleau-Ponty, que cette dernière révèle que les supposées données phénoménales invoquées sont bien plus complexes que ne le suppose le traitement naturaliste de Dretske. Je dirai en conclusion que le naturalisme de Dretske ne traite pas vraiment des caractéristiques de l’expérience intentionnelle.

Pour la phénoménologie de Husserl, deux caractéristiques marquent avec évidence toute expérience perceptive : 1) la double série de sensations (des apparitions et des kinesthésies); 2) l’aspect dynamique temporel de chaque expérience.

La première est explicitement exclue par Dretske qui déclare au début de son livre qu’il n’abordera pas, dans le cadre de son analyse des phénomènes de perception, la dimension de la proprioception. Mais en limitant la proprioception à des sensations de douleur, de faim et de soif, etc. (1995, p. XV), Dretske montre qu’en les traitant comme des sensations à part, il est incapable d’entrevoir le lien étroit qui lie nécessairement toute expérience perceptive à des sensations corporelles. Ce fossé signifie qu’on méconnaît complètement la phénoménologie de l’expérience perceptive. J’établirai, en effet, que la dimension écartée fait essentiellement partie de la structure de l’expérience perceptive. La seconde caractéristique, l’aspect dynamico-temporel qui marque chaque expérience perceptive, est tout simplement omise par Dretske. Une représentation, comme l’expérience perceptive, est un état mental statique. On ne trouve aucune trace de la temporalité dans le traitement naturaliste de Dretske.

1) La double série des sensations

L’analyse phénoménologique des apparitions à travers le temps qui constituent une expérience perceptive et qui s’enchaînent dans la donation phénoménologique d’une chose visuelle ou tactile, par exemple, révèle un double décours de sensations (Empfindungen) qui appartiennent à des types très différents de data. Husserl a consacré de longs chapitres pour différencier les deux types de sensations (voir Husserl, 1973, chapitres IV, VIII, IX et X, entre autres).

  1. Le premier type comprend les décours, séries ordonnées des apparences (visuelles, tactiles), que Husserl qualifie de sensations exposantes[1]. Celles-ci entrent dans l’unité de l’apparition. Les sensations fusionnent pour former des champs et pour remplir une étendue déterminée qui n’est pas indépendante des qualités remplissantes. Cette fusion se fait par synthèse passive. Ces sensations concourent à l’exposition d’une étendue (espace externe) remplie. De là le qualificatif d’« exposition projective » (projizierende Darstellung). Le décours de ses sensations est en partie ordonné en fonction de la continuité et de la discontinuité, d’anticipations remplies ou non remplies, formant des séries qui donnent lieu à des systèmes de décours avec des synthèses passives par association de contiguïté, de similarité et de contraste. Ces synthèses motivent des apprésentations à partir des présentations. Par exemple, en percevant quelque chose comme un cube, il n’y a jamais moyen d’en avoir une vision totale, vision de toutes les faces à la fois. Il y a au mieux trois faces visibles présentées, les autres étant seulement apprésentées en fonction de l’orientation des faces visibles (présentées) qui motivent la continuation au-delà de la configuration présentée. En tournant le cube, ou en le contournant, les faces présentées de tantôt disparaissent et deviennent simplement apprésentées pendant que les faces tantôt apprésentées deviennent présentées. Sans cette structure, il n’y aurait pas perception d’un cube. Dans la théorie représentationnaliste de Dretske et dans son traitement naturaliste de la perception (dans son aspect non conceptuel), aucune trace de cette structure de présentation/apprésentation, aucune trace non plus d’une représentation de quelque chose qui n’est pas présenté mais seulement apprésenté. Aucune trace de cette structure qui confère à l’objet perçu, c’est-à-dire à ce qui est représenté dans l’expérience perceptive, son unité propre, l’objet représenté étant lui-même résultat de ces synthèses de recouvrement et d’intégration des profils.

  2. La première série de sensations est accompagnée dans chaque perception par une seconde, la série ordonnée des circonstances dans lesquelles les data du premier type se présentent. Husserl observe que les sensations exposantes sont impuissantes à elles seules à représenter quelque chose de spatial, que les contenus exposants n’épuisent pas la constitution de quelque chose de spatial, donc un objet de perception. Il est besoin, et ce, essentiellement, de nouvelles sensations dont la fonction est tout autre que celle des contenus exposants. « Elles rendent l’exposition possible sans exposer elles-mêmes » (1973, p. 161, [196] dans la traduction). Ce sont des sensations de mouvement (Bewegungsempfindungen, terme que Husserl a emprunté à Wundt; voir à ce sujet la note instructive dans la traduction française, p. 462) qui n’exposent pas le mouvement ou le déplacement d’une chose. Husserl utilisera un terme technique, « sensation kinesthésique », terme qui désigne l’unité d’une réceptivité et d’une spontanéité, repérable à la réflexion, unité comportant à la fois le moment actif du « je peux » et le moment passif de la réceptivité. Ce sont les décours continus de sensations des mouvements des yeux, de la tête, de la main, du bras et du corps tout entier qui s’étendent dans une durée (voir plus loin, point 2). Ces sensations ne se rapportent pas à la chose qui apparaît dans l’espace, mais elles sont incorporées au corps du Je, « toujours près de moi, [... qui] demeure en marge de toutes mes perceptions » (Merleau-Ponty, 1945, p. 106). Cette dimension kinesthésique tient un rôle décisif dans la perception et l’organisation structurée des apparitions dans l’espace. Il n’y a pas de perception sans mouvements du corps, parties du corps, comme des yeux qui se meuvent dans la perception visuelle, mouvement de la main qui explore dans la perception tactile. Même avec l’oeil au repos regardant dans le jardin, il doit y avoir accommodation du dioptre pour fixer soit le plan de l’arbre qui apparaît alors dans le jardin, soit pour faire apparaître la mouche sur la vitre de la fenêtre. Apparaissent ainsi dans le champ visuel, par exemple, les plans qui se situent sur l’axe de la profondeur, bien qu’il n’y ait pas de sensations exposantes de la profondeur, contrairement à la largeur d’un objet. Les plans apparaissent échelonnés en tant que cet échelonnement est produit par l’accommodation du dioptre que j’effectue. Cette organisation des plans est fonctionnellement reliée au décours des sensations kinesthésiques correspondant au flux et au reflux du regard. C’est cette dépendance fonctionnelle qui détermine la différenciation et la localisation des plans. La série des sensations kinesthésiques motive les synthèses spécifiques de ce qui apparaît, grâce à des sensations exposantes, dans l’espace. Un objet spatial apparaît « in einer kinästhetisch motivierten Erscheinungsmannigfaltigkeit » — « dans une variété d’apparences kinesthésiquement motivée » (Husserl, 1973, § 67, p. 236 [280]). Un autre exemple qui illustre la même dépendance fonctionnelle est fourni par l’expérience tactile. La caractéristique lisse de la surface de cette table apparaît et s’obtient seulement par le contact et dans les circonstances du mouvement de la main au long de la surface, mouvements dont les sensations kinesthésiques sont constitutives de l’organisation des données des sensations exposantes dans le caractère lisse de l’étendue de ce qui est touché. En fonction des circonstances kinesthésiques typiques se constitue la triple structure de l’espace perçu : espace oculomoteur, espace céphalomoteur, espace locomoteur.

    Nous avons donc deux séries de décours de sensations qui forment chacun des systèmes continus et liés entre eux dans un rapport de dépendance fonctionnelle. Les data sensibles exposants correspondent avec les data kinesthésiques (qui sont toujours des multiplicités linéaires du fait qu’elles emplissent un intervalle de temps). Chaque « ligne » visuelle que le regard parcourt a pour correspondant un décours kinesthésique continu qui se différencie sensoriellement du décours des sensations exposantes. Les deux sont phénoménologiquement apparentés mais restent séparés du fait qu’aucun datum appartenant au premier ne pourra se transformer, se modifier, dans un datum appartenant au second. La différence tient également au fait que de la libre variation des data kinesthésiques, variation qui dépend du « je peux », dépend la variation des data sensibles exposants, mais l’inverse n’est pas le cas. Une troisième différence tient au fait que les sensations kinesthésiques sont localisées dans le corps propre, qu’elles sont constitutives de la réalité du corps propre. Les apparences visuelles des sensations exposantes, par exemple, ne sont pas localisées dans mon corps. Les sensations kinesthésiques de place et de mouvement de ma main sont à la fois imputées à ma main et localisées en elles. Finalement, le rapport fonctionnel entre les deux décours constitue une unité d’apparition comportant les deux composantes : la composante-s et la composante-k, chacune ayant une visée et une intentionnalité propres, ainsi que des possibilités propres. Chaque composante-s coïncide, dans le flux temporel, avec une composante de la série des sensations-k.

    Une première question peut maintenant être adressée à la théorie représentationnaliste de l’esprit de Dretske. Selon la théorie représentationnaliste, tous les faits mentaux, disons des faits de conscience, sont des faits représentationnels, et ce qui fait la qualité de l’expérience, c’est-à-dire comment les choses nous apparaissent dans l’expérience perceptive (« at the sensory level » dit Dretske, 1995, p. 1) est constitué par les propriétés que les choses sont représentées posséder. Sur ce plan, une représentation se produit à l’occasion de la réalisation d’un token particulier qui est un état ou événement interne au système (sensoriel) auquel nous attribuons des représentations. Les tokens en cause ont la fonction d’indiquer quelque chose. La question qui se pose alors est de savoir comment on peut faire entrer dans les vues de Dretske ce que révèle la phénoménologie à propos de la perception et de l’expérience sensorielle, notamment en ce qui concerne la double série des data de sensations. Cette question est préalable et précède la question de savoir comment les fonctions ont été fixées, phylogénétiquement par un processus de sélection naturelle, ontogénétiquement par un processus d’apprentissage.

    Ce qui ressort des analyses phénoménologiques est le fait qu’il n’y a pas perception de quelque chose, ou représentation de quelque chose selon les termes de Dretske, sans le concours des sensations kinesthésiques. Comme ces données ne figurent pas dans le traitement de Dretske, on peut se demander quelle place leur accorder du fait que les sensations kinesthésiques n’ont pas la fonction de représenter quelque chose, représenter une chose externe, mais de rendre possible que les data de l’autre série de sensations puissent être exposants. Dans le même ordre d’idées, on peut constater que la dépendance fonctionnelle entre les deux séries sans laquelle il n’y a pas de perception ne trouve aucune place dans la théorie de Dretske.

2) L’aspect dynamique temporel

Une seconde caractéristique qui marque la perception est l’aspect dynamique temporel qui est en même temps une caractéristique de toute expérience. Une représentation perceptive n’est pas une chose statique comme le révèle aisément la réflexion sur une activité perceptive, par exemple, de regarder un oiseau qui s’envole. Le double décours, dont il a été question dans la section précédente, la séquence et la succession des profils et des kinesthésies, est une première marque de la temporalité. Toute activité perceptive s’étale dans le temps; elle a une durée plus ou moins longue. En percevant, mon activité est engagée dans un flux continu. Ce flux est articulé, comme l’est mon activité de percevoir cet oiseau. En fait, il s’agit d’une multiplicité de phases, chaque phase comportant des moments que la réflexion permet de distinguer. Les moments et les phases forment une unité qui est le propre de l’expérience consistent à percevoir cet oiseau qui s’envole. Comme Husserl l’a bien montré (1966, notamment §§ 11 et 12), chaque expérience possède, analytiquement parlant, des phases et chaque phase comporte des moments avec leur triple structure typique. Chaque expérience (ou phase d’expérience) a un moment « inchoatif », moment de surgissement par lequel l’expérience débute. C’est le moment « maintenant » qui est marqué, dans le cas de la perception, comme impression primordiale (Urimpression, Urempfindung), moment qui se renouvèle et qui se modifie dans un décours à continuité double : continuité du renouvellement du moment « maintenant » (aussi longtemps que dure l’expérience), et continuité dans la retombée au passé. Dans ce décours, le moment « maintenant » se modifie chaque fois qu’une nouvelle impression primordiale, un nouveau « maintenant », se présente. C’est dire que le « maintenant » de tantôt se trouve modifié et est retenu comme « maintenant » qui vient tout juste de passer. Cette modification caractérise le moment de la rétention d’une phase déterminée, moment qui se modifie également comme rétention de rétention, et ainsi de suite, pour retomber davantage dans le passé qui est toujours retenu dans le champ de présence, dans le présent vécu concret d’une expérience donnée. Ce qui est retenu avec dégradation continue à partir de l’impression primordiale ne doit pas être confondu avec ce qui est reproduit par une activité de souvenir. Le souvenir nécessite un arrêt et une coupure avec l’expérience qui a cours. La modification rétentrice est de nature tout autre que la modification reproductive, celle-ci n’étant pas en relation de continuité avec l’impression primordiale.

Chaque phase d’une expérience comporte un troisième moment, celui de la protention. Avec chaque « maintenant » qui se renouvèle, celui-ci se trouve déjà préfiguré sur le mode de l’anticipation de la protention qui vise le tantôt qui n’est pas encore là. Chaque phase temporelle d’une expérience possède ainsi ces trois moments dépendant chacun l’un de l’autre. Le processus temporel d’une expérience est un processus de modification réitérée qui se donne comme la forme des séries profilées. Chaque phase temporelle d’une activité intentionnelle, telle que t1, t2, t3, peut se concevoir comme une phase de présence avec la triple structure : (PERr PERip PERp)ϰ (rétention, impression primordiale, protention).

Des souvenirs et des produits de l’imagination sont également des représentations dont devrait s’occuper une théorie représentationnaliste de l’esprit. Mais Dretske ne traite pas de ce type de représentations à caractère intuitif (anschaulich au sens de Kant, et donc non conceptuel) qui, du fait de l’intuition, sont reliées à l’expérience sensorielle. Il aurait, de plus, des problèmes pour rendre compte de la différence qu’il y a entre ce qui apparaît dans le souvenir ou dans l’imagination et ce qui apparaît dans la perception. Ce qui fait problème est que Dretske ne peut pas rendre compte de la Leibhaftigkeit de l’objet de perception, la Leibhaftigkeit tenant à la fois du rapport à la série des sensations kinesthésiques et à la présence du corps propre dans chaque perception, ainsi que du moment de l’impression primordiale que comporte chaque phase de la perception. La Leibhaftigkeit fait défaut dans le souvenir et dans l’imagination, exception faite des hallucinations qui ne sont pas de véritables perceptions mais des perceptions modifiées dont les modifications sont ici passées sous silence. La Leibhaftigkeit fait défaut dans le souvenir, même dans le souvenir intuitif (anschaulich) dans lequel apparaît, par exemple, le Parthénon de couleur blanche sur le fond du ciel bleu. Mais le Parthénon étant absent, ce qui apparaît dans le souvenir, comme l’expérience du souvenir, a une structure bien différente de ce qui apparaît dans la perception. Par la marque de la Leibhaftigkeit, la perception est toujours présentation (Gegenwärtigung) avec des moments d’impressions primordiales de quelque chose qui se présente in propria persona. Se souvenir, c’est référer à quelque chose d’absent relativement à l’expérience du souvenir. Le souvenir est présentification (Vergegenwärtigung) qui signifie qu’il n’y a pas d’impressions primordiales au point « maintenant » et qu’il n’y a pas de modification par dégradation en direction de la rétention. La structure interne de ce type de représentation qu’est le souvenir diffère radicalement de la structure interne de la représentation perceptive. Les caractéristiques (pour les détails voir la discussion ci-après, point 3) mises en évidence par les recherches de Husserl avec des descriptions minutieuses sont complètement obscurcies dans le « représentationnalisme » de Dretske. La théorie représentationnaliste de la perception (Dretske, 1995, traite explicitement dans le chapitre 1 des sense experiences) n’incorpore pas les données phénoménales que la phénoménologie a mises en évidence. Dretske procède par abstraction réductive. La question est de savoir si l’on peut rendre compte dans la perspective du naturalisme de Dretske des données phénoménales.

En ce qui concerne l’aspect dynamique temporel de la perception, il ne suffit pas d’introduire simplement, à la place d’une représentation simple, une séquence ou une multiplicité de représentations simples qui s’accoupleraient dans un complexe, les représentations individuelles atomiques étant statiques. Cela ne correspondrait nullement à la structure « ekstatique », à la structure temporelle de chaque phase de la perception. Une phase n’est pas une représentation simple, instantanée et statique. Chaque phase a elle-même une structure temporelle (rétention, protention, impression primordiale avec une dynamique de modification continue). Une théorie de la détection de signal et une théorie informationnelle à la Dretske n’offrent pas les moyens pour incorporer les relations du type de « modification impressive » continue, ou pour indiquer, par exemple, la retombée progressive, de rétention en rétention, dans le passé comme Husserl (1966) l’a traité dans le réticule du temps. Les objets de perception apparaissent dans un tel flux, mais aucune information ne se transmet de la source pour s’inscrire dans la représentation perceptive dont traite Dretske. L’objet lui-même ne fournit pas de Zeitdaten, des indicateurs temporels, et la structure temporelle de l’expérience ne peut pas se rabattre sur des données objectives de la représentation, des faits de représentation selon la terminologie de Dretske.

En ce qui concerne le décours de la double série de sensations, exposantes et kinesthésiques, ainsi que la coordination fonctionnelle entre les data des deux séries, une théorie représentationnaliste aura besoin d’un double système de représentation correspondant aux deux séries, bien qu’il n’y ait pas vraiment de représentation pour la seconde. Il faudra en même temps spécifier les « mécanismes » de coordination fonctionnelle. On voit mal quelles seraient les possibilités qu’offrirait une théorie naturaliste de la représentation ou des expériences perceptives qui pourrait être développée à cette fin. La théorie de Dretske ne fournit aucun indice en ce sens. Ma conclusion provisoire est négative. Certains pensent à des mécanismes de représentation d’ordre supérieur (voir Pacherie, 1999, p. 160). Mais cela ne correspondrait pas à ce que la phénoménologie met en évidence. La correspondance fonctionnelle n’est pas une modalité représentationnelle à son tour et ne peut pas être analysée comme représentation d’une représentation.

Dretske pourrait récuser les données phénoménologiques mentionnées ou encore nier leur pertinence pour les disciplines cognitives en prétendant qu’il s’agit de faits marginaux qui ne sont pas importants. S’il en est ainsi, Dretske devra fournir des arguments qui justifieraient une telle position. Mais Dretske n’offre pas d’arguments à ce sujet.

3. Limites de l’approche naturaliste

Dans la dernière partie de ce texte, j’aimerais rappeler à ceux qui demandent plus de phénoménologie et qui cherchent, comme Chalmers (1997a, 1997b), Shear (1996) et autres représentants du courant naturaliste[2], de nouvelles formules, ce qui compte comme la meilleure analyse phénoménologique des expériences intentionnelles/représentationnelles. Je choisirai deux modalités de représentation intuitive, le souvenir et la conscience d’image (représentation « picturale », Bildbewusstsein de Husserl). L’analyse phénoménologique pourra révéler la structure sous-jacente de ces modalités de l’expérience intentionnelle, elle pourra dévoiler des formes de conscience qui sont accessibles à la réflexion. Les deux modalités sont des représentations par lesquelles se fait la référence à quelque chose d’absent. Il s’agit de présentifications intuitives (anschauliche Vergegenwärtigung, anschaulich, intuitif au sens de la Anschauung de Kant). Dès ses leçons de 1904/1905 sur Phantasie, Bildbewusstsein und Erinnerung, Husserl a consacré de nombreuses études à ce sujet[3] et il les a poursuivies jusque dans la période tardive de Freiburg. Ces études ont un lien direct avec les problèmes philosophiques dont traitent les cognitivistes dans leurs théories naturalistes de la représentation. Ceci apparaît clairement dans le livre de Petitot (1999). Je demanderai en conclusion si les résultats de l’analyse phénoménologique de l’expérience intentionnelle du type du souvenir et de la conscience d’image peuvent figurer dans les explananda des disciplines cognitives, et si les résultats obtenus révèlent quelque chose d’important pour le programme de naturalisation de la conscience et de l’intentionnalité.

a) Le souvenir

Qu’est-ce que le souvenir? [1] {SOUV ϰ}? En prenant une expérience de souvenir comme thème de la réflexion, trois caractéristiques peuvent y être dégagées par l’analyse réflexive que Husserl a proposée : (α) la structure de l’implication intentionnelle et de la modification préproductive des impressions primordiales de la perception; (β) la modalité de prise de position ou modalité de croyance; (γ) la temporalité propre au souvenir. Ce sont trois moments constitutifs de l’activité qui consiste à se souvenir. Les trois caractéristiques sont des composantes de la structure de l’implication intentionnelle.

(α) En tant qu’activité intentionnelle, que conscience de quelque chose, le souvenir est une représentation de quelque chose d’absent. De la sorte, le souvenir est présentification (Vergegenwärtigung) de quelque chose d’absent. Dans la notation de Marbach qui suit Husserl : [2] SOUV = (PRE...) ϰ. Quand, par exemple, je me souviens du Parthénon de l’Acropole en Grèce, je n’ai pas à l’esprit une image comme quand je regarde une peinture. L’idée d’une image mentale est trompeuse puisque dans le cas d’une image je peux me demander quels yeux regardent cette image, ce que je ne peux pas faire dans le cas de l’image mentale. Il faut éviter la confusion au sujet des images. Certes, dans l’activité de se souvenir, le Parthénon apparaît avec une sorte de qualité sensorielles; il apparaît comme une façade blanche en contraste avec le bleu du ciel, mais je n’en ai pas d’impressions sensorielles originales, des impressions primordiales comme dans le cas de la perception. Les impressions originales sont modifiées par une Empfindungsmodifikation qui les tourne en quasi-impressions. Le Parthénon apparaît dans mon souvenir d’un certain point de vue, avec une vue de face en l’occurrence, et non de l’arrière ou d’un autre côté. Ce point de vue, qui fut le mien, ne coïncide pas avec le point de vue perceptif que j’occupe maintenant effectivement. Ce qui est modifié est l’activité de perception qui, pour cette raison, se trouve intentionnellement impliquée dans l’activité qui consiste à se souvenir. Ce qui est intentionnellement impliqué est un moment qui n’est pas indépendant et qui ne peut pas être détaché de cette expérience consciente. Ce qui est intentionnellement impliqué dans le cas de mon souvenir est la perception que j’ai eue et qui était mon activité réalisée il y a des années, mais qui n’est pas réalisée dans le présent. En effet, je ne perçois pas maintenant l’Acropole. Ce qui est intentionnellement impliqué dans le souvenir est une quasi-perception (marquée par les parenthèses carrées) : [3] SOUV = (PRE [PER] ) ϰ. Rappelons que l’implication intentionnelle est une relation spécifique entre des activités qui consistent à représenter quelque chose. Ce qui est intentionnellement impliqué est une composante non indépendante d’une activité mentale. Comme la formule [3] l’articule, ce qui se trouve intentionnellement impliqué dans l’activité du souvenir est l’« activité » de percevoir mais modifiée en un [percevoir] qui n’est pas actuellement réalisé mais qui, en tant que modifiée, est un moment (dépendant) du souvenir et sans lequel il n’y aurait pas de souvenir du Parthénon. La structure noético-noématique du souvenir indique qu’il y a une pluralité d’activités mentales requises pour établir par le souvenir une référence à quelque chose (ϰ) qui est représenté, de même que le corrélat noématique — ce qui apparaît dans le souvenir intuitif — est celui de ma quasi-perception en tant qu’« activité » qui n’est pas réalisée au moment présent où j’ai ce souvenir, de sorte que les caractéristiques de ce qui apparaît dans le souvenir sont seulement des caractéristiques quasi perceptives. Le contenu de la représentation du souvenir est régi par une intentionnalité à deux rayons. Le souvenir se rapporte directement au Parthénon de l’Acropole. Le souvenir vise aussi, indirectement, l’expérience perceptive, la quasi-perception intentionnellement impliquée dans l’activité de se souvenir. Mais la quasi-perception impliquée n’est ni l’objet de l’activité, ni le thème auquel s’applique le souvenir. Il faut, en effet, distinguer SOUV ϰ avec la quasi-perception impliquée et (SOUV) PER ϰ, c’est-à-dire le souvenir où mon activité perceptive est le corrélat intentionnel. Ce qui apparaît dans le souvenir, ce à travers quoi je me rapporte mentalement au Parthénon, apparaît modifié dans une quasi-perception à travers laquelle une référence au Parthénon est intuitivement (anschaulich) établie.

(β) En ce qui concerne la modalité de prise de position ou la modalité de croyance, la situation est la suivante. Dans mon souvenir du Parthénon, le corrélat de cette activité est objet d’une prise de position; il est considéré comme ayant existé au temps où j’ai eu l’expérience perceptive (impliquée dans le souvenir) laquelle, au moment de son actualité il y a des années, présentait le monument en question en chair et en os (leibhaftig). En même temps, la quasi-perception impliquée est considérée, positionnée ou jugée comme ayant eu lieu au moment où le Parthénon était originairement présent. Je l’ai perçu et cette expérience n’est pas tenue pour une hallucination ou une illusion. Finalement, l’intentionnalité impliquée de la quasi-perception est possiblement située dans un horizon temporel dans ma conscience du temps. En tant que souvenir, la perception est située dans le passé et probablement localisée en un point spécifique du temps passé. Cela contraste avec une expectation intuitive qui est localisée dans un temps futur, de même qu’avec l’imagination qui n’est pas localisée dans un point du temps.

La triple prise de position indique trois possibilités d’erreur dans le souvenir (et des possibilités de neutralisation) : Je peux me tromper au sujet de ce qui est posé dans le souvenir, le Parthénon; il ne s’agit pas du Parthénon mais du temple Niké qui apparaît dans le souvenir. Ou je peux faire erreur en posant dans l’implication intentionnelle une perception, quand en réalité j’étais victime d’une illusion. Ou encore, je peux me méprendre quant à l’emplacement dans l’ordre longitudinal de la conscience du temps.

(γ) En ce qui concerne la temporalité, on constate que l’activité de se souvenir possède elle-même une extension temporelle, comme la mélodie dont je me souviens maintenant (mettons l’ouverture de la symphonie nº 9 de Schubert, laquelle ouvre avec une mélodie des deux corps anglais) a une durée. En fait, la mélodie dont je me souviens, et qui apparaît dans le souvenir, a la même extension temporelle que l’activité qui consiste à m’en souvenir. Mais la mélodie qui apparaît dans le souvenir possède seulement une extension temporelle modifiée. La mélodie remémorée se meut d’un quasi-maintenant à un autre quasi-maintenant puisque la mélodie n’est pas jouée actuellement avec des moments « maintenant » dans le temps présent où se produit mon expérience du souvenir. La mélodie dont je me souviens a une quasi-durée, une durée dans un temps qui fut présent. La temporalité de ce qui apparaît dans le souvenir doit être distinguée de la temporalité de l’expérience actuelle de mon souvenir qui a lieu dans le temps présent et par rapport à laquelle ce qui apparaît, c’est-à-dire la quasi-perception intentionnellement impliquée, doit être située comme ayant eu lieu dans le passé. De là

L’activité de présentification intuitive, comme le souvenir, se déroule sur l’arrière-fond (background) d’un horizon dans lequel je continue de percevoir en marge et par rapport auquel je continue de me situer au moment où je me trouve engagé dans une activité mentale autre que la perception. Cette perception marginale constitue le fond sur lequel se détache l’activité de se souvenir, le détachement étant littéralement marqué, par exemple, par l’arrêt et l’interruption de la perception. Ainsi, la structure complète du souvenir et de sa forme sous-jacente est la suivante :

Des formes plus complexes de souvenirs pourraient être analysées de la même manière, telle que l’expérience qui consiste à me souvenir maintenant que je me souvenais hier de mon père, {SOUV SOUV ϰ}, ou à me souvenir maintenant que j’imaginais hier un centaure, {SOUV IMA ϰ}, ou à me souvenir maintenant que je me rappelais hier de ce que j’ai vu l’année passée au musée du Louvre, {SOUV SOUV PIC ϰ}, etc. Ces exemples qui évoquent des expériences courantes possèdent des structures passablement complexes.

b) Conscience d’image

Qu’est-ce que la conscience d’image, la représentation « picturale »? [1] {PIC ϰ}? Quelle est la structure intentionnelle des activités telles que regarder une peinture (figurative), une photo, une caricature, etc.? Comme dans le cas du souvenir, la conscience d’image consiste à faire référence à quelque chose d’absent dans la peinture, la photo, la caricature, etc., mais qui apparaît dans celle-ci, avec la différence que ce (celui, celle) qui apparaît et auquel (à laquelle) je me réfère par la représentation « picturale » n’est pas présente en personne (leibhaftig) dans la peinture ou la photo. De la sorte, la conscience d’image est une présentification : [2] PIC = (PRE...) ϰ. Ce type d’activité représentationnelle est présentification de quelque chose d’absent.

La caractéristique globale des images, peintures, photos, est le conflit (Widerstreit dit Husserl) entre la présentation de quelque chose et la présentification de quelque chose d’autre, conflit où la présentation est subordonnée à la présentification, subordonnée du fait que, par la conscience d’image, je me réfère à quelque chose d’absent qui ne peut être littéralement présent dans l’image. L’objet de la peinture, de la photo, etc. possède des propriétés spatiales (tridimensionnelles) d’une part; mais d’autre part, il apparaît sur une surface qui est à peine bidimensionnelle, bidimensionnelle puisqu’il n’y a pas d’espace oculomoteur de profondeur sur la surface de l’image. La situation est différente pour les sculptures. Dans le cas des peintures et des photos, il y a deux espaces en conflit. L’espace de/dans l’image n’est pas en continuité avec l’espace du reste, de la salle où la peinture est exposée, de la table où se trouve la photo. Les formes et les couleurs, la grisaille sur la photo, par exemple, la taille et le reste ne s’ajustent pas avec ce que la peinture ou la photo représente, avec ce à quoi se rapporte l’image, c’est-à-dire avec la personne ou l’objet de l’image. Ce qui apparaît est un fictum, contrairement à une illusion où les anomalies perceptives n’apparaissent pas aussi longtemps que je vis dans l’illusion. Les contradictions apparaissent seulement quand l’illusion est découverte. Le fictum est une irréalité qui apparaît dans quelque chose de réel, l’image, mais en complète interpénétration (Durchdringung ) avec cette chose.

En accord avec les distinctions qu’a faites Husserl[4], une triple objectité est à l’oeuvre dans la conscience d’image : (a) l’image-chose y (Bildding). C’est l’objet accroché au mur du musée, la feuille de papier journal avec la photo, etc. Il s’agit d’un objet qui a ses propriétés perceptives, tels le cadre en bois, la toile, les couleurs appliquées, la grisaille de la photo, les caractéristiques lisses du papier glacé, etc. Cette chose ne doit pas être confondue avec (b) l’objet de/dans l’image, l’objet « pictural », c’est-à-dire l’objet qui apparaît « dans » l’image, que Husserl nomme Bildobjekt, le paysage sur la peinture (où le paysage peint n’est pas le paysage réel sur lequel on aurait appliqué de la couleur), la personne sur la photo. Finalement, cet objet « pictural » ne doit pas se confondre avec (c) l’objet pour le peintre ou le photographe, par exemple le paysage qui a servi au peintre pour le dépeindre ou la personne qui se trouvait devant l’appareil photographique. Il s’agit de l’objet qui pour Husserl est le sujet de l’image (Bildsujet), ou le ϰ de la notation, un objet qui peut effectivement exister, comme il peut être inexistant. Mais en tout cas, il n’est pas réellement dans l’image, car s’il existe, il se trouve dans un autre lieu.

Qu’est-ce que le Bildobjekt? Dans la mesure où l’objet ϰ de la conscience d’image n’est pas effectivement perçu et ne possède pas de réalité dans l’image, l’objet qui est montré dans (représenté par) l’image doit être neutralisé ou être déréalisé (- ϰ), ce qui est précisément motivé par le conflit qui affecte de part en part ce qui apparaît, conflit entre le Bildobjekt et le Bildsujet, conflit de la spatialité, de la forme, de la taille, des couleurs, de l’horizon interne et externe, etc. L’objet figuré ϰ, auquel il est fait référence par la conscience d’image, n’est pas un objet que je crois être réellement devant moi dans la peinture ou sur la photo, mais l’objet ϰ dépeint ou photographié est l’objet auquel référence est faite exactement dans la mesure où et selon la manière qu’il apparaît dans l’image-chose γ. L’objet « pictural » (Bildobjekt) est : [3] (- ϰ / γ), qui n’est donc pas l’objet ϰ dépeint ou photographié. Du côté noématique, la conscience d’image vient avec une intentionnalité à rayon double (doppelstrahlige Intentionalität) qui fait appel à une objectité double, ce qui correspond aux deux côtés dans la formule [4], à gauche, l’objet « pictural » (Bildobjekt) et à droite, l’objet auquel il est fait référence, le Bildsujet ϰ.

Cette structure noématique indique que l’objet de la conscience d’image apparaît seulement à travers un autre « objet »; la structure indique qu’il doit y avoir du côté noétique deux sortes d’activités à l’oeuvre : la présentation perceptive de γ (le Bildding), (PER) γ, et l’intentionnalité impliquée dans une quasi-perception de ϰ (déréalisé) qui n’est pas considéré réellement exister dans l’image, de là le trait de neutralisation, - [PER] ϰ. Sur la base d’une perception de γ, le Bildding, je neutralise le ϰ de la quasi-perception, dont les caractéristiques se trouvent, pourtant, interpénétrées avec un certain nombre de caractéristiques perçues de γ. Ainsi, on a pour la structure de la conscience d’image

Du point de vue que j’occupe actuellement, je perçois effectivement l’image-chose γ « dans » ou « sur » lequel ϰ quasi apparaît, de telle manière que référence est faite simultanément à un « objet » qui apparaît dans l’image et à l’objet représenté par la conscience d’image (de la peinture, photo, etc.). - [PER] ϰ est l’activité intentionnellement impliquée et qui est neutralisée, ce qui signifie que le corrélat x de cette activité impliquée n’apparaît pas réellement (sauf dans le cas où je devrais succomber à un artifice de trompe-l’oeil). Le Bildding γ qui est perçu est objet de croyance en tant qu’il m’est présent (? γ). L’objet ϰ de la conscience d’image (PIC) ϰ peut être posé comme existant ou inexistant. En effet, il y a des images d’unicornes que nous ne croyons pas exister, d’où la notation ?/– dans

Toutes les activités de présentification (activités mentales), tels la conscience d’image ou le souvenir, se réalisent sur le fond de présentation des circonstances dans lesquelles je me trouve actuellement, c’est-à-dire au moment où j’ai l’une ou l’autre de ces expériences. Ces circonstances forment l’horizon externe par rapport auquel moi-même en tant que sujet (corps) percevant et l’image-chose se trouvent situés. Cet horizon est constitué par l’intentionnalité anonymement fonctionnante. La structure complète de l’activité intentionnelle de la conscience d’image est :

Ayant à l’esprit ces deux illustrations d’analyse phénoménologique des activités de représentation, analyse qui révèle la structure sous-jacente aux représentations mentales qui sont réalisées par ces expériences intentionnelles conscientes, nous pouvons maintenant nous demander ce que ces exemples peuvent montrer au sujet du programme naturaliste que préconisent les cognitivistes et dont certains demandent plus de phénoménologie pour résoudre le « problème épineux » de la conscience. La faille principale dans le traitement est maintenant apparente. C’est l’absence totale d’une caractérisation de la structure des états intentionnels/représentationnels, qu’il s’agisse de la perception (présentation) ou de présentification intuitive. Ces données phénoménologiques ne trouvent aucune considération dans la théorie naturaliste de la représentation.

Conclusion

Si les analyses phénoménologiques exposées ci-dessus fournissent une conceptualisation appropriée des expériences intentionnelles, si elles constituent un ingrédient essentiel pour le traitement des problèmes que rencontrent les cognitivistes (voir Chalmers dans Shear (1997), p. 413), et si les formules sont celles que cherchent ceux qui travaillent en philosophie cognitive, nous pouvons alors poser la question suivante : Comment les structures et leurs moments que nous avons pu mettre en évidence au sujet des états intentionnels/représentationnels (en l’occurrence de la perception, du souvenir et de la conscience d’image) s’ajustent-ils aux thèses et exigences du programme naturaliste?

Il est vrai qu’au carrefour où se rencontrent aujourd’hui cognitivistes et phénoménologues se trouvent des préoccupations semblables entourant la conscience, les états mentaux et leur caractéristique centrale, l’intentionnalité de tels états que nous attribuons aux organismes d’un certain type (ou que nous reconnaissons dans ceux-ci) et que nous mettons en rapport avec des comportements observables. D’où la question générale : Quelle place peut-on reconnaître aux états mentaux, à l’intentionnalité et à la conscience dans un monde naturel? Une des réponses à la mode et qui mériterait d’être examinée à part est de postuler que les propriétés des états intentionnels surviennent sur la base des propriétés physiques du cerveau (Kim, 1993, 1998). L’examen de cette réponse demanderait des développements qui dépassent le cadre de cet article. Il convient de rappeler à cet endroit le scepticisme que faisait déjà valoir Jerry Fodor au sujet du programme naturaliste. « The worry about representation is above all that the semantic (and/or the intentional) will prove permanently recalcitrant to the integration in the natural order. » (1990, p. 32) Il y aurait donc des obstacles sérieux à la naturalisation des états mentaux ou des expériences intentionnelles. Sans renoncer à un traitement scientifique et à une analyse rigoureuse, dite analyse eidétique, Husserl estimait également absurde la tentative de naturaliser la réalité mentale (« sinnlose Naturalisierung der geistigen Wirklichkeit », 1919, « Natur und Geist », dans Husserl (1987), p. 318). Il apparaît donc à la surface que les préoccupations des cognitivistes rejoignent celles de la phénoménologie husserlienne en ce qui concerne une théorie (philosophique) de la conscience et de la phénoménalité des phénomènes. On peut penser, comme le signalent les rédacteurs de l’introduction à Petitot (1999), que la phénoménologie serait appelée à jouer un rôle important, pourvu qu’elle remplisse les exigences du programme naturaliste. À ce sujet, Petitot (p. 15 sqq.) fait valoir un double motif pour adopter une attitude sceptique : les données phénoménologiques se situent au-delà des limites de l’investigation scientifique, et si elles peuvent être objet d’une science, elles échappent à un traitement naturaliste. Bien sûr, il n’y a pas de preuve d’impossibilité à la manière d’une preuve d’impossibilité du perpetuum mobile dans le contexte des principes de la thermodynamique. Mais ceux qui proposent un traitement naturaliste n’ont pas encore obtenu le succès escompté.

Il apparaît aussi que ceux qui voudraient incorporer les données phénoménologiques dans l’approche que préconisent les disciplines cognitives, comme le demande expressément Flanagan (1992, chapitres 1 et 8, le dernier étant un résumé des thèses de James sur le flux de la conscience), ignorent tout de la phénoménologie husserlienne[5]. Ils ignorent de ce fait les obstacles qui se dressent contre les exigences que comporte le programme de naturalisation. On peut situer ces exigences sur trois plans : a) l’homogénéité conceptuelle, b) la compatibilité méthodologique et c) l’enchâssement nomologique.

  1. Sur le plan de la conceptualisation, la naturalisation des états intentionnels exige de respecter l’homogénéité conceptuelle, c’est-à-dire l’exigence voulant que la conceptualisation des phénomènes mentaux intentionnels se fasse en continuité avec la conceptualisation des autres sciences naturelles. Cela pourrait signifier que les concepts utilisés pour décrire les phénomènes intentionnels obéissent aux mêmes principes constitutifs que ceux qui couvrent les concepts fondamentaux dont font usage les sciences naturelles. Donc homogénéité conceptuelle. Or les prédicats mentaux ne sont pas régis par ces principes, mais par des principes constitutifs d’une nature très différente. Ce sont des principes de rationalité qui n’entretiennent pas de rapport avec les principes constitutifs de la physique (qui sont les principes de mesure pour les concepts fondamentaux tels la longueur, la masse, le temps).

  2. La deuxième exigence est d’ordre méthodologique et concerne l’unité méthodologique. Les sciences naturelles procèdent par investigation empirique recourant à des méthodes d’observation systématique, de mesure, de quantification, d’expérimentation, de modélisation, etc. qui ont fait leur preuve. Les méthodes des sciences de l’esprit devraient être compatibles avec des méthodes qui garantissent la démarche de corroboration intersubjective. Or la phénoménologie n’est pas une discipline d’observation, car sa méthode est essentiellement réflexive, donc différente des méthodes des disciplines empiriques. Celles-ci portent sur les objets du monde, tandis que la phénoménologie thématise les actes de conscience de quelque chose, l’expérience elle-même. De plus, la réduction phénoménologique demande de saisir l’expérience pour elle-même, c’est-à-dire dans sa pureté (« reine Erlebnisse »); elle demande de suspendre tout jugement emprunté à l’attitude naturelle, de suspendre toute référence à un Je empirique et à sa constitution psychologique contingente[6]; elle demande également de suspendre la localisation de la conscience dans un espace. Pour garantir la scientificité de la démarche phénoménologique, analogue à l’arithmétique et à la géométrie, l’analyse phénoménologique procède par variation eidétique établissant ainsi l’invariant (l’essence et les lois d’essence — Wesensgesetze ) par rapport auquel les variations sont saisies comme des variantes. La variation eidétique établit des possibilités idéales des modalités intentionnelles, l’essence de la perception, du souvenir, de la conscience d’image, du désir, etc. Les sciences empiriques ne sont pas les seules sciences; il y a également les disciplines eidétiques, dont la phénoménologie (voir Husserl, 1987, p. 79). De même que la géométrie pure thématise les propriétés de toutes les figures spatiales (à n dimensions) possibles sans observer des triangles dans l’espace physique, la phénoménologie traite des possibilités idéales en prenant l’expérience factuelle seulement comme point de départ exemplaire, toujours contingent, de la variation eidétique (voir Husserl, 1962, § 9, p. 71, p. 76).

    En raison de son statut méthodologique, la phénoménologie se distingue de toute science naturelle. Elle marque « le contraste le plus fort », dit Husserl (1987, p. 79, « in schärfstem Kontrast »), avec les sciences naturelles. Toute naturalisation peut impliquer l’abandon, la mise de côté des données de la phénoménologie.

  3. En ce qui concerne l’enchâssement nomologique (« nomological entrenchment »), exigence plus ambitieuse, elle demande qu’une éventuelle théorie des phénomènes intentionnels, les généralisations qui peuvent être formulées à propos de la conscience intentionnelle et des états intentionnels, c’est-à-dire les lois d’essence que Husserl a formulées (par exemple, à propos de l’implication intentionnelle par l’analyse du souvenir), puissent être incorporées dans les autres sciences empiriques dont le succès n’est pas seulement promis mais déjà garanti. On songe à la biologie et aux neurosciences. La forme que prendra une telle intégration reste à déterminer. Une telle intégration demanderait, par exemple, que les données phénoménales puissent être incorporées dans le réseau des relations causales et être subsumées sous les lois causales qui régissent le monde naturel. Qu’est-ce qui, au juste, en ce qui concerne la structure des expériences intentionnelles que nous avons mise en évidence, entrerait dans un rapport de causalité? Se rappelant le premier slogan de McGinn (1991, p. 52) disant que « les relations causales sont naturelles pourvu que les termes qu’elles relient soient naturels », on doit immédiatement constater que les données dont traite la phénoménologie ne sont pas des entités naturelles logées quelque part dans le monde. La suggestion d’établir des liens par des propositions pont du type : « si ϕ “ressemble” à ψ, alors ϕ “explique” ψ », où ϕ désigne des événements neuropsychologiques et ψ des données phénoménales (voir Petitot, 1999, p. 67 qui emprunte cette suggestion à David Teller) ne va pas de soi. Il faudrait, en tout cas, s’expliquer sur la relation de ressemblance (« looks like »). On peut penser à une ressemblance de structure entre les deux types de données, ressemblance qui se situerait sur un plan relativement abstrait. Mais il est évident que les propriétés causales pertinentes pour les effets et les causes sont exclues du fait que telles propriétés ne peuvent pas être reconnues aux données phénoménologiques. Dans ce cas, les explananda des sciences cognitives ne sont pas les données phénoménologiques, en l’occurrence celles que nous avons mises en évidence. De la sorte, il est difficile de prétendre qu’on aurait naturalisé les propriétés phénoménologiques.

Une perspective prometteuse pour réaliser l’enchâssement nomologique consiste à considérer les états intentionnels dans leur fonctionnalité. Cognitivistes et phénoménologues pourraient s’entendre sur une caractérisation minimale des états intentionnels/représentationnels laquelle comporterait les trois aspects suivants.

  1. Les états intentionnels/représentationnels ou les événements mentaux sont des occurrences qui covarient de manière systématique avec d’autres occurrences (intentionnelles et/ou non intentionnelles), la covariation pouvant être une affaire de relation causale (déterministe ou probabiliste), de simple concomitance, ou encore d’une autre nature. Notons que, pour la phénoménologie, les rapports en question ne sont pas de nature causale, mais sont du type « rapport d’association », « rapports de motivation » ou « rapport de sens ». Ce premier aspect a trait à la composante structurale du concept d’état représentationnel. Pour les cognitivistes, il concerne la configuration, c’est-à-dire l’ensemble des rapports dans lesquels sont imbriqués les états intentionnels. Pour les phénoménologues, cependant, la dimension structurale a également trait à la structure interne propre à chaque modalité intentionnelle, aux rapports noético-noématiques passés sous silence par les cognitivistes.

  2. Contraints par cette structure couvrant des rapports externes, les états intentionnels/représentationnels sont censés remplir des fonctions dans les systèmes et organismes qui exemplifient de tels états. Pour les cognitivistes, les fonctions consistent typiquement à diriger des performances pratiques (c’est-à-dire la production de comportements et d’actions). Pour les phénoménologues, elles consistent à déterminer le sens que nous reconnaissons dans un comportement. Elle consiste également à contribuer à produire d’autres représentations par des inférences, à engendrer des intentions à partir des croyances et des désirs, etc. De plus, les états intentionnels remplissent ces fonctions multiples en vertu de leur contenu représentationnel. Ce deuxième aspect a trait à la composante fonctionnelle.

  3. En vertu des fonctions qu’ils remplissent dans un organisme, les états intentionnels/représentationnels s’acquièrent, se reproduisent (se maintiennent), se modifient et se substituent au cours du temps selon une variété de contraintes, internes et externes, auxquelles ils doivent s’adapter. Cela constitue la composante génétique ou étiologique.

Dans le contexte des théories représentationnalistes de l’esprit, la fonctionnalité des états intentionnels/représentationnels est la caractéristique dominante qui, cependant, doit être comprise dans ses rapports aux deux autres composantes. Dans la perspective fonctionnaliste, les propriétés intentionnelles prennent l’allure de propriétés fonctionnelles, et c’est bien par le biais de la fonctionnalité qu’un certain nombre de philosophes envisagent aujourd’hui d’incorporer l’intentionnalité dans l’ordre naturel. La tâche cruciale du traitement naturaliste est l’identification des fonctions propres (c’est-à-dire des fonctions naturelles au sens de la biologie) qu’on peut légitimement reconnaître à de tels états. Quoi qu’il en soit de ce problème d’identification qui se pose aussi bien pour la phénoménologie que pour les sciences cognitives, la question qui peut être posée à propos des fonctions est la suivante : Si les fonctions doivent être des fonctions naturelles, en quoi les fonctions des états intentionnels/représentationnels sont-elles des propriétés naturelles? En accord avec le second slogan de McGinn (1991, p. 56), « les fonctions sont naturelles pourvu que leurs porteurs le soient ». C’est précisément à propos de cette exigence qu’on a posé le problème du fossé explicatif (« explanatory gap ») qui continue de hanter un bon nombre de philosophes en philosophie cognitive. La discussion a pris son point de départ avec l’article de Joseph Levine (1983), « Materialism and Qualia : The Explanatory Gap »[7]. Le problème que soulève Levine est le suivant :

Nous sentons que le rôle causal de la douleur est crucial pour notre concept de douleur, et que découvrir le mécanisme physique par lequel ce rôle causal est rempli explique une facette importante de ce qu’il y a à expliquer au sujet de la douleur. Pourtant, il y a plus dans notre concept de douleur que le rôle causal; il y a ce que c’est que sentir la douleur; et ce qui est laissé inexpliqué par la découverte des fibres C (le candidat philosophique standard pour la base neuronale de la douleur, en dépit de sa parfaite invraisemblance empirique) est de savoir pourquoi la douleur devrait être sentie comme cela nous arrive. Car il semble ne rien y avoir dans la décharge d’une fibre C qui l’« ajusterait » plus naturellement aux propriétés phénoménales de la douleur qu’elle s’ajusterait à d’autres propriétés phénoménales. Davantage que son rôle fonctionnel, l’identification du côté qualitatif de la douleur avec la décharge d’une fibre C (ou avec une propriété de la décharge d’une fibre C) laisse la connexion entre la douleur et ce que nous identifions avec elle complètement mystérieuse. On pourrait dire qu’elle rend la manière dont la douleur est ressentie un fait brut.

p. 358

Ce fossé a déjà été remarqué par Wittgenstein qui s’est étonné au sujet d’une expérience de douleur particulière si l’on pense qu’elle est « censée être produite par un processus dans le cerveau » (1953, § 412). Wittgenstein parle déjà d’un « fossé infranchissable entre conscience et cerveau » (ibidem).

La thèse que soutient Levine au sujet du fossé explicatif consiste à affirmer que nous ne pouvons pas expliquer comment les propriétés de l’expérience consciente et intentionnelle sont réalisées dans le cerveau en recourant à des faits particuliers concernant le cerveau et aux lois que nous offrent les meilleures sciences empiriques à ce sujet. Le diagnostic de Levine est de conclure que le problème en cause n’est pas un problème empirique mais un problème conceptuel, et dans ce cas le perfectionnement des connaissances factuelles concernant les fonctions que les différentes structures cérébrales peuvent remplir ne sont d’aucun secours pour résoudre le problème, car nulle part on ne découvrira dans le cerveau une lueur de conscience ou d’intentionnalité. D’autre part, si je réfléchis sur mes expériences intentionnelles, nulle part cette réflexion ne pourra découvrir le noeud où l’état intentionnel et ses propriétés se trouveraient connectés avec des structures cérébrales. Les deux ressources cognitives (la perception et la réflexion) s’excluent mutuellement au sens où la réflexion ne donnera jamais accès à des faits concernant le cerveau, et la simple perception du cerveau ne donnera jamais accès aux « faits » de la conscience. Jusqu’à maintenant, le problème du « fossé explicatif » n’a pas été résolu.

Un second problème se pose à propos des fonctions traitées dans une perspective naturaliste. Certes, la notion de fonction est scientifiquement respectable, du moins en biologie. Mais, si l’on envisage la fonctionnalité des états intentionnels/représentationnels, on doit en même temps a) formuler, pour chaque fonction, les standards permettant de juger si cette fonction est remplie adéquatement et b) établir le contexte relativement auquel ces standards peuvent être considérés comme naturels. Dans le cas des fonctions biologiques (une notion quasi normative), les standards de remplissage adéquats sont naturels pourvu qu’ils résultent de la sélection naturelle, le standard général étant celui de la valeur sélective (fitness). Il est manifestement difficile d’intégrer l’idée de la fonctionnalité des états intentionnels/représentationnels dans un scénario évolutionniste et de montrer, éventuellement, que les standards de rationalité qui s’appliquent aux croyances, préférences, intentions, désirs, etc. sont directement reliés à la valeur sélective (fitness).

Aussi longtemps que les problèmes que je viens de mentionner en conclusion ne sont pas résolus, la naturalisation de l’intentionnalité, des états intentionnels/représentationnels, de la conscience, etc. se présentera comme une conjecture et pas plus qu’une conjecture.