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Trouver Dieu consiste à le chercher sans cesse[1].

Le théologien entretient avec l’écriture un double rapport. D’une part, il en rencontre la réalité en amont de son acte, sous forme de textes transmis, reçus, acceptés, donnés à lire dans une tradition en tant que Révélation, c’est-à-dire traces de l’Autre dans l’histoire. D’autre part, il la retrouve en aval de son acte, quand, mobilisé par sa lecture, travaillé par cet Autre qui lui fait signe, il se met lui-même à écrire pour tenter de tracer, à son tour, les figures inédites de son expérience. Tributaire des Écritures (avec un grand É), son travail se déploie alors en écritures (avec un petit é). Il s’inscrit ainsi au coeur des contraintes et des richesses de la réalité symbolique de l’être humain, cet être qui habite le monde en investissant les mots et les choses de son désir, et qui se rend par là capable de créer des espaces pour la vie, comme pour la mort.

Les Écritures déterminent l’acte du théologien telle une rivière alimentant une noria : elles étaient là avant lui ; elles seront là après lui. Elles fondent son travail pour en faire d’abord un acte de lecture consistant à mettre en lumière en quoi et comment ces textes peuvent donner du sens à sa vie et à celle de sa communauté. Elles exercent cette fonction non seulement parce qu’il leur accorde une autorité, voire un statut canonique permettant d’exclure et d’inclure, de définir la raison d’être et les limites de sa communauté, mais parce que, plus fondamentalement, pour lui comme pour les autres, elles n’ont jamais fini de révéler. Aucune lecture, en effet, n’épuise le sens d’une Écriture. Dans l’univers symbolique où l’humain se meut et prend sa consistance, la vérité ne se réduit jamais à la matérialité de ce qui en est reçu, lu ou entendu. Elle se révèle et se cache en même temps sous les mots et les choses. Aussi faut-il travailler à en déceler les intentions. Les signes sont les pierres d’une façade abritant une vie inconnue, dont on ne peut que soupçonner la richesse. Le regard qu’on leur accorde, toujours incertain, est un risque pris avec ce qui se livre du réel et ne s’assume que par un travail exigeant qui engage la responsabilité du lecteur. Déjà, héritier de la sagesse de l’Antiquité[2], Augustin l’a signalé : si les Écritures révélaient à l’évidence, elles perdraient tout intérêt, elles susciteraient l’ennui, le fastidium affligeant si souvent, à leur insu même, ceux qui prétendent savoir[3]. S’il ne veut pas se laisser prendre aux mots, le lecteur doit se faire d’autant plus prudent que le sens semble à prime abord facile.

L’acte initial du théologien, acte de lecture, en est donc un de contemplation active dont les termes restent à jamais ouverts. Mais le théologien ne fait pas que lire. Il écrit. À l’instar du poète, du littérateur, de l’artiste et du créateur scientifique, il ne peut qu’écrire, produisant à son tour une oeuvre inédite, corpus de traces qu’il donne à lire à d’autres. Contemplari, et contemplata aliis tradere[4], disait-on au temps de Dominique de Gunzman. Mais pas plus que l’expérience de lecture ce geste d’écriture ne peut se réduire à une production d’objets. Il est lui aussi l’acte d’un sujet qui par là se risque à exister. Fragile, soumis à l’histoire humaine et agissant dans cette histoire, il engage alors encore une fois la responsabilité bien au-delà de la matérialité des mots. Il montre que les mots, les objets, sont faits pour signifier, pour conduire le désir des uns vers les autres.

Lecture d’une Écriture et écriture d’une lecture. Cette ambivalence pose la question de la nature même de l’acte théologique. Tentons d’en saisir d’un peu plus près les enjeux et les conséquences.

I. La lecture de l’Écriture

Le théologien est d’abord un lecteur. Cela dit, n’est pas théologien n’importe quel lecteur, y compris quand les objets de la lecture sont des textes sacrés. Certes, le rapport à un corpus déterminé d’Écritures inscrit l’acte de lecture théologique dans une communauté croyante. Pourtant, même en restant à l’intérieur de l’aire ainsi définie, on sait très bien comment on peut faire des lectures égoïstes ou altruistes, des lectures intéressées ou gratuites, etc.[5]. Pour ne considérer que les textes bibliques, l’histoire ne manque pas d’exemples de lectures ésotériques visant à constituer des classes d’initiés, ni de lectures politiques ordonnées à la consolidation — ou à la destruction — de l’ordre social. On peut aussi entretenir avec les textes sacrés un rapport de savoir qui investit leurs potentialités signifiantes dans la constitution d’un capital symbolique — à la manière du modèle dominant de la « science » moderne. Accumulation et concentration du savoir entre les mains de quelques-uns, ce capital symbolique devient alors un point d’appui remarquable pour l’exercice du pouvoir[6] dans les institutions. Dans ces cas de figure, qui n’ont rien d’exhaustif, il est facile de démontrer que la lecture sert des intérêts ambigus, narcissiques ou politiques, des intérêts de carrière ou des luttes de pouvoir. Ne serait-ce que pour cela, il faudrait la soupçonner d’être non seulement a-théologique mais par bien des égards, anti-théologique, même quand elle se tient dans les officines ecclésiastiques ou les « laboratoires » universitaires dûment autorisés.

Il en est des textes sacrés comme de n’importe quel autre : ils font partie du patrimoine de l’humanité et reçoivent, de cette appartenance, une valeur, relative, dont les enjeux sont multiples. Leur objectivité seule n’est donc pas suffisante pour déterminer le caractère théologique d’un acte de lecture. Il faut autre chose.

Qu’est-ce qui définit la spécificité de l’acte de lecture théologique ? Est-ce essentiellement son lien avec une tradition de lecture déterminée ou avec une communauté de croyants qui en attendent une certaine nourriture ? Certes, une réponse de ce type baliserait déjà des pistes intéressantes, dans la mesure où elle permettrait de mieux considérer la dimension anthropologique du problème, celle de la constitution des communautés humaines. Mais poussons plus loin : la théologie n’est-elle destinée qu’à servir les intérêts des communautés croyantes — indépendamment de la diversité de leurs structures — ou n’est-elle pas faite pour servir aussi, en priorité, l’humanité ? Évidemment, poser la question c’est y répondre. Dans les communautés croyantes et ailleurs, au coeur des traditions ou non, c’est l’humain qui quête du sens pour sa vie.

Que la question de l’acte de lecture théologique devienne particulièrement pertinente pour les sociétés contemporaines[7] n’est pas à démontrer ici. Elle ne s’y réduit pourtant pas aux seuls problèmes posés par les textes sacrés reconnus par les groupes fidèles à certaines traditions. Les expériences esthétiques du vingtième siècle, celles des littératures, de la peinture, de la sculpture, de la musique, de la danse et d’un certain cinéma[8], en témoignent éminemment. Cherchant à dire au-delà du déjà dit, à figurer l’infigurable sans y parvenir, ne visent-elles pas « la vérité de ce qui nous échappe du monde lorsque nous nous illusionnons sur nous-mêmes et sur la réalité qui nous entoure[9] ». Elles portent le regard au-delà des valeurs reconnues aux objets, elles cherchent à mettre au monde l’ineffable, ce que les mots n’arrivent pas à dire dans leurs conventions ordinaires et s’approchent ainsi de l’expérience mystique de tous les temps. Elles vivent, alors, « de tendre vers l’ailleurs et l’avenir inconnus, tout en les concevant de façons très diverses et avec un rapport au présent et au sensible fort différent[10] ». Toute littérature, voire toute oeuvre d’art, si elle témoigne ainsi de l’Autre, ne doit-elle dès lors être objet de lecture théologique ?

L’histoire elle-même, comme l’écrit Edward Schillebeeckx, reprenant l’intuition augustinienne, n’est-elle pas « récit de Dieu[11] ». Pour le croyant, les événements du monde, les ruptures instauratrices[12] qui émaillent l’aventure humaine ne témoignent-ils pas du désir de l’Autre, même dans leurs dimensions les plus séculières ? La pluralité des croyances, l’éclatement de l’imaginaire, l’effervescence dans la production et la consommation des biens de salut, illusions pour les uns, vérités pour les autres, participent aussi de cette histoire. À chaque époque et pour chaque nation, ils tissent la trame des réseaux culturels où se renouvellent sans cesse les conditions des actes de foi[13]. De même, bien sûr, que la violence, l’injustice et la réalité du mal sous toutes leurs formes en requestionnent tout aussi fondamentalement les possibilités.

Si on accepte d’ouvrir ainsi les perspectives, il faut prendre en délibéré la conséquence épistémologique incontournable de cette ouverture : le caractère propre d’un acte lecture se définit non pas d’abord de son objet mais bien plus du regard qui le constitue. Il donne lieu à un sujet, avec des intérêts mis en jeu, des finalités poursuivies et du désir en suspens — en un mot : une inspiration[14]. Le théologien se définit, à ce niveau, non pas d’abord par sa science, ni parce qu’il s’attache au texte sacré, ni de son appartenance, ni des institutions qu’il sert, mais du fait qu’il est attentif au mystère de l’Autre. Il en sera de même de son écriture. Le théologien pose alors, tout simplement, qu’au-delà de la matérialité des objets de son savoir — les signifiants du texte — un Autre doit être posé, un Autre désirant dont les Écritures et l’histoire humaine font trace. L’Autre l’inspire.

Or, il ne sait rien de cet Autre. Il en reconnaît la trace, présence d’une absence. Ab-sens, c’est-à-dire sens qui s’imprime, à son regard de lecteur, comme la marque d’un ailleurs. Notons que le judéo-christianisme — mais ce n’est pas le seul ensemble de traditions religieuses à faire ainsi — pousse cette logique très loin. Le nom même de l’Autre qu’il reconnaît et célèbre est imprononçable : YHVH. « Il nous suffit de savoir de Lui, qu’Il existe, Il est présent, Il est là, sans autres explications illusoires. […] Ce dieu est un Dieu du Coeur, et non pas un concept philosophique. Je n’ai aucun besoin d’un dieu que je comprends[15]. »

L’Autre, c’est l’instance d’où peut s’établir, pour le sujet, une « antériorité fondatrice » à partir de laquelle un ordre temporel et une communauté humaine sont rendus possibles[16]. Qu’il le nomme Dieu, Yaveh, Allah, Créateur, Éternel, Tout-Autre, mais aussi, pourquoi pas, le Rien, le Vide, l’Absence[17], voire le Néant, le sujet lecteur du monde pose une instance d’altérité à l’horizon indéfini de son regard. Il fait alors de sa lecture l’acte d’un sujet qui, à la fois, structure son désir et s’autorise à exister. Il cherche l’Autre là où il ne peut le saisir que dans son incompréhensibilité même, passant de l’intellectualisme — ou de la capitalisation du savoir — à la mobilisation du désir, voire à l’acte d’amour[18]. Le théologien, par sa pratique spécifique de l’Autre, rejoint une des préoccupations constantes de l’humain, pour ne pas dire une des anxiétés les plus tenaces des sociétés contemporaines. En effet, quand aucune figure de l’Autre n’arrive plus à s’imposer dans la culture, quand les figures de l’Autre sont ouvertes à l’infini, le sujet y trouve certes une très grande liberté. Les lieux d’actualisation possible de son désir sont démultipliés. Mais il risque aussi de ne plus savoir, littéralement, à quel saint se vouer. Laissé à lui-même, il est constamment confronté à ses incapacités et réduit à souffrir, par là même, de son manque à devenir sujet. Le terrain est alors prêt pour la névrose, cette rage narcissique à comptabiliser les bons et les mauvais coups[19], dont une des manifestations symptomatiques majeures d’aujourd’hui est la dépression, cette fatigue d’être soi[20]. À moins que, autre scénario connu, toute distance abolie, la possibilité même d’une subjectivité ne s’abîme dans l’horreur du vide, ou encore qu’elle ne s’aliène à de soi-disant lois naturelles, au service d’intérêts pervers. La place est toute faite, alors, pour les totalitarismes et les intégrismes qui tiennent lieu de conscience[21].

À mesure que nos contemporains s’engagent dans une histoire qui les dépasse, à mesure que les horizons traditionnels du sens s’estompent devant eux, quand leurs avancées technologiques les poussent au-delà des limites acquises, parfois au bord de l’abîme, que peuvent-ils sinon chercher à se comprendre eux-mêmes par des lectures qui donnent figures à leurs quêtes ? Devenus conscients que le sens leur échappe, que leur être au monde n’est jamais assuré, que peuvent-ils sinon réengager leur subjectivité dans la lecture du monde et des traces laissées par leurs ancêtres ?

Quoi qu’il en soit, l’intelligence du vingtième siècle n’a pu éviter de poser la question de l’Autre. L’inconscient, enseigne ainsi Jaques Lacan dans la mouvance de Freud, « est le discours de l’Autre avec un grand A ». Il représente « l’au-delà où se noue la reconnaissance du désir au désir de reconnaissance. Autrement dit cet autre est l’Autre qu’invoque même mon mensonge pour garant de la vérité dans laquelle il subsiste[22] ». Un tel discours philosophique, issu d’une pratique psychanalytique, nous met en présence d’un incontournable anthropologique : aucune vérité n’est pensable sinon à être produite par un sujet dans l’axe de l’Autre. « Pour que je sois ici, il faut en somme que l’Autre soit là[23] », peut-on résumer. Et c’est précisément ce qui fait que la vérité est, pour une bonne part, indicible, ob-scène, « exigence intime qui se creuse dans le sujet du fait de sa rencontre avec le réel d’une jouissance[24] ». Elle renvoie à la pulsion structurant l’inconscient que le sujet débusque dans son analyse. Elle « n’est pas de l’ordre de l’exactitude des observations ou de l’enregistrement des événements qui nous arrivent et qui font notre histoire. […] Elle est de l’ordre de ce qui parle en l’homme quand il répond de ce qui lui arrive, la parole[25] ». Elle n’est pas de l’ordre de l’imaginaire mais bien plutôt de ce qui peut déloger le sujet de l’enfermement dans l’imaginaire. Le sujet, en effet, « ne vit que d’être “contre”, sans trouver l’issue à son enfermement, l’issue du désir qui ouvre au Réel quand l’homme parle vraiment [en vérité, alors], c’est-à-dire qu’il reconnaît l’autre sans le réduire à un objet de satisfaction[26] ».

L’Autre n’appartient pas en propre au théologien, pas plus que les écritures rendant compte de l’expérience qui en est faite appartiennent exclusivement aux corpus sacrés des traditions. Il faut donc tenter de préciser encore la spécificité de la lecture théologique. Saisi par les mêmes enjeux de vérité que le philosophe et le psychanalyste, le théologien, en tant que tel, n’est pourtant ni philosophe, ni psychanalyste. La subjectivité à laquelle il advient dans son acte de lecture pose un Autre qui est pour lui un autre sujet. Son expérience s’inscrit donc dans une intersubjectivité foncière. Le philosophe ou le psychanalyste ne demandent à personne de croire. Ils démontrent des fonctionnements logiques. Le théologien, lui, prend très précisément le risque de croire, un risque que rien ne garantit mais que la tradition lui désigne comme plausible. Il ne sait rien de l’Autre. Il le pose néanmoins comme sujet désirant, miroir et origine de son propre désir. Articuler sa lecture sur l’axe de l’Autre n’est pas d’abord, pour lui, l’exigence théorique d’un itinéraire intellectuel ni l’exigence clinique d’un travail de guérison. C’est une exigence affective de réponse à l’appel entendu d’un Autre. Cette exigence requiert la même honnêteté intellectuelle et la même rigueur pratique que celle exigée du philosophe et du psychanalyste. Mais, par rapport aux savoirs socialement nécessaires et rétribuables du savant et du médecin, le théologien vit dans la misère. Il est tributaire de ce que Michel de Certeau a bien appelé la faiblesse de croire[27]. La logique en est très simple : « d’un mot, on pourrait dire : alors que l’autre est toujours pour nous menace de mort, le croyant, par un mouvement déraisonnable, en attend aussi la vie[28] ».

C’est par la nature de sa quête qu’il se distingue des autres lecteurs de la réalité du monde, et non par son capital… Dès lors, la première condition, pour poser un acte de lecture théologique, est de ne pas laisser le désir s’arrêter aux objets du texte, aux valeurs positives, mais relatives, que la culture leur donne et qui en font des objets de convoitise. Son éthique lui demande d’obéir — selon le sens étymologique : ob-aud-ire, aller à la rencontre, voire au-delà de ce qui s’entend — pour suivre « l’impulsion de [cette] indicible mais irrésistible confiance [qui] n’est rien d’autre que la foi elle-même[29] ». Sa lecture devient alors une traversée du texte. Au-delà des ressources du texte, il cherche une « vérité qu’aucune lumière humaine ne saurait contenir » et qui « ressemble plus qu’à rien d’autre à un appel silencieux dans une langue que notre vie passerait à traduire[30] ». Selon son investissement désirant, il traverse le champ du texte pour rendre compte du sens qu’il en construit, du lieu de sa vérité de lecteur, dans le regard de l’Autre.

Le schéma suivant vise à rendre compte de cette dynamique de la traversée :

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Le lecteur, en résumé, devient sujet en fonction des intentions de son regard sur le texte. Il questionne l’Autre : comment cela me regarde-t-il ? Il lui prête un sens dont il est l’interprète. Par ce geste, il se soumet au texte (sub-jicere : se jeter dessous), mais il engage aussi sa responsabilité. Il se tient quelque part entre l’hétéronomie du texte, l’organisation positive de ses valeurs sous forme d’univers symbolique, lieu pour l’humain, et l’autonomie d’une liberté qui ne se laisserait arrêter par aucun objet. Entre deux. Les valeurs du texte l’aliènent (-S ←) dans la mesure où il s’y arrête, quand elles deviennent pour lui objets de convoitise ; à la limite, elles peuvent signer sa mort, son impossibilité d’advenir dans un désir qui lui soit propre[31]. Sa liberté devient purement virtuelle dans la mesure où elle refuse le poids des choses (→ +Q). Entre deux, tel est le lieu du désir d’où un sujet advient, traversant l’objectivité du monde pour donner concrétude à son être.

II. L’écriture de la lecture

Lire le texte, lire le monde, produit une expérience — contemplation, émerveillement sinon désillusion — qui est aussi un savoir. Cet acte permet au sujet d’advenir en instance de désir par la soumission à une épreuve : il doit décider s’il trouve, dans ce monde, un lieu où habiter, où inscrire la singularité de son être pour, avec les autres, faire l’histoire. Quelques conditions élémentaires sont nécessaires pour cela. D’une part, le sujet doit prendre appui sur les conditions réelles que lui impose l’histoire déjà faite — ce que symbolise dans notre schéma l’axe du texte. D’autre part, il doit s’ouvrir aux attentes que l’expérience du texte laisse en plan — ce que symbolise l’axe du désir. Il devient dès lors sujet non seulement parce qu’assujetti mais parce qu’auteur d’un sens qui jamais ne s’épuise. Ce sens, en effet, est risque pris avec l’Autre. Comme l’Autre ne se laisse jamais réduire à l’expérience qui en est faite, il n’est jamais clos, lui non plus, par ce que le discours en découpe et met en scène.

L’écriture est la trace que laisse le sujet de cette aventure. Retraversée du langage par laquelle il rend compte de son expérience et la donne à lire à d’autres, elle apporte certes à cette dernière un caractère concret qui lui manquerait autrement. Mais elle implique, elle aussi, un reste. Si l’Autre se soustrait à l’expérience qui est faite de lui, l’expérience échappe, à son tour, à l’écriture qui la concerne.

Comment le langage peut-il prétendre rendre compte de l’irruption de l’Autre ? Peut-il en retenir davantage que la surface ? Peut-il pousser ses investigations au-delà de ce qu’on connaît normalement de l’altérité : le profil d’un visage, les rives d’un continent, la surface d’un sol ? Si l’expérience s’impose au sujet et le laisse en manque vis-à-vis de l’Autre, ce sujet peut-il faire mieux, dans son travail d’énonciation, qu’évoquer cette expérience qui lui échappe ? L’acte d’écriture, dans ces conditions, relève d’un double impossible, un double manque : celui qui s’inscrit dans l’expérience elle-même, d’abord, parce que l’expérience jamais n’épuise l’Autre dont elle est la marque, et celui qui s’inscrit dans la tentative de dire cette expérience, ensuite, quand le sujet travaille le langage pour le pousser à l’inédit. Dans le premier versant, on pourrait dire que l’expérience qui s’impose au sujet est en manque de langage. Figurons ce versant ainsi : A(-l) = a, l’Autre qui insiste dans le langage, qui s’impose à un ordre symbolique qui ne peut le contenir. Le sujet y est soumis à une force qui vient d’ailleurs. Dans le second versant, on pourrait dire que c’est le langage qui est en manque d’Autre : a = l(-A). Les tentatives du sujet sont vouées à l’échec : les mots, impuissants à l’atteindre, ne peuvent qu’évoquer l’Autre qui leur échappe.

Le sujet désirant, constitué au point de rencontre de ces deux forces, est une réalité complexe. Il représente une rupture dans ce qui serait l’ordre normal d’un langage qui tournerait sur lui-même, c’est-à-dire qui serait adéquat aux choses. Le sujet ne peut se concevoir que dans la singularité. Un, il se situe par-devant l’Autre qu’il ne rencontre pas face-à-face mais par le transit de l’ordre symbolique, et ce quel que soit le sens de la rencontre, que l’Autre s’impose à lui ou qu’il le cherche. On comprend dès lors que l’acte d’écrire représente « ce pugilat permanent avec soi-même » qu’évoquait Malraux. Le labeur d’écrire est une souffrance pour le sujet, la souffrance d’être sans cesse en manque dans le rapport au langage d’où il se constitue. Il se traduit en sueurs et en sang dont témoignent les scories du texte, contre la volonté de l’auteur.

De plus, il ne faut pas le négliger, sur le deuxième versant, celui qui consiste à tenter de dire l’expérience, l’écrivain s’adresse à d’autres sujets, tributaires d’autres expériences et d’une autre histoire. Or ces autres lui échappent également. Ils ne sont jamais, dans cette perspective, que des témoins de l’Autre. L’écriture, alors quête d’un sens à reconnaître dans l’évocation de l’expérience, est également quête d’une adresse où ce sens puisse être compris, pris avec d’autres, pour acquérir vraisemblance et pérennité. Contredisant le caractère éphémère et immédiat de l’expérience, l’écriture tend vers l’échange et la durée. Elle cherche une convivialité ; elle travaille « dans l’instant et le fragment les conditions d’une fragile éternité[32] ». En cela, l’acte d’écrire, acte créateur en tant que traduction-trahison de l’expérience en mots, inscrit le sujet dans l’ordre éthique du « rendre compte » et dans celui, plus radical, de la jouissance. Il lui présente la possibilité fantasmatique d’un vivre autrement que dans la solitude et la finitude des choses, c’est-à-dire l’utopie d’une survie, malgré le non-sens et au-delà de la mort.

Aussi l’écrivain manifeste-t-il l’excentricité « de celui qui sait qu’aucune racine jamais ne le définira mais uniquement le mouvement vers l’autre, mouvement qui, précisément, lui interdit de s’installer chez lui — dans sa demeure ou dans son intériorité — ou de rentrer chez lui en abandonnant le monde à sa détresse[33] ». Il déstabilise, par la nouveauté de ses mots, ce qui pouvait paraître fini, terminé ; il renvoie ce qui pouvait paraître simple, réglé, d’emblée bon ou mauvais, à l’exigence complexe de penser le monde. L’écrivain est toujours en quelque sorte un étranger : celui qui exprime, malgré lui, la fragilité de la condition humaine[34]. Anomalie de ce qui n’a pas de lieu propre, il perturbe l’équilibre social parce que sa différence empêche les routines instituées des conventions locales. Son style est une langue étrangère, puisque chaque style traduit (et trahit) la posture originale d’un sujet par rapport au monde.

Le sujet qui se constitue ainsi de sa confrontation à l’impossible ne peut être qu’un sujet désirant. Au lieu de clore l’expérience dans le discours, la tentative d’en dire quelque chose l’ouvre au foisonnement de l’inédit. Dans ce mouvement, avance Grégoire de Nysse, l’âme va « de commencements en commencements par des commencements qui n’ont jamais de fin[35] ». « Notre désir est sans remède », continue Thérèse d’Avila. On trouve là bien sûr un des plus puissants moteurs de l’aventure mystique. Quoique concrètement limité par le fait d’habiter le monde à travers le langage, le désir humain, dans l’expérience de l’Autre, ne trouve pas de termes qui pourraient l’arrêter parce que tout terme reste inadéquat pour exprimer ce qui s’imprime en lui dans cette expérience. Il ouvre dès lors à une béance qui appelle le sujet à risquer sans cesse davantage, pour survivre à sa propre mort. S’il n’y prend garde, il sera poussé vers l’abîme. « Le langage [mystique] transforme radicalement les mots humains. Sans Dieu, la joie est douleur ; avec lui, la douleur est joie. Ainsi se produit un retournement de la logique. Au lieu d’abolir le néant lorsqu’elle parle de l’être, elle ne trouve que le néant lorsqu’elle l’évoque[36]. »

On comprend que les théologiens, fonctionnant dans l’univocité des logiques institutionnelles — comme le font toujours, aujourd’hui, globalement, les scientifiques — aient été terrifiés d’une telle ouverture. Peut-être ne comprenaient-ils pas que les mots, même quand ils parlent de l’absolu, n’ont qu’un sens relatif, qu’« ils changent de sens selon la lumière qu’ils reçoivent, selon le désir qui les enflamme et leur permet de signifier[37] ». Pourtant l’écriture théologique pratique aussi cette étrangeté : pour évoquer l’Autre elle ne peut qu’ouvrir des grammaires nouvelles, faisant entorse aux façons entendues de parler. Elle laisse alors entrer l’Autre dans la langue, dans la convention, mais en cela même l’Autre, qui continue de lui échapper, bouleverse la convention et en démontre le caractère obsolète.

Un tel travail d’écriture est confrontation à l’ineffable : non pas l’absurde des questions sans réponses, ni l’insensé des réponses à côté des questions, mais l’impossible à dire parce que le sens de son discours se constitue, effectivement, par le rapport à ce qu’il ne dit pas, à ce qui reste au-delà du dire. Laissant devant son manque le sujet écrivant, cet ineffable représente le fossé entre son texte et l’expérience qui prétend l’autoriser, mais aussi l’abîme (qui l’appelle) entre son texte et l’exil du sens au-delà de son dire.

L’écriture théologique, insatisfaite, prenant le risque de l’Autre, est une expérience d’exil. Non pas, écrit Joseph Moingt :

[…] qu’elle se situerait […] en dehors de la tradition chrétienne, ni qu’elle porterait le deuil de la foi qui a engendré cette tradition en d’autres temps, ni qu’elle annoncerait et préparerait la perte de cette tradition en quelque résidu culturel ou sémiotique, mais théologie de l’exil en ce sens qu’elle perçoit le destin du christianisme comme un destin d’exil. Un destin qui peut se lire comme une fatalité historique, quand on observe les dérives du passé et les fractures du présent. Mais qui peut et qui doit d’abord se lire comme une vocation christique, un appel à quitter les joutes du dogme, les champs clos du religieux, les enivrements de la piété, les patois familiers, pour assumer l’histoire des autres là où elle se vit, pour chercher la question de Dieu là où elle se pose dans l’angoisse, la révolte et les interrogations des hommes de notre temps, appel à passer de l’autre côté[38].

L’ineffable, l’indicible porté au carré, a comme lieu initial l’expérience, là où l’Autre s’impose dans un langage qui le laisse en plan. Tenter de le dire par tous les moyens, c’est explorer un deuxième versant où le langage se trouve en manque à dire ce qu’il voudrait dire. L’expérience de l’indicible est elle-même indicible. Le sujet y devient tributaire d’une logique qui le renvoie sans cesse à son manque, logique non plus linéaire, mais exponentielle, voire celle d’une courbe qui voudrait sans cesse aller vers l’infini par tous ses points et dont ne saurait commencer à rendre compte qu’une mathématique de la discontinuité[39]. Cet indicible exponentiel, n’est-ce pas la mise en abîme du désir qui sous-tend sans cesse l’écriture des mystiques ?

Est mystique celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça, qu’on ne peut résider ici ni se contenter de cela. Le désir crée un excès. Il excède, passe et perd les lieux. Il fait aller plus loin, ailleurs. Il n’habite nulle part. Il est habité, dit encore Hadewijch [d’Anvers], par un noble je ne sais quoi ni ceci, ni cela, qui nous conduit, nous introduit et nous absorbe en notre Origine[40].

Marie de l’Incarnation, parmi ceux qui ont tenté de dire leur expérience, nous donne à sa façon une formidable illustration de cette dynamique. Elle nous permettra ici de résumer notre pensée. Dans une lettre à son fils[41], écrite vers la fin de sa vie, elle répond à sa demande d’expliquer ses visions de la Trinité. On y trouve tous les ingrédients d’une écriture théologique mise à nu par l’expérience de l’Autre. Cette expérience, par laquelle la Trinité s’est donnée à saisir comme « pure relation », dira-t-elle, elle l’a reçue comme impression (terme qu’il faut prendre en son sens technique, celui de l’imprimerie, et non pas en son sens contemporain d’affect psychique). Elle en reste marquée. Elle devient ainsi sujet assujetti de l’expérience. Répondant à l’injonction d’écrire ce qu’il en est de cette expérience, son discours devient souffrant du manque de langage pour le dire. Et ses stratégies discursives, dès lors, explicites : « Je dis ceci… mais ce n’est pas vraiment cela » en résumerait la formule-type :

Lorsque je dis que Dieu me le fit voir, je ne veux pas dire que ce fut un acte, parce que l’acte est encore dans la diction et paroît matériel[42].

La très-auguste Trinité sans forme ni figure de ce qui tombe sous les sens. Je ne dis pas que ce fut une lumière, parce que cela tombe encore sous les sens ; c’est ce qui me fait dire impression quoique cela me paroisse encore quelque chose de la matière ; mais je ne puis m’exprimer autrement, la chose étant si spirituelle qu’il n’y a point de diction qui en approche[43].

Exemple remarquable d’un travail de vérédiction. L’Autre affleure au langage. Le langage effleure l’ineffable. Le sujet est propulsé vers l’abîme :

En un mot l’âme étoit abysmée dans ce grand océan où elle voioit et entendoit des choses inexplicables. Quoique pour en parler il faille du temps, l’âme néanmoins voyoit en un instant le mystère de la génération éternelle […]. Cette pureté de production et de spiration est si haute que l’âme quoique abysmée dans ce tout, ne pouvoit produire aucun acte, parce que cette immense lumière qui l’absorboit la rendoit impuissance de lui parler […] et quoi qu’ainsi anéantie dans cet abysme de lumière, comme le néant dans le tout, cette suradorable majesté l’introduisoit par son immense et éternelle bonté […] lui communicoit ses secrets touchant ce divin commerce du Père au Fils, et du Père et du Fils au saint Esprit, par leur embrassement et mutuel amour[44] […].

N’allons pas plus loin. Traduisons simplement cette logique dans le prolongement de notre premier schéma :

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a : l’autre imaginaire ;

objet, figure, fantasme, fantôme, voi(e)x de l’Autre… ;

mise en scène, représentation, fiction.

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L’Autre, par l’expérience, s’imprime dans un objet qui en est l’expression pour le sujet ; le sujet, par le récit, évoque cet Autre de l’expérience et l’invoque comme réel.

Le sujet se constitue comme être complexe, surface incorporelle[45], événement, rupture par rapport à la linéarité des textualités établies, singularité. Il est tributaire d’un double mouvement, qui en quelque sorte le force à être : celui par lequel l’Autre s’imprime comme expérience à la limite des langages institués [a = A(-l)], celui par lequel la tentative de dire cette expérience le pousse aux limites des langages constitués [a = l(-A)]. Incandescence de désir, il souffre de ne pouvoir dire, autrement que dans l’éphémère propension évocatrice des mots, le réel dont son expérience le convainc. Comment, en effet, dire l’ineffable ? « Mais en un mot je puis vous le dire. Souffrir est le mot[46]. » « La seule manière de le dire c’est de souffrir de ne pas pouvoir le dire en tentant par tous les moyens de le dire[47]. »

III. L’invention de l’Autre

Tout cela explique pourquoi le théologien, s’il est d’abord un lecteur de l’Écriture, ne peut demeurer longtemps simple lecteur. Il doit donner aux autres les choses contemplées. Cela suppose certes, en un premier temps logique, comme condition de possibilité et comme effet, de rendre compte des conditions de son acte de lecture, de façon à reconnaître cette lecture dans la vérité qui lui est propre. Et cela jusqu’à dire qu’il ne sait pas, alors même que, se tenant sur le rien, il parle encore[48]. Mais dans un deuxième temps, cela mène à fabriquer ce en quoi le texte pourra continuer de faire sens, dans la convivialité. C’est là que le théologien devient vraiment écrivain. Poète, devrions-nous dire, parce qu’à l’instar de l’artiste, il prend alors le risque de donner consistance à du sens inédit. Il prête figure à l’Autre. Il l’offre à contempler. Il l’invente.

Entre les deux pôles limites de sa lecture et de son écriture, celui de l’impression et celui de l’évocation — A(-l) et l(-A) — les textes présentent des ensembles d’objets valorisés, prétextes à des transactions de toutes sortes pour des acteurs sociaux affiliés à des groupes et communautés. La textualité du monde et les ordres symboliques ne sont pas seulement des transits pour le désir, ils forment une arène où tous et chacun négocient leurs intérêts. La négociation, notons-le, ou la guerre, la première ne représentant jamais qu’un mode réglementé de la seconde, souvent à peine moins violent. Rappelons Weber : le marché, l’ordre capitaliste, présente « cette particularité de “satisfaire” la soif du gain et la recherche de profit (caractéristique existant de tout temps) non pas par la violence, la conquête, le vol, l’arnaque, la communalisation, la dynastie, etc., mais par le travail libre organisé le plus rationnellement possible à travers un réseau de relations, elles aussi libres par définition[49] ». Le marché, comme tout ordre symbolique, civilise la violence par laquelle chacun cherche à se satisfaire. Il est hors de question de discuter ici de la légitimité de ces luttes et de leurs modalités. Notons simplement que les textes à lire et à écrire, quels qu’ils soient, sont concernés par cette entreprise : ils encadrent les rapports de chacun à autrui, ils supportent les mouvements sociaux, ils servent à la consolidation ou à la dissolution des communautés humaines. Le sujet qui advient dans la lecture/écriture du monde est aussi un sujet éthique et un sujet politique. Il est tributaire des valeurs en négociation dans le monde. L’acte théologique ne peut en négliger les enjeux, toujours présents, qui ne concernent rien de moins, à la limite, que la paix et la guerre.

Élucider ses intérêts se situe donc au niveau élémentaire de l’acte théologique. Mais d’autres exigences s’imposent très tôt à son intention. Dépôts de l’expérience de générations de sujets désirants, les textes constituant les Écritures sont tout sauf transparents. Ils ne cessent d’opposer leurs obscurités, leurs étrangetés et leurs équivoques aux croyants comme aux incroyants. Ils masquent en même temps qu’ils révèlent. Le plus commun des dangers qu’ils recèlent est sans doute la satisfaction procurée par le savoir acquis à leur propos, danger qui grandit encore quand ce contentement s’arrête aux évidences de l’opinion générale[50] et au sentiment de l’utilité immédiate. Quand il est subordonné au pouvoir ou à la gratification narcissique, le savoir se satisfait vite. Sa suffisance, dans la conviction d’avoir atteint ses objectifs, leurre le sujet et stérilise le désir. Le danger en est d’autant plus grand pour les croyants que ceux-ci trouvent dans leur commune lecture des textes le ciment de leur communauté, un lieu pour être ensemble. De mieux comprendre ce qui les unit, ils se sentent plus forts devant les provocations étrangères, voire préservés des agressions des uns des autres… Il leur arrive alors d’oublier l’Autre.

Confronté au texte, le lecteur fabrique du sens. Il invente, donnant forme au produit de la rencontre de son énergie et de la matière qui lui résiste, confrontation de son désir au désir de l’Autre dont, pour lui, le texte fait trace. Il invente, à la manière dont on a pu parler de l’invention de la sainte Croix, par sainte Hélène — célébrée le 3 mai dans le calendrier liturgique. Selon Roland Barthes ce terme, inventio, provient de la rhétorique ancienne où il représente la venue à la parole : invenire quid dicas (« trouver quoi dire[51] »). Le lecteur invente, donc, à la manière aussi dont Hubert Aquin parle de l’invention de la mort[52], ou à la manière dont Christophe Colomb et les Européens de son temps ont inventé l’Amérique : en investissant de leur imaginaire l’étrange continent qui s’est révélé à leurs yeux aux confins de l’océan. N’y ont-ils pas trouvé blé d’Inde, bois d’Inde, coqs d’Inde, nombre d’Indiens et même une nouvelle race, celle des Peaux-rouges[53] ? Dans l’utopie que leur désir supportait, ils ont alors fait venir au discours les étranges altérités provoquant leurs savoirs acquis. Pour ce faire, ils les ont marquées à leur façon, selon les possibles de leur imaginaire, suivant les injonctions plus ou moins souterraines de leur convoitise, dans les seuls termes, sans doute, qu’une culture de conquête leur permettait d’envisager. Ils ont alors fait passer les espaces nouveaux du statut incertain de terra incognita à la réalité objective de terres ouvertes à l’exploration et à l’exploitation, à la gouvernance et à la mise en valeur. Ils les ont assujettis à leur visée et y ont installé l’économie de leur temps, une économie qui gérait essentiellement par la guerre l’appropriation de l’espace. On comprend mieux, aujourd’hui, comment la complaisance à se satisfaire a pu alors produire nombre de perversités : rien de moins que la destruction des cultures autochtones et le génocide des populations d’origine, dont pourtant certains esprits critiques se sont rendus compte dès le seizième siècle[54].

Un navigateur ne fait jamais qu’aborder les pays qu’il découvre. L’illusion est grande quand il s’en satisfait : il ne peut que meubler de ses fantasmes le continent caché. Reconnaître l’Autre par ses traces, c’est aussi n’en connaître jamais que les rivages, les limites extrêmes. Fut-il juché sur les épaules des maîtres les plus robustes, le théologien dépend lui aussi des préoccupations, questions, expériences, hantises et préjugés qui nourrissent sa culture. Ce temps, aujourd’hui, n’est plus celui de la culture antique d’Augustin. Il est dominé par l’esprit du capitalisme : un type de conduite « caractérisé par la recherche de profits toujours accrus, grâce à l’utilisation rationnelle, calculée et méthodique des moyens de production (ressources, capitaux, techniques, organisation du travail), ainsi que des conditions du marché ou de l’échange[55] ». Il tend à réduire l’autonomie des sujets — comme les institutions qu’ils servent — à l’humanisme restrictif des valeurs marchandes : utilité, échange, signe[56].

Suivant Paul Tillich, nous appellerons volontiers théonomie l’intention — ou si l’on veut l’inspiration — spécifique du travail du théologien. Pour le théologien, l’interprétation du monde dans l’axe de l’Autre empêche de réduire le travail de lecture à l’insignifiance d’une autonomie sans limite, où le sujet s’abîmerait dans le fantasme de sa toute-puissance, aussi bien qu’à l’impuissance d’une pure hétéronomie qui l’aliénerait complètement. Pour cela, elle accepte de ne pas laisser complètement vide le lieu de l’Autre et de lui donner figure. Dans son interprétation du monde, le théologien considère le texte comme « irruption vivante[57] » d’un Autre qui est aussi un sujet.

La théonomie implique une expérience personnelle de la présence de l’Esprit divin en nous, rendant témoignage à la Bible et à l’Église […]. Sans ce témoignage intérieur, l’autorité de la Bible n’a aucun sens, car il n’y aurait pas expérience personnelle intérieure, mais simplement soumission extérieure […]. Une autonomie qui a conscience de son fondement divin devient théonomie ; mais l’autonomie qui ne se réfère pas à ce fondement dégénère en simple humanisme[58].

Ce concept de théonomie renvoie moins à une loi divine figée, formalisée, mise en doctrine, qu’à une attitude capable de donner sens et d’engager tout l’être du théologien. La racine grecque nomos ne renvoie d’ailleurs pas d’abord à la loi. Le verbe nemein signifie « partager » et spécialement « attribuer à un troupeau une partie de pâturage ». Nomas est le terme « qui pâture », et nomos, « ce qui est attribué en partage ». Il a donné ensuite « usage » et « loi[59] ». Dans son utilisation moderne, le mot nomade désigne une personne qui vit en se déplaçant, qui n’a donc pas de domicile fixe. Nomadiser, nomadisme, sont associés à la route. La recherche de pâturage à partager rejoint ainsi, dans le même mot, la route à prendre, dans la quête de sens pour la convivialité…

Quand leur regard oublie la dimension de l’Autre et l’incommensurable qui en découle, les humains sont inexorablement renvoyés à leurs luttes d’intérêt, horizon imposé de leur vie. C’est pourquoi le théologien, quand il cherche à rapporter ses interprétations des textes à la transcendance de l’Autre, ne peut s’installer dans ses interprétations acquises, non plus que dans les intérêts particuliers et légitimes de ses institutions d’appartenance. L’acte théologique — écriture autant que lecture — ne saurait se contenter d’une vision romantique, déjà sauvée, de l’histoire. Il doit au contraire se contraindre à un maximum de réalisme politique, comme ont appelé à le faire, chacun de leur côté, des penseurs aussi plongés au coeur des tragédies du vingtième siècle qu’Emmanuel Mounier et Paul Tillich. Le réalisme croyant, écrit encore ce dernier, « obéit à la nécessité interne de ce qui est, mais en même temps, il cherche cette nécessité interne dans la couche ultime de l’être, qu’il ne peut désigner que d’un seul nom : l’au-delà de l’être. C’est dans cet au-delà seulement qu’il voit le contenu ultime et inconditionné de la chose, la chose dans sa puissance véritable[60] ».

Sans doute trouve-t-on ici le premier principe régulateur de l’acte théologique : « La foi renvoie au mystère de la puissance de l’être qui se cache dans le pouvoir des origines ; le réalisme convoque l’intuition de ce mystère devant le réel contre lequel l’idéalisme utopique ne peut rien. Aussi, le réalisme ramène au concret de l’existence, il évite toute absolutisation du principe de foi ; mais également la foi évite tout totalitarisme de la raison[61]. » Pour Mounier, ce réalisme est au coeur de l’affrontement chrétien : le croyant, en effet « se sent partie de toute faute […]. Sa “sincérité” n’est pas aveugle, passive, changeante[62] » mais elle s’articule sur l’histoire concrète de son temps. C’est en cela même que la notion de « personne » prend sa consistance[63] : « Non pas la consigne tyrannique d’une collectivité, ni la terne réplique d’une logique ou d’un Principe, étrangers à ses angoisses, mais une parole unique dans un don unique[64]. » Claude Geffré l’exprimera autrement : « Le théologien est celui qui croit assez en Dieu pour faire sienne l’interrogation humaine dans ce qu’elle a de plus radical[65]. » Pour cela il ne doit rien abdiquer, ni la radicalité de son désir, ni l’implacabilité de sa lecture. Profonde loyauté, mais en même temps profonde méfiance à l’égard du monde, proposent déjà les écrits johanniques[66].

Dans cette logique, le théologien, moins que tout autre, ne saurait se passer des outils critiques qui permettent de juger de la vérédiction de ses avancées. Il doit plus que tout autre soumettre son discours au risque des outils de la scientificité (philosophie, philologie, histoire, archéologie, sociologie, sciences du langage, de la paléolinguistique jusqu’à la sémiotique, et tout autre qui pourrait manifester sa pertinence), parce que ces outils, externes et indépendants de son intention, permettent à chacun, croyant ou incroyant, de savoir ce qu’il en est de la portée et des limites de son discours. À l’instar de ses collègues portant un regard non théologique sur les mêmes textes, le théologien produit lui aussi un savoir, interdépendant de tous les savoirs existants. Il n’est lui non plus jamais exempt de préjugés. Et s’il s’autorise à donner figure à l’Autre, chacun est en droit de savoir ce qu’il en est du statut de cette figure dans son propre discours. C’est, là aussi, une question d’éthique élémentaire.

C’est à ces conditions radicales — refus de la satisfaction, réalisme, travail critique sans relâche — qu’apparaîtra ce que nous avons appelé plus haut un sujet théologien, un sujet capable d’insuffler à sa lecture une intention spécifique. Et dans ce geste, notons-le, il s’auto-produit comme sujet théologien, dans une véritable autopoïèse, à l’instar du poète qui se produit comme sujet dans son acte poétique. Sa position est structurellement semblable à celle de toute production de subjectivité. Comme l’artiste, comme le poète, le théologien se produit de son travail à combler le manque de signifié dans le signifiant[67]. Il effectue lui aussi un travail sur les codes du langage. Mais ce travail refuse de se laisser réduire à la production matérielle d’un nouveau savoir. Il rend présent — il représente — ce qui est absent des lectures normales du texte : l’instance de l’Autre, cette instance de nouveauté toujours absente puisqu’au-delà de l’actuel et de ses contingences. Ce faisant, il produit du sens du lieu de son désir singulier, en rapportant celui-ci au désir de l’Autre.

La subjectivité du théologien, telle que nous venons de l’évoquer, même si elle relève de l’affectivité — ce en quoi chacun est affecté par ce qui fait trace de l’Autre — n’a strictement rien de sentimental ni d’émotionnel. Elle n’est pas un état d’âme, ni un sentiment, mais une position éthique. Le sujet advient d’abord dans son acte de lecture. Il ne va pas sans le signifiant textuel qu’il affronte. Mais il ne s’épuise pas non plus dans cet affrontement. « Il demeure, au lieu de l’énonciation, un reste innommable qui interdit à la théorie de trouver son achèvement et au procès éthique de se précipiter en quelque totalité justifiant la nécessité d’aucune morale particulière[68]. » C’est pourquoi cette subjectivité génère, à son tour, une écriture. Dans l’une comme dans l’autre, lecture et écriture, la production de sens que risque le sujet lui est singulière. Elle le constitue dans sa vérité, ce qui se traduit en exigences radicales de rigueur qui l’obligeront à confesser sans relâche ses limites, c’est-à-dire la relativité de son histoire et de son discours[69], mais aussi le fait qu’il se constitue comme sujet devant le silence de l’Autre, à ce point de rupture où ce qu’il entend de l’autre le pousse à vouloir en entendre encore, donc à interroger le silence.

Dans ce sens, encore une fois, le théologien prend un risque bien réel avec l’Autre : il accepte de le figurer, de lui prêter un visage, une consistance. S’il n’est pas complètement naïf, il sait bien que cette consistance, qui n’appartient qu’à la relativité des mots, est éphémère, énigmatique et fantasmatique. Il en prend néanmoins le risque parce que, toute provisoire et illusoire qu’elle soit, elle s’avère le seul chemin qui permette de dépasser les clôtures actuelles de l’imaginaire par la continuation du travail interrogatif. Pour chercher l’être au-delà de l’être, il faut s’appuyer sur le provisoire du langage et de la culture. L’Autre reste sans cesse à être inventé.

Le sens produit dans la lecture et l’écriture est travail de mémoire et esprit d’invention. Il se situe dans l’entre-deux, dans le passage. Non pas dans la substance des mots, mais sur leur bord, là où le désir des sujets les effleure, là où, comme l’évoque Roland Sublon, quelque chose s’articule entre le langage et le corps : un incroyable amour[70]. L’acte de lecture et d’écriture théologique est reconnaissance des traces de l’Autre et appel de l’Autre à-venir. « Entre deux », c’est-à-dire en voyage, « entre soi et son origine[71] », « entre son origine et sa fin », entre l’expérience du sens reçu et l’expérience du sens à inventer. Il se tient là où il n’y a pas d’objet qui tienne mais où tout objet n’est que le prétexte d’un autre texte, encore à écrire.

Aussi faut-il éviter, quand on cherche un sens, de se précipiter à conclure. La précipitation à conclure relève d’un non-respect de la fragilité du sens. Refus de la quête, pour lui préférer la consommation d’une vérité toute faite, elle est peur de la subjectivité, défection devant le risque et souvent haine de l’Autre, sous toutes ses formes. Or le temps du sujet est précisément celui de l’entre-deux, dans l’insécurité, là où il est mis en demeure de choisir « entre puissance et acte, entre réceptivité et possession, entre possible et déterminé[72] ».

L’entre-deux de l’écriture théologique n’est ni plus ni moins incertain que celui de la littérature ou de la science (là n’est d’ailleurs pas la question). Lieu de passage, il diffère par la théonomie qui inspire ceux qui prennent le risque de ses chemins. Mais il reste, en tout cela, un lieu de pratique poétique : une invention de l’Autre dans laquelle le sujet s’invente lui-même. Points minuscules dans l’indéfini des possibles, très vite dépassées par la floraison des quêtes auxquelles elles donnent à son tour prétexte, invisibles à ceux qui sont arrêtés, ses figurations donnent présence à l’absence. Lieux de passage, elles relient le passé nécessaire, l’histoire reconnue, et l’avenir aléatoire, à inventer.

Le présent, de l’ordre de la contingence, cesse d’exister dès qu’on en parle. Augustin a déjà insisté à ce propos. Dès qu’on pense en déchiffrer les énigmes, le présent n’est déjà plus là : il est devenu un passé qui ne s’évoque que par ses traces, dans la mémoire actuelle qui s’en constitue, mémoire refoulée, manipulée, contrainte[73]. Le présent cesse d’advenir, comme présent, dès qu’une quelconque objectivité lui est attribuée. Passé et à-venir ne cessent jamais d’insister dans le présent. Pourtant, du premier on ne sait que très peu, puisqu’on ne le trouve qu’à travers ses vestiges, sous forme d’évocation. Du second on ne connaît rien, on ne peut que l’imaginer. L’un et l’autre se donnent sans relâche à décompter et escompter. C’est en cela même, comme tension, que le présent dans sa contingence donne possibilité au sens. Il relie, par les actes qu’il rend possibles, dans la volatilité de la parole et l’éphémérité de l’écriture, ces deux figures de l’Autre que sont le passé et l’avenir. Et ce faisant, dans ce noeud fragile des fils de sa vie, fût-ce à son corps défendant, il fait de tout humain un constructeur de ponts, le pontife de sa propre existence[74], celui qui peut en célébrer le sens dans l’acte même par lequel il l’invente.

Le sens, avancerons-nous, est ce « manquant qui fait écrire[75] ». Il ne s’impose pas de lui-même mais engage le sujet à choisir, à prendre une direction dans les multiples ouvertures de l’espace-temps. Il l’engage à advenir dans l’inventaire de son désir. Par essence, incertain, il ne prend consistance que dans la mesure où le sujet fait oeuvre de mémoire et d’invention, d’historien et de visionnaire, pour « visiter les cimetières du passé le visage tourné vers l’avenir[76] ». Il doit se souvenir du chemin parcouru pour que les chemins à prendre se révèlent dans leur valeur relative. Le passé, en effet, « tient une fonction essentielle dans l’invention de l’avenir, car il ouvre une issue dans le présent, dans ce “monde claquemuré” qui défend l’héritage reçu[77] ».

La lecture et l’écriture théologiques portent l’exigence éthique propre à la science : rendre compte de son mode de production de sorte que les sujets qui adviennent via leurs constructions dans le cheminement de leur vie, puissent le faire en toute vérité sachant ce qui en est de leur position relative dans le langage. Par surcroît, elles portent aussi l’ouverture esthétique propre à la poésie : le théologien prend le risque de l’Autre, met en mots l’indicible, et se crée lui-même, comme sujet désirant, par son acte de création dans l’ordre des mots et des choses. Cet acte théologique se constitue ainsi d’une tension inéluctable : sachant qu’il ne sait rien de l’Autre dont il s’autorise à parler et prenant malgré tout le risque de lui donner figure, le théologien s’inscrit dans ou contre une tradition. Il doit sans cesse démystifier les produits mêmes de cette inscription pour éviter qu’ils ne deviennent idoles parmi les autres idoles. L’acte théologique ne peut dès lors tenir que sur la désacralisation des images du sacré qu’il produit, la relativisation de l’absolu qu’il met en scène, jusqu’au cynisme devant les fantaisies qui le nourrissent.

Il ne peut que chercher à dire au-delà du déjà dit, pour que se réinvente, sans cesse, la possibilité de vivre malgré la mort annoncée.

Dans les contingences de l’humain, l’Autre ne tient qu’en tant qu’inventé, imaginé, symbolisé, alors même qu’on le dit incréé, hors représentation, innommable. Réinventant sans relâche cette réalité de l’Autre, le théologien refuse que l’humain abdique son désir. Pour rester fidèle à ce désir, il doit pourtant disqualifier son invention, afin d’éviter qu’elle ne devienne l’idole qui reviendra l’assujettir.